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LES RELATIONS SERBO-FRANÇAISES AU MOYEN AGE

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Les neuf millions et demi de Serbo-Croates «orthodoxes» et catholiques qui habitent la plus grande partie de la péninsule des Balkans et le Sud-Ouest de la monarchie Austro-Hongroise[4], n'ont pas toujours été connus sous leur véritable nom dans l'Europe occidentale. Par ignorance ou avec intention, on les désignait, on les désigne quelquefois encore (le plus souvent pour des raisons politiques[5]) par une foule de noms qui, tous, ont le tort de faire supposer à un étranger, non pas l'existence de cette unité ethnique qu'est la race serbo-croate, mais la coexistence de nombreuses peuplades de lointaine et vague parenté. Ces noms furent empruntés soit à la géographie ancienne, non-slaves, comme ceux de Triballes, Illyriens, etc., soit à la géographie provinciale moderne, d'origine slave ou étrangère, comme ceux de Dalmates, Morlaques, Bosniaques, Rasciens, Monténégrins, Esclavons[6], etc.; ou bien, ils furent confondus avec les noms des peuples voisins: Bulgares, Valaques et même Grecs. Du reste, il ne pouvait en être autrement, étant donné, d'abord, l'ignorance de cette époque à l'égard des pays slaves; ensuite, la nouveauté relative de la classification scientifique des langues et des nationalités.

Il n'existe donc pas de nationalité illyrienne ou illyrique; c'est le peuple serbo-croate que masque ce nom. On verra, du reste, dans le cours de ce livre, que les écrivains français de 1825, et Mérimée lui-même, s'en étaient rendu compte[7].

Ce peuple serbo-croate n'était pas inconnu dans la littérature française du moyen âge; les Croisades l'avaient mis en relations avec l'Occident. La péninsule des Balkans fut traversée par Godefroy de Bouillon, Frédéric Barberousse, Richard Cœur de Lion. Les chroniques du temps relatent, en effet, en vers et en prose, les pérégrinations des Croisés dans les contrées chrétiennes, comprises entre la Hongrie et l'empire Byzantin, la mer Adriatique et la mer Noire.

Contentons-nous d'indiquer, parmi les documents parvenus jusqu'à nous, la Conquête de Constantinople de Villehardouin et la chronique de Guillaume de Tyr, cette mine si riche où puisèrent les compilateurs et les versificateurs d'itinéraires de la Terre-Sainte[8].

Le chemin de Jérusalem, si fréquenté pendant tout le moyen âge, quand il ne passait pas par la mer Méditerranée et l'île de Malte, passait par Venise et Raguse, ou bien par la vallée du Danube et de la Morava, pour gagner ensuite Constantinople et l'Asie-Mineure. Les guides du temps s'occupèrent de toutes ces routes; et l'on retrouve dans ces vieux bœdeckers dont MM. Charles Schefer et Henri Cordier nous ont donné une collection d'éditions critiques[9], nombre de pages relatives aux Serbo-Croates.

Durant cette même époque, les littératures européennes, la littérature française en particulier, ne restèrent pas inconnues aux Serbo-Croates. Tandis que les Slaves catholiques, par la force même des choses, recevaient directement la civilisation occidentale, les «orthodoxes», christianisés et introduits dans l'histoire par Byzance, virent un jour l'empire Latin se fonder à Constantinople et l'influence française pénétrer profondément dans l'Orient. C'est alors que, grâce aux Grecs, de nombreuses légendes d'origine étrangère entrèrent dans la littérature savante et dans la littérature traditionnelle, non seulement des Serbes et des Bulgares, mais aussi des Russes et des Roumains. Un des plus beaux monuments de l'art médiéval serbe, l'Evangéliaire de Miroslav, doit ses charmantes enluminures à une inspiration française[10]. Cette ardeur cosmopolite des Slaves balkaniques alla jusqu'à se manifester par une version serbe de Tristan, aujourd'hui malheureusement perdue[11]. On fit même, en Bosnie, une version populaire de Maistre Pathelin[12]. Et, avant qu'une invasion turque vînt jeter, pour longtemps, dans une barbarie pitoyable toute cette jeune race qui semblait vouloir prendre la place occupée par ses civilisateurs grecs, ces Serbes eurent l'occasion d'entrer en relations directes avec la France. Au XIVe siècle, une princesse royale française, dont l'identité n'est pas bien établie, devint reine de Serbie (Hélène, femme d'Étienne Ouroch Ier), pendant qu'une famille provençale, les Baux (Balsae) qui seront chantés cinq siècles plus tard par leur grand compatriote Frédéric Mistral, fondait une dynastie au Monténégro[13]. À cette occasion, parait-il, d'après les récentes recherches de M. Pavlé Popovitch, un roman français, la Manekine, de Ph. de Beaumanoir, arriva aux Slaves méridionaux, directement, sans l'intermédiaire de Byzance[14].

§ 2

DU XVIe AU XVIIIe SIÈCLE

L'exotisme littéraire n'est pas une des inventions romantiques: le XVIIe siècle avait déjà des Gustave Wasa, des Mémoires du Sérail et des Anecdotes de la Cour ottomane et maints autres romans dont le sujet avait été emprunté à l'histoire plus ou moins authentique de l'Angleterre, de la Suède, de la Turquie, de la Perse, mais surtout à celle de ces deux derniers pays[15]. Les Slaves ne figurent pas dans cette littérature cosmopolite et, à l'exception du Czar Démétrius, «histoire moscovite» de M. de La Rochelle (1716), rien ne fut tenté pour les y introduire—à ce que nous sachions—antérieurement à ce roman russe que Bernardin de Saint-Pierre se proposait d'écrire, et qu'il n'écrivit jamais[16].

Tandis que, dans la littérature anglaise, Shakespeare avait placé sa Douzième Nuit en Illyrie—une très fictive Illyrie, cela va sans dire;—en France, on n'eut jamais même l'idée de déguiser des héros quelconques sous des costumes «esclavons», «raguzois» ou «morlaques», ou de placer une histoire dans des décors balkaniques ou adriatiques, imaginaires ou réels. Le farouche Scythe de Marc-Aurèle, repris par La Fontaine, et ces joyeux Bulgares de Candide sont, peut-être, les uniques représentants des populations balkaniques dans la littérature française du XVIIe et du XVIIIe siècle.

Maints voyageurs occidentaux étaient passés par la péninsule des Balkans, à cette époque; voire même quelques expéditions scientifiques françaises[17]; mais aucune de leurs relations de voyage, quoique très estimables, n'a obtenu un succès comparable à celui, considérable, des itinéraires turcs, persans ou chinois[18].

L'histoire offrait de meilleures sources à qui désirait connaître les Serbo-Croates. On pouvait consulter surtout l'Histoire de la décadence de l'Empire Grec et de l'établissement de celui des Turcs, par l'Athénien Chalcondyle, ouvrage souvent réimprimé au cours de la seconde moitié du XVIe siècle; l'Histoire universelle, de Th. Agrippa d'Aubigné, l'Histoire de l'Empire Ottoman, par le chevalier Paul Ricault, et, surtout, les travaux importants d'un grand érudit de ce temps, Ch. Du Cange (1610-1668), l'auteur de l'Histoire de l'Empire de Constantinople. Le livre de Ricault, qui fut constamment réédité jusqu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle, contient également un récit dramatique de la bataille de Kossovo, bataille fatale aux Serbes, dans laquelle ils «perdirent leur Empire», en 1389. Mais ceci n'intéressa que des savants.

Pour connaître un peuple, ce qu'il faut avant tout connaître: c'est sa langue. Or, personne en France ne connaissait alors celle des Serbo-Croates. L'ignorance, d'ailleurs partagée par l'Europe entière de cette époque, devait être absolue, même en 1765, lorsque l'on publia, en tête des Observations historiques et géographiques sur les peuples barbares qui ont habité les bords du Danube et du Pont-Euxin[19], la curieuse Dissertation sur l'origine de la langue sclavonne prétendue illyrique, par M. de Peyssonnel, de l'Académie des Inscriptions. M. de Peyssonnel ne connaissait pas la langue dont il étudiait les origines, mais l'Académie (à laquelle cet ouvrage fut présenté) ne la connaissait pas davantage, bien que vingt ans auparavant, elle eût compté parmi ses membres un Ragusain, dom Anselme Banduri, antiquaire distingué et bibliothécaire du duc d'Orléans (1671-1743).

Sauf une bande étroite du littoral Adriatique, toute la péninsule balkanique faisait alors partie de l'empire du Grand Turc. La république de Raguse, cité de marchands riches et rusés extrêmement fiers chez eux, «pauvres Ragusains» hors de leur minuscule patrie[20], était le seul pays serbo-croate qui prospérât pendant cette époque, la plus triste de l'histoire des peuples balkaniques. Tandis qu'une barbarie quasi absolue régnait à ses portes mêmes, Raguse possédait une société policée et une littérature florissante, formées surtout à l'école de l'Italie.

Les relations entre les Ragusains et le gouvernement français étaient assez intimes, et même pendant un certain temps leurs vaisseaux trafiquèrent sous la protection du pavillon français, comme nous le montrent les documents conservés à la Bibliothèque nationale, au Ministère des Affaires étrangères et aux Archives nationales, documents publiés depuis par M. Iv. Krst. Švrljuga[21] et par M. V. Jelavić[22]. Leur littérature même ne resta pas inaccessible aux œuvres françaises; les adaptations de Molière, faites à Raguse, surtout dans la première moitié du XVIIIe siècle, sont nombreuses[23]. Mais la petite république adriatique ne devint jamais populaire en France. L'opinion qu'on y avait sur les «Raguzois» n'était pas très flatteuse pour eux: on les accusait de mener une politique équivoque, et on ne les aimait pas parce qu'ils étaient les concurrents redoutables du commerce français dans le Levant[24]. En 1667, les Ragusains ayant demandé l'assistance pécuniaire des princes catholiques pour rétablir les dommages causés par le grand tremblement de terre, Louis XIV chassa leurs députés et refusa de les entendre[25]; mais ce fait n'a pas empêché, il y a quelques années, un poète serbe de grand talent, M. Jean Doutchitch, de célébrer en beaux vers les splendeurs d'une «soirée à Trianon» donnée en l'honneur de ces mêmes «Esclavons».

Quoi qu'il en soit, avant la fin du XVIIIe siècle, on ne commença pas en France à s'intéresser aux lettres dalmates. La première traduction d'un ouvrage littéraire ragusain fut publiée en 1779. C'était un poème latin, les Éclipses, composé par le newtonien bien connu le P. Boscovich, qui représenta pendant un certain temps son pays auprès du Roi de France[26]. Dans l'épître dédicatoire, l'auteur s'adressait à Louis XVI:

Protecteur des nations les plus étendues, tu ne dédaignes pas de veiller sur les états les plus bornés. Des limites étroites resserrent, il est vrai, ceux de ma patrie. Aux bords adriatiques, Raguse ne fleurit que par ses richesses et par l'étendue de son commerce; sa gloire n'est fondée que sur le génie des sciences et des arts, sur sa noblesse antique et sur les droits éternels de sa liberté.

Il est vrai qu'en 1766, M. La Maire, ancien consul de France à Raguse, avait dit quelques mots de la poésie illyrienne, dans un rapport officiel à son gouvernement; mais ce rapport, assez répandu en manuscrits[27], resta cependant inédit presque jusqu'à nos jours et ne fut publié qu'en 1881 par M. Sime Ljubić, dans les Starine de l'Académie Sud-Slave (tome XIII).

Quelques années plus tard, un grand amateur de livres, le marquis de Paulmy d'Argenson, acheta à Venise quelques manuscrits serbo-croates (parmi lesquels le célèbre Osman de Gundulić), pour sa bibliothèque: bibliothèque qui est maintenant celle de l'Arsenal. Il pensait, semble-t-il, en publier la traduction française dans sa fameuse Bibliothèque universelle des romans fondée en 1774[28]. Il y parlait de «livres composés en langue esclavonne et dans les différents dialectes de cet idiome qui se parlent sur les côtes de la mer Adriatique, opposées à l'Italie, dans la Croatie, l'Esclavonie proprement dite, la Hongrie, la Bohème, la Moravie, la Silésie, la Lusace, la Pologne et même (sic) la Russie». Il traitait cette littérature d'«histoires fabuleuses des héros, des conquérants et des premiers souverains de ces pays, où la langue esclavonne est en usage[29]». Le volume soixante et unième de ses Mélanges tirés d'une grande bibliothèque, publié en 1787, est consacré exclusivement aux contrées illyriennes[30].

Le marquis de Paulmy ne tarda pas à trouver des imitateurs et des plus estimables. Le 3 prairial an IV, la troisième classe de l'Institut national adressa une demande au ministre des Relations extérieures, le priant de lui «procurer la jouissance des livres et ouvrages marqués dans la liste relevée par le citoyen du Theil», lequel était chargé d'examiner une notice du consul général de la République à Raguse. Cette liste comportait «plusieurs ouvrages qui paroissent intéressans particulièrement ceux qui sont écrits en langue illyrique… par les principaux écrivains qui ont honoré et honorent aujourd'hui la littérature ragusoise[31]».

Nous ne savons pas ce qu'il advint de cette acquisition de livres serbo croates—si toutefois elle fut faite—mais nous savons que, quarante ans après, l'enthousiaste Charles Nodier écrivait dans la seconde préface de sa nouvelle de Smarra: «Aujourd'hui on sait même à l'Institut que Raguse est le dernier temple des muses grecques et latines[32].»

La bonne volonté de l'Institut ne profita guère aux lettres illyriennes, et, comme nous allons le voir, le véritable intérêt pour elles ne fut pas provoqué par l'initiative de ce corps. Il venait d'un autre côté. Seulement, ce ne furent pas les œuvres élégantes des pseudo-classiques ragusains qui furent découvertes, mais la poésie nationale et populaire des montagnards «morlaques».

Toutefois il nous faut remarquer que, bien avant cette époque, dans la première moitié du XVIIIe siècle, quelque chose qui venait de Serbie, quelque chose d'horrible et de terrifiant, l'idée du vampirisme, avait gagné la France; épouvantables histoires qui, transmises par les Allemands, amplifiées par les éditeurs de brochures à sensation, firent alors le tour du monde. Nous reviendrons dans une autre partie de cet ouvrage sur ce petit événement, dont les conséquences littéraires vont se répercuter jusqu'à la Guzla.

§ 3



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