Читать книгу Essai sur Talleyrand - Henry Lytton Bulwer Baron Dalling and Bulwer - Страница 6
I
ОглавлениеDifférents types d'hommes.—M. de Talleyrand, homme politique.—Caractère du dix-huitième siècle qui l'avait formé.—Sa naissance, le caractère de sa personne, son entrée dans l'Église.—Causes de la révolution.—États généraux.—L'influence de Talleyrand sur le clergé; sur la décision relative aux instructions des membres de l'Assemblée et à la rédaction de la Déclaration des droits de l'homme.—Son courage dans les moments de danger.—Ses connaissances en matière de finance.—Ses propositions relatives aux biens de l'Église.—Discrédit où il tombe auprès du parti de la royauté.—Sa popularité auprès de l'Assemblée.—Il est chargé de rédiger ses manifestes à la nation.—Son projet sur l'uniformité des poids et mesures.
Il y a dans tous les temps beaucoup d'hommes qui s'emploient activement aux affaires publiques; mais très-peu de ces hommes peuvent être appelés des «hommes d'action.» Les rares individus qui ont le droit de prétendre à ce titre, et dont l'existence exerce une si importante influence sur le siècle dans lequel ils paraissent, doivent posséder, à un degré peu ordinaire, l'intelligence, l'énergie et le jugement; mais on trouve ces qualités mêlées à des degrés divers dans les différentes classes ou les différents types d'hommes qui, comme soldats, souverains ou hommes d'État, commandent aux destinées de leur époque.
Ceux qui possèdent, dans une mesure égale, une intelligence supérieure, l'énergie et le jugement, gravissent d'un pas ferme et rapide les pentes les plus escarpées et les plus hautes de l'ambition, et s'établissent sur les hauteurs où ils sont parvenus d'un pas assuré. Des hommes de cette trempe poursuivent habituellement avec une rigoureuse circonspection et une persévérance indomptable quelque plan fixe ou quelque idée prédominante, adaptant leurs moyens à leur but, mais ne perdant jamais de vue ce même but, et ne dépassant jamais dans cette poursuite la ligne qui sépare les difficultés des impossibilités. Le cardinal de Richelieu en France, et Guillaume III, en Angleterre, sont des types de cette race héroïque.
D'un autre côté, ceux chez qui le jugement, quoique grand, n'est pas suffisant pour contenir l'énergie et gouverner l'intelligence qui surexcite leur nature, brillent d'un vif éclat, comme des météores, dans l'histoire, mais excitent l'étonnement et l'admiration de leurs contemporains plutôt qu'ils ne laissent derrière eux des résultats permanents. Leurs exploits surpassent de beaucoup ceux des autres hommes et se revêtent pour un moment d'une apparence presque surnaturelle; mais comme leur élévation est d'ordinaire soudaine et prodigieuse, ainsi de même leur ruine est fréquemment brusque et totale. Poussé en avant par une force sur laquelle graduellement ils perdent tout contrôle, emporté d'un acte audacieux à un autre plus téméraire encore, leur génie est à la disposition du vent ainsi qu'un vaisseau surchargé de voiles, et périt à la fin dans quelque violente et soudaine tempête. Charles XII de Suède en fut un exemple dans le siècle dernier, et Napoléon Bonaparte, considéré simplement comme conquérant, en est, de nos jours, un exemple plus frappant encore.
Troisièmement, il y a des hommes dont l'énergie et l'intelligence sont plutôt subtiles et étendues, et qui sont attirés par l'utile bien plus que par le sublime.
Habiles et prudents, ces hommes profitent des circonstances plutôt qu'ils ne les créent. Tourner un obstacle, prévoir un événement, saisir une occasion, voilà le talent qui leur est particulier. Ils sont sans passions, mais la pénétration et l'intérêt propre réunis leur donnent une force égale à celle de la passion.
Le succès qu'ils obtiennent leur est procuré par des efforts qui ne dépassent pas ceux d'autres candidats à la renommée et aux honneurs publics, candidats qui bien que possédant en apparence des talents égaux, poursuivent cependant en vain la fortune; la seule différence est que les efforts des premiers sont faits au moment le plus propice, et de la manière la plus heureuse.
Un tact exquis et un jugement clairvoyant sont les qualités dominantes de ces politiques.
Ils se préoccupent rarement de ce qui est juste en principe: ils font habituellement ce qui est le mieux au moment actuel.
Ils ne jouent jamais le premier rôle parmi leurs contemporains: ils en jouent presque toujours un grand; et sans parvenir à ces positions extraordinaires auxquelles aspirent de plus aventureux, ils jouissent généralement d'une importance considérable, même au milieu des circonstances les plus changeantes, et ils conservent très-ordinairement dans la retraite ou la disgrâce une grande part de la considération qu'ils ont acquise au pouvoir. Pendant les années d'intrigues et d'agitations qui précédèrent la chute des Stuarts, on vit en Angleterre un remarquable homme d'État du caractère que je viens de décrire, et une comparaison pourrait parfaitement être établie entre l'habile et brillant Halifax et le personnage adroit et accompli dont le nom est inscrit en tête de ces pages.
Mais bien que ces deux célèbres avocats de l'à-propos eussent beaucoup des mêmes qualités (le caractère, l'esprit, la science, la pénétration qui distinguaient l'un distinguaient également l'autre), néanmoins l'Anglais, quoique orateur plus habile dans les assemblées publiques, n'avait pas dans l'action le courage calme, ni dans le conseil la ferme et prompte décision qui distinguaient le Français; aussi son nom n'est-il pas gravé en caractères aussi ineffaçables dans les annales de son pays, ni lié à d'aussi grands et merveilleux événements.
Et cependant, malgré l'étendue, la grandeur du théâtre sur lequel parut M. de Talleyrand, et l'importance des rôles qu'il y joua pendant plus d'un demi-siècle, j'ose douter que son caractère ait jamais été bien décrit, ou soit en ce moment même justement apprécié; et ceci n'est pas tout à fait surprenant.
Dans une vie si longue, si brillante et si variée, il faut s'attendre à trouver une diversité d'impressions se remplaçant et s'effaçant les unes les autres; et quelques-uns de ceux qui ont admiré le brillant causeur, et qui se sont sentis saisis de respect devant l'habile ministre des affaires étrangères, ignoraient que l'homme d'esprit célèbre, que le sagace diplomate avait montré un goût exquis en matière de lettres, et une profonde connaissance de la législation et des finances. De plus, quoique cela puisse paraître singulier, il demeure vrai que ces hommes publics qui sont le plus tolérants pour les opinions contraires, et le moins portés aux inimitiés personnelles, sont ceux-là même qui, souvent, provoquent autour de leur nom, au moins pour un temps, le blâme le plus sévère et les plus terribles reproches. La raison en est simple: de tels hommes ne sont eux-mêmes sous l'empire d'aucune affection prédominante ni d'aucune théorie favorite. Calmes et impartiaux, ils sont doux et indulgents.
D'un autre côté, les hommes qui aiment passionnément les choses ou qui les vénèrent profondément, méprisent ceux qui abandonnent les objets de leur adoration ou de leur respect, et détestent ceux qui s'y opposent.
Ainsi, le royaliste, prêt à sacrifier sa vie pour son souverain légitime; le républicain, se proposant la glorieuse imitation de l'ancienne Rome et de la Grèce; le soldat, dévoué au chef qui l'avait conduit de victoire en victoire, ne pouvaient parler qu'avec amertume et indignation de celui qui commença la Révolution contre Louis XVI, contribua pour sa part au renversement de la République française, et dicta la proscription du grand capitaine dont les armées triomphantes avaient pendant un moment parcouru toute l'Europe.
Les hommes les plus ardents et les plus violents de l'époque de M. de Talleyrand furent par conséquent les censeurs les plus amers et les plus violents de sa conduite; et celui qui parcourt les différents ouvrages où cette conduite est appréciée par des critiques insignifiants [3], sera tenté de répéter la remarque du grand homme du dix-huitième siècle: «C'est un terrible avantage que de n'avoir rien fait; mais il ne faut pas en abuser.»
Dans quelle mesure sont justifiés par les faits les reproches des écrivains auxquels nous faisons allusion, c'est ce que l'on verra plus ou moins dans les pages suivantes, qui ne sont pas écrites dans l'intention de faire un panégyrique ou de provoquer à l'imitation, mais simplement avec l'intention de faire connaître une remarquable classe d'hommes par un homme très-remarquable, qui se trouve avoir vécu dans une époque qui ne cessera jamais d'occuper et d'intéresser la postérité.