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CHAPITRE V
DÉCLARATION DE GUERRE

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Dans un délicieux petit salon fumoir, autour d’une table en laque de Chine, merveille de l’art oriental, une dizaine de personnes sont librement groupées, fumant, causant, riant en attendant l’entrée majestueuse du valet venant annoncer que madame est servie.

Sur la table, au milieu des verres, pareilles à des clochers au milieu des villes, des bouteilles de forme et de grandeur diverses allongent leur col élégant: absinthe, vermouth, madère. Il y a là des spécimens de tout ce que le distillateur a pu inventer pour satisfaire le gourmet et promettre de l’appétit aux estomacs les plus rebelles et les plus paresseux.

Ces dix personnes sont la fine fleur d’un coin du Paris viveur, la carte d’échantillons du high-life contemporain.

Près de Galathée, la couvrant amoureusement du regard, n’attendant qu’un signe pour obéir aux caprices de sa souveraine, assez nonchalamment étendue sur une chaise longue, un verre de madère à la main, voici d’abord un grand garçon, plutôt maigre que gras, ni blond, ni brun, ni laid, incontestablement vulgaire de figure et d’esprit, mais distingué, de l’aveu de toutes ces dames, c’est-à-dire ayant une certaine audace polie qui ne permet pas qu’on le confonde avec un domestique, malgré la superbe paire de favoris châtain-clair, dont il est fier, et qu’il a grand soin d’aller regarder toutes les heures dans la première glace venue. Son nom? Jules de Bayolles. Son âge? trente ans. Sa position? rentier à cinq cent mille livres. Ses opinions politiques et sociales? sportsman, faisant courir, courant lui-même, membre du Jockey. C’est le maître in partibus de la maison, Galathée étant la maîtresse en titre, par devant notaire.

Du jour où Galathée a senti son amour irrévocablement changé en haine, c’est M. de Bayolles qu’elle a choisi pour être d’abord son heureux vainqueur, et, plus tard, son collaborateur docile. Cinq cent mille livres de rente, c’est une bonne arme de guerre. D’ailleurs, Galathée avait vite jugé l’utilité des rentes et du rentier. M. de Bayolles l’adorait depuis le premier jour; si jamais il se croyait aimé, ce serait le plus humble, le plus docile, le plus dévoué, le plus féroce des complices. Et puis Georges lui déplaisait. Georges n’avait-il pas conseillé à Galathée de lui donner Jules pour successeur!

A deux pas, jugeant de haut les événements du jour et les hommes de l’époque, tranchant les questions d’un mot, un jeune homme irréprochablement bien mis disserte avec trois autres jeunes gens, non moins irréprochablement vêtus, Conrad de la Bertholière, Axel de Courtenoy, deux inutiles, et M. de Maffrely, capitaine au 10e chasseurs, actuellement en congé, et qui cause plus qu’amicalement avec une brunette ravissante qui lui abandonne volontiers sa main, digne d’une demoiselle de haute et pure lignée. La femme se nomme Joséphine; c’est elle qui doit être baptisée Parisienne, ayant Lavinio pour parrain et Galathée pour marraine.

Deux jeunes gens sont encore là, insignifiants, comparses de la vie, se croyant des artistes de primo cartello, figurants fiers comme des premiers sujets, gandins d’hier, gommeux d’aujourd’hui, banals échantillons de la sottise et de la fatuité humaines, produits du désœuvrement et de la vanité.

Au milieu de ces personnages, allant de l’un à l’autre, brillantes et bruyantes, riant de leurs propres paroles, libres et savamment folles, nous remarquons quatre filles assez jolies, ayant un supplément de cheveux, de couleurs et de formes, baptisées par Rochefort du nom de pintades; vierges folles, comètes de l’amour, courtisanes éternellement enviées et méprisées, que l’on retrouvera dans dix ans dans une loge de portière, un chat sur les genoux, ou bien sur le trottoir, un balai sur l’épaule, sinon à l’hôpital, espoir du scalpel des carabins.

–Enfin! tel fut le cri poussé par tout ce monde, lorsque Georges parut au bras de son ami Lavinio.

–Des excuses, puis, à table, dit M. de Bayolles en se levant.

–Non pas, répliqua Galathée, à table d’abord. Les excuses viendront ensuite.

On entra dans la salle à manger; Galathée fit asseoir Georges à sa gauche, et pria M. de Maffrely de prendre place à sa droite; en face d’elle, M. de Bayolles et Lavinio s’assirent, ayant Joséphine entre eux; les autres convives se placèrent à leur guise.

La chère était exquise, les vins datés et signés; le dîner fut bientôt des plus bruyants.

Et, pendant que l’on riait et que l’on divaguait, Georges et Galathée causaient à demi-voix.

La conversation avait commencé par une plaisanterie banale: Galathée ayant offert du Marsala à Georges, le vicomte lui dit:

–Votre parole qu’il n’est pas un tantinet empoisonné?

–Rassurez-vous, cher, répondit Galathée, je serais désolée de vous voir mourir avant que vous ayez joué le rôle que je vous destine dans une comédie de mon invention.

–Une comédie? Tiens, tiens, tiens! Et j’ai un rôle dedans?

–Un premier rôle!

–Rôle de jeune premier?

–Non. de premier comique.

–Oh! oh! dites tout de suite de queue-rouge!

–Vous avez toujours l’esprit subtil que je vous ai connu.

Georges se mordit un peu la lèvre, puis sourit, et tendant son verre à Galathée:

–Queue-rouge!... c’est bientôt dit, chère belle; je croyais pourtant avoir prouvé que les autres me servaient de hochets.

Galathée ne sourcilla pas.

–Vicomte, lui dit-elle crânement, les jeunes premiers sont polis, tendres et fades. les queues-rouges sont grossiers et aveugles. Je vous pardonne, venant d’apprendre que vous aviez répété aujourd’hui.

–J’ai répété aujourd’hui?

–Le premier acte de la comédie dont je vous parlais tout à l’heure.

–Vraiment?

–Vraiment!... N’êtes-vous pas amoureux d’une blondinette merveilleusement jolie?

Stupéfait, Georges regarda Galathée.

–Comment savez-vous?... interrogea-t-il involontairement.

Gravement, Galathée répondit:

–J’ai ma police.

Ainsi que l’on voit tout à coup une silhouette se dessiner à la lueur d’un éclair, Georges vit passer devant ses yeux Fleur-d’Ebène et Surin; et leur éclat de rire résonna de nouveau à son oreille.

–Je sais qui vous a raconté tout cela, chère Galathée. Votre police a de rudes jambes pour m’avoir précédé chez vous!... En tout cas, je ne vous fais pas mon compliment des gens que vous employez pour espionner vos amis. Peuh!... un rustre. et une fille abrutie par l’eau-de-vie et la débauche.

–Vicomte, on fait ce qu’on peut, sifflota impertinemment Galathée.

Georges se mit à rire, puis reprit gaiement:

–Pardieu, puisque nous en sommes là, jouons cartes sur table. Qu’est-ce que c’est que M. le Conciliateur?

–Vous allez le savoir tout à l’heure.

–Comment cela?

–Joséphine doit nous raconter son histoire. Eh bien. Surin y joue un rôle qui vous aidera à connaître votre homme.

–Voyons! fit Georges après un silence, finissons-en! dites tout de suite ce que vous avez à dire. Qu’est-ce que vous rêvez contre moi?

–La chose la plus épouvantable du monde, cher vicomte; je rêve de vous empêcher de commettre une nouvelle infamie.

–Bah!

–Je rêve de ne pas vous permettre de tromper votre inconnue comme vous avez trompé Denise; je rêve tout simplement de vous forcer à respecter la vertu.

–Mais, Dieu me damne! vous allez me faire croire que vous prétendez au prix Monthyon. Mais, une question? Vous connaissez ma jolie blonde?

–Je la connais!

–Sérieusement?

–Sérieusement!

–Eh bien, franchise pour franchise!

Oui, cette inconnue m’a séduit par sa grâce; oui! je la trouve adorablement belle; oui! je l’aime!.. Je l’aime comme je n’ai jamais aimé, jamais, jamais.

Il regardait Galathée en parlant ainsi, croyant à une révolte de son amour-propre blessé. Galathée sourit au contraire et répliqua:

–Je le sais, et cela me réjouit fort!

–Parce que?

–Parce que, cette fois, vous ne réussirez pas, vicomte; parce que celle que vous aimez est belle et vertueuse.

–Denise était vertueuse et belle!...

–Parce que cette enfant est gardée par un père clairvoyant et courageux.

–Denise avait un père et deux frères pour la protéger!...

–Parce que cette jeune fille est défendue par quelque chose que je n’avais pas, moi.

–Quoi donc?

–L’amour.

–Elle aime! jeta impétueusement Georges, oubliant cette fois qu’ils n’étaient pas seuls.

–Galathée se mit à rire.

–Oui, continua-t-elle, cette adorable jeune fille aime, honnêtement, mais passionnément, un beau garçon qui est toute sa joie et tout son avenir.

Galathée inventait cela pour les besoins de sa cause, sachant fort bien que rien n’irrite tant un amant que de savoir que celle qu’il adore lui préfère un rival.

Après un silence, Georges, essayant d’esquisser un sourire ironique, dit à Galathée:

–Mais, ma charmante, c’est une vraie déclaration de guerre que vous me faites là!

Galathée répondit tranquillement:

–C’est une déclaration de guerre.

Lavinio, la face ensoleillée d’une franche gaieté gauloise, interrompit cette intéressante conversation en disant brusquement:

–Ah çà! est-ce que nous n’allons pas bientôt baptiser Joséphine?

Aussitôt tous s’écrièrent:

–Le baptême! le baptême!

–D’abord, clama Lavinio, debout à la gauche de sa filleule, je déclare le nom de Joséphine absolument impossible; c’est bête, c’est poncif, c’est rococo; il n’en faut pas, voilà mon opinion.

–Et je la partage, ajouta Galathée, debout à la droite de son amie.

M. de Maffrely fit trois pas en avant, et, se trouvant ainsi à égale distance de sa maîtresse et de ses amis:

–Je demande, dit-il, à choisir moi-même le nom que vous devez donner à votre chère et jolie filleule!... et je choisis celui d’Emeraude.

Un frénétique hurrah! répondit à M. de Maffrely; Galathée debout, une coupe de champagne à la main, passa derrière Joséphine assise, laissa tomber trois ou quatre gouttes dans les cheveux de la belle et dit:

–Au nom du champagne, au nom des truffes, au nom de l’amour, Joséphine, tu t’appelles Emeraude.

Emeraude prit la coupe que lui tendait Galathée, se leva, sourit à M. de Maffrely et but d’un trait, en saluant ses amis. Dix minutes après, embrassée, fêtée, elle avait aux oreilles, aux doigts, aux bras, au corsage, au col, pour une quarantaine de mille francs de bijoux, cadeaux de bienvenue, offerts par les amis de son amant, par son amant surtout, enchanté du succès de sa maîtresse.

–Parbleu, capitaine, dit enfin Lavinio à M. de Maffrely, vous êtes un homme heureux; mais il me semble que l’on nous avait promis l’histoire de votre triomphe.

–A quoi bon? murmura Emeraude. Elle manque de gaieté.

–Qu’importe! dit Galathée. Pour ma part, ce que j’en sais me donne une furieuse envie de savoir le reste.

–Soit, répondit Emeraude. Mais je vous ai prévenus. nul n’y trouvera le petit mot pour rire.

Georges sentit soudain un indicible effroi envahir tout son être.

Galathée vint se rasseoir près de lui, puis elle murmura à son oreille:

–Ecoutez bien, vicomte, écoutez bien!... je vous jure Dieu que cette histoire vous intéressera tout particulièrement!

Et, d’un ton enjoué:

–La parole est à ma filleule!

En quelques mots, voici l’histoire de Joséphine:

Toute jeune, elle avait perdu sa mère.

Elle avait dix-huit ans quand son père, modeste ouvrier et libre-penseur, mourant à son tour, l’avait laissée sans ressources et seul soutien de deux petites sœurs et de deux petits frères. Les bonnes âmes du quartier, scandalisées de ne point la voir pratiquer, lui avaient déclaré la guerre et avaient fait feu des quatre pieds pour l’amener à composition en l’empêchant de trouver de l’ouvrage.

Un jour, brisée par les tortures morales et physiques, elle avait songé à mourir. Le réchaud fatal était déjà allumé quand elle avait reçu la visite du Conciliateur.

Ce mot fit faire un brusque mouvement à Georges et amena sur les lèvres de Galathée un sourire ironique.

Continuant son histoire, Emeraude apprit à ses auditeurs que le Conciliateur lui avait été dépêché par un certain M. Benoît, la Charité faite homme, qu’elle avait su un peu plus tard, être son propriétaire, M. le comte de Morlac, un des gros bonnets de la Société de Saint-Vincent-de-Paul.

A ce nom, Georges poussa un cri.

Emeraude s’arrêta, surprise.

–Continuez, je vous prie, lui dit doucement Georges faisant tous ses efforts pour garder son sang-froid.

La fin de l’histoire d’Emeraude apprit à tous que, grâce aux machiavéliques combinaisons de Surin, la pauvre fille, après avoir voulu vainement mourir une seconde fois, était devenue la maîtresse du comte, un raffiné d’amour, qui emmenait ses maîtresses à Montretout passer la lune de miel.

Georges pâlit. Mais alors, la jeune fille qu’il avait vue le jour même avait donc remplacé Emeraude?

Si elle avait remplacé Emeraude, elle n’était donc pas pure comme le prétendait Galathée, et n’avait point un saint amour au cœur.

Aussi, les bras croisés, l’œil ardent, se tourna-t-il vers son ancienne maîtresse et lui dit-il:

–Que dois-je penser, à présent, de la vertu de celle dont vous me parliez tout à l’heure?...

–Cette jeune fille, répondit Galathée, n’est pas la maîtresse de M. de Morlac.

–De quelle jeune fille parlez-vous? demanda Emeraude.

–D’une blonde idéale entrevue aujourd’hui par le vicomte à Montretout, chez M. de Morlac.

–Cette jeune fille, dit Emeraude, ne peut qu’être Mlle Caroline, la fille aînée du comte, élevée par l’austère Mme de Chabrins, sa tante. Or, elle se marie mardi.

–Mardi? s’écria Georges.

–Mardi. Ce mariage consolera peut-être M. de Morlac de mon départ, car il me fait l’honneur de me pleurer, depuis que je lui ai préféré M. de Maffrely.

Georges était devenu sombre; Galathée semblait méditer.

–Messieurs, s’écria M. de Courtenoy, si nous taillions un petit bac?

Sur ce mot, tout le monde s’assit devant une table de jeu.

–La fille de M. de Morlac! murmura Galathée. et elle se marie mardi. Hé! hé! il serait peut-être bon que le Conciliateur connût cela tout de suite!...

Les requins de Paris

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