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VIII
ОглавлениеTous les habitués du café Cardinal, sur le boulevard des Italiens, connaissent le père Ténor, un ancien chanteur allemand, un grand vieillard sec, propre et dédaigneux, qui parle si souvent et si longuement de son admirable talent d’autrefois! Le père Ténor, qui vit de peu, donne beaucoup; il donne surtout aux chanteurs ambulants, — pourvu qu’ils chantent mal. Quand ces pauvres artistes de la rue ont quelque justesse ou quelque éclat dans la voix, le capricieux vieillard devient impitoyable; il leur dit, en détournant la tête: Que Dieu vous assiste... vous chantez trop bien!
Il faut rendre justice aux mendiants-chanteurs: en général, ils chantent assez mal pour que le père Ténor leur fasse toujours l’aumône.
Cette aumône spéciale, particulière, privilégiée, que le vieil artiste destine à de malheureux chanteurs, se rattache dans la mémoire du père Ténor à une petite aventure assez étrange; le bonhomme raconte cette aventure à qui veut l’entendre; d’ordinaire, il commence par donner un titre à son récit: la Rose des marais Pontins. Ensuite, il pousse un profond soupir, un soupir de basse, et il continue:
«On me nomme véritablement Guillaume Snobel. J’étais autrefois le plus célèbre chanteur de Berlin, un grand chanteur, le chanteur du sentiment et de la passion. Je savais si bien chanter une certaine musique, tendre, langoureuse, mélancolique et mourante, que l’on m’avait surnommé dans le beau monde: le mélodiste de l’amour malheureux.
» Je n’étais pas encore content de ma voix: je ne chantais qu’avec une voix allemande, et je voulais apprendre à chanter avec une voix italienne. Je résolus d’aller entendre ces claviers sublimes, ces instruments de musique touchés par le souffle de Dieu, et que l’on appelle les chanteurs de Naples, de Milan, de Florence, de Venise et de Rome.
» En allant à Rome, il me fallut passer une nuit tout entière dans un misérable pays, dans un coin de terre empoisonnée, où les hommes sont décimés chaque jour par l’influence des marais Pontins. Le muletier qui me conduisait me força de descendre dans une méchante auberge des marais. Je me retirai bien vite dans ma chambre, et je me pris à feuilleter un cahier de musique, une petite collection de mélodies sentimentales. Appuyé sur le bord de la croisée, je fredonnai les notes amoureuses d’une romance de Cimarosa, et presque aussitôt, à côté de moi, sous ma fenêtre, au pied d’un arbre de la grande route, une voix répondit à la mienne en répétant le premier couplet, le premier soupir de ma belle romance italienne.
» Cette voix, pure, mélodieuse, claire, limpide, comme la voix d’une clochette d’argent, troubla mon esprit et mon cœur: je m’élançai hors de ma chambre, je sortis de la maison, et je vis s’enfuir une jeune fille à travers les broussailles d’un chemin de traverse.
» Vous souvient-il d’un petit chien qui figure dans l’histoire fantastique de Faust, et qui soulève en courant dans la campagne une longue traînée de poussière lumineuse? C’était le diable!... Eh bien! il en fut ainsi, dans l’aventure que je vous raconte: un affreux petit carlin passa tout près de moi, sur la grande route, et l’on eût dit que ses gambades faisaient jaillir des étincelles.
» Une force invincible, une puissance surhumaine me poussa vers ce maudit chien qui courait, et j’essayai de l’atteindre. Le carlin continua de courir dans un sillon de lumière, et je m’obstinai à le suivre. La course fut un peu longue; mais je fus récompensé de ma peine: j’aperçus, à ma grande joie, au détour d’un buisson de rosiers en fleurs, le petit chien qui sautillait en cadence aux pieds d’une jeune fille, aux pieds de cette jolie chanteuse qui chantait si bien les romances de Cimarosa.
» La jeune fille dont je parle était une beauté ravissante, une créature vraiment italienne; on devinait en elle, à travers les pampilles d’une chanteuse de rue, d’une diva de carrefour, des trésors charmants et de secrètes merveilles.
» — Qui êtes-vous, ma belle enfant? lui demandai-je.
» — Qui je suis? me répondit-elle d’une voix qui chantait encore; je suis une misérable chanteuse, et j’ai eu honte, il y a un instant, d’avoir osé chanter après vous! Il faut me pardonner... Je chante souvent malgré moi... Oh! le chant! le chant!... Je ne me lasse jamais de chanter; je chante le matin, je chante le soir, je chante la nuit, je chante toujours! Le chant, c’est ma prière, mon amour, ma vie; il me faut chanter ou mourir: je souhaite de mourir en chantant!...
» A ces mots, la jeune fille se pencha coquettement sur le buisson de rosiers; elle cueillit une rose qu’elle sembla m’offrir sans avoir l’air d’y prendre garde. Cette fleur était sans doute enchantée par une malfaisante influence ou empoisonnée par la fièvre des marais Pontins... Je tremblai rien qu’en y touchant; je tombai dans une sorte de somnolence où la rêverie me faisait assister à des spectacles étranges. Je me réveillai tout à coup, et j’entendis une voix délicieuse, passionnée, pénétrante, qui me fit tressaillir. La jeune fille était assise devant moi; elle chantait des phrases divines, des mélodies inconnues; des merveilles improvisées, des chants singuliers, des chefs-d’œuvre de composition naturelle, qui auraient provoqué l’enthousiasme et l’envie des meilleurs maîtres de l’art.
» Je me disais, en l’écoutant: quelle est donc cette femme? d’où vient-elle? Est-ce une fée qui me protège, en m’enseignant la musique? est-ce un démon qui me tente? est-ce mon imagination qui glisse des rêves à mon oreille? est-ce la fièvre qui me défie et me raille? Non, je regarde et je suis bien sûr de voir; j’écoute, et je suis bien sûr d’entendre: c’est une jeune fille qui sait chanter, voilà tout. Oui, mais quelle jolie fille, grand Dieu! et comme elle chante!
» Il m’arriva de fermer les yeux un instant, pour mieux écouter ma belle chanteuse; je ne tardai point à vouloir la contempler et l’adorer encore: je r’ouvris les yeux.... elle n’était plus là !... Il me parut qu’une ombre se jouait à travers les rosiers, et je vis étinceler dans le buisson le petit chien de Faust, qui gambadait en brisant les roses.
» Je rentrai chez moi assez tristement; l’aubergiste me dit, sur le seuil de la porte:
» — Gardez-vous de respirer le parfum de cette fleur que vous tenez à la main; les fleurs des marais Pontins donnent la fièvre!
» Je plaçai cette rose sur une table, au milieu de ma chambre: le lendemain, à mon réveil, la rose des marais Pontins n’était plus qu’une petite pincée de cendre! Je m’effrayai de ce prodi e: je me laissai gagner par la peur et par la fièvre; j’arrivai à Rome pour y être malade: je recouvrai ma santé... mais j’avais perdu ma voix... la chanteuse des marais Pontins l’avait sans doute emportée!
» Depuis ce temps-là, depuis que je ne chante plus, je m’apitoie volontiers sur ces pauvres diables d’artistes ambulants, malheureux artistes qui ont eu peut-être le bonheur de chanter autrefois, et qui mendient aujourd’hui en faisant semblant de chanter!»
Je n’ai pas besoin d’ajouter que Guillaume Snobel a horreur des chanteurs, des petits chiens et des roses.