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IX
ОглавлениеJ’adressais, il y a peu de jours, la question suivante à un de mes plus spirituels confrères, à un homme pauvre qui trouve le moyen d’arracher à sa pauvreté tout ce qu’il faut pour être charitable:
— Avez-vous quelque faiblesse, quelque préférence, quelque secret penchant, dans la distribution de vos petites aumônes?
— Oui, je l’avoue, me répondit-il... il y a, dans le triste monde de la mendicité, des créatures qui ont le pouvoir de m’attendrir jusqu’à la faiblesse; quand je rencontre une de ces mendiantes, je m’imagine toujours que je lui dois les meilleures préférences de ma charité...
— Qu’est-ce donc qui vous attendrit secrètement dans la personne de ces malheureuses?...
— L’image de la jeunesse qui souffre, qui se flétrit et se meurt! Il m’est impossible de voir mendier une jeune fille souffrante, faible, pâle, fatiguée par la lutte, épuisée par la douleur, sans que ma mémoire se navre, et sans que mon âme se brise... Je me souviens de ma sœur!...
— Votre sœur n’était point une fille pauvre...
— Non, elle était presque riche; mais, à dix-huit ans, ma sœur se mourait déjà... Elle se sentait mourir sans oser le dire, sans le savoir peut-être... Elle mourut le jour même de son mariage!... Ce jour-là, ma sœur, qui se nommait Dolor... Douleur!... ma sœur se retira bien avant l’heure dans la solitude de la chambre nuptiale; en accourant auprès d’elle, mon père, ma mère et moi, nous la trouvâmes étendue sur son lit, calme, muette, immobile, ses petits bras croisés sur sa poitrine, enveloppée dans son voile de mariée comme dans le chaste linceul d’une jeune fille.
En nous voyant penchés sur elle, inquiets, haletants, éperdus, ma sœur se releva lentement: elle écarta les plis de son voile, j’allais dire de son suaire; elle nous fit signe de nous asseoir. Alors, avec une intention secrète qui ne pouvait naître que dans la pensée d’une vierge, Dolor détacha de son sein son bouquet de mariée, et, le donnant à sa mère, elle murmura ces mots:
— Pour mon mari!
Au même instant, je me sentis frappé d’un pressentiment qui éclata sur mon front comme un coup de marteau; mes yeux se fermèrent... J’avais le vertige... J’exhalai un soupir terrible, et je tombai au pied du lit.
Quand je revins à moi, il était déjà nuit: je me trouvai seul dans ma chambre... sans doute on m’avait oublié pour ma sœur. J’écoutai de mon mieux, et j’entendis des plaintes, des gémissements, des cris qui réclamaient l’assistance d’un médecin. Je me levai à la hâte. Je quittai la maison. Je me mis à courir dans les rues, la tête découverte, les pieds nus, les vêtements en désordre, et j’allai frapper à la porte du docteur! et comme je soulevais le marteau de cette porte, je crus entendre un bruit lointain... quelque chose qui glissait, qui soufflait... un murmure. doux et plaintif... le son d’une voix expirante... un dernier soupir! Il me vint une idée sinistre, horrible; je m’écriai, les yeux levés vers le ciel: Ma sœur est morte!... Et c’était vrai: ma sœur venait de mourir.
Si vous n’avez jamais assisté au spectacle de la mort, dans une personne et une affection bien aimées, à un âge où l’on ne croit qu’à la vie, — vous n’avez point encore souffert, vous ne savez rien de la douleur! Dans cet immense moment, au dernier souffle de l’âme, il vous semble que c’est un peu de vous-même que vous avez perdu, qui se détache, et qui s’en va je ne sais où ; c’est votre propre sang qui coule par une secrète blessure; c’est votre chair que l’on déchire; c’est une fibre de votre cœur que l’on coupe et que l’on arrache!
C’èst une folie peut-être.... une folie du regret.... mais j’aperçois bien souvent ma pauvre sœur, pâle, souffrante, mourante, dans ces jeunes filles qui mendient en ayant l’air de souffrir et de mourir. Je leur dis toujours, en leur donnant: Dolor!... Elles n’y comprennent rien et me sourient.