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2. LE PEUPLE PÈRE ÉTAIT UN PEUPLE DE PÂTRES.

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V. Il importe d’abord de signaler ici la désignation de la terre par le mot ajras. L’expression dérive de la racine aj = mener; ajras nous représente donc la terre sur laquelle on mène quelque chose (le bétail): le pacage du bétail (en allem. treiben). De cette signification de mener dans le sens agricole est provenue plus tard la signification plus large désignant toute espèce d’activité. L’expression allemande: was reibst du? de même que l’expression latine: quid agis? nous ramènent par leur origine historique à la vie pastorale des temps primitifs. C’est dans la conduite des troupeaux que la notion de l’activité s’est pour la première fois présentée à la conscience de l’homme — le proverbe allemand: Wie mans treibt, so gehts (on récolte ce qu’on a semé) est des plus significatifs à cet égard, il ne pouvait se former que par application au bétail.

Dans ἄγρος et ager, ajras s’est élargi jusqu’à signifier champ en général, tandis que dans les langues germaniques il en est provenu le champ soumis à la charrue (allem. acker, haut allem. anc. acchar, goth. akrs etc.), preuve non équivoque que le passage de la vie pastorale à l’agriculture ne s’est opéré qu’à l’époque qui a suivi la séparation du peuple fils et du peuple père.

Les pâtures étaient communes, l’époque primitive ne connaissait point la propriété privée du sol , la terre appartenait à la communauté. Les Germains et les Slaves ont longtemps encore maintenu cette institution, même lorsqu’ils s’adonnèrent à l’agriculture, tandis que la légende romaine attribue l’introduction de la propriété privée sur les terres labourées à Romulus, qui donna à chaque citoyen un heredium (= une propriété ; heres dans le langage primitif signifiait propriétaire; il a encore ce sens dans la lex Aquilia). Pour les pâtures, la propriété commune s’est maintenue même chez les Romains pendant des siècles (ager publicus = populi, par opposition à ager privatus = privi; de là aussi proprietas = quod pro privo est); de même chez les Germains et les Slaves; il ne peut donc y avoir le moindre doute que les pâtures du peuple père ne fussent communes.

La réunion des troupeaux de propriétaires différents sur une seule et même pâture est impraticable si l’on ne prend soin d’en distinguer la propriété. Chez les Romains cela se faisait par la marque des troupeaux (signare); chaque tête de bétail était marquée au feu, du signe de la communauté de pacage et de celui de son propriétaire. Cette pratique non seulement excluait entièrement l’incertitude du rapport de propriété causée par la fuite du bétail — toute personne qui le trouvait savait d’où il était, il portait le sceau de sa provenance — mais encore elle diminuait le danger du vol du bétail — le sceau disait à toute personne à laquelle la bête était présentée en vente: volée chez tel ou tel, gardez-vous de l’acheter. Sans elle, deux institutions juridiques, la revendication et l’usufruit d’un troupeau auraient été impraticables.

Le Germain avait également sa marque domestique, et il ne peut en avoir été autrement au temps primitif du peuple père, sauf que la marque au fer rougi n’était pas encore possible alors, et devait être remplacée par une marque de couleur. Les marques de couleur sur la peau du bétail vivant ont été les premiers signes d’écriture, la peau des bœufs vivants les premières tablettes d’écriture du peuple père aryen. Cette application de couleur est au fond de la signification du mot literœ ; il dérive comme li-nere, enduire, li-neœ ce qui est enduit, de la racine sanscrite li; ce ne fut que plus tard que l’application fit place à l’incision, au grattage, à la gravure sur cire, bois, pierre, airain (scribere) , . L’application de la marque sur la peau du bœuf vivant conduisit à l’emploi pour l’écriture de la peau du bœuf mort. Nous la trouvons servant à cet usage chez les Romains à l’époque la plus reculée. C’était le clypeum, dont PAUL DIACRE nous rapporte d’après FESTUS (§ 56): clypeum antiqui ob rotunditatem etiam corium bovis appellarunt, in quo FŒDUS GABINORUM cum Romanis fuerat DESCRIPTUM. La peau de bœuf fut la première table à écrire des Romains, les traités entre nations sont les plus anciens documents qui y furent consignés par eux, jusqu’à ce que plus tard le cuivre la remplaça. Il nous est attesté que les Juifs à l’époque de David se servaient également de la peau du bœuf pour écrire. De ces grossiers matériaux primitifs sortit plus tard à Pergame la forme plus noble du parchemin.

Les Romains étendirent la marque au fer chaud, du bétail aux hommes (esclaves et calomniateurs). La marque met l’homme au même rang que la bête. C’est de cette idée que dérive la signification de l’expression de la langue judiciaire romaine nota = tache, correspondante au mot allemand: brandmal: flétrissure, et à l’expression gezeichnet, marqué, par rapport aux hommes. L’idée de prééminence a été également souvent rattachée au bétail par le langage, p. ex. par la langue latine dans egregius, eximius (= choisi dans le troupeau comme excellent pour un but particulier p. ex. le sacrifice) et par la langue allemande dans: ausgezeichnet, distingué. La période de la vie pastorale a laissé dans le langage des traces ineffaçables. Outre celles que je viens de citer, et celle nommée ci-dessus (p. 27) dérivant de la signification métaphorique du pacage du bétail (treiben), il faut ranger dans cette catégorie la désignation de la fille comme celle qui trait, et le nom de la monnaie emprunté au bétail, dont il va être question à l’instant.

L’expression de la langue mère pour bétail était paçu, conservé dans le latin pecus, german. faihu, fihu, fêhu, feeh, vihe, vieh. La racine sanscrite pak qui en forme la base signifie prendre, lier, d’où le sanscrit pāça, la corde, la chaîne, le lacet . Le mot nous représente le bétail paissant à l’air libre, et qu’il faut capturer pour le traire, l’abattre, l’atteler, ou l’épiler s’il s’agit de moutons ; c’est l’image de l’Américain du Sud prenant le bétail au lasso dans ses prairies. Paçu est le bétail pris au moyen de la paça.

Les Romains et les Germains ont emprunté au bétail leur notion du patrimoine. Le latin a formé de pecus: pecunia (patrimoine du père de famille) et peculium (petit bétail, c.-à-d. possession des enfants et des esclaves), en gothique faihu et en anglo-saxon feoh signifiait à la fois bétail et patrimoine . Ces expressions nous renvoient aux pâtres dont la richesse consiste en troupeaux, tandis qu’elles n’ont aucun rapport avec l’agriculteur, pour lequel la valeur de la terre dépasse de loin celle du bétail nécessaire pour l’exploiter.

Le droit romain antique est tout particulièrement instructif au point de vue de ce contraste. Il distingue, comme je l’expliquerai à une autre place, deux espèces de masses patrimoniales: la familia et la pecunia. La familia nous représente la ferme romaine avec tout ce qui appartient à son exploitation: esclaves, bêtes de trait et de charge. Ces objets sont choses de mancipium (res mancipi), il faut pour en transférer la propriété une forme solennelle (mancipatio, in jure cessio) et ils peuvent être revendiqués contre tout possesseur par le propriétaire qui les a perdus. La pecunia comprend tout le reste du patrimoine, auquel la notion du mancipium ne trouve aucune application; c’est ce qui a fait donner à ces choses le nom de res nec mancipi. Pour en transférer la propriété, il suffit de la délivrance sans formes (traditio), et la protection du droit est restreinte.

Le droit à la familia est le droit spécifique du Romain, droit formé sur le sol italique depuis le passage de la vie pastorale à l’agriculture (dominium ex jure quiritium, la propriété du paysan sur sa maison et sa ferme, familia = maison, famulus, familiaris = habitant de la maison, pater familias, maître de la maison); pecunia est la propriété du pâtre (pecus, pecunia). La pleine protection dont jouit la première a pour base le travail. Celui-ci est nécessaire non seulement pour défricher et labourer le sol, mais encore pour dresser les bestiaux à l’exploitation agricole. Dans les troupeaux, on prend les bêtes de trait et de charge (res mancipi = quadrupedes quae dorso collove domantur, ULPIEN, 19-1), mais il ne suffit point de les choisir; il faut les dompter, les élever; jusque là elles restent res nec mancipi. Le pâtre laisse l’animal tel que la nature l’a créé, le paysan le transforme. On retrouve pour l’animal le même processus que pour la terre. Le pâtre enlève de la pâture ce que la nature a produit sans lui: son activité, comme celle du chasseur et du pêcheur, se borne à s’approprier ce qu’il doit à la nature; le paysan vient en aider à celle-ci: il la force par son travail à lui donner ce que spontanément elle ne lui aurait point procuré.

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