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4. Naître à la parole
ОглавлениеIl n’en reste pas moins que la promessepromesse n’est ni serment ni engagement public. Faite d’une personne à une autre, elle a pour résultat de les relier dans l’absolu singularité d’un événement, de sorte que la possibilité de la trahison qui la menacemenace est d’abord celle de la généralité langagière, car la langue codée et commune est, par définition, monnaie courante. Devant l’impossibilité de faire correspondre un idiome singulier à la singularité de la promessepromesse, faut-il en conclure que « le plus pur de la promesse […] est voué au silence » ou encore que « la promesse est secrètesecret et silencieuse »1 ? De façon générale, la parole accomplie serait-elle la parole abolie ? Et, symétriquement, toute parole effective serait-elle une parole déficientedéficiente ?
Le double paradoxe invite à renverser les positions ou, du moins, à troubler l’apparente limpidité des divisions et des inversions. N’est-il pas une autre voie que celle du silence pour remédier à l’érosion de la parole ? Comme le veut HeideggerHeidegger (Martin), il revient sans doute au poète de s’éloigner du parler « fatigué par l’usage » et de faire entendre le « parlé à l’état pur »2, au risque de frôler les limites du dicibledicible et de l’intelligible. Avec le poème « Passionnément », qui constitue une tentative tout à la fois inouïe et hasardeuse pour redonner vie aux mots ressassés et usés, Ghérasim LucaLuca (Ghérasim) s’expose à un tel péril 3 :
pas pas paspaspas pas
pasppas ppas pas paspas
le pas pas le faux pas le pas
paspaspas le pas le mau
le mauve le mauvais pas
paspas pas le pas le papa
le mauvais papa le mauve le pas
paspas passe paspaspasse
Gilles DeleuzeDeleuze (Gilles), qui a manifesté à plusieurs reprises son admiration pour l’œuvre du poète roumain, considère cette pièce comme exemplaire d’une écriture qui ferait bégayer la langue : « Si la parole de Ghérasim LucaLuca (Ghérasim) est ainsi éminemment poétique, c’est parce qu’il fait du bégaiementbégaiement un affect de la langue, non pas une affection de la parole »4. « Affect », autrement dit puissance de vie et non « affection », c’est-à-dire atteinte ou troubletrouble morbide. La distinction, propre au vocabulaire deleuzien, est d’importance : dans le bousculement des sons et l’entrechoquement des mots, c’est une affirmation jubilatoire de l’être qui se fait entendre et non pas une limitation invalidante qui se manifeste. Mais, s’agit-il vraiment d’un bégaiement dans la mesure où, comme l’observe d’ailleurs le philosophe, « il ne porte pas sur des mots préexistants » ? En réalité, la répétitionrépétition est ici condition de création : elle donne suite plus qu’elle ne fait revenir à l’identique. Au fil des reprises et des trébuchements, au gré des élans et des ruptures, des césures et des concaténations, les sons proférés s’assemblent et, parfois, se cristallisent en mots. À d’autres moments, la parole se précipite et des phrases entières, incongrues et comiques, se constituent (« sur la pipe du papa du pape pissez en masse »), avant que ne soit relancé le rythme des variations sur les phonèmes déjà maîtrisées. Aventure phonétique chaotique, le poème est une genèse de la parole, hésitantehésitante et inchoative, ressaisie dans ses balbutiements premiers. Dans le même mouvement, s’opère la mise au monde du sujet : triturés et mâchés dans la bouche, les mots sont finalement expulsés et c’est tout le corps qui vibre de leur donner résonancerésonance5. Une fois le répertoire des sons de la langue française presqu’entièrement décliné, se fait entendre un « je » qui ne préexiste pas à la prise de parole, mais prend laborieusement forme à travers elle :
passionné nez passionném je
je t’ai je t’aime je
je je jet je t’ai jetez
je t’aime passioném t’aime
je t’aime je je jeu passion j’aime
passionné éé ém émer
Tout s’achève par l’aveu le plus éculé, qui reprend vie et signification et se fait entendre, comme s’il n’avait jamais été prononcé. Déclaration de l’infans démuni à sa mère, de l’amant éperdu à l’aimée ou encore du poète qui naît littéralement à la langue étrangèreétrangère dans laquelle il a désormais choisi de s’exprimer6 :
je t’aime
passionnément aimante je
t’aime je t’aime passionnément
je t’ai je t’aime passionné né
je t’aime passionné
je t’aime passionnément je t’aime
je t’aime passio passionnément
Le discours ânonné, qui défait l’ordre et la structure de la phrase, aboutit à un cricri d’amour vers lequel il semble tendre tout entier. Au fond, c’est la langue rendue courante par l’usage qui est empêchée et c’est la langue entravée qui restaure la puissance locutoire émoussée. Le poète transmue les signes et échange les places. Il montre encore que nulle parole ne saurait voir son flux irrémédiablement arrêté : toujours se présentent des interstices et des brèches où elle trouve un nouvel élan pour circuler et se transmettre. Toute bouillonnante de vie, la parole préside à la lente et difficile genèse du « je », à lui-même et au monde, et c’est encore elle qui enfante la figure de l’Autre, sous la forme insigne de l’objet du désir. Le paradoxe le plus aigu veut qu’elle se découvre éminente dans sa maladresse et sa défaillance mêmes.