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1. Prendre la parole

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Pour commencer, il faut reprendre la voie, tant de fois frayée, de la détermination conceptuelle, et le faire sous la forme inaugurale de la distinction. Soit en repasser par la triade classique : langage, langue, parole.

On peut rappeler que le langage est la faculté proprement humaine à s’exprimer et à communiquer par des signes articulés –faculté fondée sur des dispositifs anatomiques et neurologiques spécifiques qui sont coordonnés de façon complexe –alors que la langue, elle, est un système de signes homogènes et différenciés, propre à telle ou telle communauté humaine et qui, sous sa forme instituée, s’impose aux individus. Cette double définition permet de caractériser consécutivement la parole, au sens strict, comme la mise en œuvre verbale du langage au travers de telle ou telle langue particulière1. Aussitôt posée, la distinction révèle son artifice théorique. Langue, langage et parole se supposent les uns les autres : il n’est de parole qui ne se déploie dans l’horizon d’une langue déterminée et ne soit réalisation de l’aptitude fondamentale au langage. Ou encore, pour prendre les choses à rebours, il n’est de fonction linguistique hors de son exercice par une parole qui trouve sa tournure et ses instruments dans une langue qu’elle concourt à inventer. Langage actualisé, langue incarnée, la parole n’est pas détachable du sujet qui la porte.

Ses spécificités n’en apparaissent pas moins : concrète et individuelle, quoiqu’elle emprunte les « mots de la tribu », la parole est une forme d’affirmation de la personne, et cela quelles que soient ses fonctions – expressive, argumentative ou simplement informative. Affirmation de soi dans l’ordre d’un monde qu’elle contribue à construire et à faire signifier, dans l’ordre socialordre social qu’elle fonde et dont elle distribue les rôles et les positions, dans l’ordre moralmoral et dans l’ordre de la justicejustice, comme le note déjà AristoteAristote2. Si HeideggerHeidegger (Martin) peut dire que le langage est la « maison de l’Être en laquelle l’homme habite »3, c’est qu’il structure cet « espace » où nos perceptions trouvent leur origine et où se configurent nos pensées et nos représentations, espace essentiellement nôtre, mais où s’ouvre l’écart nous séparant de nous-même et du monde. Créatrice d’une distance au monde, aux autres et à soi-même en même temps qu’ouvrière d’un rapprochement contraire, la parole qui actualise le langage est constitutive de notre aptitude à considérer notre propre existence et à situer, face au « je », le « nous » du commun, le « tu » et le « vous » de l’intersubjectivité, ou encore le « il » ou « elle » de l’objectivation. C’est dire qu’elle n’a rien d’un outil qui serait mis à notre disposition, mais qu’elle est une modalité de l’existence qui requiert l’implication totale de l’être dans sa corporéité et dans l’ensemble de ses dimensions, cognitives, affectives et sociales.

Être c’est donc prendre la parole. Mais, pour la prendre, encore faut-il qu’elle soit offerte. À l’évidence, le sujet parlant se situe dans une chaîne de transmission où il est héritier autant que passeur. Prendre, en l’occurrence, n’est jamais que reprendre, mais c’est pour redonner vie nouvelle, dans la mesure où l’aventure, tout individuelle, doit être à chaque fois reconduite et où l’œuvre consistant à transformer l’expérience du monde en un univers de discours, reste à accomplir par chacun. Il faut entendre l’expression à la lettre et en son sens le plus fort : prendre la parole est la prendre sur soi ou plutôt en soi, dans un acte de conscience et de connaissance. Telle est la parole en sa réalité subjective plénière en tant que, conjointement, elle constitue la personne et crée le monde. On rejoint ici Georges Gusdorf : « C’est par la parole que l’homme vient au monde, et que le monde vient à la pensée. La parole manifeste l’être du monde, l’être de l’homme et l’être de la pensée »4. Et l’on comprend que, lorsque la parole est refusée, qu’elle ne peut franchir les lèvres et se faire entendre au dehors, le manquemanque ne soit pas seulement à dire mais à être.

La parole empêchée

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