Читать книгу Essai sur Talleyrand - Henry Lytton Bulwer Baron Dalling and Bulwer - Страница 13
VIII
ОглавлениеTrès-peu de ceux qui lisent l'esquisse ci-dessus refuseront à l'auteur des Liaisons dangereuses le mérite du discernement.
En effet, faire le portrait de M. de Talleyrand à cette époque semble avoir mieux convenu à la plume du romancier qu'à celle de l'historien. Représentons-nous un homme d'environ trente-cinq ans, mais paraissant un peu plus âgé, ayant un visage ovale et allongé, des yeux bleus à l'expression tout à la fois profonde et variable, des lèvres souriant habituellement, non par sarcasme, mais par bonté; un nez légèrement retroussé, mais délicat, et se faisant remarquer par un jeu constant des narines bien marquées. L'un de ses nombreux biographes dit: «qu'il s'habillait comme un fat, pensait comme un déiste, et prêchait comme un saint.» Actif et désordonné, il trouvait du temps pour tout: l'église, la cour, et l'opéra. Il gardait le lit toute la journée par indolence ou par débauche, et il passait la nuit suivante tout entière à préparer un mémoire ou un discours. Il était doux avec les humbles, hautain avec les grands; pas très-exact à payer ses dettes, mais toujours prêt à promettre de les payer. On raconte une plaisante histoire à propos de ce dernier trait de caractère. Le nouvel évêque avait commandé et reçu une très-belle voiture, en rapport avec sa récente promotion ecclésiastique. Cependant il n'avait pas réglé «le petit compte» du carrossier. Après avoir longtemps attendu et avoir souvent écrit, l'impatient fournisseur prit la résolution de se présenter tous les jours à la porte de l'évêque d'Autun, en même temps que son équipage.
Pendant plusieurs jours, M. de Talleyrand vit, sans reconnaître, un individu bien habillé, le chapeau à la main, et qui s'inclinait très-bas lorsqu'il montait dans sa voiture. «Et qui êtes-vous, mon ami, dit-il enfin.—Je suis votre carrossier, monseigneur.—Ah! vous êtes mon carrossier; et que voulez-vous, mon carrossier?—Je veux être payé, monseigneur, dit le carrossier humblement.—Ah! vous êtes mon carrossier, et vous voulez être payé: vous serez payé, mon carrossier.—Et quand, monseigneur?—Hum! murmura l'évêque, regardant très-attentivement son carrossier, et en même temps s'établissant dans son carrosse neuf, «vous êtes bien curieux!» Tel était le Talleyrand de 1789, vivante personnification des talents et de la frivolité, des idées et des habitudes d'une grande partie de la classe à laquelle il appartenait. A la fois le compagnon de l'abbé Sieyès et celui de mademoiselle Guimard: un dandy de mœurs légères, un penseur profond et circonspect; et, par-dessus tout, les délices et l'ornement de cette société gaie et gracieuse, qui, couronnée de fleurs, allait être la première victime de sa propre philosophie. Jusqu'alors, cependant, le ciel, quoique troublé, n'annonçait pas encore la tempête; et jamais, peut-être, grande assemblée, au moment où elle se réunit, ne connut moins les sombres pressentiments que celle qui, dans la pompe et l'éclat du faste féodal, traversa le 1er mai, la royale cité de Versailles.
Cependant déjà alors l'on pouvait discerner les signes, les présages précurseurs de la crise qui s'approchait; car derrière les plumes gracieuses et les robes violettes des grands dignitaires de l'Église et de l'État, on voyait s'avancer l'ombre menaçante de la sombre masse toute vêtue de noir, des communes, ou tiers-état, ce corps, qui, jusqu'alors, n'avait rien été, mais qui devait être tout, ainsi que venait de le dire l'un de ses membres les plus illustres [10].
L'histoire de la formidable Révolution qui commençait alors a encore pour nous tant d'actualité, nous nous imaginons encore si souvent entendre passer autour de nos foyers le souffle, la grande tempête qui renversa alors tours et temples, que même maintenant, lorsque l'esprit fait un retour en arrière vers cette époque, c'est toujours avec un certain intérêt et une certaine curiosité, et nous nous arrêtons une fois de plus pour réfléchir, bien que nous ayons souvent médité auparavant sur cet événement mémorable qui a été comme un nouveau chapitre de l'histoire du monde. Et plus nous réfléchissons, plus il nous semble surprenant que, dans un âge aussi civilisé et sous un souverain aussi rempli de bonnes intentions, un trône auguste et une grande société aient été entièrement balayés; et ce qui ne nous paraît pas moins surprenant, c'est qu'un monarque revêtu d'un pouvoir arbitraire et une magistrature possédant des priviléges extraordinaires, et tous deux désireux de conserver leur autorité, aient invoqué volontairement un autre pouvoir qui sommeillait depuis longtemps dans une constitution presque oubliée, mais qui, une fois appelé à agir, en vint si vite à être plus puissant que le roi et le parlement.