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2. La voix de la romancière sensible à la condition féminine

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Le destin de Marianna est celui des filles de sa classe sociale que la narratrice évoque en ces termes : « se marier, enfanter, faire se marier ses filles, les faire enfanter et faire en sorte que ses filles mariées fassent enfanter leurs filles qui, à leur tour, se marient et enfantent… »1. Marianna sera donc mariée, contre son gré, à treize ans, condamnéecondamnation à une vie de mère de famillefamille nombreuse (huit grossesses, cinq enfants vivants et trois morts) jusqu’au jour où elle va repousser son mari2, mettant ainsi un terme à l’intimitéintime d’une vie conjugale réduite à huit agressions nocturnes : « un assaut, une contrainte, la pression de genoux froids contre ses jambes, une explosion rapide et rageuse »3.

Le père de Marianna, qui gardera jusqu’à sa mortmort le silence sur le violviol subi par sa fille, mais animé, peut-on le supposer, par une sorte de désir tacite de réparation moralemorale, va lui permettre d’accéder à la lecture et à l’écriture, un savoir alors fort rarement dispensé aux filles, même dans les familles de la noblesse sicilienne. Il est toutefois significatif de rappeler que c’est seulement au moment de la naissance de son premier fils, Mariano, alors qu’elle a dix-neuf ans et qu’elle est déjà mère de trois filles, que Marianna reçoit de son père un luxueux nécessaire à écriture. Par ce cadeau, Signoretto reconnaît à Marianna le statut de mère puisqu’elle a enfin donné naissance à un héritier mâle, capable de perpétuer la dynastie Ucrìa, et il lui concède par la même occasion une sorte de droit officiel à la parole, fût-elle exclusivement écrite. C’est le moment, pour Dacia MarainiMaraini (Dacia), de créer un lien avec le peintre du portrait de sa lointaine aïeule qui la représenta une feuille de papier à la main.

Grâce à l’accès aux livres, le silence de Marianna, sera rapidement « habité de mots écrits »4. Outre les voix familières qui « dialoguent » avec elle au moyen de billets écrits, mêlant souvent termes siciliens, italiens et fautefautes d’orthographe, Marianna « entend » d’autres voix, celles de ceux dont elle lit les œuvres : romanciers, poètes (elle lit l’Arioste, Michel-Ange5) mais aussi des philosophes et, en particulier, David Hume, vers les écrits duquel elle sera conduite, sous la houlette discrète de Grass, l’ami anglais de son fils Mariano, venu passer quelques jours à Bagheria. C’est ainsi que Marianna va reconsidérer ses certitudes, réfléchir au rôle de la raison, mais aussi à la condition humaine. Alors que les domestiques étaient considérés comme des serfs, Marianna va un beau jour ouvrir les yeux sur le sort de Fila, la jeune servante qui lui fut donnée en cadeau par son père : « Mais où est-il dit que l’on peut donner des personnes, les prendre, les jeter comme des chiens ou des petits oiseaux ? »6. En somme, grâce à ses lectures, Marianna va sortir d’une sorte de cécité inhérente à la culture archaïque et encore féodale dans laquelle elle baigne comme les autres femmes et s’ouvrir à quelques idées novatrices.

Dacia MarainiMaraini (Dacia), qui a tant de fois pris publiquement la défense de femmes abusées, semble vouloir démontrer, par l’histoire de Marianna, que la reconstruction de soi reste possible en dépit d’un violviol. Cet épisode terribleterreur est toutefois si profondément enfoui dans la mémoiremémoire de Marianna qu’elle n’est même pas en mesure de reconnaître son violeur en la personne de son oncle Pietro à qui on l’a donnée en mariage. Bien des années plus tard, au moment où elle sera dans l’obligation d’assister à l’embaumement de son mari, dont elle ignore encore qu’il fut son violeur, lui reviennent en mémoire des phrases écrites par sa grand-mère maternelle, Giulia, qui était également la mère de son mari. Cette dernière lui avait écrit que Pietro avait nourri pour sa sœur Maria, celle qui deviendra la mère de Marianna, un amour si fort qu’il avait quasiment renoncé à vivre normalement, une année durant, après le mariage de cette dernière avec leur cousin Signoretto. On comprend ainsi que l’amour immense que cet oncle avait voué, avant le viol, à sa toute jeune nièce, Marianna, était le transfert d’un amour incestueuxinceste pour sa propre sœur.

Par la suite, Marianna adulte, atteinte d’une pleurite, et en proie à une violente fièvre, sera hantée par des imageimages de violenceviolence sexuellesexualité au centre desquelles se trouve son défunt mari, elle poussera alors « un cricri atroce et prolongé »7, peut-être l’échoécho de l’ultime son qui, au moment du violviol, sortit de sa gorge avant qu’elle ne devienne « de pierre » ? Mais alors que Marianna aurait pu, à ce moment-là, avoir la révélation du viol et du violeur, elle accède à une autre révélation, celle de l’identitéidentité du responsable de son enfermement dans le silence :

Elle comprend avec une lucidité adamantine que c’est lui, son père, le responsable de sa mutilation. Par amour ou par distraction, elle ne saurait le dire, mais c’est lui qui lui a coupé la langue et lui qui lui a rempli les oreilles de plomb fondu pour qu’elle n’entende aucun son et tourne perpétuellement sur elle-même au royaume du silence et de l’appréhension.8

Elle a comme une sorte de révélation du silence délibéré de son père que l’on peut probablement expliquer par le désir de protéger le violeur et, avant tout, l’honneurhonneur de la famillefamille Ucrìa. La romancière alors, comme par compensationcompensation, va accorder à celle qui fut horriblement meurtrie des parenthèses de bonheur au cœur de relations qui ont pour dénominateur commun l’amour.

Marianna voue à son père Signoretto un profond amour qui semble réciproque et qui n’est pas sans rappeler celui de Dacia MarainiMaraini (Dacia) pour son propre père : « Je l’ai beaucoup aimé mon père, plus qu’il n’est licite d’aimer un père »9. Avec Marianna, Signoretto aime « discuter » et se confier au moyen de billets parmi lesquels il en est un dans lequel il lui révèle, à mots quasiment découverts, ses sentiments : « […] cela me déplaît de mourirmort parce que je vais te quitter, mais cela ne me déplaît pas d’aller voir si cela vaut la peine de connaître Notre Seigneur »10.

Marianna connaît avec un de ses fils, Signoretto, précisément celui qui porte le nom de son propre père, l’intensité d’un amour maternel fusionnel, celui que Dacia MarainiMaraini (Dacia) aurait tant aimé connaître :

Mon unique enfant, voulu et désiré, étant mortmort peu avant sa naissance, en cherchant à m’emporter avec lui, j’ai décidé que ce seraient mes personnages, fils et filles aux pieds robustes, faits pour de longues marches, qui emporteraient vers le futur quelque chose de moi.11

L’enfant ne parlera pas durant les quatre années de sa brève existence. Cela indispose grandement son père mais n’inquiète que très modérément Marianna car mère et fils, unis par le mutismemutisme, savent dialoguer avec le corps et le cœur. Ils se hument, se câlinent, jouent, rient, se disent leur amour dans un langage inaccessible aux autres :

Il lui parlait en gigotant, en mimant, en riant, en la couvrant de baisers poisseux. Il collait sur son visage sa grande bouche édentée, léchait ses paupières closes, serrait entre ses gencives les lobes de ses oreilles mais sans lui faire mal, comme un chiot qui connaît sa force et sait la doser pour jouer.12

Mais cette bulle de bonheur connaîtra rapidement un terme quand l’enfant, à quatre ans, sera emporté par la maladiemaladie.

Avec son jeune domestique, Saro, Marianna va accéder au plaisir charnel. Le chemin pour y parvenir sera long et nombreux seront les efforts de Saro pour se rendre aimable, en particulier en accédant à l’apprentissage de l’écriture pour pouvoir enfin, un jour, lui écrire ce que ses yeux lui disent depuis si longtemps : « Vi amo »13. Même si l’on sent très vite que Marianna n’est pas insensible au charme du jeune homme, elle va dresser, entre elle et lui, d’une part, le rempart de la raison – « une femme de quarante ans, mère et grand-mère, peut-elle s’éveiller, comme une rose tardive, de décennies de léthargie pour prétendre à sa part de douceur ? »14 – et, d’autre part, la présence d’une jeune épouse qu’elle lui a choisie, Peppina Malaga, qui va lui donner un fils.

Mais Fila, la sœur de Saro, en proie à la jalousie et armée d’un couteau, va accomplir un acte foufolie entraînant la mortmort de l’enfant et de terribleterreurs blessures sur son frère. Ce dernier sera soigné avec une sollicitude quasiment maternelle par Marianna qui, au moment où le jeune homme va recouvrer un peu de force, va faire les premiers pas sur le chemin de la sensualité, laissant alors le désir l’emporter sur la raison. Du bout des doigts, elle parcourt le visage du convalescent dont elle dessine les contours, à la manière d’un peintre, un visage-paysage dont elle devient l’exploratrice :

L’index, après avoir parcouru la longue route qui mène d’une tempe à l’autre, descendant le long des ailes du nez, remontant les collines des joues, effleurant le buisson des sourcils, se trouve comme par hasard à presser le point où les lèvres se rejoignent, s’ouvre un passage entre les dents, rencontre le bout de la langue.15

Pour la première fois donc, Marianna va connaître les plaisirs de la chair, mais le retour de Peppina, qui va être enceinte pour la seconde fois, lui fera connaître aussi la violenteviolence morsure de la jalousie. Les deux amants vont, dans un premier temps, se voir en cachette, puis Marianna va prendre la décision d’interrompre cette relation, se privant délibérément de plaisir, ce que la narratrice motive ainsi : « […] la longue pratique du renoncement a fait d’elle une gardienne très sévère. Tant d’années passées à tenir en respect ses propres désirs ont endurci sa volonté »16. La décision, néanmoins, reste difficile à prendre et les larmes coulant sur ses mains ridées disent, mieux que des mots, l’intensité de sa souffrancesouffrance, car elles « ont la saveur amère du renoncement »17.

La romancière va également concéder à Marianna une expérience particulière : celle d’être l’objet d’un amour qui demeurera platonique. Marianna va rencontrer le sénateur quinquagénaire Giacomo Camalèo, procureur de Palerme, auprès de qui elle va implorer la grâce de Fila destinée à la potence. L’homme, immédiatement sensible au charme mutique de Marianna et convaincu par les deux références littéraires18 qu’elle avance pour justifier le gestegeste de sa domestique, va intervenir pour que sa condamnationcondamnation soit commuée en internement dans un asile. Avec Giacomo, pour la première fois de sa vie, Marianna va être courtisée et littéralement noyée sous un flot de billets, au point de penser avec humour qu’elle est « l’innocent prétexte à une manifestation pyrotechnique d’érudition »19.

Point ne faut cependant oublier que, dans cette lointaine Sicile, la parole des femmes est constamment entravée par des voix masculines, ainsi entend-on celle d’un autre Signoretto, le frère de Marianna, désireux qu’elle interrompe sa relation avec Camalèo pour des raisons d’héritage en cas de remariage. L’injonction fraternelle est formulée de façon lapidaire : « la décision de la famillefamille est que vous ne le voyiez plus »20. Ensuite, au moment où Marianna annoncera sa décision de quitter la Sicile, une autre voix masculine exprimera sa désapprobation, celle de Mariano, son premier fils, qui considère qu’une fois encore sa mère prend des libertés avec ses obligations. Les mots pour le lui dire sont durs et portent indubitablement la trace d’une jalousie, jusque-là tue, remontant à l’enfance, quand son petit frère Signoretto, l’enfant chéri de Marianna, avait pris toute la place dans son cœur de mère. Même si Marianna ne cède pas à ces deux instances, elle renoncera de son propre chef à la vie d’épouse rangée que Giacomo Camalèo, bien que séduisant et immensément cultivé, lui propose.

La romancière offre alors à Marianna une expérience nouvelle, un voyage dont une partie sera faite en compagnie de Fila, sortie de l’asile d’aliénésaliénation. Le récit prend soudain des allures de roman d’aventures, les deux femmes vont devoir surmonter une tempête, voyager à dos de mulet, subir l’assaut de bandits de grands chemins, etc. À Capoue, Marianna rencontre une troupe de comédiens qui « se moquaient éperdument de sa surdité et lui parlaient joyeusement en se contorsionnant en mimiquemimiques généreuses et irrésistibles »21. Le récit prend, à ce moment-là, des allures de roman de formation car, derrière cet épisode qui s’achèvera quand la troupe partira pour Florence, on entend l’échoécho de la voix de GoetheGoethe (Johann Wolfgang) et des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister. C’est à Rome que va s’achever le périple des deux femmes, Rome où Marianna va mener à terme un projet, celui de trouver un mari pour Fila, répondant ainsi à la question formulée de nombreuses années auparavant par son père, quand il la lui avait donnée : « tu me promets que tu t’occuperas bien d’elle ? ». La réponse est donc oui.

Il est aussi une autre voix omniprésente dans le roman, celle de la Sicile.

La parole empêchée

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