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La période qui s'était écoulée entre le moment où M. de Talleyrand était entré dans l'Église, et celui où il fut revêtu de la dignité épiscopale, est peut-être l'époque la plus intéressante de la civilisation moderne. La société n'avait jamais, à aucune époque, présenté une surface aussi policée et aussi brillante que celle qu'elle revêtit dans la capitale de la France pendant ces quatorze et quinze années. La fortune grande encore du grand seigneur, les folles dépenses du financier, la splendeur d'une cour embellie par cet amour des arts et des lettres que les Médicis avaient importé d'Italie et que Louis XIV avait fait contribuer à sa magnificence royale, tout contribuait à donner au luxe des hautes classes un cachet de goût et de distinction qui n'a jamais été surpassé. De riches étoffes de soie, d'exquises ciselures en bronze, des porcelaines également belles de forme et de décoration, et des peintures quelque peu efféminées, mais cependant gracieuses, et qui illustrent encore les noms de Watteau, de Boucher et de Greuze, caractérisent l'élégante civilisation qui distingue cette époque.

Rien, toutefois, dans cet âge de la cour, ne fut porté à un aussi haut degré de perfection que l'art de la vie et les rapports sociaux. Alors les gens ne fermaient pas leurs maisons à leurs amis s'ils étaient pauvres, et ne les ouvraient pas simplement pour leur donner des fêtes pompeuses et magnifiques, s'ils étaient riches. Les personnes qui se convenaient et qui sympathisaient se réunissaient en petits cercles, où l'on n'admettait de nouveaux membres qu'avec beaucoup de prudence, mais où ceux qui avaient été une fois admis étaient reçus sans préférence ni distinction.

Dans ces cercles, le courtisan, quoique sûr de la supériorité marquée de sa naissance, rendait hommage à l'accident du génie chez l'homme de lettres; et celui-ci, quoique fier de ses œuvres ou pénétré de la conscience de son talent, rendait le tribut ordinaire de respect dû à un rang élevé et à une haute situation.

De cette manière, poëtes et princes, ministres d'État et membres d'académies savantes, hommes d'esprit et hommes du monde, se rencontraient sur un pied d'apparente égalité et de réelle familiarité sur un théâtre où la beauté, ambitieuse de l'universelle admiration, cultivait son esprit tout autant que sa personne, et établissait ce principe qui ne trouvait point de contradicteurs: «que tous avaient à se rendre agréables.» Les soirées de madame de Brignole et de madame Du Deffand, les petits soupers de madame Geoffrin, les dîners du baron d'Holbach et d'Helvétius, les réceptions musicales de l'abbé Morellet et les déjeuners de madame Necker, n'étaient que des échantillons des sortes de réunions qui avaient lieu parmi les différentes classes, dans toutes les rues et à toutes les extrémités de Paris et de Versailles. Là, toutes les classes de la société se rencontraient avec une déférence convenable les unes pour les autres. Mais sous cet étalage brillant de la gaieté du moment et de l'apparente concorde, couvait sourdement un esprit de malaise et d'attente; cet esprit, une variété de circonstances particulières tendait alors, en France, à le pousser à l'excès, mais il caractérise d'ailleurs, les faits le prouvent, toute société intellectuelle qui n'est, ni énervée au delà de toute mesure par le luxe et la paix, ni surmenée par la guerre et les commotions civiles. La conséquence naturelle de cet esprit était un désir de changement qui faisait sentir son influence partout, dans les petites aussi bien que dans les grandes choses. Léonard introduisait une révolution dans la coiffure des dames françaises. Diderot et Beaumarchais changeaient les règles du théâtre français; Turgot et Necker réformaient l'économie politique et le système financier de la France, et en ce moment même où l'imagination allait tellement au-devant des nouveautés, comme si la Providence avait voulu, dans quelque mystérieuse intention, encourager le génie de l'époque s'élançant avec ardeur vers l'inconnu, le ballon de Montgolfier partait des Tuileries, et la réalité se chargeait, à chaque instant, de dépasser les rêves les plus romanesques.

Ce n'étaient pas toutefois seulement le mécontentement du présent, l'espoir en l'avenir, la passion des choses nouvelles, quelque violente que pût être cette passion, qui constituaient le péril, et, en même temps, l'originalité du moment.

Dans d'autres temps analogues, les désirs et les vues des hommes ont fréquemment pris quelque forme arrêtée, ont eu quelque tendance fixe, et, de cette manière, le progrès en a été réglé, et le résultat a pu en être prévu même à une certaine distance.

Mais à l'époque où je me reporte, aucune conception générale, aucun but fixe ne projetaient leur ombre décisive sur les événements qui s'approchaient, et rien ne promettait un avenir déterminé en échange du présent, qui, évidemment, s'en allait mourant.

Un personnage auquel ce malheur singulier du dix-huitième siècle pouvait être attribué pour une grande part était encore vivant alors, quoique sur le bord de la tombe. La fine sagacité de Voltaire, ses railleries perçantes, son éloquence brillante et sarcastique, avaient ridiculisé et détruit toute foi dans les antiques erreurs, mais n'avaient jamais essayé de donner seulement une nette ébauche de ce qui devait les remplacer: Magis habuit quod fugeret, quam quod sequeretur.

L'effet de son génie avait donc été de créer autour de lui une espèce de brouillard lumineux produit par le mélange de la curiosité et du doute; une atmosphère favorable au scepticisme, favorable à la crédulité, et, par-dessus tout, engendrant des enthousiastes et des empiriques. Saint Germain l'alchimiste, Cagliostro le magicien, Condorcet le publiciste, Marat le journaliste, furent les produits successifs de cette merveilleuse et singulière époque.

Et ce fut ainsi au milieu d'une société où il y avait partout possession de priviléges, et où l'égalité s'introduisait dans les mœurs et les idées, au milieu d'une grande générosité de sentiments et d'une absence presque entière de principes dans un monde dont le charme n'a jamais été dépassé, qui ne fixait point de limite à ses espérances, et en même temps qui ne savait point où le poussait sa destinée, que M. de Talleyrand vit s'écouler la fleur de sa jeunesse et venir la maturité.

Essai sur Talleyrand

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