Читать книгу Correspondance de M. de Rémusat pendant les premières années de la Restauration. I - Charles de Rémusat - Страница 16
XVI.
MADAME DE RÉMUSAT A MADAME DE x***, A PARIS.
ОглавлениеLafitte, 10juin1815.
Vous me paraissez en bien bonne compagnie pour votre mois de juin, et je suis sûre que vous le voyez courir avec regret. Ce qui vous surprendra peut-être, ma belle, c’est que moi, pauvre ermite, je sois tout aussi économe que vous de mon temps, et que je n’aie jamais envie qu’il aille vite. Il en serait peut-être encore de même quand je ne serais pas aussi contente de la manière dont ma vie s’est arrangée, car je suis tout à fait revenue de la manie de hâter l’avenir de mes souhaits. Il m’a si souvent manqué de parole! Il mérite si rarement les avances qu’on lui fait que, certes, je ne le presserai plus du tout, et que j’ai tourné toutes mes coquetteries du côté du présent. Il est de bien meilleure composition, il nous laisse beaucoup plus maîtres de lui. Enfin, en suivant ce système, on n’use pas ses forces d’avance, et on en a toujours assez pour une journée. Je ne cesse d’engager notre amie Ch*** à m’imiter en ce point. Pour bien porter la vie, il faut presque toujours la mettre en monnaie, et surtout dans un temps d’orages aussi menaçant. Mais, ma chère, ne cessez point de donner vos soins à cette pauvre malade, quoiqu’ils n’aient point de succès apparents; le bien que fait l’amitié n’est pas toujours visible à l’instant même, et pourtant il s’insinue doucement et soulage peu à peu; ainsi donc, ne vous découragez point. L’intérêt que vous avez coutume de prendre aux peines des autres vous donne mille moyens de les adoucir, quoiqu’il ne soit pas accordé à tout le monde de vous imiter dans les formes auxquelles vous avez accoutumé votre courage. Certaine, comme vous l’êtes, de sentir les choses vivement, vous vous appliquez, en général, à vous défendre des impressions; vous n’avez de repos qu’en commençant par combattre avec fermeté, et madame Ch*** n’en trouve qu’après s’être épuisée et avoir tout senti. Celte différence fera que, vous et elle, ne vous entendrez pas toujours, mais c’est là le triomphe de l’amitié, qu’elle agit et qu’elle plaît avec des formes opposées, tandis que, pour que l’amour s’établisse, ou dure au moins, il faut qu’il y ait entente, sur tous les points, et que l’un des deux se plie et change, pour se conformer aux habitudes de l’autre. Cela expliquerait assez pourquoi on voit les femmes prendre si souvent de nouveaux goûts, de nouvelles opinions et de nouvelles habitudes de ceux auxquels elles se sont dévouées. Mais, à propos de l’autre, comme dit notre amie, ma chère, est-ce que vous ne pensez pas qu’il faudrait l’avoir toujours en réserve pour des temps comme ceux-ci, et qu’une belle et bonne passion, avec ses circonstances et dépendances, absorberait tellement, qu’on deviendrait très heureusement indifférent aux querelles des rois et des grands de la terre? N’allez pas croire que je m’amuse à chercher ici ce moyen d’échapper aux inquiétudes de notre situation présente; mais, faute de ce dangereux remède, je me berce doucement avec des sentiments qui animent paisiblement tous les moments de ma journée; je me crée de plus en plus des occupations qui me plaisent et me détournent des noires réflexions; et mon âme est si calme, mes désirs sont si bornés, mes espérances si faibles, qu’il devient difficile aux émotions pénibles ou aux mécomptes un peu poignants de m’atteindre.
En vous parlant ainsi, ma chère amie, c’est vous dire assez que je suis de plus en plus satisfaite du parti que j’ai pris. Cette fois, il ne faut pas se plaindre de la raison, car j’ai trouvé promptement la récompense des sacrifices que je me suis hâtée de lui faire. Mes lettres vous ont dû mettre au fait de l’arrangement de mon temps. Ce que je vous racontais, il y a dix jours, est précisément ce que je vous conterais encore: Toujours le même repos, la même pureté du ciel, et seulement les moissons qui jaunissent et qui vont, tout à l’heure, si on veut nous laisser en repos, absorber tout le monde dans ce pays. L’espoir de la récolte est la grande opposition au zèle patriotique. Il n’y a pas un paysan qui ne jette un regard douloureux sur ses champs, lorsqu’on lui parle de marcher à l’ennemi, et qui, après en avoir été enlevé, ne s’efforce par tous les moyens possibles d’y revenir, dès qu’il s’en présente une occasion. Les articles des journaux et quelques mesures prises par les autorités du département nous avertissent seuls des projets des Espagnols. Ils n’ont été encore pour nous que des voisins qui achètent nos denrées, et qui communiquent sans cesse avec nous. Cela durera jusqu’au moment où une puissance souveraine, de part et d’autre, avertira les vendeurs et les acheteurs de cesser leur commerce et de penser à s’égorger.
En vérité, ma chère, plus j’observe les habitants des campagnes qui font cependant la grande masse des populations, plus je vois combien il existe peu de moyens d’entente entre eux et celui qui les gouverne, quel qu’il soit, et plus je suis frappée d’une réflexion. Je devrais dire plutôt du sentiment d’une réflexion, car celle-ci m’a saisie sans s’être pour ainsi dire tout à fait développée, si bien que je ne sais comment m’y prendre pour vous la communiquer. Mais, auparavant, permettez que je vous demande s’il est seulement particulier à moi, ou s’il vous arrive d’être tout à coup prise par une pensée qui ne se présente qu’au travers d’un nuage, et qui pourtant ne laisse pas de vous arrêter, de manière à ne pas pouvoir passer outre? Voilà une question qui, si je voulais l’étendre un peu, finirait cependant par me détourner, du moins pour un quart d’heure, de ma réflexion; c’est mon mal des parenthèses qui me prend. Mon ami Tristram Shandy dirait ici: «Assurément, je ferai un chapitre sur les parenthèses.» Ma belle, je les aime presque autant que lui; j’en ai ouvert une grande, il y a cinq ou six ans, qui n’est pas encore fermée, tant il en est survenu d’autres, depuis. Au reste, le temps où nous vivons est bien un temps à ouvrir des parenthèses; je vous dirai quelque jour quelle est cette grande dont je parle, et je reviens à ma réflexion.
Eh bien, ma chère, je demande où donc est le positif de l’autorité, en retranchant celui du canon et des mesures violentes qui ne sont que passagères? Où est ce charme, ce plaisir de la puissance d’un souverain, je ne dirai pas seulement dans la capitale (car son influence n’en touche même pas tous les points), mais dans le palais de sa capitale? Combi en de moyens d’effet n’arrivent à frapper qu’une si petite partie de ses sujets! Sur trois millions, deux et demi, au moins, ne comprennent rien à ces discours composés avec tant de soins, à ces écrits dictés et calculés, dans le cabinet de tel souverain que vous voudrez, qui évaporent toute leur valeur, dès qu’on commence à les répandre, faute que l’auditoire puisse jamais être préparé. Il y.a donc encore bien de l’imagination dans ce pouvoir qu’on aime tant, et si on l’ôtait de tout l’attirail qui compose la royauté la plus absolue, on y trouverait ce que notre ami Vineuil, revenu d’exil; racontait à Louis XIV: que dans le marché de Blois on disputait pour savoir quel était l’aîné, du roi ou de Monsieur, et qu’un paysan me demandait à moi, hier, s’il était vrai que l’empereur épousât madame la duchesse d’Angoulême et adoptât le roi, pour empêcher les Espagnols de passer l’Adour; apparemment pour que nous puissions continuer à vendre nos denrées. Je vous en prie, ma chère, amusez-vous à éclaircir ma réflexion et à la pousser un peu; je crois qu’elle vous mènera, si vous la conduisez à bien, tout droit à cette pensée de Pascal: «que l’homme qui rêve toutes les nuits qu’il est roi, l’est autant que celui qui l’est réellement, et qui n’y rêve point.»
Mais voyez donc où me voilà, et le beau résultat de mon loisir! Imaginez qu’il est six heures du matin, que je suis dans mon lit, mes fenêtres ouvertes, avec le plus beau temps du monde, et que rien n’arrête ma plume, ni mon plaisir de causer avec vous. Où en serez-vous, bon Dieu, quand vous recevrez toutes ces feuilles? Quelles nouvelles seront venues vous trouver et animer les discussions de cette bonne compagnie, à laquelle je vous prie, quelque sujet de conversation qui l’occupe, de parler de moi, de mon tendre souvenir et du besoin que j’ai qu’aucune des personnes qui la composent ne m’oublie point. Grondez de ma part Élisade son silence, veuillez embrasser ses sœurs, et félicitez Césarined’avoir choisi ce beau château pour passer son été. Dites aussi un mot pour moi à M. de Barante pour qui vous savez que j’ai un faible. Vous êtes un peu cruelle, ma belle, de me parler de passer quinze jours au milieu de tout cet aimable monde. Il me semble qu’on m’y recevrait bien, et que je m’y plairais; mais ne venez donc point me tenter; laissez-moi m’engourdir sur des regrets qui troubleraient mon repos, et me fortifier de ma raison, de mon courage, de ma tendresse, de la santé que cette solitude me donnera, et du plaisir de remplir un devoir nécessaire, et d’acquitter, par une résignation de bonne grâce, une partie des sacrifices que mon mari a si souvent faits à mes goûts.