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INTRODUCTION.

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Table des matières

I. L’Orient, d’après l’histoire, est la mère patrie de la civilisation; c’est de là qu’elle a passé à l’Occident. A une époque où l’Europe était encore plongée dans le plus profond sommeil, régnait sur les rives de l’Euphrate, du Tigre et du Nil une active vie civilisée: de puissants royaumes avaient été fondés, d’immenses villes avaient été bâties, l’agriculture et l’industrie florissaient, l’art même et la science pouvaient déjà produire des œuvres remarquables, l’alphabet était inventé, les cours des étoiles était calculé. Par la voie de la mer, les Phéniciens et les Egyptiens apportaient les produits de cette civilisation sur les rives de l’Archipel ionien et grec, et les établissements commerciaux des Phéniciens étaient devenus l’école des populations de la côte; ce ne fut seulement de ces entrepôts du commerce maritime que la civilisation pénétra insensiblement dans l’intérieur des terres.

Mais ces éducateurs de l’Occident n’étaient que des individus allant et venant; les peuples mêmes auxquels ils appartenaient n’avaient aucune raison de quitter une patrie qui leur donnait infiniment plus qu’ils ne pouvaient trouver au dehors; ils n’ont point émigré. L’émigration est le sort des peuples et des individus auxquels la patrie refuse les nécessités de la vie; aux uns et aux autres, la misère seule met en mains le bâton de l’émigrant.

C’est par cette voie de l’émigration qu’un autre peuple de l’Asie fut appelé à faire naître l’Europe à la vie de l’histoire et à préparer le terrain pour la réception des éléments de civilisation préexistants chez les autres peuples de l’Asie. La linguistique de notre siècle a établi à l’abri du doute que tous les peuples civilisés de l’Europe se font séparés de ce peuple dans la nuit du passé. Ils ont autrefois parlé la même langue que lui et il fallut la séparation du peuple fils d’avec le peuple père, puis sa division ultérieure en divers s branches, désormais indépendantes dans leur développement, et enfin le contact avec des peuples parlant d’autres langues, pour amener la différence extraordinaire qui, dès la première apparition de ces peuples dans l’histoire, sépare les divers idiomes de la langue du peuple père et entre eux, et ne laisse plus reconnaître l’unité originaire qu’à l’œil du linguiste.

La reconnaissance de cette descendance de tous les peuples indo-européens des Aryas est une des plus éclatantes découvertes scientifiques du dix-neuvième siècle. Le premier fruit en profita à la science du langage. C’étaient des informations précieuses tant sur le développement historique des diverses langues, que sur la formation du langage en général. Mais la science reconnut bientôt que les conclusions de la linguistique renferment en même temps des indications de choses et d’histoire. La langue d’un peuple contient l’inventaire de tout ce qu’il se croit propre, l’existence du mot affirme l’existence de la chose désignée par ce mot, l’absence du mot équivaut à l’absence de la chose; la langue est l’image fidèle de la réalité. C’est ainsi que guidé par le langage, on peut distinguer ce que le peuple fils aryen avait emporté lors de sa séparation du peuple père — le trousseau avec lequel il se mit en route — et ses acquisitions postérieures. Lorsqu’une expression du langage est la même dans toutes les langues filles, ou seulement dans la plupart, tandis qu’elle était étrangère à la langue mère, on est autorisé à admettre que la chose, l’institution, l’idée désignée par cette expression est née chez les divers peuples à une époque où ils ne s’étaient pas encore séparés les uns des autres; si elle n’apparaît que dans l’une ou dans l’autre langue, nous pouvons conclure qu’elle n’a été connue du peuple qu’après la séparation.

Sans doute tout ce que l’on a cru trouver dans cette voie ne s’est point vérifié. En s’étudiant à nous donner les aïeux les plus dignes, on a haussé le degré de la culture du peuple père à un degré qui ne supporte pas l’épreuve de la critique, et VICTOR HEHN a rendu un service que l’on ne saurait assez apprécier à mon sens, en prouvant péremptoirement combien sont insoutenables maintes conclusions précipitées faites sous ce rapport .

La linguistique doit se laisser guider par l’histoire. Il incombe à celle-ci de déterminer, en comparant les institutions qui se rencontrent chez les peuples indo-européens à l’époque de leur première apparition, ce qui leur appartenait en commun avant qu’ils se séparassent entre eux, et ce qui doit être mis au compte de chacun. C’est tout particulièrement l’histoire comparée du droit qui est à même de nous donner des indications en cette matière, et quoique les recherches soient à peine commencées, elle peut déjà enregistrer des résultats importants. Certains faits sont aujourd’hui complètement acquis; je les ferai connaître plus tard.

L’intérêt qui m’a déterminé à étudier le passé des peuples indo-européens se rattache à ma spécialité professionnelle: le droit romain. J’ai voulu voir clairement comment les romains se sont comportés vis à vis des institutions juridiques du peuple aborigène qui leur ont été transmises, ce qu’ils en ont conservé, ce qu’ils ont modifié. Non point que ce fait comme tel, si intéressant qu’il puisse être pour l’histoire du droit, eût à mes yeux une haute valeur, mais à cause des indications que je croyais pouvoir y puiser par rapport au caractère distinctif de la race romaine. Les Grecs et les Germains ont conservé l’institution aryenne du duel judiciaire, les Romains point — pourquoi? Les Germains et les Slaves ont maintenu, même pour les terres labourables, la communauté aryenne de la propriété du sol, les Romains point — pourquoi? Et d’autre part cependant, chez aucun peuple indo-européen l’on ne trouve autant d’institutions du passé, que chez le peuple romain; elles forment, comme nous le verrons, une véritable mine pour la connaissance des origines. Voilà donc une attitude absolument différente dans l’un et dans l’autre cas, là une rupture complète avec le passé, ici sa conservation soigneuse; qui donc pourrait ici ne pas se demander comment se résoud cette apparente contradiction? Le premier fait accompli par l’esprit romain dans le domaine du droit a été la critique pratique des institutions juridiques du peuple père, c’était le travail d’Hercule au berceau.

Descendance des indo-européens des Aryas, et parallèlement, communauté de la langue et de certaines institutions, voilà tout ce qu’à l’aide du langage nous pouvons établir avec certitude; tout le reste est enveloppé d’obscurité. Nous ne savons ni où demeurait le peuple père, ni quand a eu lieu l’exode, ni combien de temps s’est écoulé jusqu’à ce que les divers peuples indo-européens eussent leur assiette définitive, ni quelle route ils ont suivie, ni s’ils se sont séparés dès leur patrie originaire ou seulement plus tard.

La recherche scientifique en cette matière finit d’une part avec le peuple père et commence d’autre part avec l’entrée des diverses branches du peuple fils dans l’histoire. La lacune du temps intermédiaire est de celles que l’on ne peut combler; c’est un fleuve qui se perd dans la terre, et qui ne reparaît à un autre endroit qu’après un long cours. S’il était le même lorsqu’il reparaît, nous nous inquiéterions peu de son cours souterrain, mais à sa réapparition il est devenu entièrement autre; d’abord faible cours d’eau qui faisait tourner des moulins, il a acquis dans l’intervalle une puissance qui renverse tout ce qui lui fait obstacle. D’un seul cours d’eau il s’est formé plusieurs grands fleuves. A la place de l’Aryas s’est mis l’Européen, avec un type qui le fait contraster de la manière la plus tranchante avec l’Asiatique. D’où vient ce changement? Faut-il le mettre au compte de l’Europe? Est-ce la terre — et par là j’entends le sol, le climat, la configuration du pays — qui a fait l’Européen? Elle est autre en Grèce qu’en Allemagne, autre en Italie qu’en Angleterre et en Scandinavie. Et cependant le type de l’Européen passe de la même manière au travers de tous les peuples indo-européens. Non, ce n’est pas l’Europe qui a fait l’Européen, c’est l’Européen qui a fait l’Europe, mais il est devenu Européen à l’époque de la migration. Non par le seul effet de la longue durée de celle-ci, mais par les institutions qu’elle avait suscitées, par les nécessités qu’elle imposait à l’énergie de l’émigrant. Le paisible pâtre aryen était devenu un guerrier obligé de conquérir chaque pied de terre jusqu’à ce qu’enfin il eût trouvé le pays dans lequel il se fixa définitivement; cette préparation, cette pratique continuelle de la guerre ont produit l’homme prédestiné à jouer en Europe le deuxième acte de l’histoire universelle Dans la nuit de la période de migration que n’éclaire aucun renseignement, se prépara l’avenir de l’Europe; c’est l’obscurité du sein maternel. L’Hindou actuel et l’Européen sont des êtres absolument différents, et cependant ils sont les enfants d’une seule et même mère, frères jumeaux d’une nature originairement identique. Mais l’un d’eux, l’aîné, est resté l’héritier de la cour paternelle, pendant que le puîné, livré à lui-même, a pris la mer, parcourant tous les océans, bravant tous les dangers. Revenu après de longues années, il ne reconnaît plus son frère jumeau, tellement la vie a fait d’eux des êtres entièrement dissemblables. L’Hindou actuel est l’aîné, l’Européen est le puîné.

La vie sur mer nécessite d’autres arrangements que la vie sur terre, et il n’en fut pas autrement de la vie des indo-européens en marche, comparée à la vie de leur patrie. C’est ce que j’espère établir en me guidant par des points de repère historiques assez importants comme on le verra, et en exposant les nécessités complètement inéluctables qu’entraînait avec elle la migration. Je veux esquisser le tableau des dispositions et des rapports de la période migratoire, montrer l’indo-européen pendant son exode, examiner les influences morales de cette période sur les sentiments et le caractère de l’indo-européen, essayer de faire voir le type de l’Européen comparé à celui de l’Asiatique et prouver comment s’est opérée la transformation. Pour moi personnellement, c’est ce que mes recherches m’ont fourni de plus précieux. Je leur dois la solution d’une question sur laquelle j’ai vainement recherché des lumières dans tous les ouvrages d’histoire: où donc le caractère propre de l’Européen, synthèse de toute l’évolution accomplie sur le sol de l’Europe, a-t-il sa source dernière?

J’espère pouvoir prouver (au livre V: la seconde patrie de l’indo-européen) que les migrateurs qui jusqu’alors formaient un peuple unique, auquel l’agriculture était encore étrangère, se sont heurtés à un peuple déjà familiarisé avec elle, qu’ils ont vaincu ce peuple et l’ont réduit sous leur dépendance, et ce au moyen d’un rapport que le peuple père ne connaissait point, mais qui dorénavant se conserva chez tous les peuples européens après leur séparation: la vassalité. Je place le siège de ce peuple dans les régions de la Russie méridionale, entre le Dnieper, le Dniester et le Danube. Ici le peuple migrateur s’est arrêté pendant des siècles, jusqu’à ce que par l’imperfection de l’agriculture, en particulier par le manque d’engrais, le pays se fût de nouveau montré incapable de nourrir plus longtemps la population fortement accrue et qu’ainsi la même nécessité s’imposât à la population qu’autrefois dans la patrie originaire, celle de l’émigration d’une fraction. Mais le soulagement n’était que passager; après quelque temps la même situation critique se représenta et ainsi se succédèrent périodiquement ces saignées. Maintes masses de peuple qui se mettaient en route ont sans doute péri; d’autres ont réussi à se frayer un chemin et à gagner une patrie définitive. Nous nous trouvons ainsi devant le fait de la séparation des indo-européens en peuples différents.

La tradition historique ne trouve rien à nous rapporter sur ce point. Le livre VI recherchera s’il n’y a pas de points de repère pour dissiper un peu l’obscurité qui s’étend sur cette histoire de la formation des peuples européens, et d’abord quant à l’ordre successif dans lequel s’accomplit le démembrement du peuple principal. Je m’en suis tenu aux cinq peuples qui sont seuls à considérer pour l’histoire de la civilisation, les Grecs, les Italiotes, les Celtes, les Germains et les Slaves. Les Illyriens et les Lettes ne présentent aucun intérêt pour elle. Mon opinion est que les quatre premiers de ces peuples se sont séparés dans l’ordre indiqué, tandis que les Slaves sont restés dans leur patrie et sans se séparer d’elle se sont seulement peu à peu étendus vers le Nord et l’Ouest.

Le deuxième point que je compte examiner est la question suivante: d’où vient la différence de ces cinq peuples? (Livre VII). Les types ethniques qu’ils représentent ne peuvent cependant être l’oeuvre du hasard; il doit y avoir eu des raisons, des causes déterminantes de leur production, et on se demande si ce que nous savons de ces types né suffit point pour démêler ces raisons.

Là se termine l’ouvrage. Il résulte de cet aperçu qu’une très grande partie de mon étude est consacrée à un problème auquel la recherche scientifique ne s’est presque pas encore appliquée: combler la lacune béante entre l’abandon de la patrie originaire de la part des Indo-européens et leur apparition sur le sol de l’Europe comme peuples distincts, bref la période de la migration. Il se peut bien que maint élément que je compte fournir soit très discutable, mais je suis convaincu que mes recherches obtiendront des résultats certains, et cela seul suffit à mes yeux pour justifier l’excursion que j’ai entreprise sur un terrain jusqu’à ce jour presqu’inexploré. A coup sûr beaucoup de choses m’auront échappé, et je nourris l’espoir que mon essai stimulera d’autres qui disposent plus largement des connaissances linguistiques et historiques nécessaires, à poursuivre la voie dans laquelle je suis entré. En tout cas il y a là un problème dont la science ne peut se désintéresser, elle doit l’attaquer de front, et si le linguiste et l’historien se réunissent dans ce but, ce ne sera pas sans résultats. La préhistoire de l’Europe ne doit pas se contenter de ce fait que les Indo-européens descendent des Aryas, et qu’ils ont emporté dans leur nouvelle patrie mainte institution du peuple père; elle doit mettre en lumière un second élément infiniment plus important au point de vue historique, la période migratoire avec ce qu’elle a fait d’eux, c.-à-d. l’origine réelle des peuples civilisés de l’Europe. Ce que le peuple père leur a donné n’était que la matière plastique; dont la migration seule les a façonnés.

Je m’occupe dans le livre I du peuple père. Entièrement réduit à moi-même pour les livres suivants, je jouis ici de l’avantage de pouvoir utiliser les recherches d’autrui, mais je crois être en mesure de les étayer ou de les développer, çà et là, aidé de mes propres ressources. J’ai tenté autant qu’il était dans mes forces de m’assimiler ces recherches mais n’ai pas jugé nécessaire de les appuyer de citations. Chacun peut se servir de ce qui est le bien commun de la science, sans s’exposer au danger d’être accusé de plagiat. Je n’ai fait de citations que là où il s’agissait de points exclusivement traités par tel ou tel auteur, et pour lesquels je devais me couvrir de l’autorité d’un spécialiste.

Les Indo-Européens avant l'histoire

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