Читать книгу Histoire de l'Empire Romain: Res gestae: La période romaine de 353 à 378 ap. J.-C. - Ammien Marcellin - Страница 34
Chapitre V
ОглавлениеV. Il commença, et l’effort vaut qu’on le cite, par s’imposer et observer rigoureusement une règle de tempérance aussi sévère que s’il eût vécu sous le régime abstème des lois de Lycurgue et de Solon ; lois importées depuis, et longtemps en vigueur à Rome, et que le dictateur Sylla releva de désuétude. Julien pensait, avec Démocrite, que si la fortune permet le luxe de la table, la raison le proscrit. Idée morale non moins heureusement exprimée dans ce mot de Caton de Tusculum, surnommé le Censeur, à cause de la rigidité de ses mœurs : Un goût prononcé pour la bonne chère suppose indifférence complète pour la vertu.
Julien relisait souvent un recueil d’instructions que Constance, en qualité de beau-père, lui avait tracé de sa main, et où l’ordinaire du jeune César était réglé avec une sorte de profusion. Julien en fit disparaître les articles faisan, vulve et tétines de truie, se contentant, comme un simple soldat, du premier aliment venu.
Il faisait trois parts de ses nuits, consacrant la première au repos, et les deux autres aux affaires de l’État et aux Muses. En cela il imitait Alexandre le Grand, mais en renchérissant sur son modèle. Alexandre ne triomphait du sommeil qu’au moyen d’une boule d’argent qu’il tenait suspendue au-dessus d’un bassin de cuivre, et qui l’éveillait en tombant, dès que l’assoupissement détendait ses muscles. Julien, lui, se réveillait à volonté sans l’emploi d’aucun artifice. Il se levait toujours au milieu de la nuit, quittant, non pas un lit de duvet recouvert de housses de soie chamarrées, mais une couche formée d’un simple tapis de peau à longs poils, de ceux qui ont reçu le nom de “sisurne” dans le langage familier du peuple. Puis, après les actes d’un culte secret envers Mercure, dieu considéré, suivant certaine doctrine religieuse, comme moteur suprême, comme principe de toute intelligence, il s’appliquait à sonder d’une main ferme et vigilante les plaies de l’État, et à y porter remède.
Quand il avait satisfait aux rudes exigences des affaires, alors il se livrait tout entier au perfectionnement de son esprit. Et quelle incroyable ardeur il montrait à gravir les sommités les plus ardues de la science ! et comme sa pensée toujours tendait à s’élancer au delà ! La philosophie n’a pas de notions qu’il n’ait abordées et soumises au contrôle sévère de sa raison. Cet esprit, si propre aux notions les plus élevées et les plus abstraites, savait descendre cependant aux spéculations d’un ordre secondaire. Il aimait la poésie et la littérature “on en voit la preuve dans l’élégance soutenue et la pureté sévère du style de ses haraggues et de ses épîtres. Son goût le portait encore à suivre dans toutes leurs vicissitudes l’histoire de son pays et celle des nations étrangères. Il possédait assez le latin pour soutenir en cette langue l’entretien sur un sujet quelconque. En un mot, s’il est vrai, comme divers auteurs l’ont affirmé du roi Cyrus, du poëte Simonide, et du célèbre sophiste Hippias d’Élée, qu’il soit possible, au moyen de certain breuvage, d’augmenter la force de la mémoire, on pourrait dire de Julien qu’il en avait eu le tonneau à sa disposition, et qu’il l’avait mis à sec avant d’arriver à l’âge d’homme.
Nous avons fait connaître le chaste et noble emploi qu’il faisait de ses nuits : nous exposerons aussi, plaçant chaque chose en son lieu, comment ses journées étaient remplies ; ce qu’il savait mettre de charme dans son entretien, de piquant dans ses saillies ; quel caractère il déploya dans la guerre, avant et pendant l’action ; et enfin de quel esprit de liberté, de quelle âme généreuse sont empreints les actes de son administration civile.
Jeté tout à coup au milieu des camps, Julien dut improviser son éducation militaire. Aussi quand il lui fallait, au son des instruments, marcher du pas cadencé de la pyrrhique, lui arrivait-il souvent de s’écrier, 0 Platon ! et de dire avec ironie, s’appliquant un vieux proverbe :
“Un bœuf porter harnais ! l’équipage va mal à mon dos”.
Un jour, ayant mandé les agents du fisc dans son cabinet pour leur remettre une somme d’argent, l’un deux présenta les deux mains, au lieu d’étendre, comme le veut l’usage, un pan de sa chlamyde. Ces gens-là, dit-il, savent bien comme on prend, mais non comme on reçoit. Des parents lui avaient porté plainte contre un homme qui avait violé leur fille. Le ravisseur convaincu ne fut condamné qu’à l’exil. Les parents s’étant alors récriés sur cette incomplète justice, et réclamant la mort du coupable, Julien leur dit : “La loi ne pardonne pas ; mais la clémence pour un prince est la première des lois”.
Au moment de son départ pour quelque expédition, des pétitionnaires se présentent en foule, alléguant chacun son grief. Julien renvoya toutes les réclamations, en les recommandant aux gouverneurs des provinces. Et aussitôt qu’il fut de retour il se fit rendre un compte détaillé de la suite qui leur avait respectivement été donnée, apportant, dans sa mansuétude, quelque adoucissement à la rigueur de chaque décision. Abrégeons. Sans parler des défaites par lesquelles il châtia souvent l’audace incorrigible des barbares, la marque la plus sensible du soulagement qu’apporta sa présence aux misères excessives de la Gaule, c’est qu’à son arrivée la moyenne des tributs était de vingt-cinq pièces d’or par tête, et qu’on n’en payait plus que sept pour tout impôt quand il quitta le pays. Aussi le peuple, dans les transports de sa joie, le comparait-il à un astre bienfaisant qui lui était apparu au milieu des plus épaisses ténèbres. Ajoutons qu’il pratiqua jusqu’à la fin de son règne le principe judicieux de n’accorder aucune remise d’arrérages. C’est qu’il avait compris que ces concessions ne profitent qu’aux riches. L’expérience démontre, en effet, que dans le recouvrement de toute charge locale ce sont les pauvres qu’on ménage le moins, et qui s’exécutent les premiers.
Mais tandis que l’administration de Julien préparait un modèle aux meilleurs princes à venir, la rage des barbares se déchaîna plus que jamais. Les animaux ravissants, à qui un négligent gardien a laissé une fois prendre l’habitude de décimer son troupeau, ne cessent d’y chercher curée, au risque d’affronter une surveillance plus active, et, perdant par l’excès de la faim tout sentiment du danger, se jettent indistinctement sur les bœufs et sur les brebis ; de même les barbares, de nouveau pressés par le besoin, après avoir dévoré tout le produit de leurs précédentes rapines, venaient encore tenter les chances de pillage, et quelquefois périssaient sans qu’aucune proie se fût trouvée sur leur chemin.