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CHAPITRE IX
OU IL EST QUESTION D’UNE CORDE DE PENDU

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Il y a peu de temps encore, en venant de Paris, vous n’aviez qu’à traverser le pont de Saint-Cloud et à obliquer à droite, pour vous trouver, en longeant la Seine, sur votre gauche, à trois cents mètres de la tête du pont, devant la forge de maître Probus, une belle forge au brasier flamboyant, docile au rhythme du soufflet, et semblant toujours prête à éclater comme une grenade mûre et à éparpiller ses grappes d’étincelles.

Elle était gentille, la maison du serrurier. Au milieu le beau trou, lustré de noir, fait par la forge, à droite une petite salle à manger, à gauche le bureau, avec ses livres, son casier et sa caisse, scellée au mur. Au premier deux chambres coquettes coupées, ma foi, par un salon des plus mignons. Derrière la maison, il y avait un jardinet plein de fleurs, avec un grand cerisier bien connu des oiseaux.

Dame! c’est que le père Probus était un vaillant frappeur d’enclume, ne chantant jamais qu’au rhythme du imarteau, lequel marteau rendait toute la journée un bruit sonore. Bien qu’il eût la quarantaine, plus d’une, comme il était veuf, avait souvent guigné d’un œil d’envie le père Probus qu’elle trouvait plaisant à voir avec ses larges épaules, son cou brun, ses bras nerveux, son torse vigoureux aun lignes harmonieusement viriles et sa bonne figure épanouie.

Nous savons qu’il avait une fille, la blonde et belle Gabrielle, entrevue à Montretout au même instant par le vicomte de Cerny et par le Conciliateur.

Ayant de bonne heure perdu sa femme, le père Probus, qui adorait sa fille, que tout Saint-Cloud tenait pour une patricienne de la beauté, aussi belle, d’aucuns disaient plus belle, que la Jeannette de Mme de Cerny, le père Probus, vieux Breton, fils de chouan, croyant fanatique, avait confié tout naturellement sa fille aux bons soins des sœurs grises de la localité.

Lors que les sœurs eurent fini d’apprendre à Gabrielle tout ce qu’elles savaient elles-mêmes, c’est-à-dire la lecture, l’écriture, le calcul, une orthographe passable, un tantinet de géographie et beaucoup d’histoire sainte, lorsqu elles lui eurent inculqué l’amour de Dieu et du Roy et l’horreur de la République, elles la rendirent à son père. Mais il fut convenu, en attendant qu’on trouvât à Gabrielle un parti digne d’elle, que l’enfant, sous aucu n prétexte, ne quitterait jamais la maison paternelle sans l’avis préalable des sœurs et du curé. Travaillant com me une petite fée, Gabrielle ne faisait montre de ses talents qu’autant que le client avait mérité la confiance du presbytère ou de la communauté.

Inutile de s’étonner qu’on l’eût vue chez M. de Morlac, qui était venu passer une quinzaine dans son château avec toute sa famille. M. de Morlac, un des dignitaires de la Société internationale de bienfaisance, marguillier de Saint-Louis-d’Antin, légitimiste à outrance, était en odeur de sainteté près du curé de Saint-Cloud.

Jusqu’ici les soupirants n’avaient certes pas manqué, mais nul n’avait encore eu l’audace grande de se déclarer. Non seulement Gabrielle était merveilleusement belle, elle était encore excellente ouvrière; enfin elle avait une dot assez ronde.

Un monsieur seul est digne de Gabrielle, disaient les ouvriers.

Quant à Gabrielle, jusqu’ici elle n’avait songé qu’à adorer Dieu, à chérir son père, à admirer la nature et à tuer le temps, son aiguille à la main. Le travail et la promenade suffisaient à ses plaisirs.

Or, le jour où Georges avait si ardemment contemplé cette ravissante enfant, pendant que maître Probus donnait un dernier coup de marteau sur un fer rouge, voilà qu’une belle brunette de dix-huit à vingt ans entra, la chanson aux lèvres chez le serrurier.

–Augustine!...

–Elle-même, cousin!... qui vient passer deux jours avec vous!

–Vivat!

–Et Gabrielle?

— En journée ! ...

–Je l’aurais parié!... Enfin, voici qu’il est quatre heures, je ne l’attendrai pas longtemps.

–En effet, elle sera ici pour sept heures!... Et puis nous irons au devant d’elle.

La jeune Augustine Voinot s’assit dans le bureau et se mit à broder.

–Tu ne chantes pas, Augustine? dit le père Probus.

–Non, cousin. Vraiment je n’ai guère le cœur aux chansons!

Pourquoi cela?

–Depuis qu’une de nos voisines, la pauvre Cécile [Husson s’est pendue!

–Pendue. la malheureuse!

–Oui, pendue!... Ah! que ce crime retombe sur la tête de son séducteur!... Tenez, cousin, parlons d’autre ) chose. d’autant plus que je ne suis pas contente de moi!...

–Toi! Augustine! toi, mon enfant, qui vaux ma Gabrielle!... Qu’as-tu à te reprocher?...

–Je vais vous le dire, bien que je n’aie pas osé le confier à ma mère!... Eh bien, cousin, j’ai acheté au chien du commissaire la corde qui a servi à Cécile pour se donner la mort!

–Mon Dieu, mon enfant, il n’y a pas grand mal! Affaire de superstition, n’est-ce pas? Parce que tu as entendu dire que la corde de pendu portait bonheur!

–Oui! cousin.

–Eh bien, jette-la!... ou donne-la!

La jeune fille fouilla dans sa poche, en tira un bon bout de corde qu’elle lança à la volée sur la route.

–Au hasard! dit le serrurier en riant.

Sur les cinq heures, le père Probus parut dans le bureau et dit à Augustine:

–Ma fille, je n’ai plus rien à faire aujourd’hui. Allons faire un tour!...

–Courons au-devant de Gabrielle!...

–C’est ce que j’allais dire!...

Cousine-germaine de Gabrielle du côté maternel, Augustine demeurait chez sa mère à Orvilliez, près de Saint-Denis. Souvent les jeunes filles passaient deux ou trois jours l’une chez l’autre, arrivant à l’improviste. Libre ce jour-là et les jours suivants, Augustine était venue passer quarante-huit heures à Saint-Cloud.

Comme la belle enfant se levait, en battant des mains, et passait devant la glace pour voir si son bonnet était bien planté sur l’oreille, la porte s’ouvrit, rudement poussée, et Gabrielle entra, les joues rouges, essoufflée, haletante.

–Gabrielle! s’écrièrent à la fois Augustine et le père Probus.

–Mais qu’as-tu donc, poursuivit le serrurier. tu as couru. aurais-tu eu peur?...

–Je n’ai rien du tout. personne ne m’a fait peur, répondit Gabrielle, en essayant de sourire.

–Enfin, comment se fait-il que tu sois déjà de retour. tu ne devais pas être rentrée avant sept heures?...

–Oh! cela, c’est fort simple!... A une heure, M. de Morlac m’a priée de mettre les points doubles, parce qu’entre quatre et cinq heures il rentrerait à Paris avec toute sa famille. Et, de fait, il n’y a plus personne au château. Le départ a eu lieu à quatre heures et demie.

Quelques minutes avant de descendre, M. de Morlac m’a fait appeler et m’a payée, en me recommandant bien de présenter ses respects à nos bonnes sœurs et à M. le curé. Tiens! il m’a donné toutes pièces neuves, toutes pièces à l’effigie de notre saint père le pape!

–Pourquoi es-tu revenue si vite, en courant comme une biche effarouchée? insista le père, insensible à la beauté des pièces du pape.

–Parce que j’ai eu peur. et peur sans savoir pourquoi. Ça m’a prise tout d’un coup. au milieu de la route.

–Et tu n’as vu personne sur la route?...

–Personne!

–C’est peut-être pour ça, dit assez sensément Augustine.

Le père Probus s’assit, tambourina des dix doigts sur la table, puis, se levant:

–Allons! allons! cria-t-il gaiement, à table!

Au dessert, revenant à son idée fixe:

–Dis donc, fillette, fit-il négligemment, c’est drôle tout de même la frayeur que tu as eue tantôt comme ça pour rien. raconte-moi un peu toute ta journée. dans ses menus détails.

–Je veux bien, répondit gaiement Gabrielle.

Et, depuis son départ de sept heures du matin, elle raconta naïvement les riens qui avaient composé sa journée.

–Vers trois heures, finit-elle, Mlle de Morlac qui travaillait auprès de moi, se leva pour aller causer avec son père. Je restai seule. J’avais les doigts engourdis; je me donnai deux ou trois minutes de repos et je relevai un des stores de la fenêtre devant laquelle je travaillais. Comme je respirais les parfums qui me venaient de partout, comme j’admirais la campagne au loin resplendissante, comme je respirais l’air pur avec délices, je laissai tout à coup et vite retomber le store et me remis à travailler. Au-dessous de moi, sur la route, à l’angle d’un petit cabaret qui fait face au château, je venais d’apercevoir un jeune homme qui me regardait un peu trop fixement.

–Comment était-il? demanda Augustine.

–Mais, très-bien, à ce qu’il m’a semblé. Joli garçon et l’air très distingué. Peu après, comme je travaillais, les deux petites sœurs de Mlle de Morlac firent irruption dans la chambre en criant: «Mademoiselle! oh! mademoiselle, levez le store, que nous voyions le ballon!»

Je leur obéis, et, comme elles, je regardai un grand ballon que le vent poussait du côté de Rocquencourt.

Un méchant éclat de rire me fit jeter les yeux sur la route. J’aperçus alors.

–Le beau jeune homme? dit Augustine.

–Lui d’abord, caché dans un des angles de la grille, [puis un homme horrible, horrible, horrible, qui donnait [le bras à une femme encore jeune et belle. Cet homme me regarda et me dit bonjour de la main. Étonnée, effrayée, j’entraînai les enfants et je fermai la fenêtre.

–Cet homme était si laid que cela?

–Un monstre, ma chère!

–Tu ne l’as jamais vu? interrogea le père.

–Jamais!

–Et l’autre, le jeune homme?..

–Jamais non plus!

–Et ensuite?

–Ensuite je repris ma besogne que je ne tardai pas à achever. Peu après, M. le comte me congédia: je partis, et me voici!

–D’où t’est venue cette sotte frayeur sur la route?

–Je ne sais. En quittant le château, j’étais heureuse, gaie, j’avais envie de chanter. En marchant, à cent mètres de la villa, sans savoir pourquoi, ni comment, j’ai eu une peur vague de tout ce qui m’entourait. Il me semblait que des fossés qui bordent la route allait surgir un diable, aussi laid que l’homme que j’avais vu une heure auparavant. Cet effroi ne faisant que croître, je me suis mise à courir, à courir, à courir!... Eh bien, père, comprends-tu quelque chose à cela?

–Je comprends que tu es une petite folle d’avoir peur dans la campagne, en plein jour, quand on voit autour de soi à une lieue à la ronde!...

Enfin, te voilà, honteuse toi-même de ta frayeur! N’en parlons plus!... Taillez une petite bavette, mesdemoiselles; moi, je vais fumer ma pipe!

Et le bonhomme bourra sa Gambier avec la gravité qui sied à un fumeur émérite, après quoi il passa dans la forge.

Là, il s’assit, un coude sur un genou, le menton dans une main.

Tout à coup il se leva, secoua la cendre de sa pipe, fit quatre ou cinq tours dans la forge en disant: Il ne faut pas jouer avec les pressentiments!...

Étant rentré dans la salle à manger où babillaient les enfants:

–Fillettes, dit-il en souriant, il vient de me venir une bonne idée. J’ai beaucoup à travailler ces jours-ci, et je ne vois guère de temps devant moi pour vous mener promener. Puisque vous êtes libres toutes deux pour quelques jours, je vais changer le programme des vacances. Au lieu que ce soit Augustine qui demeure ici avec Gabrielle, c’est Gabrielle qui va aller passer quelques jours chez la mère Voinot. Qu’en dites-vous?

–Parfait! dit Augustine; maman nous promènera.

–Partons pour Orvilliez! ajouta follement Gabrielle.

–Minute! fit le père Probus; il sera temps demain matin!... Demain, à six heures, je vous réveille et, à sept, je vous embarque au chemin de fer. Causez, causez, fillettes; bien le bonsoir!

Mais, au lieu de monter dans sa chambre, le père Probus alluma une seconde pipe qu’il fuma au seuil de la forge.

Au bout de quelques minutes, il dit:

–Tiens!... personne n’a ramassé la corde qu’Augustine a jetée à la volée!...

Sa pipe fumée, le père Probus gagna le chemin de halage, ramassa la corde, en ceignit ses reins et dit sombrement:

–A qui mal veut, mal arrive!

Les requins de Paris

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