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CHAPITRE II
LE DRAME DU BAS-MEUDON

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Le même soir, assis dans un riche boudoir, maître Surin écoutait avec un visible intérêt Mlle Galathée racontant son histoire intime:

–Je me nomme Denise Brimard, dit-elle tout d’abord; il n’y a pas encore un an, j’habitais chez mon père, presque à l’extrémité de la ruelle du Loup, du côté de la Seine, au Bas-Meudon.

J’étais alors une brave et honnête fille, ne pensant pas au mal, ignorant tout de la vie, attendant l’avenir, la paix dans le cœur, les chansons aux lèvres.

Un soir, au mois de juin dernier, comme onze heures sonnaient, nous entendîmes tout à coup au bas de la ruelle, à trente pas de chez nous, trois coups de feu, secs comme des coups de revolver, rapidement tirés; un grand cri déchira l’air, plaintif, désespéré, poignant, puis le silence se fit.

Cependant mon père, suivi de mes deux frères, s’était précipité au dehors, et moi-même, après un premier mouvement de frayeur, je m’étais hasardée à regarder de loin, la main sur la porte, toute prête à m’enfermer au moindre incident nouveau. Tout était désert; seule, dans l’ombre, une barque s’éloignait vivement du rivage et l’on apercevait vaguement la silhouette de deux rameurs vigoureusement courbés sur les avirons. Evidemment quelqu’un venait d’être victime d’un guet-apens.

J’aperçus mon père se baisser et, avec l’aide de mes frères, relever la victime. Ils furent bientôt chez nous.

Un de mes frères me cria: allons, Denise, allons; vite, vite, enlève le couvre-pieds de ce lit-là. Donne-nous un peu de vieux linge., de l’eau., du cognac .., du vinaigre!...

Pendant que je courais de l’armoire au buffet et du buffet au cellier, on avait déposé le blessé sur le lit d’un de mes frères, dans la salle du rez-de-chaussée. Lorsque je rentrai, je me trouvai en face du moribond. Je restai clouée à ma place, pâle et n’osant ni m’avancer, ni m’enfuir, sans voix, ayant envie de fermer les yeux pour ne pas voir et ne pouvant pas même tourner la tête.

Sur le lit, la main crispée sur sa poitrine et déchirant sa chemise, où des taches de sang apparaissaient effroyablement rouges, la tête renversée, les yeux à demi-fermés, pâle, la bouche ouverte, le blessé paraissait complétement incapable de parler ou même de remuer. Comme je tendais un verre d’eau à mon père, le blessé ouvrit les yeux. Il se souleva sur ses coudes et, balbutiant, il murmura:–Merci!... mais je. je meurs. Mon père. M. Lefèvre. ’à Auteuil. rue Boileau. Et il retomba sur l’oreiller.

Mon père se retourna vers son fils aîné en disant: Tu as entendu, Jacques: M. Lefèvre, rue Boileau, à Auteuil. Va et ramène-le près de son fils.

Jacques partit en courant.

Le blessé demanda à boire.

–Un peu d’eau sucrée, me dit mon père.

J’obéis, mais je tremblais.

Le malade but, puis murmura:

–Ah! si mon médecin pouvait venir!

–Sans doute. Mais où le trouver, votre médecin?

–A Boulogne.

–Et Jacques qui vient justement de partir pour Auteuil.

–M. Frébois, Grande-Rue, 54.

–Enfin, on ira quand même.

–J’y vais, père, répondit mon second frère.

Le blessé se laissa retomber en nous disant merci. Un instant, il resta comme absolument inerte; puis tout à coup, râlant plutôt que parlant, avec des gémissements sourds, les yeux démesurément ouverts, il se mit à se plaindre comme un enfant. Sur l’ordre de mon père, je préparai un autre verre d’eau sucrée; mais le malade repoussa ma main en disant:–Je vais donc mourir sans secours. Mais il n’y a donc pas de médecin près d’ici?

–Mon père, m’écriai-je alors, ce pauvre jeune homme a raison. Mais va donc réveiller notre bon docteur Lerminier.

Mon pauvre père se frappa le front en disant:–Sot que je suis! il fallait commencer par là!...

Puis, s’élançant au dehors:–Je reviens de suite, ma chérie. Dans cinq minutes je suis ici avec le docteur.

Je restai seule avec le blessé, indécise, tremblante, mais voulant paraître brave, et trop charitable d’ailleurs pour penser un instant à ne pas me dévouer un peu pour cet inconnu qui gémissait auprès de moi.

Tout à coup je jetai un cri; le blessé venait de rejeter loin de lui la couverture que l’on avait mise sur ses pieds; il venait de bondir loin du lit où je le croyais mourant; il venait de s’élancer vers moi en criant:–Et maintenant, adorable Denise, à nous deux!

Avant que j’eusse pu faire un mouvement, avant qu’une réflexion me fût possible, l’inconnu m’avait enlevée. Je perdis connaissance en voyant la porte s’ouvrir et deux autres personnages me jeter un voile sur la tête..

Lorsque je revins à moi, je sentis d’abord qu’un vent frais passait sur mon visage; j’ouvris les yeux, et je vis en face de moi le ciel profond tout parsemé d’étoiles; j’étais couchée à demi à l’arrière d’une barque; celui que j’avais cru mortellement blessé me tenait encore dans ses bras; ma tête reposait sur sa poitrine et lui, attentif, il épiait mon retour à la vie. A l’avant du canot, deux hommes silencieux ramaient avec vigueur.

Une seconde fois je perdis l’usage de mes sens.

La barque fila comme une flèche vers Chatou. Elle s’arrêta devant une coquette maison sur les bords de la Seine.

Je me réveillai dans une délicieuse chambre à coucher.

Etendue sur une chaise longue, j’aperçus à mes pieds, sur un pouff, un jeune homme aux grands yeux noirs doucement voilés et me regardant avec une respectueuse tendresse.

–Denise, me dit-il, vous n’avez rien à craindre de moi ni de personne. Dormez en paix, dormez de votre bon sommeil ordinaire, innocent et calme, dormez de votre sommeil d’ange. Demain, si vous daignez le permettre, nous causerons, et je vous expliquerai le mystère de cette nuit.

Je n’eus pas le temps de répondre. Il salua et sortit.

Une fois seule, comprenant vaguement que des cris seraient inutiles, je me mis à songer. Ne pouvant arriver à débrouiller raisonnablement les événements de la nuit, je finis par succomber à la fatigue et je m’endormis.

En m’éveillant le lendemain, surprise d’abord de me trouver où j’étais, je me sentis bien vite maîtresse de moi-même, presque forte, sans grande inquiétude, presque sans tristesse, mais curieuse jusqu’à l’extrême. Je revoyais les événements d’hier, je comprenais la ruse dont j’avais été victime, je devinais les motifs de mon enlèvement, et je ne m’en révoltais point. Evidemment, j’avais inspiré une grande et romanesque passion à un brillant inconnu Fille d’Eve, j’étais flattée; honnête fille, cet enlèvement me préoccupait peu, mon ravisseur s’étant montré aussi tendre que respectueux. J’étais enlevée, séquestrée, mais j’étais vivante, j’étais pure.

Ce fut presque avec joie que je vis enfin paraître mon ravisseur. C’était un beau garçon, au regard d’une puissance inouïe, au sourire doux et pénétrant. Il avait les cheveux noirs, le front large, la bouche petite, les mains et les pieds de race.

Présentement, monsieur, les minutes valent peut-être des heures. Laissez-moi donc vous apprendre sommaire, ment que Georges–c’était son nom–me dit qu’il m’aimait depuis longtemps éperdûment. Riche et noble, mais se moquant des préjugés de sa caste, il entendait-disait-il, épouser la femme de son choix. Pour forcer la main à sa famille rebelle, il me demandait de vivre trois mois ignorée dans ce castel, où, sous les yeux vigilants et sous la direction maternelle de la douairière de Chevalnay, sa tante, j’apprendrais à devenir une parfaite grande dame et prouverais ainsi au noble faubourg que la grâce et la beauté ne sont point les priviléges exclusifs de la naissance.

Il plaidait sa cause d’une voix si caressante et si douce; ses grands yeux avaient des prières si timides et si tendres; je sentais ses mains si mollement enlacer les miennes que je l’écoutais sans trop le comprendre; c’était une musique que j’entendais. Et puis, j’étais encore dans le rêve; le milieu où j’étais était vaporeux, la lumière y venait rose au travers des grands rideaux, l’air semblait être fait d’un parfum; le cœur me battait; j’étais autre part que sur terre, je ne sais pas où, dans un des coins du monde rêvé par les jeunes filles.

Tout à coup il se laissa glisser à mes genoux et murmura: Voulez-vous être vicomtesse?

Je ne répondis pas; je fermai les yeux et je laissai le vicomte s’emparer de mes mains. Soudain, je jetai un petit cri; sur mes yeux fermés il avait posé ses lèvres. Je bondis, mais ma colère tomba en le voyant devant moi rayonnant de joie et d’espérance, et murmurant: Merci! merci, ma fiancée! merci, ma femme!

Et il s’enfuit en m’envoyant un dernier merci dans un dernier baiser.

Sans avoir dit oui, j’étais cependant désormais et volontairement la fiancée du vicomte Georges de Cerny, c’est-à-dire sa prisonnière.

A peine Georges parti, je vis entrer une camériste qui se mit à mes ordres et me fit changer de costume; je revêtis une ravissante toilette d’intérieur, me laissant habiller comme une enfant, incapable de comprendre que chaque pas fait dans la voie où j’étais entrée était un pas vers l’esclavage.

Enfin, on vint m’avertir que la douairière m’attendait. Je passai dans la salle à manger, où je trouvai Georges en compagnie d’une vieille dame.

En me voyant, Georges se leva, vint me prendre par la main et me présenta la vieille dame en me disant: Mme la comtesse de Chevalnay, ma tante, qui connaît tous mes projets et veut bien être avec moi contre tout le monde.

Puis, me montrant à Mme de Chevalnay, il ajouta: Mlle Denise Brimard, ma fiancée.

C’était fini; j’étais absolument vaincue; j’acceptai follement toutes ces folies, je me crus déjà vicomtesse de Cerny, je n’eus plus un doute, plus une crainte; je laissai sans résistance l’amour s’emparer de mon cœur; j’abandonnai toute mon âme à l’espérance et fiévreusement, avec une implacable volonté, sans jamais me lasser, sans jamais trouver le travail trop aride ou la tâche trop difficile, je me mis à apprendre tout ce que je crus utile de savoir pour être une parfaite vicomtesse.

Mme de Chevalnay, du reste, était d’une patience et d’une complaisance à toute épreuve et prenait toutes les peines du monde pour m’enseigner l’art délicat de choisir et de porter une toilette; j’eus des professeurs de toutes sortes, et j’appris alors à faire correctement une révérence en même temps qu’à ne point manquer aux règles du bon langage; la danse et la musique me furent enseignées de même; Georges m’apprit à conduire ainsi qu’à monter à cheval.

De loin, je voyais le monde comme une terre promise; les leçons de danse étaient des prétextes à causeries sur les plaisirs mondains et j’entrevoyais déjà les splendeurs d’un bal; les leçons de musique amenaient nécessairement mille questions et mille réponses sur les concerts et les théâtres, et je rêvais alors des Italiens et de l’Opéra. Tout, en un mot, avait son commentaire; la leçon reçue aujourd’hui était surtout une promesse de plaisir pour demain; mais ce que l’on me montrait surtout, c’était le bonheur d’être reine par la beauté, c’était la joie immense d’aimer et d’être aimée.

Cependant, Georges marchait droit à son but, sans s’inquiéter jamais de la route choisie, s’approchant de son crime sans éveiller aucun soupçon. Je vous l’ai dit, j’avais perdu toute crainte; j’avais absolument confiance, j’étais heureuse d’aimer, j’étais fière de mon travail et de mes progrès; le temps passait, j’entrevoyais la fin de l’épreuve; j’étais aveugle, j’étais folle.

Lorsque je causais avec Georges, j’abandonnais joyeusement mes mains à ses caresses. Un jour, cependant, il glissa son bras autour de ma taille, et je sentis une première fois son cœur battre contre le mien. Un autre jour, sa tête tomba sur mon épaule, un soupir s’échappa de sa poitrine, et ses lèvres effleurèrent mes cheveux; un autre jour encore, afin que l’on n’entendît pas –et nous étions seuls–il me prit dans ses bras et me dit à l’oreille: «Je t’aime!» et frissonnante, éperdue, je répondis au bien-aimé: «Je t’aime!»

La nuit tombait mollement et la douce clarté des étoiles nous enveloppait; nous causions d’avenir: il me disait que j’étais son âme, je lui répondais qu’il était ma vie. Alors, quittant mes mains, il passa son bras autour de ma taille, m’attira auprès de lui; je sentis son cœur battre près du mien. Ses lèvres s’approchèrent de mes lèvres, et nous échangeâmes ce baiser qui commande aux âmes la communion de l’amour.

Ah! rugit-elle, il le préparait depuis une heure, ce long baiser inconnu dont je ne devinais pas la perfide douceur, ce baiser qui me faisait sa maîtresse!

Ne croyez pas que ma chute m’attrista. La jeune fille qui aime pardonne tout à celui de qui elle se croit aimée. Et puis, est-ce qu’il me laissait le temps de réfléchir? Il endormait ma raison, il enivrait mon âme, il affolait tout mon être.

Etre aimée de Georges, moi à lui toujours, lui toujours à moi, peu importait le reste. Si bien qu’un jour, abandonnant notre retraite de Chatou, Georges m’entraîna à Paris, où, à force de fréquenter Fenouillette et Léonide, Truffaldine et Cora, un beau soir, le Champagne aidant, j’acceptai au Grand-Seize d’être publiquement la maîtresse de Georges de Cerny.

Ha! ha! ha! maître Surin, sommes-nous assez niaises!...

–Et, ajouta Surin, tous ces beaux mignons sont-ils assez misérables!...

–Plus misérables que vous ne pensez!...

Vous avez assez bonne idée de moi, je suppose, pour ne pas songer un instant que la haine mortelle que j’ai vouée à Georges puisse provenir de ma chute!...

Je lui aurais pardonné jusqu’à son abandon, si je n’avais appris de la bouche même de mon amant adoré que jamais il ne m’avait aimée un jour, une heure, une minute, une seconde!...

–Il vous a avoué cela?...

–Lui-même, fort tranquillement, en m’invitant à combler les vœux de M. Jules de Bayolles, mon amant d’aujourd’hui.

–Il vous a dit au moins.

–La vérité! toute la vérité!... Oh! le vicomte de Cerny est gentilhomme jusqu’au bout des ongles.

Il m’a donc avoué un soir que, las d’entendre vanter à deux lieues à la ronde la beauté enivrante et la farouche vertu de Denise Brimard, il avait parié au Club qu’il ferait ma conquête dans les vingt-quatre heures et qu’il me garderait trois mois, au bout desquels il m’aurait fait renier jusqu’à mon père!...

Or, cet épouvantable pari, Georges l’a gagné!

Un jour, j’ai osé écrire à mon père, qui avait mis toute la police sur pied pour me retrouver, que je me trouvais bien où j’étais, que j’étais majeure et que je le priais de s’occuper de ses affaires personnelles. J’ai fait plus: j’ai osé écrire à mon père que, s’il désirait absolument me voir, il n’avait qu’à se trouver le surlendemain au Bois, sur les bords du Lac, où il me verrait passer dans mon équipage capitonné, couverte de dentelles et de diamants, enfouie sous cent mètres de mousseline et ayant pour escorte plus de cinquante cavaliers, héritiers des plus grands noms et des plus belles fortunes de France.

–Et votre père?

–Mon père est venu. Mon père m’a vue passer, et mon père est mort, foudroyé par la douleur, foudroyé par la honte.

Maître, j’espère maintenant que vous comprenez pourquoi je hais mortellement M. le vicomte de Cerny!

Vous sentez-vous à sa taille?

Comme vous le voyez, ce n’est pas un maigre adversaire que je vous offre là!

Ce qu’il me faut, ce sont ses larmes, ses désespoirs, ses fureurs, sa honte, sa mort!

–Votre prix?

–Quel qu’il soit. je paierai!

–Quel qu’il soit?... même si ce que je demande n’est pas de l’or?

–Même si ce que vous demandez n’est pas de l’or!...

Galathée lui tendit la main.

Surin la baisa frénétiquement et dit:

–Galathée, je vous vengerai!

–Le moyen?

–Des plus simples. Est-il amoureux?...

–Je ne crois pas!

–Alors, il n’y a qu’à attendre!

–Bravo, maître! Vous m’avez comprise!... C’est à son premier amour, sérieux ou non, que nous le tiendrons! Ah! le voir adorer une femme et ne pas lui permettre l’espoir d’être heureux, mettre toujours quelqu’un ou quelque chose entre Elle et Lui, fût-ce une tombe, voilà mon désir, voilà mon rêve, voilà ma volonté! Larmes pour larmes, douleurs pour douleurs, sang pour sang, est-ce dit?

–Larmes pour larmes, douleurs pour douleurs, sang pour sang, c’est dit.

Les requins de Paris

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