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CHAPITRE X
LES EXPLOITS D’UN IVROGNE

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Le lendemain, vers les huit heures, maître Honoré Lesiffleur vit entrer chez lui un gaillard au torse puissant, aux cheveux moutonnés s’argentant sur les tempes, à la face réjouie, et portant sur l’épaule un sac de grosse toile gonflé d’outils.

L’inconnu entra tout droit dans le cabaret comme chez lui, s’assit à la grande table dans l’encoignure, près de la fenêtre, mit son bissac dans un coin sur le bout d’un banc, et donna sur la table un de ces coups de poing qui donnent à réfléchir à l’observateur.

Le cabaretier parut quelque peu inquiet sur le sort de sa table.

–J’ai aussi faim que soif, aussi soif que faim, papa!... Avez-vous quelque chose à me mettre sous la dent et dans le cornet?

–Que diriez-vous d’une omelette au lard?

–Venez que je vous presse dans mes bras!

Maître Honoré recula prudemment de deux pas, en murmurant:

–Merci! il m’écrabouillerait!...

–Marchez pour une omelette de douze œufs et apportez un litre. de la bouteille!...

Maître Honoré lança un regard affectueux sur son client et tourna lestement les talons. Il reparut presque aussitôt un litre à la main.

–Dans cinq minutes, dit-il, je reviens avec l’omelette!

Quand il servit l’omelette, il constata avec admiration que le litre de tout à l’heure était vide.

–Un second litre! commanda l’inconnu.

La seconde fiole fut absorbée en quatre temps, quatre mouvements, et ce, en présence de maître Honoré, qui avait des démangeaisons d’aller serrer les mains à ce buveur émérite.

–Un peu de fromage, papa, et un troisième litre! Aussitôt que le cabaretier eut le dos tourné, le reste de l’omelette disparut dans le bissac de l’inconnu.

Maître Honoré ne tarda pas à se montrer avec le litre et le fromage demandés.

Il allait s’asseoir, entrer en conversation avec ce frère en chère-lie, quand l’autre lui dit:

–Vous êtes homme à me faire une bonne tasse de café?

–Je vous crois. Vous me direz des nouvelles du café de maître Honoré Lesiffleur, patron de la Grenouille en goguette, votre serviteur.

Seul, l’inconnu toucha fort peu au fromage, qui alla rejoindre l’omelette dans le bissac, et vida vivement par la fenêtre le contenu du troisième litre apporté par le cabaretier.

Cela fait, il bourra pieusement sa pipe.

Elle était à moitié fumée quand maître Lesiffleur, battant des narines, déposa cognac et café devant son hôte.

La vue du troisième litre, complétement vide, la disparition totale du morceau de gruyère par lui servi tout à l’heure, poussa maître Honoré à l’attendrissement.

Il versa lui-même le café.

–Excellent, dit l’inconnu.

–Goûtez-moi ce cognac!

–Ho! ho! du chenu!... Parbleu! nous frinquerons ensemble!

Une larme perla dans l’œil de maître Lesiffleur.

–Combien vous dois-je, papa? demanda l’inconnu.

–Trois litres, deux francs quarante; pain, vingt centimes; omelette, deux francs; fromage, trente centimes, et gloria, quarante; en tout, cinq francs soixante-dix.

–Eh bien, redoublons la goutte et voilà six francs!...

–Grand merci!...

–Dites donc, papa, ça vous gênerait-il que je fisse un somme dans un coin?

–Par exemple!... dormez à votre aise!... Je vous réveillerai sur le coup de midi!

–Ça va!...

L’inconnu rebourra une pipe, s’allongea sur le banc, la tête sur son bissac qui lui servait d’oreiller, cligna de l’œil en continuant de fumer, puis, sa pipe finie, la posa sur la table, ferma tout à fait les yeux et, à deux minutes de là, ronfla comme le bourdon de Notre-Dame.

Il y avait quelque vingt ou trente minutes qu’il dormait, quand un second client entra dans la salle.

–Maître Honoré, cria le nouveau venu, une bouteille de blanc, toujours le même!

Quelques secondes s’écoulèrent et le digne cabaretier parut avec une bouteille dont l’aspect était vraiment vénérable.

–Ça, maître, dit l’autre, est-ce donc du poison que vous m’apportez là, que je ne vois qu’un verre?

Rouge comme une belle pivoine, maître Honoré s’écria:

–C’est trop d’honneur, monsieur Dupré!

Pendant que le tavernier allait chercher un verre, Dupré prit une chaise dans la salle, se mit à cheval dessus et tomba en extase devant le dormeur. Les trois litres étaient restés en bataille sur la table, flanqués du carafon de cognac tout à fait vide.

–Mazette! Est-ce que ce particulier-là a absorbé ça tout seul? demanda-t-il à maître Honoré, son verre à la main.

–Avec une omelette au lard de douze œufs, un demi-quart de gruyère et une bonne livre de pain! Aussi, écoutez-moi ça!... un vrai canon!

–Respect au sommeil du juste et goûtons le blanchet, dit Dupré. Belle couleur, maître Honoré! de l’ambre!... et du bouquet, comme une mariée le jour de ses noces!... A votre santé.

–Et comment se fait-il qu’on vous voie par ici à cette heure, monsieur Dupré?...

–C’est toute une histoire!... Tel que vous me voyez, je viens de Garches., où j’ai passé une nuit. Ah! maître Honoré, une de ces nuits qui font époque dans la vie!

Mais ce serait trop long à vous raconter. Il faut que je sois chez monsieur le vicomte avant dix heures. Ce sera pour ma prochaine visite!... Allons, un dernier verre, et je pars!...

Dupré mit le verre à la hauteur de son œil et:

–A propos, maître Honoré, depuis quand ouvre-t-on les fenêtres en face chez M. de Morlac?...

–On a ouvert les fenêtres en face. Quand?

–Hier!...

–Monsieur Dupré, voilà qui est bien invraisemblable!

–Invraisemblable ou non, cela est!... A tel point qu’à une de ces fenêtres M. le vicomte a aperçu hier la plus adorable blonde du monde!...

Les ronflements du dormeur s’éteignirent tout doucement.

–Eh bien, monsieur Dupré, en voici la première nouvelle! Ce que je peux vous affirmer, par exemple, c’est que tout le monde est parti hier entre quatre et cinq heures!...

–Bon!... Les anicroches qui commencent!...

–Que voulez-vous dire?

–Parbleu, que M. Georges, mon maître, s’est toqué de cette blonde et qu’il va falloir peut-être courir au diable pour savoir où elle demeure!...

Un coup fortement frappé sur le comptoir fit faire volte face à maître Honoré qui disparut aussitôt.

Il est vrai qu’il rentra bientôt, précédant un troisième client.

En débouchant une bouteille de vin blanc, le cabaretier dit à Dupré:

–Vous partez déjà, monsieur Dupré?

–Oui, maître Honoré, sur l’heure. Ce que je viens d’apprendre me presse encore davantage!

Le dernier venu avait levé la tête en entendant maître Honoré prononcer le nom de Dupré. Après avoir savamment dévisagé le valet de chambre de Georges il lui cria, comme il sortait:

–Monsieur Dupré!

Maître Lesiffleur regarda Dupré d’un air d’étonnement. Celui-ci s’arrêta, toisa son interlocuteur et.

–C’est à moi que monsieur s’adresse? dit-il.

–A vous-même, si c’est bien vous M. Dupré, valet de chambre de M. de Cerny?

–C’est bien moi!

–Donnez-vous donc la peine de vous asseoir, monsieur Dupré, et permettez-moi de vous offrir un verre de vin.

–Monsieur, répondit Dupré, je n’ai point l’honneur de vous connaître et je ne bois qu’avec mes amis! De plus, je suis pressé.

–Bah! bah! monsieur Dupré!... on a toujours le temps de porter une mauvaise nouvelle.

–Qu’est-ce à dire?

–Asseyez-vous!... Vous voyez bien que nous avons à causer!

Un silence se fit, troublé seulement par les ronflements réguliers du premier client de maître Honoré Lesiffleur. Le nouveau venu tourna la tête et dit:

–Qu’est-ce que c’est que ça!

–Un maître buveur, répondit le cabaretier. Voilà par quoi il a commencé sa journée!

–C’est un maître ivrogne, riposta l’autre. Il ronfle à rendre le diable sourd!

Brusquement, Dupré ressaisit sa chaise par le dossier, lui fit faire un demi-tour et, la posant en face de l’inconnu, s’assit dessus, à cheval, les bras croisés sur le dossier, le menton sur les mains, l’œil fixe, regardant en face son interlocuteur.

Maître Lesiffleur disparut discrètement.

Dans son coin, la tête sur son bissac, l’homme aux trois litres dormait toujours d’un sommeil régulier et sonore.

–Monsieur Dupré, dit le dernier client de maître Lesiffleur, je crois que l’on ne m’a point trompé et que j’ai devant moi un homme véritablement intelligent.

–Monsieur est bien bon.

–Du reste, le passé parle en votre faveur!

–Ah! ah! monsieur sait quelque chose de mon passé?

–Et quelque chose qui a tout simplement excité mon admiration!... C’est vous dire que je connais la façon toute magistrale avec laquelle vous avez conduit l’affaire de Denise Brimard, la perle du Bas-Meudon.

Dupré sentit tout de suite quel désavantage il avait dans une conversation commencée sur ce ton; on le connaissait évidemment fort bien et il ne savait pas même le nom de son interlocuteur. Jouer serré devenait prudent.

Donc, maître Dupré répondit en riant:

–Ah! ah1vous connaissez l’histoire du Bas-Meudon?... oui, c’était assez bien machiné, j’en conviens. mais où diable avez-vous appris cela; savez-vous bien que vous m’intriguez?

–Je me plais à le croire, dit l’autre se rengorgeant, versant à boire, et tout à fait en belle humeur.

Dupré prit son verre et le tendit pour trinquer, en disant: *

–Eh bien! ma foi, je ne suis pas fâché d’être jugé selon ma valeur, une fois par hasard. A votre santé, monsieur. monsieur?

–M. le Conciliateur!

–Hon! hon! fit tout bas Dupré, le vicomte a eu joliment tort de ne pas m’en dire plus long hier. Voilà un drôle qui a une rude avance sur moi!

Il reprit tout haut, d’un ton enjoué:

–Et quel bon vent vous amène, monsieur le Conciliateur?

–L’espoir de te rencontrer!

–C’est bien de l’honneur vraiment!

–Est-ce que tu ne t’attendais pas à me rencontrer un jour ou l’autre sur ton chemin?

–Moi?... ma foi non, pas du tout.

–Ou tu mens, ami Dupré, ou ton maître est un fier étourdi d’avoir, dans le récit de sa journée aux émotions, oublié de te raconter la petite conversation que nous avons eue hier ensemble.

–Il ne m’en a pas soufflé mot!

–Alors, pourquoi es-tu ici?

Dupré prenait un peu d’avantage. On l’interrogeait.

Il répondit brutalement:

–Et toi, papa?

–Je suis franc, moi!... Je suis venu, persuadé que ton maître t’avait raconté la vive impression qu’avait faite sur lui une belle blonde aperçue hier aux fenêtres de la villa d’en face; je suis venu, certain que tu avais mission de savoir quelle pouvait être cette adorable jeune fille; je suis venu, convaincu que tu serais ici à la première heure, quêtant des renseignements.

–Eh bien, tu dois être enchanté de ta course; je suis venu, puisque me voilà.

–Donc, le vicomte t’a parlé de la blonde?

–Mettons que j’aie deviné!

–Je le veux bien!... Et à cette heure, tu as déjà vu la belle, tu sais son nom?

–Je sais le nom de la belle et je l’ai vue, dit audacieusement Dupré, plaidant le faux pour savoir le vrai.

Mais, fort tranquillement, les mains dans ses poches, regardant son homme d’un air de profonde commisération, gouailleur au possible, le Conciliateur se contenta de laisser tomber de ses lèvres ce mot énergique:

–Blagueur!

–Plaît-il? fit Dupré.

–O! mon Dieu, j’ai dit: blagueur! voilà tout.

–Et pourquoi cela, s’il vous plaît?

–Parce que tu n’as vu que les murs de la villa, mon fils, et que ces murs-là ne parlent pas. parce que tu ne sais pas même la première lettre du nom de ta blonde!

–Voyez-vous ça!

–Il n’y a point de voyez-vous ça!... ce que je dis est la vérité. Tu n’as pas même vu la belle, parce que tous les habitants du château sont partis hier soir et parce qu’ils sont aujourd’hui chez eux, quelque part, rue trouve-la si tu peux, numéro cherche. Ne ris donc pas, tu n’as pas envie de rire, ne sachant rien de ce que tu voudrais si bien savoir.

–Eh! papa, si tu es certain que je ne sais rien, pour quoi es-tu venu?

–Je te l’ai dit. Pour te voir!

–Et pour autre chose encore?

–Non!... pour te voir, afin de pouvoir un. jour te reconnaître!

–Très-logique!... Et maintenant que tu m’as vu?...

–Je vais m’en aller.

–Comme ça, tout simplement?...

–Tout simplement, comme ça!...

–En ennemi?...

–En ennemi!

–Alors, papa, te voilà devenu le protecteur de l’innocence?

–Absolument!

–Le défenseur de l’ingénuité?

–Tu l’as dit!...

–Le paladin de la vertu?

–Ça me change!...

–On te paye bon pour ça!...

–Je dois t’avouer qu’on est là-bas aussi généreuse que ton petit vicomte est pingre ici!...

–Chevalier, s’écria Dupré en riant à belles dents, vous êtes un preux! Tout pour les dames!... C’était la devise de vos ancêtres!... C’est la vôtre!... Vous avez mon estime!...

Les deux drôles se mirent à rire; Surin proposa le coup de l’étrier.

–Pardon, fit alors Dupré, mais on ne sait pas ce qui peut arriver. où trouverait-on papa, si on avait besoin de lui?

–Ton maître a ma carte. enfin, retiens ceci:– Surin, conciliateur, quai d’Orléans, près de la Morgue.

–Merci! Un dernier mot!... Toi, tu sais le nom de notre blonde?

–Je sais son nom!

–Sa demeure?

–Aussi!

–Eh bien, franchise pour franchise, dépêche-toi d’agir, car demain, aujourd’hui peut-être, j’en saurai autant que toi!

–Fais vite, mon fils, autrement tu pourrais trouver la cage ouverte et l’oiseau envolé.

Le Conciliateur ne savait certes pas si bien dire.

Et Surin sortit inajestueusement, sans voir l’éclair qui jaillit des yeux de Dupré.

Dupré se mit à la fenêtre. Il vit Surin s’éloigner d’un pas lent et tranquille. Lorsque le Conciliateur eut fait cent mètres, Dupré s’élança à travers champs et gagna à grands pas le château de M. de Cerny.

Quelques minutes après le départ de Surin et de Dupré, le ronfleur ouvrit un œil, se laissa choir de son banc, se secoua un tantinet, jeta son sac sur son épaule et sortit le plus tranquillement du monde.

–Mon idée a été bonne de venir ici! murmura-t-il... Pas trop bête, le père Probus, d’avoir envoyé la petite à Orvilliez! Mais il s’agit d’avoir désormais deux yeux tout grands ouverts!... Je me méfie autant du protecteur de Gabrielle que de M. de Cerny!... Allez, mes drôles, allez! vous me trouverez sûr votre route, et malheur à qui me barrera le passage!...

Vingt minutes après, il était près du chemin de fer.

Il prit un billet pour Paris.

Aussitôt arrivé à la gare Saint-Lazare, il entra dans un café et demanda ce qu’il fallait pour écrire.

Dix minutes après, il mettait deux lettres à la poste.

L’une portait cette suscription: «Monsieur Dupré, au château de Cerny, à Saint-Cloud;» l’autre: «Monsieur Surin, conciliateur, quai d’Orléans, près de la Morgue.»

Après quoi, il regagna Saint-Cloud par le convoi de midi trente.

Toute la journée, l’œil au guet, il battit le fer sur l’enclume, .et la forge fut pleine du bruit sonore et cadencé du lourd marteau de l’ouvrier. Seulement, pas un refrain de ses chansons habituelles ne vint se joindre au ronron du soufflet de la forge.

Les requins de Paris

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