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La scénographie de la parole
ОглавлениеL’expression des héroïnes ne se limite pourtant pas à ces équivalents artistiques : les deux romans s’efforcent de leur rendre la parole au sens propre, à défaut de le faire directement. Leur structure emboîtée présente une conteuse qui transmet son histoire à celle qui écrira.
Du domaine des Murmures recourt à un fantastique classique. La narratrice externe, visiteuse contemporaine du château, est apostrophée par la jeune châtelaine d’antan comme la confidente unique qu’un pacte de lecture impliciteimplicite transforme en rédactrice. La transmission s’opère à travers le lieu tissé de murmures : la fissure du mur s’ouvre sur un gouffre où la narratrice va « puiser les voix liquides des femmes oublioubliées qui suintent »1. C’est le cas d’Esclarmonde, emmurée volontaire, « ombre qui cause »2 tout au long du livre, mais aussi de son ancêtre qui a été enterrée vivante dans les fondations du château et dont les gémissements ont donné son nom au fief des Murmures. Tout se joue dans les multiples jeux phoniques et sémantiques sur la syllabe « mur », noyau des mots « emmurer » et « murmuremurmure » dont les occurrences s’entrelacent tout au long du texte. Contrairement à ce que suggère la métaphoremétaphore usée « muré dans le silence »3, le mur de la cellule a offert à la recluse une bouche de pierre d’où sort un murmure puissant ; et si le mur du château porte les lettres mortes d’une inscription funéraire, il est aussi imprégné des voix qui susurrent à travers les siècles. La longue confidence d’Esclarmonde a pour enjeu de libérer les « paroles pétrifiées dans leurs gangues »4, de crever les « furoncles de silence » qui la retiennent, post mortmortem, prisonprisonnière des pierres. À la fin de son récit, retranscrit de façon à coïncider avec le livre sous l’espèce d’un roman autodiégétique, le château est redevenu ruine muette.
Le cas du Cœur cousu est autrement complexe, car il s’agit d’évoquer en Frasquita non seulement une femme mais une mère et, par-delà, toute une lignée féminine. Aussi deux voix se relaient-elles tout en s’emboîtant afin de parler pour cette femme réduite au silence : celle de sa fille aînée, Anita la conteuse, et celle de sa benjamine, Soledad l’écrivaine. Comme sa mère naguère le don de la broderie, Anita a reçu celui de la fable. Elle ne détient donc pas la parole sous sa forme naturelle de communication, mais comme un talent magique. Née muetmuette, elle engrange le « flot de paroles »5 de sa mère – qui empêche la sienne –, puis les confidences des autres, ainsi que toutes les histoires des livres. C’est le jour de son initiation d’adolescente que, les mots coulant soudain par sa voix, elle se met à raconter l’histoire de sa mère. La puissance de son imaginationimagination offre un doublet merveilleux et infiniment multiple à l’existence de la pauvre errante et de sa grappe d’enfants misérables. De soirée en soirée, la légende (l’épopée, le mythe, le poème infini – « tissu de mensongemensonges », disent aigrement les voisines), se dévide en variantes, dramatise, élude, magnifie. Non contente de (re)créer le passé, elle se fait prophétie, invente la vie à venir, façonne le destin des enfants. Bref, sa parole est investie de la puissance de la poésie et de la magie, et conserve la dimension charnelle de la caresse : ses mains « sont des fleurs agitées par le souffle chaud du rêve »6.
En transférant le récit d’une sœur à l’autre, Carole MartinezMartinez (Carole) romance également la problématisation du passage à l’écriture. Anita ayant juré de ne pas avoir d’enfants avant d’avoir marié toutes ses sœurs, elle endort chaque soir son mari avec ses contes afin d’assurer l’abstinence sexuellesexualité. Le jour où sa jeune sœur la délie de son serment signe la fin de la traditiontradition oraleoralité. Soledad ayant renoncé à la vie du corps et découvert son don sous forme de cahier, d’encre et de plume, elle s’attelle à la rédaction, passe « des nuits de papier dans la cuisine déserte »7. Elle poursuit la quête d’une mère dont le manquemanque aimante son entreprise, et, traquant la douleurdouleur au fond des épisodes tragiques, achève l’histoire de la fratrie maudite. Le matériau qu’elle travaille de sa plume entremêle souvenirsouvenirs et rêves personnels avec les fables de l’aînée. La voix de Soledad sert de cadre qui enserre l’ensemble de la fiction : le prologue la montre inaugurant l’écriture, elle reprend la parole au début de la troisième partie qui la voit naître, y intervient à plusieurs reprises et assure la clôture de l’ouvrage. L’auteure souligne la distanciation apportée par le travail d’écriture. Loin de se glisser complaisamment, comme sa sœur, dans « les ténèbres du mythe »8, Soledad cherche à couper le fil maudit qui transmet l’héritage de douleur des femmes. Son exploration des profondeurs a des fins cathartiques : « écrire [s]a mère pour la faire disparaître »9, et avec elle tous ses secretsecrets qui « croupi[ssent] dans [le]s ventres »10 de ses filles. « Mon lumineux cahier sera la grande fenêtre par où s’échapperont un à un les monstres qui nous hantent »11.