Читать книгу La parole empêchée - Группа авторов - Страница 83
Survivre à l’agression : le secret de Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de)
ОглавлениеMagalie Latry (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Une des nombreuses sculptures de Niki de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) (1930–2002) pourrait mettre en lumière les tensions qui traversent son œuvre dans son ensemble. L’Oiseau amoureux connaît plusieurs versions, de dimensions très diverses, de 60 cm à 7 m de hauteur, avec quelques variations de formes et de couleurs. Toutes figurent un oiseau anthropomorphe, les ailes déployées, au cou duquel un personnage – une des nanas caractéristiques de l’artiste – est agrippé. Les lignes sont courbes, les couleurs, où l’outremer domine, sont saturées, la surface est polie et brillante, comme émaillée. Les fesses rondes de la nana occupent quatre fois plus d’espace que sa tête, qui se situe sous le bec de l’oiseau, lequel semble prêt à prendre son envol. Les formes pleines appellent le toucher, l’ensemble est émouvant comme un joli conte, on croirait volontiers qu’il s’agit d’un oiseau protecteur qui va libérer un personnage1. L’épithète « amoureux » pose cependant problème. Mais bien moins que l’interprétation que donne l’artiste de cette sculpturesculpture à Robert Haligon, l’artisan qui agrandit au pantographe ses maquettes : « c’est un monstre qui fait l’amour avec un enfant »2. Cette interprétation à bien des titres perturbanteperturbation donne une idée du fossé qui sépare les réceptions premières et joyeuses de son travail et d’autres, informées, plus graves et violentesviolence.
L’on pourrait repérer cette tension ou cet écart dans la réception sur l’ensemble de son travail, particulièrement protéiforme : peinturepeintures/performancesperformativité3, sculpturesculptures4, livres5, ainsi que d’importantes collaborations plasticiennes6, cinématographiques7, théâtralesthéâtre8, chorégraphiques9.
La première tension est celle du statut des œuvres. Pour celle qui se réclame des hétérodoxes naïfs – le Facteur Cheval, le Douanier Rousseau – autant que de figures de l’art reconnues – peintres siennois, Goya, Picasso, ou Bosch –, celle qui clame « à bas l’art pour le salon »10, celle dont la visite du parc Güel de Gaudi à Barcelone décidera de sa vocation, ses objectifs, artistiques et populaires, semblent atteints. Son travail est un terrain de jeu concret pour les enfants autant qu’il est un espace intellectuel ouvert, pétri de références pour ceux qui ont grandi. À la fois à la pointe de l’avant-garde, à l’heure où celle-ci était un critère d’évaluation artistique et très proche de l’art brut, l’œuvre de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) marie et manie de nombreuses contradictioncontradictions, même pour qui ne connaît pas sa biographie.
Ses œuvres les plus connues, au premier regard, relèvent principalement de l’aspect ludique, coloré, enfantin : une fontaine qui asperge et tourne, de toutes les couleurs ; de la peinturepeinture qui explose sous les tirs d’une carabine, que les participant·e·s sont invité·e·s à manier, comme à la fête foraine ; de grosses nanas, énormes et semblant pourtant légères, une jambe en l’air, ornées de couleurs vives et de motifs naïfs ; des sculptures dans lesquelles on peut rentrer, jouer et même habiter (Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) elle-même loge dans l’Impératrice le temps des travaux du Jardin des Tarots). Ces sculptures, que nous pourrions appeler « habitables » (Hon, 1966, Golem, 1972, Cyclop, 1994, Jardin des Tarots, 1997, Arche de Noé, 2000, Queen Califia’s Magic Circle, 200311) génèrent un environnement merveilleux, tiennent du jardin d’enfant autant que d’une Gesamtkunstwerk, fourmillent de détails et brillent comme des jouets.
Mais en remontant les courants qui ont donné forme à ces œuvres joyeuses, on trouve pourtant d’inquiétantes monstruosités : les matrices des nanas sont de terribleterreurs hauts-reliefs, concrétions macroscopiques et microscopiques des clichés des rôles féminins (mères, mariées, sorcières et parturientes12) ; les tirs quittent souvent l’abstraction et deviennent les cibles d’un art qui tire sur la religionreligion13 comme sur le patriarchepatriarcat14.
À suivre le fil métaphoriquemétaphore du tir, nous pourrions affirmer que les œuvres de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de) sont à plusieurs coups : après le ludique, le coloré et l’enfance, – la colère, la violenceviolence et la douleurdouleur, et, en dernière analyse, un art engagé, si tant est qu’un art le soit si l’artiste l’est aussi, ce qui est assurément le cas de Saint Phalle.
Un livre de Saint PhalleSaint Phalle (Niki de), Mon secretsecret, donne la clé qui permet de comprendre l’écart entre les différentes réceptions possibles de son œuvre, de la joie à l’horreurhorreur, de saisir à la fois la référence à l’enfance et la colère, la violenceviolence, la révolte qui la traversent, que celles-ci affleurent avec évidence ou qu’elles soient presque cachécachées. Ce secret, Saint Phalle l’a gardé pendant de nombreuses années. Le livre fait état de ce qui s’est passé lors de « l’été des Serpents », en 1942 ; il est écrit en 1992 et publié deux ans après : « L’été des Serpents fut celui où mon Père, ce banquier, cet aristocrate, avait mis son sexe dans ma bouche »15.
Un violviol incestueux, donc, subi à l’âge de onze ans, et qui aura attendu cinquante ans pour être dévoilédévoiler, car il a été constitué sur plusieurs couches de silence.