Читать книгу Nouvelles - Louis Lurine - Страница 14
V
ОглавлениеJe m’arrête parfois, dans le quartier Saint-Lazare, devant une jolie résidence, habitée, il y a quelques années, par une grande dame très-charitable et fort originale.
Cette bonne dame avait une manie singulière: elle adorait les chiens, jusqu’à l’extravagance, jusqu’au ridicule; elle aurait rendu jalouse, sur ce point, madame de Choiseul elle-même.
Dans la résidence dont il s’agit, il y avait des appartements complets pour messieurs les chiens: c’étaient de vastes et merveilleux chenils, tout décorés de tableaux et d’ornements de chasse; dans la salle principale, le salon des bêtes, un peintre avait représenté, sur des panneaux, une compagnie de chiens d’élite, chiens savants, fidèles et dévoués: on y apercevait Munito faisant l’exercice; les chiens du mont Saint-Bernard figuraient dans cette galerie historique et philosophique; on y voyait aussi, à la plus belle place, le chien du pauvre, seul derrière le corbillard qui emporte son maître.
Les chiens privilégiés et bienheureux du quartier Saint-Lazare étaient servis comme des maltôtiers: ils avaient à leur service des laquais, des promeneurs, des bouffons et des cuisiniers; la broche tournait tous les jours, à leur intention; ils avaient sans doute des amis, des admirateurs et des pique-assiettes. Dans la chaude saison, on les envoyait à la campagne, dans un château: ils avaient le droit de recevoir et de traiter, une fois par semaine, les chiens du voisinage, chiens de garde, chiens de basse-cour, chiens de bergers, chiens de rien. Les inviteurs étaient si intelligents, si bien appris, si mondains, si habiles, qu’ils réservaient leurs meilleures prévenances pour les invités qui portaient un collier.
Notre excellente dame qui adorait et qui gâtait ainsi les chiens, à grands frais d’argent et de folie, était une personne intelligente, raisonnable, spirituelle. Elle tempérait l’énormité d’une pareille extravagance par des sentiments élevés, des actions délicates, des œuvres bienfaisantes, des largesses de pitié. Quand elle sortait dans les rues de Paris, à pied ou en voiture, elle y semait la charité. Tous les pauvres étaient égaux devant la loi de sa bienfaisance inépuisable. Seulement, lorsqu’elle rencontrait un aveugle et son chien, elle doublait l’aumône; elle disait au mendiant, en lui donnant une pièce de monnaie: Voici pour vous! Elle lui disait, en lui remettant une seconde offrande: Voici pour votre compagnon, pour votre ami! ensuite, elle parlait au chien en le caressant; elle lui disait d’une voix émue: Garde-lui tes yeux et continue son chemin! Elle suivait du regard le pauvre chien: elle tenait à savoir s’il continuait le chemin de l’aveugle. Garde-lui tes yeux et continue son chemin! ce n’est point là le mot d’une folle.
Après tout, si elle était folle, sa folie avait du moins une bonne mémoire. La charitable femme se souvenait d’une charmante fille, d’une adorable enfant, qu’elle avait failli perdre dans un malheur horrible, et qu’elle avait conservée par un vrai miracle.
Cette enfant se promenait un jour et s’amusait toute seule dans le château de sa mère, au bout du jardin, sur le bord d’une grande pièce d’eau. L’enfant se laissa tomber dans le bassin; elle disparut, reparut un instant, disparut de nouveau... Et le Chien du logis s’élança dans le vivier à la recherche d’une compagne qui jouait souvent avec lui. Il saisit la petite fille qui se noyait, la traîna jusque sur le bord de l’eau et la déposa tout doucement sur l’herbe. L’enfant avait les yeux fermés; elle se tenait immobile; elle était presque morte: le chien aboya si fort, il courut si vite au château, il s’ingénia si bien, qu’on finit par le comprendre, par le deviner et par te suivre... La petite fille fut sauvée.
Voilà tout le sécret de cette singulière manie, de cette rare extravagance dont j’ai parlé ; voilà tout le secret de cette double aumône qu’une main généreuse faisait tant de fois à l’aveugle et à son chien.