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INTRODUCTION.

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Table des matières

La faculté de penser est illimitée, et rien n'est au contraire plus borné, plus rebelle que la parole; en sorte que l'on pourrait presque douter si la parole est destinée à favoriser ou à contrarier l'essor de la pensée.

Depuis tantôt six mille ans, l'homme est à la recherche d'un instrument à l'aide duquel il puisse traduire sa pensée, la produire au dehors sans plus de travail qu'elle n'en demande pour naître au dedans: il n'en trouve point de tel. Il en choisit un, le forme, le développe, le polit, en étend les ressources; et, après un long et pénible travail, il finit par le jeter là pour essayer d'un autre, qu'il abandonnera de même un jour.

On serait épouvanté si l'on pouvait savoir le nombre de langues qui ont successivement été parlées sur la terre. De temps en temps on en retrouve d'antiques débris cachés sous des ruines, dans l'Asie ou dans l'Inde. Mais ils sont comme ces instruments de musique du moyen âge, conservés dans la bibliothèque de Strasbourg: on les regarde d'un œil stupéfait, on n'en soupçonne pas le mécanisme, on a peine à concevoir que ces machines bizarres, énormes, aient jamais été mises en jeu par des hommes.

Que si du langage on veut descendre à l'écriture, les difficultés se multiplient et se compliquent d'une façon prodigieuse; et comme la parole est insuffisante à la pensée, l'écriture est encore plus insuffisante à la parole.

Pour réduire les sons en caractères, il est impossible de prendre son point d'appui dans la nature. La nature n'a aucune loi qui serve à déterminer le rapport du caractère au son. Tout y sera donc arbitraire et de pure convention.

Le clavier de la voix humaine articulée, renferme des sons et des nuances de son à l'infini; et il faut se borner à une vingtaine de caractères, car d'en assigner un à chaque son, à chaque nuance, on tomberait dans l'inconvénient des Chinois, chez qui un mandarin passe sa vie à étudier l'art de peindre la parole, et meurt avant de le posséder.

Représenter l'infini avec un nombre de figures excessivement limité, voilà le problème. On reconnaît tout de suite qu'il est insoluble.

Cependant combien a-t-on vu, voit-on et verra-t-on de gens qui se présentent avec assurance pour le résoudre? Ils veulent écrire comme on parle. Écoutez-les: rien n'est plus facile. Prenez seulement leur système. Et de tous ces systèmes destinés à produire un seul et même résultat, il n'en est pas deux pareils!

Ces réformateurs de l'orthographe ressemblent aux chercheurs de la quadrature du cercle, qui, pour la plupart, ne pénètrent même pas le vrai sens de la question.

Tout ce qu'il est permis de tenter, c'est d'approcher du but par des combinaisons de plus en plus ingénieuses.

Les méthodes scientifiques vont du simple au composé: d'abord l'analyse, ensuite la synthèse. Tel n'est pas le procédé naturel de l'esprit humain: il va constamment du composé au simple; il commence par la synthèse pour finir par l'analyse. En tout, la simplicité est le dernier terme de l'art. C'est ce que n'ont pas compris ceux qui ont rejeté bien loin des études le secours de ce qu'ils appellent dédaigneusement la routine. Pour avoir entrevu le parti qu'on en pourrait tirer de cette routine, quelques hommes, dans ces derniers temps, se sont fait une espèce de nom.

Priez votre cuisinière d'écrire six lignes sous votre dictée, vous lui verrez employer trois ou quatre fois plus de caractères qu'il n'en faut. Elle avait pourtant une idée exacte de la valeur de chacun; mais c'est qu'elle ignore les lois convenues de la combinaison. Répétez l'expérience sur autant de personnes qu'il vous plaira, vous la verrez tourner toujours de même; c'est-à-dire que pas une ne péchera par excès de sobriété, mais toutes pécheront par intempérance.

Voulez-vous une autre épreuve non moins décisive? Vous en ferez vous-même les frais, vous, dont l'oreille est exercée à saisir les sons, et la main habituée à les fixer à l'aide d'une orthographe aussi bien concertée que possible. Essayez d'écrire du patois, un patois qui vous soit bien familier, afin d'épargner à votre oreille toute incertitude. Vous n'en viendrez pas à bout sans un grand embarras, et sans recourir à une multitude de lettres qui donneront à votre écriture l'aspect grotesque de celle de votre cuisinière.

Ce n'est pas tout. Vous êtes satisfait de ce que vous avez noté, et vous y retrouvez les sons que vous vouliez figurer? Fort bien. Mais donnez-le à lire à quelqu'un qui ne sache pas le patois; vous n'en reconnaîtrez pas un mot.

Et vingt personnes, à qui vous vous adresserez, écriront le même passage de vingt manières différentes.

Venez donc maintenant nous proposer d'écrire comme on parle!

Ce résultat tient évidemment à ce qu'il n'existe pas de conventions pour peindre les sons du patois.

Quelles sont les conditions essentielles d'une bonne orthographe? Dépenser tout juste assez de caractères pour déterminer le son d'un mot et rappeler l'étymologie. Rien au delà.

Le français me paraît, de toutes les langues, la plus voisine du but.

Les langues du Nord sont surchargées de caractères, surtout de consonnes. C'est le défaut essentiel de l'allemand; l'anglais en tient beaucoup, et, de plus, rien de si capricieux que la valeur de ses groupes: la même notation se traduit par trois ou quatre prononciations diverses; on dirait l'œuvre de la fée Fantasque.

J'avoue que le français n'est pas tout à fait à l'abri de ce reproche. Un étranger sera toujours surpris de voir différencier, par l'écriture, des sons qui se confondent à son oreille, ou prononcer diversement des syllabes identiques sur le papier, par exemple, femme et dame; Rouen et Dinan; un habit de lin et le département de l'Ain; un fils et des fils de soie; heureux et gageure, etc.

Ce sont les témoignages des systèmes de notation qui se sont succédé, et qui, en se retirant, ont laissé derrière eux quelques vestiges.

Comme à l'aide des coquilles et des fossiles on étudie et l'on retrouve l'histoire de la formation du globe, on en peut faire autant pour celle de notre langue, au moyen de ces restes épars.

On a traité avec un souverain mépris notre vieille langue, sans la connaître. On ne voulait même pas la connaître: il fallait la condamner sans l'entendre. Voltaire, ordinairement plus équitable et plus judicieux, dit, à l'article France, Français: «Il n'est pas question de savoir ce que notre langue fut, mais ce qu'elle est; il importe peu de connaître quelques mots d'un jargon qui ressemblait, dit l'empereur Julien, au hurlement des bêtes.»

J'ai un respect infini pour l'empereur Julien, mais j'attache peu d'importance à l'opinion d'un Grec sur le français, d'autant que ce jugement, porté au IVe siècle, ne peut guère concerner le français qui ne commença d'exister que vers le Xe. Dans tous les cas, je tiens qu'il importe beaucoup de connaître la langue parlée par nos aïeux, d'où s'est formée la nôtre. Est-ce que le présent n'invoque pas tous les jours l'autorité du passé? Comment donc en vue de l'avenir peut-on raisonner juste lorsqu'on dit: Il n'importe de connaître le passé, le présent nous suffit? Supprimez donc aussi l'étude de l'histoire, de la législation romaine, de toute l'antiquité. Ces gens-là ne sont pas nous: occupez-moi de nous. Il est vrai que demain nous mourrons, et que nos fils imbus de cette doctrine nous auront oubliés après-demain, sans que nous ayons le droit de nous plaindre. Voltaire ajoute: «Songeons à conserver dans sa pureté la belle langue qu'on parlait dans le grand siècle de Louis XIV.» Cela vous plaît à dire. Pour la conserver, il faut la comprendre: pour la comprendre, il faut connaître ses origines. C'est une généalogie dans laquelle tout se tient. Et si tout à coup l'on s'avisait de nier aussi le XVIIe siècle, pour faire prévaloir une littérature nouvelle? Il ne faudrait d'autre argument que celui de Voltaire: Il est passé, et nous sommes présents. Mais encore, sans vouloir affaiblir la gloire du XVIIe siècle, faut-il reconnaître que le génie de la langue française existait avant Louis XIV. Il a fleuri dans tout son éclat à la fin du règne de Louis XIV, j'y consens; mais, pour bien apprécier les effets, il faut les rapprocher des causes, surtout lorsqu'on veut obtenir de nouveaux effets analogues aux premiers. Le moyen de tirer une ligne droite, c'est de ne pas perdre de vue les deux points extrêmes. De tout cela, je conclus, contre Voltaire et l'empereur Julien, qu'il nous faut étudier notre vieille langue.

C'est ce que j'essaye dans ce livre.

Je ne viens pas le premier à cette besogne difficile, mais je crois que le premier je me suis placé à ce point de vue de considérer avant tout la langue parlée, le langage, et non la langue écrite; de rechercher la musique de l'idiome de nos pères: la langue écrite n'est que secondaire; on parle avant d'écrire.

Cependant personne jusqu'ici ne s'est préoccupé que de l'écriture, d'où l'on a laissé conclure la prononciation arbitrairement et au hasard. C'est, il me semble, prendre la question à rebours. Déterminer le rapport de l'orthographe à la prononciation, doit être la première étude de quiconque veut travailler utilement sur notre vieille langue. C'est d'où il faut partir, si l'on ne veut s'exposer presque infailliblement à faire fausse route et à manquer le but.

Faute d'avoir trouvé ce fil conducteur, Fallot, dont les recherches sont d'ailleurs si estimables, s'est fourvoyé dans un labyrinthe sans issue. Égaré dans un dédale de terminaisons, il a recueilli avec un labeur extrême toutes les formes d'un même mot, et s'est donné la tâche de leur retrouver à chacune une signification précise, un rôle particulier. Il n'a pas vu que c'était supposer l'unité d'orthographe dans un temps où l'orthographe était livrée à l'arbitraire le plus complet, où l'on ne savait ce que c'était qu'orthographe, car c'est une science d'hier. L'écrivain de ce temps-là se guidait sur l'étymologie latine et sur un très-petit nombre de règles générales; le reste allait comme il pouvait. Cette cause, compliquée de certains provincialismes, si l'on me permet ce mot, jetait dans l'écriture un effroyable désordre, et il en résulte pour nos yeux l'apparence très-exagérée d'une multitude de formes.

Sans doute quelques formes variaient essentiellement: la France du nord ne parlait pas comme celle du midi; et la France du milieu, soumise à deux influences, ne pouvait faire autrement que de se ressentir de l'une et de l'autre. Mais c'est un spectacle curieux et pénible à la fois, de voir Fallot amonceler de toutes parts des mots différemment orthographiés, et, sur ces bases chancelantes, reconstruire des déclinaisons, des genres, des dialectes, toutes sortes d'inventions subtiles et de visions grammaticales. Par exemple, rencontrant ce substantif suer, ma suer, il s'est imaginé que le mot sœur s'est prononcé quelque part autrefois comme le verbe suer. Et il note religieusement cette forme de dialecte: c'est du picard ou du wallon, ou du bourguignon, ou quelque autre docte chimère.

Le lendemain, il voit, dans les sermons de saint Bernard: «Les does festes de la Croix;» le voilà tout de suite qui imagine que does est le féminin de deux dans le dialecte bourguignon. Comme il est avant tout de bonne foi, il ne dissimule pas qu'il a rencontré souvent does employé au masculin. Savez-vous comment il s'en tire? C'est, dit-il, que la règle de la distinction des genres, telle que je l'indique ici, tomba de bonne heure en confusion et en désuétude. (Recherches, p. 205.) Avec de pareilles excuses, il n'est point de système ni d'aberration qu'on ne justifie.

Si Fallot eût étudié les rapports de l'ancienne orthographe à la prononciation, il eût aisément constaté que ue et oe avaient servi à noter le son eu, et que suer et does n'ont jamais fait autre chose que sœur et deux. Et j'ose dire que, par cette étude, il se fût épargné bien des efforts, des peines et des erreurs, sans compter qu'il les eût épargnées aux autres.

Fallot s'est dit: Les formes écrites étaient multiples, donc la langue parlée était multiple aussi. Mauvaise conséquence. Il faut au contraire poser en principe l'unité du langage, et ramener à cette unité la multiplicité des formes écrites, en les expliquant par les incertitudes de l'orthographe.

J'ose affirmer le second principe aussi lumineux que l'autre est obscur. L'un se trouvera fécond en conséquences nettes et positives; l'autre ne conduira jamais qu'à des résultats de plus en plus embrouillés et confus, à des difficultés inextricables. Je m'en rapporte d'ailleurs à l'expérience, et j'attends avec confiance son arrêt.

Fallot s'est égaré sur les pas d'Orell. Aussi pourquoi, voulant approfondir les origines et les anciennes habitudes du français, s'aller mettre à la suite d'un Allemand? Qui ne sait que les Allemands ont des systèmes sur tout? Il fallait marcher tout seul, en lisant et comparant les vieux monuments de notre langue, et se remettant du reste à l'instinct national. On fait ainsi le chemin qu'on peut, mais au moins l'on ne risque pas de se perdre dans les ténèbres, sur la foi d'un guide mal sûr.

Mais, dira-t-on, comment aller du langage à l'écriture? Cela est impossible. Nous sommes forcés, bon gré mal gré, de remonter de l'écriture au langage, de rechercher la prononciation à travers l'orthographe, puisque ce son ou cette musique de la parole s'est évanouie complétement.

Peut-être!… il reste peut-être encore aujourd'hui des témoignages vivants de la langue parlée au XIIe siècle.—Où sont-ils?—Eh! mon Dieu, pas bien loin. Il ne faut que se baisser un peu pour les recueillir. Ce n'est pas à la cour, ce n'est pas dans les académies ni dans les salons que vous les trouverez: c'est dans la rue, parmi le peuple. Souvenez-vous du propos de Malherbe: «J'apprends tout mon françois des gens du port.» Cela n'était pas exact: il n'apprenait pas d'eux tout le français qu'il mettait dans ses odes, mais il en apprenait le génie de la langue française; c'est ce qu'il voulait dire, et la phrase ainsi entendu exprime une importante vérité. Et Regnier, qui se moquait de Malherbe et de son école, l'imitait en cela tant qu'il pouvait.

La langue d'un peuple ressemble à l'Océan, dont la surface est turbulente et sans repos; une vague pousse l'autre. Mais là-dessous est le calme profond. En sorte que comme la surface est l'image de l'inconstance et de l'agitation, le fond pourrait servir de symbole à l'immobilité.

Allons-nous donc ériger en loi suprême le langage du peuple, et soumettre l'autorité des mieux parlants à l'autorité inattendue de ceux qui passent pour parler le plus mal? Nullement. Il ne s'agit pas d'ailleurs ici de déterminer la prééminence du vieux français sur le français moderne, ou du moderne sur l'ancien. Je ne veux que constater les faits; trop heureux, si je parviens à les établir, d'en laisser tirer à d'autres les conséquences.

Supposons un insulaire, un Chinois, qui ne connaîtrait le français que par les livres, et comme une langue morte. Quelque intelligence qu'on lui attribue, jamais on ne croira qu'il puisse se faire une juste idée de notre langue, ni des chefs-d'œuvre de notre littérature. Conduisez-le à la Comédie française: faites-lui entendre Talma récitant Racine, ou mademoiselle Mars récitant Molière; je le tiendrai fort habile s'il parvient seulement à suivre le fil des idées et du dialogue. Et si cet homme veut se mêler de comparer, de juger, de rendre des arrêts sur Racine et Molière, ne le trouverons-nous pas d'une présomption impertinente? car enfin, avec un peu de sens commun, cet homme comprendrait qu'il ne possède pas les éléments indispensables pour se former une opinion, et que son rôle est d'apprendre à parler français, et d'ajourner son jugement à la fin de ses études.

Nous sommes tous ce Chinois présomptueux par rapport à nos écrivains du moyen âge. La plupart ont écrit en vers, c'est-à-dire, dans une forme qui requiert avant tout le nombre et l'harmonie. Nous ignorons leur système de versification, leur prononciation, leur syntaxe même, jusqu'à un certain point; mais cela ne fait rien: nous leur prêtons les règles de notre temps, et là-dessus nous les jugeons intrépidement, et nous haussons les épaules de pitié.

Il faut tâcher pourtant de s'instruire. C'est une circonstance bien favorable à ce désir, que le moyen âge ait produit tant de vers; car vous voyez de quel secours nous seront les rimes pour déterminer la prononciation. Voilà déjà un puissant auxiliaire de nos recherches, la rime. Ensuite les discordances d'orthographe. Si le même mot se rencontrait toujours écrit de même, il faudrait désespérer; mais le voilà écrit de quatre façons à la même époque, souvent dans le même manuscrit; or, il se prononçait assurément toujours de même: il ne s'agit donc que de ramener ces quatre notations à une seule valeur. L'une éclairera l'autre, et de nombreux rapprochements, de nouvelles analogies nous fournissant un supplément de lumières, nous arriverons avec de la patience à poser des règles générales. Ces règles, si elles sont justes, ne manqueront pas d'être confirmées par des exemples ultérieurs, et presque toujours aussi par des applications restées dans le langage du peuple, parfois même dans la langue des lettrés, où elles apparaissent comme des bizarreries inexplicables, des inconséquences, des caprices de l'usage. Sur tous ces indices réunis et coordonnés nous pourrons reconstruire le monument, au moins dans ses parties principales; car il y a cela de bon que la langue, fondée avec une logique admirable et dans un système d'ensemble aussi régulier que vaste, a été défaite au hasard, comme un édifice dont le temps ou le mauvais instinct des passants pousse à bas tantôt une pierre, tantôt une autre, sans choix, suite ni raison. Le voyageur inattentif n'y voit plus qu'un amas de décombres informes et sans intérêt; mais la sagacité de l'antiquaire écarte l'herbe et les plantes parasites qui s'épanouissaient sur ces vénérables ruines; il dégage, il nous fait reconnaître les pierres angulaires; aidé de ce qui demeure, il retrouve ce qui n'est plus, il relie le présent au passé, et le plan du vieil architecte sort enfin de dessous les décombres. Nous admirons le castel féodal avec ses tours, ses bastions et ses créneaux; et tout en préférant, si c'est notre goût, le système des constructions modernes, au moins nous garderons-nous de dire désormais: Il n'y a jamais eu là qu'un tas de pierres, de la mousse et des ronces.

Tel est le but de ce travail, tels en sont les moyens. Je ne suis pas l'architecte ingénieux dont j'ai parlé, mais tôt ou tard il viendra; je me contenterai, pour moi, du mérite de l'avoir appelé de loin, et de lui avoir indiqué de quel côté il devait diriger ses fouilles.

Il serait digne de la France de s'occuper enfin de ses antiquités. L'idée d'une collection des Documents inédits de l'histoire de France, était grande, et pouvait conduire à d'importants résultats; mais l'exécution n'y a point répondu. Absence totale d'unité, de plan, de direction; textes de toutes les époques et de toutes les langues, roulant sur toutes les matières, imprimés (je parle de ceux du moyen âge) dans toutes les orthographes, avec quelques notes rares, écourtées, sans tables, sans index ni glossaires, ou bien ce qu'il y en a est insuffisant, misérable; rien de plus mêlé que cette collection, où quelques publications excellentes sont noyées dans des travaux médiocres, pour ne pas dire pis. C'est là que les extrêmes se touchent; c'est l'image fidèle du chaos:

Frigida pugnabant calidis, humentia siccis;

Mollia cum duris, sine pondere habentia pondus.

Quel dommage de voir des forces si considérables dépensées au hasard, et perdues parce qu'elles divergent! Le vice fondamental est que nulle pensée critique ne préside à l'ensemble; aucun lien, aucune force de cohésion ne rattache l'une à l'autre ces parties isolées. Ce n'est que l'apparence d'un monument, comme ces masses que de loin, à travers le crépuscule, le voyageur prend pour de magnifiques palais, et qui, vues de près, se trouvent n'être qu'un amas de rochers.

Peut-être un jour quelqu'un s'occupera-t-il d'introduire l'ordre, la vie et la fécondité dans cette gigantesque entreprise; d'y tracer des sections, d'y marquer des séries que l'on tâchera de faire avancer dans un sens et vers un but arrêtés, afin de rendre les travaux utiles à quelqu'un; car jusqu'ici tout le monde a besoin de la collection, et elle ne satisfait personne. Parmi ces divisions, il s'en rencontrera peut-être une pour la langue française. Il faudra tâcher de l'établir sur un plan, où le premier soin devra être de rassembler les textes les plus anciens et les plus authentiques, disposés chronologiquement sur deux séries, l'une de prose, l'autre de vers. Je ne prétends pas ordonner ici le détail de ce plan, ni trancher des questions de dates encore controversées; mais en me bornant à une esquisse approximative, et toute réserve faite des droits de la discussion, il me semble qu'on pourrait avoir,

POUR LE XIe SIÈCLE,

En prose:—Les Lois des Normands, données par Guillaume le Conquérant, mort en 1087
La Traduction des Rois et des Macchabées;
Le Commentaire sur le Psautier;
Le Cantique de saint Athanase;
Les Morales et les Dialogues de saint Grégoire;
Le Sermon anonyme sur la sagesse.
En vers:—La chanson de Roland, qui fut chantée pour la dernière fois à la bataille d'Hastings, en 1066

Si quelques endroits de ce poëme paraissent interpolés, la plus grande partie échappe au soupçon. On n'en possède que le texte publié par M. Francisque Michel, d'après le manuscrit d'Oxford; il faudrait le collationner de nouveau, et y joindre comme objet de comparaison les deux textes conservés à la Bibliothèque royale, ou au moins leurs variantes, si elles ne sont pas assez considérables pour motiver l'impression complète. Peut-être des recherches dans les bibliothèques de province feraient découvrir encore d'autres copies. On n'en saurait trop avoir d'une œuvre si pleine de génie.

XIIe SIÈCLE.

Charte de l'abbaye de Honecourt, en 1133

(Dans l'Histoire de Cambrai, par J. le Carpentier, t. II, p. 18.) «Cette pièce, dit Duclos, pourrait bien être le plus ancien monument de cette espèce.» (Mém. sur la lang. fr.)

Sermons de saint Bernard, mort en 1153

Le manuscrit des Feuillants, donné au père Goulu, général de l'ordre, par Nicolas Lefèvre, précepteur de Louis XIII, fut exécuté environ vingt-cinq ans après la mort du saint, c'est-à-dire vers 1178. Un manuscrit d'une date certaine et aussi reculée, double de valeur pour l'histoire de la langue. On n'en a publié qu'une partie; il faudrait l'imprimer dans son intégrité textuelle.

Quelqu'un des grands et beaux ouvrages que Henri II d'Angleterre fit composer ou traduire par la pléiade des romanciers1 qui florissait à sa cour vers l'an 1180

[1] Robert Wace; Luce du Guast; Gasse le Blond; Gautier Map; Robert de Borrou; Hélie de Borron et Rusticien de Puise.

On aurait à se décider entre le saint Graal, le Tristan, le Merlin, le Lancelot, etc., etc., puisque malheureusement on ne peut les donner tous. Il suffirait d'un ou deux pour révéler des trésors de style et d'imagination.

Pour les vers, on n'aurait que l'embarras du choix, et l'on pourrait ici joindre l'intérêt du fond à celui de la forme. Le Lapidaire, traduit du latin, ouvre cette période.

Wace fit paraître le roman de Brut en 1155, et celui de Rou dix ans plus tard.

Vers la fin de ce siècle, Guillaume de Bapaume publia les romans de Guillaume au court nez et du Moniage Guillaume; Chrestien de Troyes, les romans de Cliges, d'Erec et Enide, du roi Marc et d'Iseult. On a la grande chronique des ducs de Normandie, par Benoît de Sainte-More; le Partonopeus de Blois, dont l'action se passe en 510, sous Clovis, etc., etc.

XIIIe SIÈCLE.

Le siècle de Louis IX est, pour le moyen âge, ce qu'est le siècle de Louis XIV pour les temps modernes: notre vieille littérature y parvient à son apogée. Sans se laisser égarer au milieu de tant de richesses, il suffirait d'y prendre de quoi représenter l'état de la langue, car c'est le but que nous ne devons jamais perdre de vue. Par exemple, l'ami de Dante, à qui Pasquier l'égalait, celui que le moyen âge surnomma le père et inventeur de l'éloquence, Jean de Meung nous a laissé autant de prose que de vers. Outre les compositions originales, ce sont des traductions de Végèce, de Boëce, des lettres d'Héloïse et d'Abailard, etc. On n'a publié de l'Ennius français que le Roman de la rose2; nous aurions donc sur les Grecs cet avantage de pouvoir comparer les deux formes de notre ancienne langue dans les œuvres d'un même écrivain. De quel prix n'eût pas été pour la philologie grecque un ouvrage en prose d'Homère! L'histoire littéraire trouverait sa part dans des tableaux aussi complets que possible, où seraient classés les noms des auteurs et les titres des ouvrages, avec toutes les indications certaines ou présumées de temps et de lieux.

[2] Quelques ouvrages imprimés au XVe siècle sont introuvables; la traduction d'Abailard, le Testament, sont complétement inédits.

Ce plan serait continué jusqu'à la fin du XVe siècle; au XVIe, la langue se renouvelle par les influences de l'antiquité classique, et les matériaux pour l'étudier étant à la portée de tout le monde, il serait superflu de les reproduire dans notre collection; mais aucun ouvrage n'en ferait partie, qui ne fût accompagné d'un index très-abondant et très-fidèle.

Toutes ces richesses tiendraient facilement en dix volumes. Ce recueil, analogue à ce qui existe pour le droit, pour les inscriptions, pour la poésie latine et la poésie grecque, fournirait à la philologie française une mine inépuisable; il porterait aux hommes studieux de la province les ressources des bibliothèques de Paris, ou, mieux encore, il rassemblerait sous la main de tout le monde des matériaux épars, et qu'à Paris même on ne peut se procurer sans beaucoup de recherches, de courses, d'assiduité, en un mot, sans une perte de temps considérable. Au contraire, la facilité inviterait à une étude à laquelle personne aujourd'hui ne songe, et dont la littérature profiterait. La philologie française n'a pas encore été à la mode; pourquoi n'y viendrait-elle pas à son tour? Pourquoi des savants qui consacrent volontiers tant de veilles à éplucher des bribes d'Ennius ou de Pacuvius, en refuseraient-ils quelques-unes aux origines de leur langue maternelle?

Enfin, la collection dont j'indique ici le projet renfermerait les éléments du livre le plus nécessaire et qu'en l'état actuel des choses il est le moins permis d'espérer: un bon dictionnaire historique de notre langue.

Plus ce recueil serait appelé à rendre d'éminents services, plus il importerait d'en méditer avec soin et d'en surveiller ensuite l'exécution. Il faudrait surtout que la direction fût une, car rien n'est insupportable comme de se sentir, au milieu de ses travaux, tiraillé par des systèmes et des autorités contradictoires.

Mais ce ne serait encore là que la moitié de la besogne. Ces vieux textes sont, pour le gros du public, hiéroglyphes purs: sacrés ils sont. Il n'est qu'un seul moyen d'y attirer l'attention et d'y faire pénétrer la curiosité: l'enseignement oral. La parole humaine vivifie tout. Il n'est point de livre qui puisse atteindre aux résultats de la parole, surtout dans les matières peu connues et qui ne sollicitent pas directement l'attention. Notre vieille langue et notre vieille littérature réclament d'être enseignées dans des chaires publiques3.

[3] Je m'attends bien que ce passage donnera lieu à des interprétations. Ceux qui ne peuvent jamais supposer dans autrui des vues désintéressées, diront… Qu'importe ce qu'ils diront? Et où en serions-nous, s'il fallait par crainte de ces charités faire taire sa conscience et supprimer des vérités utiles? Que la lacune soit comblée, que la chaire soit créée, et qu'on y mette ensuite qui l'on voudra, pourvu qu'il y suffise.

Cet enseignement de l'idiome national n'existe en aucun pays; mais aussi qui plus que la France aurait intérêt à en donner l'exemple? L'Angleterre, qui n'a point de langue à elle, qui nous a dérobé celle dont elle se sert, et, voulant étudier ses origines, serait condamnée à étudier le vieux français? L'Italie ou l'Espagne? Leur langue depuis sa naissance s'est modifiée trop peu. Pour être compris, ce qu'ils ont de monuments anciens ne demande point ou presque point d'étude. Un Italien lit couramment Pétrarque et Boccace, qui sont du XIVe siècle, tandis que pour un Parisien, Montaigne et Rabelais, venus deux cents ans plus tard, sont souvent, l'un très-pénible, et l'autre inabordable. Les romances du Cid sont bien plus intelligibles au delà des Pyrénées que n'est chez nous le roman de Renart ou le roman de la Rose. En Italie, le XVIe siècle est le grand siècle, il est resté modèle; chez nous, au contraire, la rupture s'est faite entre le XVIe et le XVIIe siècle. L'éclat du siècle de Louis XIV a repoussé dans une ombre noire tout ce qui l'avait précédé. En cela, le XVIe siècle a souffert de justes représailles; car lui-même, trop fier des idées nouvelles apportées par la renaissance, s'était séparé dédaigneusement du moyen âge. C'est donc derrière ce double rempart qu'il nous faut aujourd'hui regarder. Nous y trouverons gisante dans la poussière et dans l'oubli toute une littérature, toute une civilisation, avec ses livres de science, d'histoire, d'art et de poésie, ses chroniques naïves et ses merveilleux romans. Tâchons de nous défaire de cette idée vaniteuse, que l'imagination, le jugement, le génie sont des créations récentes de Dieu en faveur des modernes. Persuadons-nous bien que ces qualités existaient dès le XIIIe siècle; seulement elles se révélaient sous des formes différentes. Ce sont ces formes qu'il faut se rendre familières. Dira-t-on qu'en ce travail la peine surpassera le profit? Qu'en savez-vous? Mais l'incertitude est déjà pour votre paresse une barrière suffisante: il vous faut des gains assurés. Eh bien! acceptez du moins le témoignage unanime de tant d'hommes illustres, attestant que la France au moyen âge était le foyer d'où la lumière rayonnait sur l'Europe civilisée. De toutes les contrées on accourait aux leçons de la France: Thomas d'Aquin suit Albert le Grand du collége de Naples au collége Saint-Jacques; Dante exilé vient s'asseoir sur les bancs de nos écoles de théologie, et soutient une thèse brillante devant notre université; Boccace, envoyé à Paris pour y apprendre le commerce (tant nous étions alors les maîtres en tout genre), retourne à Florence, la mémoire meublée de nos fabliaux, dont il ornera plus tard son Décameron. Le français était la langue universelle, indispensable. L'Angleterre et l'Écosse parlaient français; dans l'un et l'autre pays, les actes publics étaient rédigés en français. Lorsqu'un parti voulut expulser des conseils royaux saint Ulstan, évêque de Vigorgne, quel prétexte mit-il en avant? Un seul: Ulstan ignorait le français, et par conséquent ne pouvait être qu'un idiot, indigne et incapable de siéger dans le conseil du roi (MATTH. PARIS, ad ann. 1095). Le français prenait rang d'importance immédiatement après le latin, et ne tarda pas à le supplanter. Dès le XIIIe siècle, Martino da Canale traduit en français l'histoire latine de Venise, «parce que la langue françoise cort parmi le monde, et est plus delitable a lire et a oir que nulle altre.» Le même motif, exprimé presque dans les mêmes termes, décide le maître de Dante, Brunetto Latini, à écrire son Thresor en français, «pour chou que la parleure en est plus delitable et plus commune a toutes gens.» (Préface du THRESOR.)

Ainsi, pour les idées comme pour le langage, nous voyons dès le XIIIe siècle la France marcher en tête du monde civilisé. Se peut-il que la France du XIXe siècle, qui affecte tant de zèle pour les recherches historiques, continue à mépriser un passé si glorieux, et s'obstine à ne le vouloir pas connaître, parce qu'il est le sien?

Cependant, si l'étude du vieux langage devait pour tout résultat se borner à satisfaire une curiosité rétroactive, elle n'aurait droit qu'à un intérêt limité. Mais non: elle sera d'une application plus utile encore et plus étendue. Notre langue française a grand besoin de se retremper à ses sources. Chaque jour les influences du dehors, trop bien secondées par une espèce de barbarie intérieure, la dessèchent et la détournent du lit où la faisait couler son génie primitif. Une foule de soi-disant grammairiens ont subtilisé sur les mots et les tours de phrase, introduit quantité de distinctions sophistiques, de règles fausses, de difficultés chimériques: ils ont rempli la grammaire de fantômes. A mesure que les grands écrivains s'efforçaient de donner à notre langue la force, la richesse, l'aisance et la liberté, les autres parvenaient à l'énerver, à la dépouiller, et à l'enfermer dans mille entraves. D'où leur est venue cette autorité? On ne sait: ils se sont couronnés de leurs propres mains. On a vu des pédants, incapables d'écrire dix lignes, saisir leur férule et en frapper insolemment Corneille, Bossuet, Molière et la Fontaine! Et le public, sous les yeux de qui s'accomplit cette lutte scandaleuse, la tolère avec patience. Que dis-je! il donne raison aux grammairiens contre les écrivains; l'arrogance des mauvais préceptes l'emporte sur la modestie des bons exemples. Qu'en arrive-t-il? Que notre langue se détériore, s'enroidit, et devient chaque jour plus rebelle à revêtir la pensée.

Cet état de choses ne peut durer: il faut poursuivre le redressement de ces abus, ramener au milieu de nous le génie de la langue française; et le meilleur, l'unique moyen d'y parvenir, c'est de nous rendre parfaitement familières la langue et la littérature de nos aïeux.

Ce n'est qu'en possédant notre vieille langue qu'on possédera la véritable langue moderne, qu'on en pénétrera le génie et les ressources. Plût à Dieu que cette étude s'organisât dans les colléges, à côté du grec et du latin! On y enseigne les langues vivantes, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, en sorte qu'il ne reste plus de place pour la langue nationale. Je le conçois: il est plus essentiel à un jeune Français de lire Pope et Milton que d'entendre Joinville et Villehardouin. Mais l'histoire de la langue française ne pourrait-elle du moins trouver asile dans les facultés? Chose étonnante: la Restauration sentit le besoin d'une chaire d'idiome provençal, et personne n'a jamais senti le besoin d'une chaire de vieux français! Cependant nous ne tenons que de loin aux troubadours, et les trouvères sont nos aïeux immédiats. L'histoire d'une langue, c'est l'histoire de la nation qui la parle; or, nous avons des chaires d'hébreu, de syriaque, de chinois, de malais, de persan, d'indoustani, d'arabe, de tatare-mandchou, une foule d'autres chaires dont quelques-unes en double; et il n'existe pas à Paris ni dans toute la France une seule chaire où l'on explique le vieux français! La philologie officielle de l'État embrasse le Nord et le Midi, le Levant et le Couchant, excepté la France. Ne ressemblons-nous pas un peu à ces curieux avides de tout ce qui se passe chez les voisins, mais très-ignorants et insouciants des affaires de leur propre famille? Certes, je n'ai pas la témérité de comparer comme importance le vieux français au sanscrit; gardons toutes ces chaires de langues orientales ou occidentales, mortes ou vivantes, qui sont une des gloires intellectuelles du royaume; seulement, n'y pourrait-on joindre une chaire de vieux français? Continuons à jouir des livres des brames, mais tâchons aussi de déchiffrer les ouvrages composés par nos pères. Dans ces temples de l'érudition, où l'on commente l'Iliade, l'Énéide et les Livres sacrés de l'Inde, pourquoi n'admettrait-on pas la chanson de Roland, par exemple? On ne l'entend non plus que si elle était en langue punique; mais si elle était en langue punique, tout le monde savant y courrait, et l'on créerait demain pour l'interpréter deux chaires plutôt qu'une. Le mal est qu'elle est en français. Eh bien! je le déclare sans rougir, Olivier, Charlemagne et Roland me touchent plus que ne font Lao-Tseu, Meng-Tseu ni Confutzée; plus que le Ramayana ni le Mahabarata; et, s'il faut l'avouer, autant pour le moins qu'Hector, Achille et Agamemnon.

J'ai exposé les idées qui ont présidé à la composition de ce livre; il ne me reste plus qu'à solliciter l'indulgence du public. Si, pour l'obtenir, il ne fallait qu'avoir travaillé longtemps et en conscience, je serais assez rassuré; mais cela ne suffit pas. J'ai lieu de craindre que la nouveauté de certaines idées, en opposition avec les idées reçues, n'indispose tout d'abord les personnes qui font leur unique loi de l'usage et des préjugés de l'habitude. On a beau leur dire que justement parce que le langage est tel aujourd'hui, c'est une raison pour qu'il ait été différent il y a six siècles: cette raison ne les touche point; ce qui étonne leurs oreilles, leur jugement le repousse sans le vouloir examiner: ils ne peuvent se représenter le passé que sous la figure du présent, ce qui ne les empêche pas de tenir hautement pour la doctrine du progrès.

Il faut renoncer au suffrage de cette classe de lecteurs. Quant aux critiques plus philosophes, je les supplie de ne pas se rendre à la première objection qui troublera leur conscience, mais plutôt de songer que probablement cette objection s'est aussi présentée à l'auteur parmi une foule d'autres. Si je ne l'ai pas accueillie, c'est sans doute que je ne l'ai pas trouvée considérable, ou bien c'est que la suite de la lecture doit la faire évanouir. Les parties d'un système bien lié se soutiennent mutuellement, mais on ne les saurait présenter toutes à la fois; il faut donc avoir patience. Je demande instamment, pour loyer d'un travail patient et difficile, qu'on ne se hâte pas de prononcer le jugement, mais qu'on veuille bien suspendre jusqu'à la fin de l'ouvrage. J'ose assurer que telle proposition, qui paraîtra téméraire à l'énoncer, dix pages plus loin aura acquis la force d'une vérité démontrée.

Non que j'aie la présomption de croire cet ouvrage exempt d'erreurs. Ce serait une rare merveille que d'être parvenu à s'en garantir absolument dans une matière si délicate et si neuve. Mais j'espère qu'elles ne se trouveront que dans les détails, et non dans les principes. Je n'ai émis de principes que ceux que je regarde comme certains, et j'ai mieux aimé des lacunes dans mon système que des propositions douteuses. Pour mieux dire, je n'ai point fait de système: d'un grand nombre d'observations comparées, j'ai déduit quelques lois générales dont j'ai tâché de marquer les rapports, le tout justifié par des exemples. Voilà mon livre; j'espère qu'il facilitera la besogne de mes successeurs: la fatigue est pour celui qui défriche un terrain sauvage; le gré revient à celui qui y sème des fleurs: mais on se consolerait d'être oublié, si l'on avait la certitude d'avoir été utile.

Des variations du langage français depuis le XIIe siècle

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