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CHAPITRE III
LE CABARET DE LA GRENOUILLE EN GOGUETTE

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Pour le vulgaire, qui juge sur l’apparence et se fie à l’enseigne, Surin était un misérable écrivain public, confident assermenté de la gent illettrée, ennemi par profession de l’instruction obligatoire, homme établi cepen dant, vivant dans ses meubles et dans son immeuble, immeuble en bois, il est vrai, mais enfin immeuble constituant propriété, sise près de la Morgue, et légalement ornée de cette enseigne:

AU TOMBEAU DES SECRETS

Pour ses clients sérieux, Surin était homme d’affaires, tenait un cabinet de consultations et se chargeait surtout d’arranger à l’amiable toutes les affaires impossibles; de là ce titre, dont il faisait surtout son nom:

SURIN, CONCILIATEUR

De fait, maître Surin conciliait beaucoup de choses qui d’abord paraissaient inconciliables; mais c’est que tous les moyens de conciliation lui paraissaient également bons, en vertu de cette maxime des jésuites:–La fin justifie les moyens.

Fils d’un ancien clerc d’huissier, clerc d’huissier lui-même, il avait été de bonne heure instruit par les malheurs de son père, conciliateur méconnu par ses patrons d’abord, par dame justice ensuite. L’échoppe d’écrivain public était l’héritage paternel; c’est là qu’il était né, c’est là qu’il espérait bien ne pas mourir. Il connaissait le code comme les voleurs connaissent un bois, ayant appris à lire dans la Gazette des Tribunaux; il avait du reste une intelligence réelle: pas un avocat ne se fût mal trouvé de ses avis. Un seul fait montrera quelle profonde connaissance du cœur il avait acquise autant par les leçons paternelles que par ses observations particulières:– il avait inventé cet axiome et se l’était écrit à lui-même pour ne l’oublier jamais:–Persuader à quelqu’un qu’il est frustré de cinquante centimes, c’est la façon la plus simple et la moins dangereuse de lui soustraire cinquante francs.

Après avoir eu quelques démêlés avec la correctionnelle, toujours chicanière avec le pauvre monde, Surin se rangea, en étant arrivé à ce point de la sagesse humaine où l’on comprend enfin que l’intelligence vraie consiste à profiter des coquineries d’autrui. Son père venait de mourir, rappelé sans doute par le diable, qui ne le trouvait plus dans le mouvement et qui comptait davantage sur les services du fils. Donc, Surin s’installa dans l’échoppe paternelle, prit une allure paisible et tout à fait rassurante, parut enchanté de son modeste sort, mais attendit les événements.

Sitôt qu’il se vit moins souvent regardé par des yeux gênants, assuré qu’on le croyait devenu parfaitement ermite, l’œuvre rêvée commença.

Sans jamais voler, il connut des voleurs; sans jamais recéler, il sut où se trouvaient des recéleurs et se rendit utile; entre amis, il faut s’entr’aider.

Quiconque venait chez lui demander ses services, le trouvait affable, empressé, charmant, vous écoutant religieusement et vous interrogeant de même; vous lui parliez d’une affaire intime, vous partiez après lui avoir conté l’histoire de tous ceux qui vivaient autour de vous. Parfois, on voulut le faire jaser. Il fut d’une discrétion inébranlable; cela plaisait.

On parla de lui; la renommée le prit par la main et le fit passer de l’office au cabinet de monsieur, par l’escalier de service, il est vrai, mais qu’importe le chemin?

Un jour, il fit un coup de maître qui consolida sa situation et le mit en bonne odeur auprès de ceux-là qu’il avait intérêt à ne pas avoir contre lui:–il rendit un service à la police.

En dix ans de ce métier, il devint un des rois inconnus de Paris, connaissant tout ce qui menait une vie irrégulière, que ces personnes fussent ou non justiciables des défenseurs officiels de la famille et de la société; chez lui, escrocs, bandits, faussaires et recéleurs savaient trouver un renseignement utile, l’adresse d’un complice indispensable, un bon avis et mille autres choses agréables; mais, chez lui aussi, le fils de famille pouvait rencontrer un bienfaiteur à cent vingt pour cent et la courtisane un protecteur à vingt-cinq louis le mois; il tenait boutique de bons et de mauvais conseils.

Il était à la fois fort recherché et fort redouté; recherché parce qu’il était véritablement utile de l’avoir pour ami, redouté parce qu’il savait se mettre toujours en position de ne pas être inquiété, même dans des affaires dont il était à la fois et l’inventeur et le principal ouvrier.

A l’heure même où Galathée, insultée par lui en un jour de sotte humeur, l’avait pris pour confident et pour complice, il s’occupait justement d’une affaire qui devait faire bientôt causer tout Paris et qui fut connue plus tard sous le nom de: l’Enigme d’Orvilliez.

Enthousiasmé par la beauté et par la haine vigoureuse de Galathée, résolu à finir vite ses entreprises actuelles pour être libre de se consacrer tout entier au châtiment du vicomte de Cerny, Surin voulut faire vite tout ce qu’il pouvait dès son entrevue avec Galathée. Le lendemain donc, il prit avec lui sa gouvernante et s’en fut donner le coup d’œil du maître aux préparatifs de son œuvre d’Orvilliez.

Libre dès le commencement de l’après-midi, mis en belle humeur par ce qu’il avait vu, Surin résolut de finir la journée gaiement et dit à sa gouvernante: Allons donc faire un tour à Saint-Cloud; nous dînerons par là.

La gouvernante, enchantée, accepta le bras de son maître et l’on se mit en marche.

C’était une belle fille que la gouvernante de maître Surin, bien bâtie, vigoureuse et plaisante au regard; ses admirables cheveux noirs l’avaient fait surnommer Fleur d’Ebène; bonne fille au repos; souvent gaie de cette gaieté nette et brutale des natures incultes, elle était parfois sombre et grondante d’une façon étrange; alors on eût dit que, devant ses yeux grands ouverts, hagards et fixes, tour à tour flamboyants et ternes, des souvenirs passaient; son allure ordinaire était pesante; elle paraissait folle quelquefois et semblait idiote plus souvent. Un seul défaut lui pouvait être reproché: elle aimait l’eau-de-vie. Avec cela, Surin la faisait obéir à sa guise; il y avait cinq ans qu’elle vivait près de lui, le servant, à la fois sa compagne et son chien, absolument en tout bien tout honneur.

Pourquoi? Surin savait probablement cela mieux que personne; mais il ne disait jamais rien à ce sujet. On avait cependant plaisanté plus d’une fois M. Surin sur sa gouvernante, et chantonné des refrains remplis d’allusions, et parlé de Babet, célèbre par ses laits de poule. Surin s’était contenté de hausser les épaules et de répondre:–Fleur-d’Ebène! Il y a deux choses que je ne vous conseille jamais de faire avec Fleur-d’Ebène: la première, c’est de lui vouloir cueillir un doux baiser, et la seconde de lui offrir un bol de vin chaud. Dans les deux cas, vous ne ririez pas!

Et l’on avait parlé d’autre chose, concluant de là que Fleur-d’Ebène tenait à sa vertu et qu’elle avait un faible malheureux pour le vin chaud.

Donc, ce jour-là, Surin et Fleur-d’Ebène allaient dîner à Saint-Cloud. Or, tout en haut de la côte, juché comme un coq en belle humeur sur la crête d’un toit, il y avait un petit village de pimpante et joyeuse allure, tout plein de fleurs et de chansons, un nid à galantes aventures. C’était le coin favori des gars joyeux et des filles accortes; c’était le village coquet de Montretout.

Sur la route qui mène à Rocquencourt, à une centaine de mètres de la Porte-Jaune, à droite, se dressait un petit cabaret de rabelaisienne apparence, avec ses volets verts, ses murs blancs tapissés de beau lierre aux larges feuilles luisantes, son petit jardin découpé, où l’on pouvait dîner et caqueter à deux, sous un dôme de vigne vierge et de clématite en fleurs.

Maintenant, entrons avec Surin au Cabaret de la Grenouille en goguette.

Le maître du cabaret était digne de sa maison; il aidait consciencieusement le client à faire honneur à sa cave. C’était un bon gros compère, incapable de tuer une mouche, même une mouche qui se serait permis de boire. dans son verre; souriant et gazouillant, la face empourprée, de façon à faire croire qu’il avait été regardé en face par le soleil couchant. Rabelais l’eût accepté pour sacristain. Par droit de naissance, il se faisait appeler maître Honoré Lesiffleur.

Pour Surin, connu de la maison, maître Lesiffleur se surpassa de si culinaire façon qu’au dessert, Fleur-d’Ebène se mit à chanter pendant que Surin, à la fenêtre, fumait un cigare, regardant vaguement devant lui, sans se soucier autrement de la marquise. La marquise était le nom d’amitié qu’il donnait à Fleur-d’Ebène.

Tout à coup Surin se jeta en arrière, ferma brusquement les persiennes d’un seul coup et interrompit Fleur-d’Ebène, en lui disant sèchement:

–Assez chanté, ma fille; il y a du nouveau dans l’air. Fleur-d’Ebène se tut; Surin revint vivement à la fenêtre et se mit en observation, en consultant une photographie qui lui avait été remise par Galathée, la photographie de Georges de Cerny.

En face du cabaret, une haute maison se dressait muette et grave; les fenêtres du premier étage étaien ouvertes, à la vérité, mais de grands stores empêchaient * le soleil et le regard d’entrer dans les appartements; de grands stores chinois d’un vert sombre où des oiseaux fantastiques voltigeaient au milieu de fleurs plus fantastiques encore, jaunes et rouges comme les oiseaux.

Sur la route, un jeune homme s’avançait lentement, l’air ennuyé, se sentant seul et se déplaisant dans cette solitude, fumant pour se distraire, marchant d’un pas nonchalant, du pas involontairement familier à tous ceux qui vont quelque part et ne veulent pas encore arriver, trouvant que le temps est long et que la route est courte, qu’aller est ennuyeux, mais qu’arriver serait peut-être plus ennuyeux encore.

Caché derrière la persienne, Surin ne quittait pas le flâneur des yeux. Celui-ci s’étant sensiblement rapproché, Surin murmura: Pardieu! si ce n’est pas là le joli vicomte, j’irai me confesser au pape.

Georges de Cerny, car c’était bien lui, n’était plus qu’à deux pas du cabaret.

Tout à coup, il disparut aux yeux de Surin.

C’est que, brusquement, une main blanche et fine venait de soulever un des stores de la maison d’en face: à la fenêtre apparut la tête blonde et souriante d’une adorable jeune fille.

Surin la regarda, puis il chercha Georges. Le vicomte s’était jeté brusquement à l’angle du cabaret, et là, invisible presque pour l’inconnue, il la contemplait en extase.

Surin poussa un petit grognement joyeux et se frotta les mains en se disant:

–Tiens! tiens! tiens!

Se croyant seule, la jeune fille se pencha sur l’appui de la fenêtre et resta pensive, les yeux perdus dans l’horizon, aspirant avec joie les fraîches et saines senteurs de la campagne. Perdue dans sa rêverie, elle était charmante d’abandon; d’ailleurs, elle avait toutes les grâces de la jeuuesse et de la pureté, toutes les beautés de la jeune fille; elle était blonde, de ce beau blond chatoyant et tendre, pareil au vin de Champagne scintillant dans le cristal; le regard s’élançait net et brillant de deux grands yeux bleus. La bouche était petite et riante, ayant au coin des lèvres ces petits trous charmants que le sourire transforme en fossettes.

Georges, tout à sa contemplation, fasciné, charmé, avait fait quelques pas sans être aperçu de la rêveuse; soudain, un léger bruit se produisit, le bruit d’un petite pierre tombant sur un caillou du chemin; c’était Surin qui venait de laisser glisser un morceau de faïence entre les lames de la persienne; la jeune fille tressaillit et baissa les yeux.

Elle aperçut aussitôt Georges, qui la dévorait du regard. Elle rougit, se rejeta en arrière et disparut en laissant retomber le store.

Georges resta cinq minutes en place, le cou tendu, l’œil fixe, espérant qu’on daignerait se montrer une seconde encore. Peine inutile: rien ne bougea. Alors, il prit entre ses doigts le bout de sa moutache, qu’il tortilla furieusement, baissant la tête et regardant alternativement la route et la fenêtre, et se mit en marche fort lentement, non sans se retourner de trois pas en trois pas.

Et cependant on le voyait. Derrière le store, la jeune fille s’était assise vivement, reprenant un ouvrage de couture qu’elle avait abandonné un instant pour respirer un peu; puis, se sachant invisible, du coin de l’œil à peine, elle regardait cet audacieux passant qu’elle avait trouvé jeune, beau et de tout à fait grand air.

Après avoir fait vingt pas, Georges s’arrêta, fit volte-face et revint lentement vers la maison de l’inconnue, le nez au vent et l’œil au guet.

Un éclat de rire sec, aigu, moqueur, comme le sifflement d’un merle, éclata derrière lui.

Le vicomte se retourna tout d’une pièce, la bouche contractée, l’œil chargé d’éclairs.

La route allongeait son ruban poudreux au milieu des prés verts, et nul n’apparaissait à l’horizon; le cabaret semblait endormi comme son propriétaire, que le vicomte aperçut seulement alors, sommeillant comme un juste, les mains croisées sur son pantagruélique bedon.

Evidemment, le rire partait du cabaret ou de la maison.

Comme le vicomte s’interrogeait, voilà que le même éclat de rire revint lui fouetter les oreilles, plus strident et plus railleur, éclatant comme un appel de clairon annonçant la bataille.

Cette fois, Georges savait d’où partait le rire; il bondit vers le cabaret.

Réveillé en sursaut, le chien, qui dormait aux pieds de son maître, le museau sur ses pattes, grogna énergiquement.

Maître Honoré fut aussitôt debout. La figure épanouie, obséquieuse, il salua son hôte avec un respectueux attendrissement.

–Avez-vous quelqu’un ici? demanda vivement le nouveau venu à maître Honoré.

–Oui, monsieur; là, dans le salon.

Georges entra vivement dans la pièce que lui indiquait le maître du cabaret, très-décidé à traiter de la bonne façon le rieur malappris qui osait se moquer du vicomte de Cerny.

Malgré lui, il s’arrêta sur le seuil, jetant un coup d’œil sur ce que maître Lesiffleur appelait le salon.

Auprès d’une des fenêtres, ayant devant eux un carafon d’eau-de-vie, la marquise et Surin devisaient joyeusement.

Au bruit que fit Georges en entrant, la femme leva la tête et l’homme se retourna.

La vue de Fleur-d’Ebène et de Surin arrêta, dans la gorge du vicomte, l’interrogation qui était sur ses lèvres. Qui était ce couple étrange, composé d’un être laid, difforme, repoussant à voir, et d’une fille incontestablement [belle, aux cheveux noirs, épais et touffus; au profil [presque grec, aux beaux yeux, scintillant comme deux étoiles; au col bien planté, aux épaules opulentes, robuste et splendide créature à qui on ne pouvait reprocher que des attaches sentant trop le populaire?

Le cabaretier, sa casquette à la main, toujours balançant son échine, tira Georges de sa courte stupeur.

–Monsieur désire?... demanda-t-il une seconde fois.

Ce fut Surin qui répondit en se levant:

–Du fil en quatre pour la marquise, dit-il, et une bouteille pour nous.

Georges faillit bondir:–Comment, une bouteille pour nous?

–Dame, mon gentilhomme, poursuivit Surin, tranquille et souriant, quand on veut faire causer les gens.

–Pardon, monsieur, répondit Georges avec hauteur; mais qui vous fait supposer, je vous prie, que je daigne vous faire l’honneur de causer avec vous?

–Pourquoi êtes-vous donc entré ici? répliqua Surin, en riant.

–Pour savoir qui avait ri. pour savoir pourquoi on avait osé rire, et pour châtier le rieur?

Le cabaretier entra, apportant un carafon de cognac, une bouteille de Saint-Julien et des verres. Sur un signe de Surin, il mit vivement ce qu’il apportait sur la table, et disparut.

La marquise prit le carafon et Surin la bouteille.

–C’est moi qui ai ri, dit Surin en se versant à boire.

–Parce que?...

–Parce que vraiment vous étiez parfaitement drôle, le nez en l’air, ne voyant rien venir.

–Soit; je veux admettre que cela vous ait fait rire involontairement une fois!... mais une seconde!...

–Oh! la seconde fois, j’ai ri exprès. j’ai ri par intérêt. j’ai ri pour vous faire venir ici.

–Châtier un insolent?

–Non, causer avec un ami.

A ce mot, dit à lui par un tel homme, Georges se leva indigné:–Un ami!

Surin, se levant à demi, répondit doucement, en invitant le jeune homme à s’asseoir:–Je retire le mot, puisqu’il vous blesse. Mettons. allié.

–Je n’ai pas plus besoin d’ami que d’allié!

–On a au moins besoin d’un bon conseil.

–Je ne vous comprends pas.

–Daignez m’écouter quelques instants, et j’espère que vous me comprendrez. Et d’abord, connaissez-vous le Conciliateur?

Georges se mit à rire en répétant:

–Le Conciliateur? Ah! ma foi, non. Qu’est-ce que c’est que cet animal-là.

–C’est moi, dit simplemnt Surin.

–Ah! Enchanté d’avoir fait votre connaissance.

–J’espère, en effet, que vous serez enchanté, mon gentilhomme.

–Gentilhomme, moi?

–Dame! puisque vous êtes vicomte.

–Ah! ah! ht Georges, étonné et regardant fixement Surin; vous savez qui je suis?

–Mon Dieu! oui. et bien autre chose encore.

–Puisque nous avons à causer, causons donc!... Mais, avant tout, définissez-moi bien ce que vous entendez par un conciliateur?

–Monsieur le vicomte a-t-il jamais eu un procès?

–Oui, vous n’êtes pas un homme de loi; vous êtes un homme d’affaires.

–Moi, monsieur le vicomte? Oh! vous me jugez mal; sans doute, je suis de bon conseil en matières d’intérêt et j’en vaux un autre pour ce qu’on appelle le contentieux; mais c’est tout ce que j’ai de commun avec ces avocats marrons que l’on voit rôder devant les justices de paix et les tribunaux de simple police, faméliques cherchant à plaider une cause pour un petit écu, attendant un demandeur d’avis à qui donner conseil pour une part de bouteille. Je suis tout autre que ces gens-là, veuillez bien le croire. Je ne m’occupe d’affaires que si je n’ai rien de mieux à faire, pour tuer le temps et ne point m’habituer à vivre en désœuvré.

–En somme, dit Georges, que me voulez-vous?

–Offrir mes services à monsieur le vicomte de Cerny.

–C’est parfaitement mon nom!

–Georges de Cerny, continua Surin, fils unique de M. le comte de Cerny et de dame Jeanne-Augustine de Solanges, son épouse.

–Rien àdire; c’est exact comme un extrait de naissance.

–Monsieur le vicomte, voici trois grands mois au moins que vous n’avez aimé personne, et c’est long trois mois sans amour. Donc, vous trouvez qu’il est temps de découvrir, de séduire et de lancer une nouvelle Denise Brimard.

–Diable! monsieur le Conciliateur, vous m’avez l’air de savoir en effet bien des choses.

–Mon Dieu! je sais ce que j’ai intérêt à savoir, monsieur le vicomte, mais rien de plus. Enfin, vous rêvez une nouvelle conquête, et, cette conquête, vous ne seriez pas fâché que ce fût l’idéale beauté qui était tout à l’heure à la fenêtre de la maison d’en face.

–Vous connaissez cette jeune fille!!

–Une belle fille, n’est-ce pas?

–Comment la nommez-vous?

–Oh! monsieur le vicomte, son nom. ça se dit ou ça ne se dit pas, selon les circonstances. Quoi qu’il en soit, vous êtes amoureux!...

–Amoureux, c’est beaucoup dire.

–Amoureux aujourd’hui. demain amoureux fou!

–Parce que?

–Parce qu’elle est belle, honnête et pure.

Il ajouta en apart: Il n’y a jamais de mal à dire cela. Ça excite.

–Vivat, monsieur le Conciliateur; vivat! dit Georges en riant.

–Vivat, vivat! vous ne direz pas cela demain, et nous verrons si la vertu de votre belle vous enchantera longtemps.

–Elle me ravit!

–Aujourd’hui, mais demain? mais dans huit jours, mais dans un mois?

–Dans un mois?... Il y aura belle lurette dans un mois.

–Dans un mois, interrompit Surin d’un air moqueur, vous serez tout juste aussi avancé qu’aujourd’hui.

–Vraiment! riposta Georges sur le même ton. Je croyais que monsieur le Conciliateur m’avait fait l’honneur de me dire qu’il était au courant de l’histoire de Mlle Brimard.

–Pardon, monsieur le vicomte, pardon; le cas est tout différent. Denise n’avait que de vulgaires défenseurs dans son père et dans ses frères, tandis que la belle dont il est présentement question, a pour protecteur quelqu’un qui vaut son pesant d’or!... quelqu’un qui connaît vos projets et qui les déjouera à plaisir.

–Vous, sans doute?

–Moi-même, monsieur le vicomte.

–Et pourquoi protégerez-vous cette jeune fille?

–Pourquoi?... Mais par amour de la vertu!...

Georges se leva, toisa le Conciliateur et:

–Assez! monsieur, assez! Je n’ai pas besoin de vous!

Surin regarda le vicomte dans les yeux et répliqua nettement:

–C’est juste, M. de Cerny a ses gens en général et Dupré en particulier! sans oublier la vénérable douairière de Chevalnay, de son vrai nom Léonie Chapuzot.

Georges alla droit à Surin, qui l’attendit de pied ferme, mit la main sur l’épaule du Conciliateur et dit.:

–Conciliateur, mon ami, qui que vous soyez, souvenez-vous de ceci: «Toute bête malfaisante qui se trouve sur le passage de M. de Cerny, M. de Cerny met le pied dessus, M. de Cerny l’écrase!... »

–Parfait, monsieur le vicomte, parfait!... Monsieur le Conciliateur est taillé tout d’une pièce comme vous!... Quand quelqu’un le gêne, il le supprime!

Les deux hommes se regardèrent un instant; Georges haussa les épaules, prit son chapeau, jeta un louis sur le comptoir et sortit.

Surin acheva tranquillement sa bouteille, puis il dit à Fieur-d’Ebène:

–Allons, hop! il est temps de filer!

Ils virent alors Georges caché dans l’angle de la grille même de la maison d’en face, le nez collé aux lames des persiennes, regardant avidement au premier étage une fenêtre servant de cadre à trois têtes ravissantes. Deux petites filles de sept à dix ans, familièrement enlacées aux bras de l’inconnue, regardaient, en jetant de joyeux petits cris, un ballon, probablement parti de l’hippodrome, et que le vent poussait de ce côté.–

Surin jaugea d’un coup d’œil la situation. Prenant le bras de Fleur-d’Ebène, il emmena la belle fille en disant:

–Bébelle, ça va marcher comme sur des roulettes.

Le couple fila tranquillement, jeta un regard indifférent sur le ballon, passa devant Georges sans même l’honorer d’un regard. Georges respira. La jeune fille avait laissé passer inaperçus ces gens sans importance; on ne l’avait pas dénoncé; tout était bien!

Trois pas plus loin, Surin se retourna, leva la tête vers la fenêtre et fit de la main un salut à l’inconnue, en se mettant à rire. Georges devint blême; le store s’abaissait de nouveau, la vision venait de disparaître une fois encore.

Georges n’avait plus qu’à rentrer directement chez son père, à Saint-Cloud; il était en retard d’ailleurs; il allongea le pas, prit la droite de la route pour s’épargner de passer trop près de Fleur-d’Ebène et de Surin, qui marchaient à gauche, et dépassa bien vite le couple qui continuait à rire, comme pour le narguer jusqu’au bout. Comme il arrivait à la bifurcation de la route, il s’arrêta regardant machinalement en arrière, comme fait toute personne entendant un cri d’appel inattendu. Le Conciliateur et Fleur-d’Ebène accouraient vers lui, les bras en l’air, agitant quelque chose qu’on voulait évidemment lui faire remarquer.

–Pardon, monsieur, dit la belle fille, vous venez, je crois, de perdre ceci.

Et elle lui tendit un petit carton, en disant:

–J’ai vu ceci tomber de la poche de M. le vicomte.

Georges, passablement stupéfait, regarda ce qu’il tenait à la main. C’était un morceau de carton coupé en forme de carte de visite, sali par un long séjour dans un portefeuille graisseux; il le retourna et lut alors ceci:

AU TOMBEAU DES SECRETS

SURIN

conciliateur

quai d’Orléans, près de la Morgue

–Ah! ah! dit-il., M. le Conciliateur a tenu à me donner sa carte!... Voici le cas que j’en fais.

Il la déchira et la jeta aux quatre vents du ciel.

Dix minutes plus tard, comme il franchissait la grille de la maison paternelle, un grand et bel homme, à la figure souriante et franche, accourut vers lui, les mains tendues, en s’écriant:

–Allons donc, retardataire, allons donc. Avez-vous oublié que nous soupons à Paris?

–C’est vrai, c’est chez cette chère Galathée que nous soupons aujourd’hui.

–Un repas de baptême; M. de Maffrely doit nous présenter sa nouvelle compagne, une inconnue que nous devons sacrer Parisienne, et dont j’ai accepté d’être le parrain, avec notre belle Galathée pour commère.

–Mon cher Lavinio, répondit Georges, dites à Tom d’atteler; je suis à vous dans dix minutes.

Celui que Georges venait d’appeler Lavinio était un ténor retraité, ancien condisciple du comte de Cerny, dont les hasards de la vie l’avaient fait deux fois, non pas le témoin, mais bien le second, et qui, depuis quelques années, demeurait à Saint-Cloud, chez le comte, dans un petit pavillon, au fond du parc du château de Cerny.

Joyeux compagnon, il était vite devenu le Mentor d’abord, ensuite le compagnon de Georges, qu’il aimait comme un fils.

Cela dit, revenons à Georges. Dans son appartement, le vicomte trouva son valet de chambre Dupré attendant impatiemment son maître, à qui il voulait demander la permission de toute la nuit.

–La permission de votre nuit, Dupré? Oh! oh! il s’agit donc d’une bonne fortune?

–Une bonne fortnne, en effet, qui se pourrait terminer aujourd’hui à Garches, après avoir été ébauchée près d’ici.

–Près d’ici?

–Au cabaret de la Grenouille en goguette.

–Parbleu, Dupré, puisque vous connaissez le cabaret de maître Lesiffleur, vous devez connaître la villa qui lui fait face.

–La villa Triste?

–Ah! c’est ainsi qu’on l’appelle?

–Oui, monsieur le vicomte, les arbres sont hauts et jettent une ombre épaisse sur toute la propriété; puis, derrière les grilles, sur la route, il y a d’abord des persiennes et ensuite un véritable mur de plantes grimpantes pour gêner les curieux. Enfin, on ne voit jamais personne aux fenêtres qui sont toujours fermées, d’où son nom de villa Triste.

–On sait du moins qui l’habite?

–Son propriétaire, M. le comte de Morlac.

–Un gentilhomme de vieille race, parbleu! Oui! c’est lui qui habite là, avec ses gens?

–Oh ! monsieur, cela fait partie des mystères de la maison; ce qu’il y a de certain, c’est que la maison est à M. de Morlac et qu’elle est en tout temps sous la garde d’un portier, jardinier que l’on voit à peu près autant que son maître, que l’on ne voit jamais; pour le reste, on en peut causer, mais celui qui pourrait certifier ceci ou cela serait bien malin. Pensez donc que maître Lesiffleur, un voisin, qui est aux premières loges pour bien voir, en sait tout juste autant que moi qui ne sais rien.

–Dupré, je n’ai pas l’habitude de prendre les sentiers de traverse; vous savez qui je suis. Eh bien, je veux. vous m’entendez, je veux savoir le secret de votre villa Triste. M. de Morlac est chez lui en ce moment; j’ai vu, moi, tantôt, du monde à l’une des fenêtres du premier étage.

Dupré regardait son maître, un sourire aux lèvres, l’œil en éveil, avec un air de chien de chasse qui voit le maître endosser le carnier et décrocher le fusil; car c’était un maître homme que M. Dupré, heureux dans l’intrigue comme un poisson dans l’eau, trouvant amusant de tromper la vigilance des gardiens de la vertu féminine; heureux d’un bon tour réussi, fier d’une ruse troussée à point; ne s’engraissant pas comme un vulgaire imbécile ou bien comme un méprisable égoïste dans le repos et la quiétude; maigrissant au contraire dès qu’il ne fallait pas-courir, trembler, espérer, inventer; Mascarille ou Scapin.

Il cligna de l’œil, ce maître en ruses et mensonges, et dit à demi-voix:–Une jeune fille charmante?

Georges sourit à son tour et répondit:–Adorable! Puis il ajouta, en allumant un cigare:–Je vous donne votre nuit, Dupré; mais vous serez demain ici, frais et dispos, à dix heures; mon père part à cette heure pour Cannes, avec ma mère et Mlle de Nezel; sitôt après leur départ, nous causerons.

–A propos, fit-il, est-ce que vous connaîtriez, par hasard, un certain Surin, qui se fait appeler le Conciliateur?

–Le Conciliateur, répéta Dupré, tout ébahi; ma foi, non. Qu’est-ce que c’est que ça?

–Probablement un ennemi.

–Ah!

–Mais cela fait partie de ce que j’aurai à vous raconter demain, Dupré. Bonsoir!

Bientôt le vicomte de Cerny filait vers Paris, en compagnie de son ami Lavinio auquel il racontait pittoresquement l’histoire de sa journée, son enthousiasme pour l’inconnue blonde et son dégoût pour maître Surin dit le Conciliateur.

A la même heure, Surin racontait la même histoire à Mlle Denise Brimard, à qui il disait:

–Réjouissez-vous, Galathée, réjouissez-vous!... Nous tenons le vicomte!

Les requins de Paris

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