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XV.
MADAME DE RÉMUSAT A MADAME DE NANSOUTY. A ORAIN.

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Table des matières

Lafitle, 1er juin1815.

Enfin, ma chère amie, me voici dans mon ermitage, et je puis maintenant vous en parler avec détail. Vous imaginez bien que, d’après les récits qu’on m’en avait faits, j’étais préparée à n’être pas difficile. Aussi, en vérité, ai-je trouvé qu’on m’avait trop enlaidi cette habitation. Elle est dans un si beau pays, et la vue est si variée et si étendue, qu’il est impossible de ne pas se récrier à toutes les fenêtres de la maison. Figurez-vous une plaine à perte de vue, coupée par de riches cultures, semée de petits villages, dont toutes les maisons sont éparses et ont de petits bouquets d’arbres, une grande route assez animée, la Garonne, au delà, des coteaux boisés, et à l’horizon, c’est-à-dire à vingt lieues, la ligne des hautes Pyrénées dont les cimes sont couvertes d’une neige éclatante de mille feux, quand le soleil frappe dessus. Voilà ma vue, et c’est bien ce que j’ai de mieux. Mon château, si château il y a, est un bâtiment irrégulier, parce qu’il a plu à nos grands-pères d’en rebâtir la moitié et de la laisser ensuite accolée à la vieille moitié, qui subsiste encore. J’ai une assez belle avenue pour arriver à la maison; il y a une façon de cour marquée seulement par les bâtiments, fort irréguliers aussi, des greniers à blé et à vin. Tout cela est tout à fait rustique; je suis au milieu de mes champs et du mouvement champêtre, et, comme nous sommes solitaires, j’aime assez ce tracas qui est animé et amusant. Mes cochons, mes poules, tout mon petit peuple animé, est dans ma cour, sur mes toits, presque dans ma chambre, et je me fais un divertissement de leur donner à manger, et de les familiariser avec moi.

Au beau milieu de la maison, est un assez grand vestibule qui la traverse. A droite, quatre grandes pièces qui composaient ce qu’on appelait l’appartement de M. le doyen, et qui sont si humides, que nous les avons laissées à l’emploi de grenier, au-quelles elles étaient destinées depuis longtemps. A gauche, un bel escalier, une petite salle à manger et une cuisine immense où je tiens souvent mes assises, parce qu’elle sert de salle à manger à mes ouvriers, et que je m’amuse de leurs repas. Du côté de la cour est un long corridor, et les chambres donnent sur les champs, au milieu desquels on pourrait facilement faire un jardin. Dans une des ailes, mon mari me fait un petit appartement qui serait joli partout, et qui est fort avancé. Nous avons joint à un mobilier un peu succinct, quelques meubles achetés à Toulouse; j’en ai fait venir de Paris, et, avec des papiers unis et ces différentes choses, le château de Lafitte sera peut-être dans un mois mieux arrangé que la moitié des châteaux de notre département, où on ne donne pas grand’chose à l’élégance. Le grand inconvénient est dans la privation complète d’un jardin, mais je m’en passe mieux qu’une autre. Vous savez que je ne suis pas marcheuse, et que je sais demeurer, des heures entières, dans un fauteuil, auprès d’une fenêtre. Je lis, j’écris, je rêve, en regardant ces belles montagnes, et respirant un air si doux qu’il me semble qu’il me fait déjà du bien. J’aurai un âne pour visiter mes champs, parce que je ne pourrais à pied parcourir tout mon royaume; mon mari arpente du matin au soir. Il est levé à cinq heures, et aussitôt avec ses ouvriers ou dans ses fermes. Les habitants de Lafitte, qui sont au nombre de trois ou quatre cents, vivent, presque tous, aux dépens du château. Ils font nos foins, nos moissons, nos vendanges, achètent et filent notre lin dont ils sont vêtus; tout cela rend l’administration de la terre importante, et notre arrivée, augmentant les travaux, est considérée par ces bonnes gens comme un événement heureux. On peut ici faire vivre beaucoup de monde à peu de frais; je paye en blé et en vin les ouvriers qui font mon appartement, et je pourrai me croire très riche, sans pourtant être forcée de mettre la main à la poche une fois dans toute la semaine, hors pour payer ma viande, car tout le reste se fait chez moi. Voilà le grand avantage d’une terre, et j’ai ce repos sur toutes les inquiétudes qui me harcelaient à Paris. Ces bonnes gens s’empressent de fêter mon arrivée autant qu’ils peuvent, et je suis accablée de cerises et de bouquets de fleurs d’oranger qu’ils m’apportent tous les malins. Ils me doivent, au surplus, assez de redevances en volailles et en œufs. Cela met une grande abondance dans notre ménage, et me met en mesure de me procurer ce qui me manque par des échanges. Je mange mon pain, je bois mon vin qui est bon, je me chauffe avec mes vignes, et je suis la vraie marquise de Carabas du canton.

Il me semble, ma chère amie, que vous voilà au fait de ma vie champêtre. Nous la coupons par des lectures que nous faisons ensemble, soir et matin; nous réglons nos heures, et il arrive que, souvent, le soir, je n’ai pas eu le temps de faire ce que j’avais projeté. Charles est gai, et courageusement résigné à cette retraite. Il s’occupe beaucoup. Vous savez comme il aime l’étude, et je lui ai donné le même goût d’écriture que moi. Il a un cheval et un fusil pour chasser, quand il en sera temps, beaucoup de livres, et notre conversation qu’il aime et qui roule sur tout ce qu’il veut. Quand il lui plaît de là tourner vers un avenir plus riant et plus animé pour lui, nous le suivons volontiers dans tous les plans de sa jeune imagination, et nous nous transportons avec lui vers tout ce qu’il aime le mieux. En récompense, il prend intérêt aux travaux des champs qui intéressent tant son père, et cela avec une grâce infinie. Il a toute la liberté qu’il peut avoir. Son père le laisse lever, rentrer, courir, aller, venir, comme il lui plaît, et moi, qui ne peux guère les suivre, je demeure tranquille à les attendre avec mon petit Albert, ou seule avec mes livres et mon écritoire. A trois heures, ils reviennent, et nous lisons jusqu’à quatre heures; c’est, dans ce moment, l’Histoire d’Amérique de Robert-son, que je n’avais jamais lue et qui est fort intéressante. A quatre heures, nous dînons. Après le dîner, encore mille tours dans les environs, et des causeries avec les ouvriers. Le provençal de mon mari lui sert à merveille pour entendre le languedocien; Charles et moi nous faisons mille coq-à-l’âne qui nous font rire. Mon fils prétend qu’il s’entend mieux avec les filles. A la vérité, il y en a quelques-unes de jolies. Nous revenons à ma chambre, ces messieurs causent de grec et de latin, Charles nous lit ses traductions, et s’échauffe sur Homère et Virgile; il me chante ses chansons; nous avons quelques visites des environs, un bon curé bien méridionalque mon mari s’amuse à tourmenter, ce qui amène des discussions qui nous font rire, Charles et moi.

Voilà nos journées, ma chère. Vous voyez qu’elles ne sont pas bien piquantes; mais elles sont très supportables. Trois personnes qui ne s’aimeraient guère se déplairaient terriblement dans une pareille vie, mais avec beaucoup d’affection, de l’accord, un peu de raison, et enfin un fond d’esprit qui nous anime assez tous trois, on trouve moyen de n’avoir aucune envie de se pendre, et de se soumettre assez gaiement à la force de la nécessité. Nous parlons souvent de nos amis; mais, ce qui ne vous étonnera pas beaucoup, puisque vous êtes sous l’influence de l’air champêtre aussi, nous sommes presque entièrement détournés de la politique. Les nouvelles nous viennent lentement; elles ont toujours huit jours de date, et, d’ailleurs, elles sont très insignifiantes, parce qu’on n’écrit rien. Nous lisons à peine les journaux, qui sont plus muets encore, et dans l’ignorance où nous sommes et le repos complet qui nous environne, nous prenons le parti d’attendre les événements sans les prévoir, et sans beaucoup les craindre.

Correspondance de M. de Rémusat pendant les premières années de la Restauration. I

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