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Les voix de l’art
ОглавлениеÀ la fois plus naturel et plus artistique que le langage verbal, le chantchant réunit la voix spontanée et innocente du vivant (il est toujours associé à l’oiseau), et l’élaboration musicalemusique qui lui confère son pouvoir. Chantant « ce que Pudeur [lui] interdisaitinterdiction de dire », la voix de la fillette Esclarmonde « montait comme la fumée d’Abel »1. Angela, la fille un peu oiselle qui a reçu le don du chant, galvanise les paysans révoltés dont « le silence pleurait »2 en exaltant leur peine. « Sa voix amplifiait leurs mots […]. Lamento de leur misère, beauté tirée de l’horreurhorreur d’avoir été dépossédés d’eux-mêmes […]. Chanson qu’on éventre, gorge déchirée par l’épine des douleurs muetmuettes »3. Lothaire, le fiancé d’Esclamonde dont le désir brut est sublimé par l’interdit, parvient à canaliser la vertu du chant en travaillant l’instrument qui le rend enfin aimable. Touchée, Esclarmonde s’écrie : « Quelle différence, du cricri au chant ! Modulation splendide de la douleurdouleur, le chant recoud ce que le cri déchire »4.
« Recoudre », « réunir ce que l’Éternel avait séparé »5, repriser les êtres déchirés : tel est le don de Frasquita la couturière, tendue vers la fusion originelle d’avant la fautefaute, avant l’arrachement à la mère. Conformément aux archétypes et aux métaphores des traditiontraditions mythologimythologieques, l’aiguille et les fils sont les instruments de la femme, figure analogique du poète. La broderie est une des métaphoremétaphores incarnées du roman : « elle brodait des récits sur les objets les plus quotidiens dont elle ne parvenait jamais à épuiser toutes les possibilités narratives »6. Mais Carole MartinezMartinez (Carole) pousse sa couturière hors des frontières sagement domestiques : Franquita entreprend des créations quasi démiurgiques, recrée à sa guise un visage détruit, ré-enchante le monde par ses fils aux mille couleurs, façonne le réel en taillant dès leur enfance les robes de mariée qui conviendront à chacune de ses filles. Le travail du fil devient son langage personnel : « phrases de laine nuancée, paroles liées au point de chaînette, longs silences comme des points coupés, mots de soie… »7.