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IV

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Rien n’égalait pour Pontmartin la douceur de ces souvenirs d’enfance et de jeunesse. Le collège n’avait point été pour lui un exil et une prison. Les conseils affectueux et le sourire de son père, les encouragements de l’oncle Joseph, les baisers de sa mère, ne lui avaient pas manqué un seul jour. De sa fenêtre, quand il interrompait un moment son travail, au lieu d’un noir et lugubre préau, il voyait le jardin du Luxembourg; il apercevait les palombes perchées sur les hautes branches des platanes, des hêtres et des tilleuls, le grand carré où des étudiants et des rapins jouaient à la paume, se servant de leurs mains en guise de raquettes. Pour se rendre au collège, il lui fallait suivre dans toute sa longueur l’allée qui passe devant la façade du palais et conduit à la grille, voisine de l’Odéon; il s’y croisait parfois avec des hommes célèbres qui auraient bien troqué leur renommée contre ses quinze ans s’il eût voulu les leur céder: Cambacérès, le docteur Portal, François Arago, M. de Sémonville, le grand référendaire, et le chancelier, M. Dambray. Dans la belle saison, il avait presque tous les jours la bonne fortune de pouvoir s’incliner discrètement devant un petit homme à la chevelure grise, mais à la tournure encore jeune, invariablement vêtu du même costume: chapeau gris, gilet blanc, redingote bleu de roi, pantalon de nankin, guêtres blanches, et, à la main, une petite badine en ébène. Il ne se lassait pas d’admirer sa figure longue, un peu osseuse et pâle, son front d’une ampleur olympienne, ses yeux de génie. C’était Chateaubriand, qui s’acheminait d’un pas leste de la rue d’Enfer à l’Abbaye-au-Bois. Plus régulièrement encore, il rencontrait, le matin, un autre jeune vieillard, d’une tenue fort correcte, d’une physionomie spirituelle, appuyé sur une canne à pomme d’or et un livre sous le bras, qui ne manquait jamais de lui faire un petit signe d’amitié. C’était son voisin, le comte Joseph Boulay de la Meurthe[34], propriétaire d’un très bel hôtel entre cour et jardin, situé au coin de la rue du Pot-de-Fer et de la rue de Vaugirard, en face du no 37. Notre collégien cependant continuait sa route; mais avant d’entrer en classe, il s’arrêtait chez le pâtissier de la rue des Francs-Bourgeois-Saint-Michel, qui se nommait Bussonier, et qu’il appelait Buissonière, parce qu’on y faisait l’école de ce nom, Pontmartin a fait depuis de meilleurs calembours, il en a fait de pires.

Il lui arrivait souvent, les jours de congé, de passer la soirée chez son oncle, le marquis de Cambis[35], qui occupait le premier étage de l’hôtel Boulay de la Meurthe. M. de Cambis donnait d’excellents dîners et avait un salon politique, dont les principaux habitués étaient M. Lainé, l’éloquent orateur; le vicomte de Bonald; le comte Armand de Saint-Priest, père du spirituel académicien qui remplaça du même coup, en 1849, Ballanche et Jean Vatout; M. Renouvier[36], député de l’Hérault; M. Delalot, député de la Marne, un fin lettré, longtemps rédacteur du Journal des Débats. Les lettrés, du reste, n’étaient pas rares, en ce temps-là, sur les bancs de la Chambre. M. de Cambis, qui allait être bientôt député de Vaucluse, puis pair de France, était lui-même un helléniste distingué. Dans sa jeunesse, en collaboration avec son ami M. Renouvier, il avait publié une traduction de l’Iliade, très neuve et en avance sur son temps de plus d’un demi-siècle. Mise au jour en 1810, elle n’avait pas réussi, parce qu’elle était trop littérale, trop homérique, et que les contemporains de Luce de Lancival, de Bitaubé et d’Esménard ne pouvaient pas décemment supporter que l’on appelât Minerve la déesse aux yeux de génisse. Cet oncle de Pontmartin était du reste une encyclopédie vivante. Il connaissait bien les littératures italienne et anglaise, s’intéressait aux sciences, avait même étudié la théologie. Mais ce qu’il possédait le mieux, c’était la littérature française du XVIIe siècle. Il savait par cœur plusieurs tragédies entières de Corneille et de Racine, les Oraisons funèbres de Bossuet, les Caractères de La Bruyère. Malgré sa tendance au scepticisme, il mettait au-dessus de tout l’Histoire des variations des Églises protestantes, de Bossuet, et y trouvait encore plus d’esprit que dans Voltaire, qui ne laissait pas pourtant de lui être cher.

M. de Pontmartin conduisait aussi quelquefois son fils chez son ami le docteur Double. Le salon de M. Double, 19, rue des Petits-Augustins, ressemblait à une succursale ou à un vestibule de l’Institut. André-Marie Ampère, Arago, Poisson, Gay-Lussac, Mathieu, Biot, Thénard, Alibert, Récamier s’y rencontraient avec Paul Delaroche, Pradier, Ary Scheffer, Guizot et Villemain. La conversation, la vue seule de ces savants, de ces artistes, de ces écrivains, n’était-elle pas pour le jeune collégien la plus éloquente des leçons, la mieux faite pour lui inspirer le goût du travail, la passion de l’étude?

Quand il avait été premier trois fois de suite, son père le menait voir Iphigénie en Aulide, jouée par Mlle Duchesnois, ou entendre la Dame Blanche chantée par Ponchard et par Mme Rigaut-Palar. A la fin de février 1829, il était en philosophie, et, déjà, malgré les explications de son professeur, il commençait à trouver, comme M. Jourdain, qu’il y avait là beaucoup de tintamarre et de brouillamini. Cela ne l’empêchait pas d’être encore premier à l’occasion. Un jour, à la suite d’un coup double en dissertation latine et française, on lui promit pour récompense une demi-soirée à l’Opéra. Il sortirait du théâtre avant le ballet, de peur que les pirouettes et les ronds de jambes de Mmes Legallois, Noblet et Montessu ne fissent une trop dangereuse concurrence à Descartes et à Condillac; mais il entendrait d’un bout à l’autre le Comte Ory, qui était alors dans toute la fraîcheur de son succès et qui ne durait que deux heures. Ces deux heures furent pour lui un véritable enchantement. Le chef-d’œuvre de Rossini était chanté par Adolphe Nourrit, Levasseur, Dabadie, Alexis Dupont, Mme Damoreau, Mlle Iawureck. Nourrit surtout y était la perfection même. Le jeune philosophe était sous le charme. Le lendemain, quand le digne M. Valette lui demanda son opinion sur l’Ontologie, il fut sur le point de répondre: Une dame de haut parage. Quand M. Valette voulut savoir ce qu’il pensait de l’association des idées, peu s’en fallut qu’il ne répliquât: A la faveur de cette nuit obscure...

Le Comte Ory s’était décidément emparé de ses souvenirs, de ses songes, de sa mémoire... Il le savait par cœur; il en fredonnait les principaux airs en traversant la grande allée du Luxembourg, et lorsqu’il franchissait la petite porte de la rue Monsieur-le-Prince, il répétait mezza voce le chœur du second acte: En ce séjour chaste et tranquille! Qu’il dût devenir un critique célèbre, il ne s’en doutait guère, à coup sûr; mais ce qu’il savait bien déjà, c’est qu’il serait certainement un mélomane!

Malgré le charme qui ramenait si souvent le vieux critique et le vieux mélomane à ces heureuses et lointaines années, le plus vivant de ses souvenirs de jeunesse était celui qui lui était resté de ses camarades de collège.

Saint-Louis, en ce moment, passait pour un aristocrate, plus distingué, mieux surveillé, mieux élevé, mieux vêtu, mieux chaussé que Louis-le-Grand et Henri IV, Charlemagne et Bourbon. Dans la cour et dans les classes retentissaient les noms d’Ugolin du Cayla, de Louis d’Eckmühl, de Guy de la Tour du Pin, de Pierre de Brézé (le futur évêque de Moulins), de Raymond de Monteynard, d’Henri de Cambis, de Charles de la Bouillerie, d’Emmanuel d’Alzon, d’Adrien Delahante, d’Hector de La Ferrière, de Léon de Bernis, de Féodor de Torcy, etc., etc. Entre ces fils de grands seigneurs et les élèves de condition plus modeste, Armand de Pontmartin était volontiers le trait d’union. Il était aussi lié avec Casimir Gaillardin[37], dont le père était portier chez le marquis de Dreux-Brézé, qu’avec Pierre de Brézé lui-même. Un de ses meilleurs amis était le fils d’un petit bourgeois de Limoges, Léonard Retouret, très brillant élève et le porte-drapeau des libéraux. Parmi ceux qui, comme Retouret, lui disputaient les premières places, il aimait à se rappeler deux autres de ses condisciples, Emmanuel Richomme et Armand de Crochard. Richomme était son rival le plus dangereux au point de vue des fins d’année scolaire. Gai, amusant, spirituellement fantaisiste, Armand de Crochard était le sourire de la classe. D’une intelligence extraordinaire, doué d’un vrai talent poétique, il aurait certainement fait parler de lui, s’il n’eût préféré se retirer en province, dès qu’il eut fini son droit. Il mourut en 1833 à Nogent-le-Rotrou, dans le pays Chartrain, où il avait accepté les modestes fonctions de juge suppléant près le tribunal de première instance. Mais de tous les camarades de Pontmartin, celui qui lui inspira la plus vive affection,—une affection qui se mélangeait déjà de respect,—ce fut Emmanuel d’Alzon.

Emmanuel d’Alzon[38], qui devait être plus tard un si rude travailleur, l’infatigable ouvrier de tant de belles œuvres, le fondateur du collège de l’Assomption, à Nimes, était à Saint-Louis un élève, non pas médiocre, mais inégal, un peu fantasque, traité souvent de paresseux par ses professeurs. Un samedi, on venait de donner les places: Pontmartin était premier; d’Alzon n’avait pas fini sa composition, il fut classé parmi les derniers et ne parut pas d’ailleurs s’en émouvoir autrement. Les deux amis sortirent du collège en se donnant le bras: «Sais-tu, dit Pontmartin, à quoi je songeais pendant qu’on donnait les places? A ces paroles de l’Évangile: Les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers.»

Quelques années plus tard, Armand de Pontmartin et Henri de Cambis[39] se préparaient à passer leur soirée au Théâtre-Italien: on donnait Otello avec Rubini et Mme Malibran! Au moment où ils terminaient leur toilette, ils virent entrer leur cousin, l’abbé Adalbert de Cambis: «Je vous annonce, leur dit-il, une grande nouvelle, Emmanuel d’Alzon est depuis trois jours au séminaire de Montpellier.»

Et sans respect pour la cravate blanche d’Henri de Cambis et le bel habit de Pontmartin (un habit de Blain!), l’abbé ajouta: «Il a choisi la meilleure part.»

Armand de Pontmartin, sa vie et ses oeuvres, 1811-1890

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