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Parole empêchée et travestissementtravestissement fictionnel dans La Sœur de Constantin ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin)
ОглавлениеRenée-Paule Debaisieux (Université Bordeaux Montaigne, EA 4593 CLARE)
Le silence retomba de nouveau sur la maison. Il ne fut brisé ni le lendemain, quand mon père vint à l’enterrement, ni par la suite, tant que vécut ma grand-mère1.
Le silence dont il est fait mention dans cette citation de la nouvelle de l’écrivain grec ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin), intitulée « La Sœur », est le silence de la parole empêchée ; quant à l’enterrement, c’est celui de la sœur du narrateur, cause directe de la parole retenue et tue.
C’est en 1916 qu’a été publiée la nouvelle de Constantin ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin) (1868–1920), écrivain grec, cosmopolite. La Sœur est un récit court, mais extrêmement dense et particulièrement émouvant. Le récit est mené à la première personne par un narrateur qui raconte un souvenirsouvenir d’enfance.
À la mortmort de leur mère, sa sœur, de dix ans plus âgée que lui, est restée avec son père à la ville, tandis que le petit garçon a été confié aux grands-parents à la campagne. Le souvenirsouvenir qu’en a l’enfant est entretenu par l’évocation de son nom et du contenu de ses lettres, ainsi que par ses cadeaux. L’été suivant (il y a peu de précisions temporelles), les grands-parents reçoivent la visite de la jeune fille qui séjourne chez eux et joue avec son frère à faire voguer une barque dans la rivière en bas de la propriété. Une fois l’été fini, la sœur retourne à la ville. Puis, un jour, brusquement, l’enfant découvre la présence de sa sœur à la maison, cloîtrée dans sa chambre, sans qu’il en connaisse la raison. Et le silence s’installe : « Je me souviens seulement de la tristessetristesse et du silence qu’elle apporta avec elle. Quelque chose de pis que le silence : des chuchotements continuels, interminables. […] Mais dès qu’ils apercevaient quelqu’un, ils s’arrêtaient de parler et le silence retombait, plus étouffant encore » (p. 88). La nouvelle se clôt sur la mort de « la sœur » (ainsi qu’elle est toujours nommée), qui s’est suicidésuicidee en se noyant dans la rivière en bas de la propriété.
En replaçant les éléments dans leur contexte temporel et social, le lecteur comprend que la parole dissimulée est grosse du secretsecret qu’il faut observer scrupuleusement sur ce que l’on appelait autrefois la « fautefaute » de la jeune fille, impliquant un châtimentchâtiment exemplaire.
C’est pourquoi, dans un premier temps, nous nous placerons sur ce terrain pour analyser le fonctionnement du secretsecret. Par ailleurs, il est frappant de constater que ce secret n’est jamais dévoilédévoiler, comme si le narrateur craignait lui aussi de parler de la fautefaute, d’enfreindre le taboutabou ; hypothèse invraisemblable d’un point de vue réaliste, qui nous conduit ainsi à envisager que l’auteur, derrière ce narrateur au secret bien gardé, nous tend une sorte de piège narratif. Ce sera l’objet de notre deuxième partie. Enfin, en dernier lieu, nous verrons comment, grâce à ce subterfuge, la parole d’abord empêchée se rend victorieuse du silence imposé.
Les diktats sociaux exigeaient qu’une jeune fille qui avait eu des relations sexuellessexualité avant mariage (qui avait « fauté », selon l’expression consacrée), doive subir comme pénitence la réclusion dans une demeure appropriée, couvent ou demeure éloignée, à la campagne. C’est le cas ici.
Mais ce qui nous intéresse et ce qu’il faut examiner surtout est la façon dont est montrée la chape de silence qui permet d’étouffer le secretsecret de la fautefaute, un secret bien gardé.
Pour ce qui est de « la sœur » (appelons-la ainsi puisqu’elle n’est dotée d’aucun prénom), signalons que c’est elle seule, dans toute la nouvelle, qui « parle » en style direct, et cela à quatre reprises. Les deux premières fois se situent avant « l’événement », lors de son séjour estival chez ses grands-parents, lorsqu’elle se trouve avec le narrateur :
[À propos de la barque qu’elle lui a offerte] « Elle ne risque pas de rouiller » ; et « Ça y est, elle a viré dans le golfe ». Propos enfantins, puisqu’elle joue avec son petit frère, qui dénotent seulement une certaine joie de vivre, et qui contrastent avec les deux autres phrases désenchantées prononcées après « l’événement », lorsqu’elle regarde le reflet du jardin dans la vitre : « Regarde comme c’est beau là-dedans » et « C’est seulement là que le monde est beau » (p. 89). Il est remarquable de constater que le lecteur ne trouve dans le texte aucune réponse, aucun mot prononcé en style direct par le narrateur (il déclare même, à un moment du récit, « être resté muetmuet »), et encore moins par les autres personnages.
Le plus étrange est qu’il n’y a qu’une seule phrase rapportée au style indirect : « Ma grand-mère me disait que ma sœur était malademaladie, qu’elle avait pris froid en route » (p. 88), preuve s’il en était que la parole, toute parole, autour de la sœur, est bannie.
Le personnage de la sœur est muré dans le rempart de silence de la narration, à l’imageimage de son enfermement dans la maison : « Quant à elle, elle n’en sortait jamais [de sa chambre]. Elle y resta cloîtrée durant tout le temps où l’hiver répandit son obscurité […]. Ma sœur était toujours assise, prostrée sur un canapé, penchée sur sa broderie, pâle et tristetristesse, amaigrie et silencieuse. Elle me prenait à ses côtés et me regardait dans les yeux sans prononcer un mot » (p. 88).
Outre le silence, des chuchotements interminables, dont le lecteur ne connaîtra pas le contenu, et, par conséquent, plus éloquents, plus narrativement efficaces pour prouver l’existence d’un secretsecret qu’il est interditinterdiction de nommer.
On observe cependant que, si la parole est résolument tue, s’instaurent dans le récit des éléments de remplacement qui sont autant d’indices pour dévoilerdévoiler le secretsecret. En effet, au « dire » se substitue le « voir ». Toute la narration est fondée sur la description de faits et surtout de gestegestes : les pleurs de la grand-mère, les déambulations mécaniques du grand-père, l’attitude prostrée de la sœur, au visage amaigri, et aux yeux enfoncés ; et, enfin, le retour à la maison du cadavre dissimulé sous un drap : « Je ne vis que ses cheveux dégouttant d’eau et l’extrémité de ses pieds nus » (p. 89).
C’est donc à travers ces signes que le lecteur décèle la véritévérité cachécachée, le non-ditnon-dit étant lui aussi un signe, celui de la gravité de l’événement. Il est évident que l’auteur atteint son but avec beaucoup plus de force expressive en empêchant la circulation de la parole et en concentrant sa narration uniquement sur ce qui a été vu par le narrateur, puisque tout passe par le regard de l’enfant.
Il en résulte une charge émotionémotionnelle, qui se renforce par le fait que, après la parole, c’est au tour de l’imageimage d’être bannie. Si l’on compare les deux types d’absenceabsence de la sœur (après la séparation due au décèsdécès de la mère et son absence après son suicidesuicide), on s’aperçoit que, dans le premier cas, au sujet de son image, le narrateur déclare : « Elle [l’image] se serait totalement effacée si le nom de ma sœur n’était pas toujours demeuré vivant à la maison » (p. 85). En revanche, après la mortmort de la sœur, il déclare au sujet de son père : « Il ne prononça jamais le nom de ma sœur. Une photographiephotographie d’elle, datant de l’époque où elle allait à l’école, dans la ville, se trouvait sur la commode du salon. À son tour, elle disparut ; je ne l’ai plus revue » (p. 89).
Le nom de la sœur (inconnu du lecteur) est intimement lié à son imageimage ; il est doté d’un pouvoir d’évocation par l’imaginaireimaginaire. Le nom, si l’on se réfère à ProustProust (Marcel) dans Du côté de chez Swann, « absorbe l’image en accroissant les joies arbitraires de [l’] imaginationimagination »2. On peut ainsi affirmer qu’il sert de tremplin à une reviviscence. A contrario, l’effacement du nom (le nom « empêché ») efface consécutivement l’image, effacement redoublé par la suppressionsuppression de la photographiephotographie.
Cependant, si l’on comprend bien que ChatzopoulosChatzopoulos (Constantin) dresse un réquisitoire contre le châtimentchâtiment infligé aux jeunes filles qui se trouvent dans la même situation, il convient d’analyser les moyens qu’il met en œuvre pour émouvoir et convaincre le lecteur.
En effet, pourquoi la parole est-elle empêchée, d’un point de vue narratif ? Pourquoi le lecteur n’a-t-il jamais connaissance du contenu du secretsecret ? Quel est le statut du narrateur ?
Le récit est homodiégétique, mais tout se passe comme si le narrateur abolissait l’intervalle de temps qui sépare le moment des faits, alors qu’il était un petit garçon de quatre ou cinq ans, et le temps de l’écriture.
Autrement dit, il fait totalement abstraction de sa connaissance de « l’événement » et de la punition qui retombe inévitablement sur la fille fautivefaute, connaissance qu’il a, bien entendu, acquise par la suite. Il le laisse d’ailleurs deviner, en guise de piste adressée au lecteur : « [Le silence] ne fut brisé ni le lendemain, quand mon père vint à l’enterrement, ni par la suite, tant que vécut ma grand-mère » (p. 89). Le secretsecret, dissimulé sous le silence, a donc été divulgué. C’est donc au lecteur qu’il revient de découvrir la teneur de ce secret.
De plus, cette abolition temporelle entraîne une fixation sur le passé, c’est-à-dire sur le ressenti (émotionémotions, souvenirs) de l’enfant, qui permet de bloquer toute explication, puisque tout passe par les yeux et la compréhension, évidemment, limitée du tout petit garçon. Ainsi, le narrateur déclare : « Un jour pourtant, ma sœur se retrouva à la maison. Quand et comment elle était arrivée, qui l’avait amenée, je ne le sus jamais ou je ne m’en souviens plus. Je me souviens seulement de la tristesse et du silence qu’elle apporta avec elle » (p. 88). Notons deux éléments distincts : le « je ne le sus jamais » n’équivaut pas à « ou je ne m’en souviens plus ». Il est évident qu’à un moment ou à un autre, le narrateur a « su ».
L’auteur fait donc en sorte de « piéger » le lecteur en concentrant la connaissance des faits sur le seul souvenirsouvenir provenant de l’enfance ; et, élément plus important, ce souvenir est d’ordre affectif (« tristesse et silence »). C’est là un moyen très habile de focaliser son attention sur le silence (le secretsecret), et sa sensibilité sur la tristessetristesse enfantine, deux ingrédients qui donnent sa force au récit : la parole empêchée laisse l’interrogation ouverte, et la peine de l’enfant – devant ce qu’il voit mais ne comprend pas – suscite une profonde émotionémotion, et cela sans recours à un pathos quelconque.
Force est donc de constater la portée indéniable de cette fausse naïveté, expédient narratif auquel le lecteur se laisse entièrement prendre, dans une espèce de jeu constant entre secretsecret cachécaché et dévoilementdévoiler. Nous l’avons déjà mentionné, la parole empêchée, ce non-ditnon-dit lourd de sens, trouve toute sa valeur dans le regard, ou plus exactement, dans le souvenirsouvenir de ce qui a été vu.
Dès le début de la nouvelle, le ton est donné : « Au souvenirsouvenir de ma mère s’ajoutait l’imageimage de cette sœur… » (p. 85) ; « Je me souviens seulement que la rivière [la rivière fatale] s’ouvrait devant moi comme quelque chose d’infini… » (p. 87) ; « Je me souviens seulement de la tristessetristesse qu’elle apporta avec elle… ». De la sorte, et en nous soumettant à la convention que l’intrigue passe par les yeux de l’enfant, nous observons que la narration se fait le conservatoire de la mémoiremémoire, une mémoire qui ne livre pas la parole mais son substitut, l’image, les images du passé.
Ces images sont de trois types, les images « scènes de jeux d’enfant » auxquelles se mêle l’admiration du petit garçon pour sa sœur aînée, si belle ; les images d’affliction (la sœur cloîtrée, son cadavre) ; mais surtout les images d’une réalité sublimée où la parole enfin libérée se confond avec une vision :
Elle me dit soudain : « Regarde comme c’est beau là-dedans ». Je me penchai pour mieux voir. Le puits entouré de lauriers roses apparaissait au premier plan, derrière venait la tache noire d’un cyprès élancé, ensuite, verdoyaient les arbres du jardin, et en arrière-plan brillait, au fond, une mince bande de rivière. Maintes fois j’avais vu se refléter dans la vitre cette imageimage du vallon ; mais, à cet instant ; comme je me penchais vers ma sœur […] il me sembla que cette image qui s’offrait dans la vitre, je la voyais avec les yeux affligés de ma sœur. Je restais muetmuet à regarder et je me souviens que cet endroit connu me fit l’effet d’un monde inconnu et nouveau, étrange et magique. « C’est seulement là que le monde est beau », reprit ma sœur. Ce furent les derniers mots que je lui entendis prononcer. (p. 89)
Plusieurs éléments retiennent notre attention : l’importance du « voir », la mention affirmée du souvenirsouvenir et, tout principalement, la transfiguration de la réalité en un monde sublime.
En effet, sur ce dernier point, on peut se demander quel est l’intérêt, pour l’économie du récit, de se livrer à une telle description, qui n’apporte rien de plus au déroulement de la narration des faits. Et pourtant, c’est là que réside l’essentiel de la nouvelle. Le paysage vu dans la vitre, on l’aura remarqué, est décrit comme un tableau, avec mention des divers plans. De plus, il se voit qualifié de nouveau et d’inconnu. Enfin, c’est ce monde sublime, celui de l’art (puisqu’il s’agit d’une représentation), qui libère la parole de la sœur, libération qui marque la victoire de l’art sur un réel particulièrement cruel et destructeur. Et le narrateur participe à cette vision de la transfiguration de la nature par l’art, puisqu’il reconnaît « voir à travers les yeux de sa sœur », cependant que sa parole à lui reste encore empêchée.
Néanmoins, ce même narrateur, tout en affirmant la puissance du souvenirsouvenir comme conservatoire, confère à l’art sa valeur de victoire sur le temps et sur les vicissitudes du réel. Les propos suivants terminent la nouvelle, pour la première fois au présent : « Je n’ai pourtant jamais oublioublié le visage de ma sœur. Je le revois toujours penché devant la vitre de la vieille maison, là où maintenant je me penche parfois, moi aussi, pour voir, l’espace d’un instant, comme le monde est beau » (p. 90).
Le souvenirsouvenir, à travers la réactualisation de l’imageimage de la sœur, par la fusion entre le « voir » du souvenir (« je le revois toujours ») et le « voir » du réel (« pour voir, l’espace d’un instant »), et enfin la fulgurance de l’image artistique, qui transforme le quotidien en beauté ; tels sont les substituts qui assurent, d’une certaine manière, la victoire finale de la parole, puisque, si la vision du jardin transfiguré libère la parole de la sœur, le souvenir et la commémoration de la vision réitérée par le narrateur sont – on l’aura bien entendu compris – les ingrédients mêmes de la nouvelle, qui, par essence, est Verbe, et assure à la parole, fût-elle empêchée, sa pérennité.
En guise de conclusion, nous pouvons affirmer que le non-ditnon-dit volontaire, qui s’applique aussi bien à « l’événement » (le secretsecret) qu’au « nom » de la sœur (un nom qu’on voudrait effacer), ainsi que l’abolition de son imageimage par le père (disparition de la photographiephotographie), tous ces éléments se heurtent à la toute-puissance d’une fiction qui assure la pérennité de ce qui aurait dû être aboli, par la puissance du souvenirsouvenir et par la transfiguration opérée par l’art.
Nous ne connaîtrons jamais le nom de la sœur. C’est sans doute mieux ainsi. D’une part, comme le signale DeleuzeDeleuze (Gilles), dans son commentaire ProustProust (Marcel) et les signes, « [l]es noms propres eux-mêmes ont un contenu inséparable des qualités de leurs syllabes et des associations libres où ils entrent »3. Par voie de conséquence, la confrontation entre le nom et la personne crée, sans doute, un hiatus générateur de déception, déception qui est ici évitée. D’autre part, la sœur sans nom restera, pour nous lecteurs, un personnage hors du réel, elle restera, comme un archétype, la sœur, une figure de fiction, artistique et intemporelle.