Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 10
CHAPITRE VI
ОглавлениеMort de ma grand’mère et ses conséquences. - Je perds les bonnes grâces de M. de Malipiero. - Je n’ai plus de maison. - La Tintoretta. - On me met dans un séminaire. - On me chasse. - On me met dans un fort.
Pendant le souper, on ne parla que de l’orage, et le fermier, qui connaissait la faiblesse de sa femme, me dit qu’il était bien sûr que je ne voyagerais plus avec elle.
« Ni moi avec lui, ajouta vite la fermière, car c’est un impie qui conjurait la foudre par des plaisanteries. »
Cette femme eut le talent de m’éviter si adroitement que je ne pus plus me trouver un instant tête à tête avec elle.
A mon retour à Venise, ayant trouvé ma bonne grand’mère malade, je dus interrompre toutes mes habitudes, car je l’aimais trop pour ne pas lui prodiguer tous mes soins : aussi je ne la quittai pas un moment jusqu’à ce qu’elle eut rendu le dernier soupir. Il lui fut impossible de me rien laisser, car elle m’avait donné de son vivant tout ce qu’elle avait pu ; mais sa mort n’en eut pas moins des suites telles que je fus obligé de prendre un autre genre de vie.
Un mois après sa mort, je reçus une lettre de ma mère qui n’annonçait que, ne voyant point d’apparence qu’elle pût retourner à Venise, elle avait pris le parti d’abandonner la maison qu’elle y payait ; qu’elle avait informé l’abbé Grimani de ses intentions et que je devais me conduire et me régler d’après sa volonté. Il était chargé de vendre le mobilier et de me mettre dans une bonne pension, ainsi que mes frères et ma sœur. Je crus devoir me rendre chez Grimani pour l’assurer qu’il me trouverait toujours soumis à ses ordres.
Le loyer de la maison était payé jusqu’à la fin de l’année ; mais, prévenu qu’à cette époque je n’aurais plus de logement et qu’on vendrait tous les meubles, je ne me gênai plus dans mes besoins. J’avais déjà vendu du linge, des tapisseries, de la porcelaine ; je m’attaquai alors aux glaces, aux lits, etc. Je ne me dissimulais point qu’on trouverait cela fort mauvais ; mais je savais que c’était l’héritage de mon père, auquel ma mère n’avait aucun droit ; et pour ce qui était de mes frères, nous avions le temps de nous expliquer.
Quatre mois après, ma mère m’écrivit de nouveau. Sa lettre était datée de Varsovie et en contenait une autre. Voici la traduction de celle de ma mère :
« J’ai fait ici, mon cher fils, la connaissance d’un savant moine minime, Calabrais, dont les grandes qualités m’ont fait penser à vous chaque fois qu’il m’a honorée d’une visite. Je lui dis, il y a un an, que j’avais un fils qui se destinait à l’état ecclésiastique, mais que je n’avais pas les moyens de l’entretenir, et il me répondit que ce fils deviendrait le sien, si je pouvais obtenir de la reine sa nomination à un évêché dans son pays. L’affaire, ajouta-t-il, serait faite, si elle voulait avoir la bonté d’écrire et de le recommander à sa fille, la reine de Naples. »
« Pleine de confiance en Dieu, je me suis jetée aux pieds de Sa Majesté et j’ai trouvé grâce. La reine ayant daigné écrire à sa fille, ce respectable prélat a été élu par le pape à l’évêché de Martorano ; et en conséquence de sa parole, mon fils, il vous prendra avec lui vers le milieu de l’année prochaine ; car pour aller en Calabre il doit passer par Venise. Il vous l’écrit lui-même dans la lettre ci-incluse ; répondez-lui de suite, et adressez-moi votre lettre ; je la lui remettrai. Il vous acheminera aux plus grandes dignités de l’Église ; et imaginez quelle sera ma consolation, si dans vingt ou trente ans d’ici, je puis avoir le bonheur de vous voir au moins évêque vous-même ! En attendant son arrivée, l’abbé Grimani aura soin de vous. Je vous donne ma bénédiction, et suis, » etc.
La lettre de l’évêque était en latin et me répétait ce que me disait ma mère. Elle était du reste pleine d’onction, et me prévenait qu’il ne s’arrêterait que trois jours à Venise.
Je répondis en conséquence.
Ces deux lettres me tournèrent la tête. Adieu, Venise ! Certain que j’avais la perspective de la plus brillante fortune, il me tardait d’entrer dans la carrière qui devait m’y mener, et je me félicitais de ne sentir aucun regret de tout ce que j’allais quitter dans ma patrie. Les vanités sont passées, me disais-je, et ce qui m’intéressera à l’avenir sera grand et solide. M. Grimani me fit les plus grands compliments sur mon sort et m’assura qu’il mettrait tous ses soins pour me trouver une bonne pension où j’entrerais au commencement de l’année et où j’attendrais l’arrivée de l’évêque.
M. de Malipiero qui, dans son espèce, était un sage, et qui voyait qu’à Venise, plongé dans les plaisirs et la dissipation, je ne faisais que perdre un temps précieux, fut charmé de me voir à la veille d’aller accomplir ma destinée ailleurs, et de la promptitude avec laquelle je me soumettais à ce que la circonstance m’offrait. Il me fit alors une leçon que je n’ai jamais oubliée. « Le fameux précepte des stoïciens, me dit-il, sequere deum, se rend absolument par ces mots : Abandonne-toi à ce que le sort te présente, lorsque tu ne te sens pas une forte répugnance à te livrer. C’était, ajouta-t-il, le démon de Socrate saepe revocans, raro impellens (Qui arrête souvent et qui excite rarement), et c’était de là que venait le fata viam inveniunt (Le destin sait nous guider) des mêmes stoïciens. »
C’est en cela que consistait la science de M. de Malipiero ; car il était savant sans avoir étudié d’autre livre que celui de la nature morale. Cependant, comme pour une prouver que rien n’est parfait et que tout a son bon et son mauvais côté, il m’arriva un mois après, en suivant ses propres maximes, une affaire qui me valut sa disgrâce et qui ne m’apprit rien.
M. le sénateur croyait savoir reconnaître sur la physionomie des jeunes gens des signes qui indiquaient l’empire absolu que la fortune exercerait sur eux. Lorsqu’il croyait voir cela, il s’attachait le sujet pour l’instruire à seconder la fortune par une sage conduite ; et il disait à ce sujet, avec beaucoup de vérité, que la médecine entre les mains de l’imprudent est un poison, comme le poison est un remède entre les mains du sage.
Il avait de mon temps trois favoris pour lesquels il faisait, sous les rapports de leur éducation, tout ce qui lui était possible. C’était, outre moi, Thérèse Imer que le lecteur connaît en partie, et qu’il connaîtra mieux par la suite ; le troisième était la fille du barcarol Gardela, plus jeune que moi de trois ans, et qui portait, en joli, sur sa physionomie quelque chose de ravissant. Pour la mettre sur la voie, le spéculatif vieillard lui faisait, apprendre à danser ; car, disait-il, il est impossible que la bille entre dans la blouse, à moins qu’on ne la pousse. Cette jeune fille est la même qui, sous le nom d’Augusta, a brillé à Stuttgardt. Elle fut la première maîtresse titrée du duc de Wirtemberg l’an 1757. Elle était charmante. Je l’ai vue la dernière fois à Venise, où elle est morte il y a deux ans. Son mari, Michel de l’Agata, s’est empoisonné peu de temps après sa mort.
Un jour, après nous avoir fait dîner tous trois avec lui, le sénateur nous laissa seuls pour aller faire la sieste ; c’était son ordinaire. La petite Gardela, devant aller prendre sa leçon, sortit peu d’instants après, de sorte que je me trouvai tête à tête avec Thérèse, que je trouvais fort de mon goût, quoique je ne lui eusse jamais conté fleurettes. Assis tout près l’un de l’autre à une petite table, le dos tourné à la porte du cabinet où nous croyions notre patron endormi, il nous prit envie à certain propos de vérifier la différence de notre conformation ; mais au plus intéressant de la besogne un violent coup de canne sur les épaules, suivi d’un second, qui l’aurait été sans doute de bien d’autres, si je n’avais gagné le large, nous força à laisser notre œuvre imparfaite. Je m’enfuis précipitamment sans manteau ni chapeau, et j’allai m’enfermer chez moi.
J’y étais à peine depuis un quart d’heure lorsque je reçus ces deux objets par la vieille gouvernante du sénateur, avec un billet qui m’avertissait de ne plus remettre les pieds dans le palais de Son Excellence. Sans perdre un instant, je lui répondis en ces termes : « Vous m’avez battu étant en colère, vous ne pouvez par conséquent vous vanter de m’avoir donné une leçon ; et je veux n’avoir rien appris. Je ne saurais non plus vous pardonner qu’en oubliant que vous êtes un sage, et je ne l’oublierai jamais. »
Ce seigneur eut peut-être raison de n’être pas content du spectacle que nous lui procurions ; mais avec toute sa prudence il en agit fort imprudemment ; car tous les domestiques devinèrent le motif de mon exil, et par suite toute la ville rit de mon histoire. Il n’osa point faire de reproches à Thérèse, ainsi qu’elle me le dit quelque temps après ; mais comme de raison elle n’osa point demander ma grâce.
Le temps où je devais quitter le logement de mon père s’approchait. Un beau matin je vois paraître devant moi un homme d’à peu près quarante ans, en perruque noire, manteau d’écarlate et à teint fortement basané, lequel me remit un billet de M. Grimani, qui m’ordonnait de lui consigner tous les meubles de la maison, conformément à l’inventaire dont il était porteur et dont un double était entre mes mains. Ayant pris mon inventaire, je lui fis voir tous les meubles qui y étaient portés lorsqu’ils n’avaient pas pris une autre direction, et lorsqu’ils étaient absents, je lui disais que je savais ce qu’ils étaient devenus. Mais le butor, prenant un ton de maître, me dit, en élevant la voix, qu’il voulait savoir ce que j’en avais fait. Ce ton me déplaisant, je lui répondis que je n’avais point de comptes à lui rendre, et comme il continuait à élever la voix, je lui conseillai de s’en aller au plus vite et d’une façon à lui prouver que je savais que chez moi j’étais le plus fort.
Me croyant obligé d’informer M. Grimani de ce qui venait de se passer, je m’y rendis à son lever ; mais j’y trouvai mon homme qui lui avait tout conté. L’abbé, après une verte mercuriale que je dus souffrir en silence, me demanda compte de tout ce qui manquait. Je lui dis que j’avais été obligé de le vendre pour ne point faire des dettes. Là-dessus il me traita de coquin, me dit que je n’en étais pas le maître et qu’enfin il savait bien ce qu’il ferait, et finit par m’ordonner de sortir de chez lui à l’instant.
Outré de colère, je cours chercher un juif pour lui vendre tout ce qui restait ; mais au moment où je voulais rentrer chez moi, je trouve un huissier à ma porte, lequel me remet un exploit. Je le lis et je le trouve fait à l’instance d’Antoine Razzetta. C’était l’homme au teint rôti. Les scellés étaient déjà à toutes les portes, et je ne pus pas même entrer dans ma chambre, car l’huissier en partant avait eu soin d’y laisser une garde. Je ne perds pas de temps, je cours chez M. Rosa, à qui je conte succinctement l’affaire.
Il prend l’exploit et, après l’avoir lu, il me dit :
« Ces scellés seront levés demain matin, et je vais en attendant faire citer Razzetta devant l’avogador. Pour cette nuit, mon cher, vous irez coucher chez quelque ami. C’est une violence, mais il vous la payera cher. Cet homme agit ainsi par ordre de M. Grimani.
- C’est son affaire. »
J’allai passer la nuit avec mes anges, et le lendemain matin, les scellés ayant été levés, je rentrai chez moi. Razzetta n’ayant point comparu, M. Rosa en mon nom le cita au criminel pour le faire décréter de prise de corps, s’il ne comparaissait point après la seconde sommation. Le troisième jour M. Grimani m’écrivit un billet dans lequel il m’ordonnait de me rendre chez lui. J’obéis sur-le-champ. Dès que je parus, il me demanda d’un ton brusque ce que je prétendais faire.
« Me mettre, lui dis-je, à l’abri de la violence, sous la protection des lois, et me défendre contre un homme avec lequel je n’aurais jamais dû avoir rien à faire, et qui m’a forcé d’aller passer la nuit dans un mauvais lieu.
- Dans lui mauvais lieu ?
- Certainement. Pourquoi m’a-t-on empêché arbitrairement de rentrer chez moi ?
- Vous y êtes à présent. Mais allez d’abord dire à votre procureur de suspendre toute procédure, puisque Razzetta n’a rien fait que par mon ordre. Vous alliez peut-être vendre tout le reste des meubles : on y a remédié. Vous avez une chambre à Saint-Jean-Chrysostome dans une maison qui m’appartient, et dont le premier étage est occupé par la Tintoretta, notre première danseuse. Faites-y porter vos effets, et venez dîner tous les jours avec moi. J’ai mis votre sœur dans une bonne pension et votre frère dans une autre : ainsi tout se trouvera pour le mieux. »
J’allai de suite rendre compte à M. Rosa de tout ce qui venait de se passer, et m’ayant conseillé de faire tout ce que voudrait M. Grimani, je n’y mis aucune opposition. C’était d’ailleurs une satisfaction pour moi, d’autant plus que l’admission à sa table m’honorait. Outre ce motif, j’étais curieux de mon nouveau logement chez la Tintoretta, car on parlait beaucoup de cette fille à cause d’un prince de Waldeck qui faisait de grandes dépenses pour elle.
L’évêque devait arriver dans le courant de l’été : je n’avais donc guère que six mois à attendre à Venise pour me voir lancé peut-être vers le pontificat. Je voyais tout en beau, et mon esprit s’élançait radieux dans l’espace : mes châteaux en Espagne étaient des plus engageants.
J’allai dîner chez M. Grimani et je me trouvai assis à côté de Razzetta, société désagréable et que pendant tout le repas je fis semblant de ne pas voir. Après le dîner je me rendis pour la dernière fois à ma belle maison à Saint-Samuel, d’où je fis transporter dans une gondole tout ce qui m’appartenait à mon nouveau logement.
La demoiselle Tintoretta, que je ne connaissais pas, mais dont je connaissais les allures et le caractère, était danseuse médiocre, ni belle ni laide, mais fille d’esprit. Le prince de Waldeck dépensait beaucoup pour elle, mais il ne l’empêchait pas de conserver son ancien protecteur, noble Vénitien de la famille Lin, aujourd’hui éteinte, alors âgé de soixante ans, et qui se trouvait chez elle à toutes les heures du jour.
Ce seigneur, qui me connaissait, vint à l’entrée de la nuit me complimenter de la part de la demoiselle, et me dire qu’elle était charmée de m’avoir chez elle et qu’elle verrait avec plaisir que je fréquentasse ses assemblées.
Pour m’excuser, je dis à M. Lin que j’ignorais être chez elle, que M. Grimani ne m’en avait rien dit, que sans cela je me serais fait un devoir de lui présenter mes hommages, même avant d’être venu m’installer dans sa maison. Après ces excuses, je me mis en devoir de suivre l’ambassadeur, qui me présenta à sa maîtresse, et la connaissance fut faite.
Elle me reçut en princesse, ôtant son gant pour me donner sa main à baiser et déclinant mon nom à cinq ou six étrangers présents dont elle me dit ensuite les noms un à un ; après quoi elle me fit asseoir à ses côtés. Elle était Vénitienne, et trouvant ridicule qu’elle me parlât français, je lui dis que je ne comprenais pas cette langue, et que je la priais de me parler italien. Étonnée que je ne susse pas le français, elle me dit d’un air mortifié que je ferais mauvaise figure chez elle, où l’on ne parlait guère d’autre langue, vu qu’elle recevait beaucoup d’étrangers. Je lui promis de l’apprendre. Le prince arriva une heure après ; elle me présenta, et j’en fus parfaitement accueilli. Il parlait fort bien l’italien, et durant tout le carnaval il fut on ne peut plus gracieux avec moi. Vers la fin il me donna une tabatière d’or en récompense d’un très mauvais sonnet que j’avais fait pour sa belle Grizellini. C’était le nom de famille de la Tintoretta, à qui on avait donné ce surnom parce que son père avait été teinturier.
La Tintoretta avait beaucoup plus de qualités que Juliette pour captiver des hommes raisonnables. Elle aimait la poésie, et sans l’évêque, que j’attendais, j’en serais devenu amoureux. Elle était amoureuse d’un jeune médecin plein de mérite, nommé Righelini, mort à la fleur de l’âge et que je regrette encore. J’aurai occasion d’en parler dans douze ans d’ici.
Vers la fin du carnaval, ma mère ayant écrit à l’abbé Grimani qu’il serait honteux que l’évêque me trouvât logé avec une danseuse, il se décida à me loger avec décence et dignité. Il se consulta avec le curé Tosello, et ces deux messieurs trouvèrent que rien ne serait si beau que de me mettre dans un séminaire.
Tout fut arrêté à mon insu, et le curé se chargea de m’en informer en cherchant à me persuader d’y aller de bonne grâce. Mais, quand je l’entendis se servir d’un style calmant et fait exprès pour dorer la pilule, je ne pus m’empêcher d’éclater de rire ; et je dus singulièrement le surprendre quand je lui dis que j’étais prêt à me rendre partout où il trouverait bon que j’allasse.
L’idée de ces messieurs était extravagante ; car à l’âge de dix-sept ans et tel que j’étais on n’aurait jamais dû penser à me mettre dans un séminaire ; mais toujours socratique et ne me sentant aucune aversion, la chose au reste me paraissant plaisante, non seulement j’y consentis, mais il me tardait même d’y être. Je dis à M. Grimani que j’étais prêt à tout, pourvu que Razzetta n’eût pas à s’en mêler. Il me le promit, mais il ne me tint pas parole après le séminaire. Je n’ai jamais pu décider si cet abbé Grimani était bon parce qu’il était bête, ou si sa bêtise était un défaut de sa bonté, mais tous ses frères étaient de la même pâte. Le plus mauvais tour que la fortune puisse jouer à un homme d’esprit, c’est de le mettre dans la dépendance d’un sot. Peu de jours après, le curé m’ayant fait habiller en séminariste, me conduisit à Saint-Cyprien de Muran pour me présenter au recteur.
L’église patriarcale de Saint-Cyprien est desservie par des moines somasques. C’est un ordre institué par le bienheureux Jérôme Miani, noble Vénitien. Le recteur me reçut avec une tendre affection et beaucoup d’affabilité ; mais au discours plein d’onction qu’il me fit je crus m’apercevoir qu’il croyait qu’on me mettait au séminaire pour me punir, ou au moins pour m’empêcher de continuer à mener une vie répréhensible, et cela blessant mon amour-propre, je m’empressai de lui dire :
« Mon père, je n’imagine pas que personne ait la prétention de me punir.
- Non, non, mon fils, reprit-il ; je voulais vous dire que vous vous trouverez très content chez nous. »
On me fit voir ensuite dans trois chambres au moins cent cinquante séminaristes, dix à douze écoles, le réfectoire, le dortoir, les jardins pour les heures de récréation, et on s’efforça de me faire envisager dans ce lieu la vie la plus heureuse qu’un jeune homme pût désirer, au point qu’à l’arrivée de l’évêque je la regretterais. En même temps ils avaient l’air de m’encourager en me disant que j’y resterais tout au plus cinq ou six mois. Leur éloquence me faisait rire.
J’entrai au séminaire au commencement de mars et je m’y préparai en passant la nuit de la veille entre mes deux amies, qui mouillèrent leur couche d’abondantes larmes : elles ne concevaient pas, non plus que leur tante et le bon M. Rosa, qu’un jeune homme de mon humeur pût avoir tant de docilité.
La veille de mon entrée au séminaire j’avais eu soin de remettre en dépôt tous mes papiers à Mme Manzoni. C’était un gros paquet que je n’ai retiré des mains de cette respectable femme que quinze ans après. Elle vit encore, à l’âge de quatre-vingt-dix ans, ayant conservé sa bonne humeur et sa santé. Elle me reçut en riant, et me dit que je ne resterais pas un mois à mon séminaire.
« Pardonnez-moi, madame, car j’y vais avec plaisir, et j’y attendrai mon évêque.
- Vous ne vous connaissez pas vous-même, et vous ne connaissez pas votre évêque, avec lequel vous ne resterez pas non plus. »
Le curé m’accompagna au séminaire avec une gondole ; mais à Saint-Michel il fut obligé de faire arrêter à cause d’un violent vomissement qui me prit tout à coup : le frère apothicaire me rétablit avec l’eau de mélisse.
Je devais cette faiblesse sans doute à l’encens que j’avais trop abondamment brûlé sur l’autel de l’amour. Un amant qui sait ce qu’on éprouve quand on est avec un objet aimé que l’on craint de voir pour la dernière fois se figurera aisément mon état pendant les derniers instants que je comptais passer avec mes deux amies. On ne veut jamais qu’une offrande soit la dernière, et on ne cesse d’en faire que lorsque l’encens est épuisé.
Le curé me laissa entre les mains du recteur, et l’on porta mes effets dans le dortoir où j’allai placer mon manteau et mon chapeau. On ne me mit pas dans la classe des adultes, parce que, malgré ma taille, je n’en avais pas l’âge. J’avais d’ailleurs la vanité de conserver encore mon poil follet, parce qu’il ne laissait pas douter de ma jeunesse : c’était un ridicule sans doute ; mais à quel âge l’homme cesse-t-il d’en avoir ? On se défait plus aisément des vices que des ridicules. La tyrannie n’a pas exercé sur moi son empire jusqu’à m’obliger de me faire raser : c’est en cela seulement que je l’ai trouvée tolérante.
« Dans quelle école, me dit le recteur, voulez-vous être admis ?
- Dans la dogmatique, mon très révérend père ; je veux apprendre l’histoire de l’Église.
- Je vais vous conduire chez le père examinateur.
- Je suis docteur, mon révérend, et je ne veux pas subir d’examen.
- Il est nécessaire, mon cher fils ; venez. »
Cette nécessité me parut une insulte ; j’en étais outré ; mais par une sorte d’esprit de vengeance je conçus sur-le-champ le projet de les mystifier, et cette idée me mit en belle humeur. Je répondis si mal à toutes les questions que l’examinateur me fit en latin, je fis tant de solécismes, qu’il se vit obligé de m’envoyer à la classe inférieure de la grammaire, où, à ma grande satisfaction, je me vis camarade d’une vingtaine de petits garçons de dix ans qui, dès qu’ils surent que j’étais docteur, ne faisaient que répéter : Accipiamus pecuniam et mittamus asinum in patriam suam (Prenons l’argent et renvoyons l’âne dans sa patrie).
L’heure de la récréation m’était surtout agréable ; car mes camarades de dortoir, qui tous étaient au moins en philosophie, me regardaient avec un air de mépris plaisant ; et comme ils parlaient entre eux de leurs thèses sublimes, ils se moquaient de moi de me voir écouter attentivement leurs disputes qui devaient être des énigmes pour moi. J’étais loin de penser à me trahir ; mais un accident inévitable vint me démasquer.
Le père Barbarigo, somasque, du couvent de la Salute de Venise, qui m’avait eu dans ses classes de physique, étant venu faire une visite au recteur, me vit au sortir de la messe et me fit mille compliments. La première chose qu’il me demanda fut à quelle science je m’occupais, et il crut que je badinais lorsque je lui répondis que j’étais à la grammaire. Le recteur étant survenu, je le quittai, et nous allâmes chacun à sa classe. Une heure après, voilà le recteur qui vient m’appeler.
« Pourquoi, me dit-il, avez-vous fait l’ignorant à l’examen ?
- Pourquoi, lui répondis-je, avez-vous eu l’injustice de m’y soumettre ? »
Il me conduisit alors, ayant l’air un peu fâché, à l’école de dogmatique, où mes camarades de dortoir furent fort étonnés de me voir ; et l’après-midi pendant la récréation, se montrant tous mes amis et me faisant cercle, ils me mirent de bonne humeur.
L’un deux, âgé de quinze ans et qui aujourd’hui, s’il est vivant, est évêque, me frappa par sa figure et ses talents. Il m’inspira une vive amitié, et aux heures de récréation, au lieu de jouer aux quilles avec les autres, je me promenais constamment avec lui. Nous parlions poésie, et les plus belles odes d’Horace faisaient nos délices. Nous préférions l’Arioste au Tasse, et Pétrarque captivait toute notre admiration, comme Tassoni et Muratori, qui l’avaient critiqué, étaient l’objet de notre mépris. Nous devînmes en quatre jours si bons amis, que nous étions jaloux l’un de l’autre, au point que, quand l’un de nous quittait l’autre pour se promener avec un tiers, nous nous boudions comme deux amants.
Un moine laïque surveillait notre dortoir, et ses fonctions étaient d’y conserver la police. Toute la chambrée après souper, précédée par ce moine qu’on appelle préfet, se rendait au dortoir. Là chacun s’approchait de son lit, et après avoir fait sa prière à voix basse, se déshabillait et se couchait tranquillement. Lorsque le préfet voyait que tous les élèves étaient couchés, il se mettait dans son lit. Une grande lanterne éclairait ce lieu qui était un parallélogramme de quatre-vingts pas sur dix. Des lits étaient placés à égales distances, et à la hauteur de chaque lit il y avait un prie-Dieu, un siège et la malle du séminariste. A l’un des bouts était le lavoir et à l’autre le lit du préfet. Le lit de mon ami était en face du mien, et nous avions la lanterne entre deux.
L’occupation principale du préfet était de veiller à ce qu’un élève n’allât point se coucher avec un autre, car on ne supposait jamais cette visite innocente. C’était un crime capital : le lit n’étant que pour y dormir et non pour s’y entretenir avec un camarade, on était convenu qu’un séminariste ne pouvait découcher que dans des vues immorales. Du reste, libre et tranquille dans son lit, il pouvait y faire ce qu’il voulait ; tant pis pour lui, s’il abusait de cette liberté. On a remarqué en Allemagne que les associations de jeunes gens où les directeurs s’évertuent pour prévenir l’onanisme sont celles où ce vice règne davantage.
Les auteurs de ces règlements étaient de sots ignorants qui ne connaissaient ni la nature ni la morale. La nature a des besoins qui doivent être satisfaits, et Tissot n’a raison que par rapport aux jeunes gens qui abusent de cette faculté ; mais cet abus serait extrêmement rare, si les directeurs étaient prudents et sages, et qu’ils ne s’avisassent point d’en faire un objet de défense spéciale ; car alors les jeunes gens se portent à des excès dangereux par le seul plaisir de la désobéissance, penchant si naturel à tous les hommes qu’il a commencé par Adam et Ève.
Dans la nuit du neuvième ou du dixième jour de mon séjour au séminaire, je sentis quelqu’un venir se coucher près de moi. Il me prit d’abord la main qu’il me serra en me disant son nom, et j’eus de la peine à m’empêcher de rire. C’était mon ami qui, s’étant éveillé et ayant vu la lanterne éteinte, avait eu la lubie de venir me faire une visite. Quelques instants après je le priai de s’en aller, de crainte que le préfet ne vint à s’éveiller ; car alors nous nous serions trouvés fort embarrassés et accusés peut-être de quelque abomination. Au même instant où je lui donnais ce bon conseil, nous entendîmes marcher et l’abbé s’échappa ; mais dans le moment j’entendis quelqu’un qui tombait, et aussitôt le préfet de crier d’une voix rauque :
« Ah ! scélérat ! A demain, à demain ! »
Ensuite, ayant rallumé la lanterne, il alla se recoucher.
Le lendemain, avant le son de la cloche qui est le signal du lever, le recteur, accompagné du préfet, entra dans le dortoir et nous dit : « Écoutez-moi tous. Vous n’ignorez pas le désordre de cette nuit. Deux de vous doivent être coupables, mais je veux leur pardonner ; et pour ménager leur honneur, je promets qu’ils ne seront point connus. Vous viendrez tous vous confesser à moi avant l’heure de la récréation. »
A ces mots, il sortit et nous nous levâmes. L’après-dîner, conformément à ses ordres, nous allâmes tous nous confesser à lui ; après quoi nous nous rendîmes au jardin, où l’abbé me conta qu’ayant eu le malheur de heurter le préfet, il avait cru devoir le renverser, ce qui lui avait donné le temps de regagner son lit sans être reconnu.
« Et maintenant, lui dis-je, vous êtes sûr de votre pardon, car très sagement vous avez confessé votre faute.
- Vous plaisantez, me répondit mon ami, le bon recteur n’en aurait pas su plus qu’il n’en sait quand bien même la visite que je vous ai faite aurait été criminelle.
- Vous avez donc fait une confession subreptice, car vous étiez coupable de désobéissance ?
- Cela se peut, mais il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il nous y a forcés.
- Mon cher ami, vous raisonnez à merveille, et actuellement le révérendissime doit savoir que notre chambrée est plus savante que lui. »
Cette affaire se serait terminée là, si quelques nuits après je n’avais eu le caprice à mon tour de rendre à mon ami la visite que je lui devais. Vers une heure après minuit, ayant eu besoin de me lever, et entendant ronfler le préfet, j’étouffai vite le lumignon et j’allai me mettre à côté de mon ami. Il me reconnut et partagea ma joie, mais attentifs l’un et l’autre au ronflement de notre gardien. Dès qu’il cessa de ronfler, voyant le danger, je me relève et je regagne mon lit sans perdre un instant ; mais à peine y suis-je que voilà deux surprises pour une. La première, c’est que je me trouve à côté de quelqu’un ; la seconde, je vois le préfet en chemise, une bougie à la main, allant lentement et regardant à droite et à gauche les lits des séminaristes. Je concevais que le préfet eût pu allumer une bougie dans un instant ; mais comment concevoir ce que je voyais ? Un de mes camarades, le dos tourné de mon côté et dormant profondément. Je prends le parti irréfléchi de faire semblant de dormir aussi. A la seconde ou troisième secousse du préfet, je fais semblant de me réveiller, et l’autre se réveille tout de bon. Étonné de se voir dans mon lit, il fait des excuses :
« Je me suis trompé, me dit-il, en revenant de quelque part à l’obscur, et trouvant votre lit vide, je l’ai pris pour le mien.
- Cela se peut, lui répliquai-je, car j’ai eu besoin de me lever aussi.
- Mais, dit le préfet, comment se fait-il qu’en revenant vous vous soyez couché sans rien dire, quand vous avez trouvé votre place occupée ? et comment, étant à l’obscur, n’avez-vous pas soupçonné que vous vous trompiez de lit
- Je ne pouvais pas me tromper, car à tâtons j’ai trouvé le piédestal de ce crucifix, ce qui ne m’a laissé aucun doute ; et pour ce qui est de l’écolier, je ne m’en suis pas aperçu.
- Cela n’est pas vraisemblable, » reprit l’Argus.
Et en disant cela il se dirige vers la lampe dont il trouve la mèche écrasée.
« Le lumignon est noyé, messieurs, la lampe ne s’est pas éteinte d’elle-même : c’est l’œuvre de l’un de vous. Nous verrons cela demain. »
Mon sot de camarade s’en alla dans son lit, le préfet ralluma la lampe, et se recoucha. Après cette scène, qui avait réveillé toute la chambrée, je me rendormis tranquillement jusqu’à l’apparition du recteur qui, à la pointe du jour, entra d’un air furieux, accompagné de son satellite, le préfet.
Le recteur, après avoir examiné le local et fait subir un long interrogatoire à mon coaccusé, qui naturellement devait être jugé le plus coupable, et à moi qui ne pouvais jamais être convaincu, il se retira en nous ordonnant à tous de nous habiller et de nous rendre à l’église pour y entendre la messe. Aussitôt que nous fûmes prêts, il rentra, et nous adressant la parole à tous deux, il nous dit avec un ton de douceur : « Vous êtes convaincus d’un accord scandaleux, car vous avez dû l’être pour éteindre la lampe. Je veux croire la cause de tout ce désordre, sinon innocente, au moins ne procédant que d’une extrême légèreté ; mais la chambrée scandalisée, la discipline outragée et la police de la maison exigent une réparation. Sortez. »
Nous obéîmes ; mais à peine fûmes-nous entre les deux portes du dortoir, que quatre domestiques nous saisirent, nous attachèrent les mains derrière le dos et nous reconduisirent dans la salle où ils nous firent mettre à genoux devant le grand crucifix. Dans cette posture, le recteur leur dit d’exécuter ses ordres, et ces satellites nous appliquèrent à chacun sept à huit coups de corde ou de bâton, que je reçus sans la moindre plainte, ainsi que mon sot compagnon. Mais aussitôt qu’on m’eût détaché, je demandai au recteur si je pouvais écrire deux lignes au pied même du crucifix. Il me lit de suite apporter de l’encre et du papier, et je traçai ces lignes :
« Je jure par ce Dieu que je n’ai jamais parlé au séminariste qu’on a trouvé dans mon lit. Mon innocence par conséquent exige que je proteste et que j’en appelle de cette infâme violence à monseigneur le patriarche. »
Mon compagnon de souffrances signa la protestation avec moi ; ensuite, m’adressant à tous les élèves présents, je leur en fis lecture, les sommant de dire en vérité si quelqu’un pouvait dire le contraire de ce que j’avais écrit. Tous aussitôt d’une voix unanime dirent qu’on ne nous avait jamais vus parler ensemble, et qu’on ne pouvait pas savoir qui avait éteint la lampe. Le recteur sortit sifflé, honni et interdit ; mais il ne nous en envoya pas moins en prison au cinquième étage et séparés l’un de l’autre. Une heure après on vint m’apporter ma malle, mon lit et tous mes effets, et chaque jour on m’y apporta mes repas. Le quatrième jour, le curé Tosello vint me prendre avec ordre de me mener à Venise. Je lui demandai s’il était informé de mon affaire ; il me répondit qu’il venait de parler à l’autre séminariste, qu’il savait tout, qu’il nous croyait innocents, mais que le recteur ne voulait pas avoir tort, et qu’ainsi il ne savait qu’y faire.
Je jetai bas mon accoutrement de séminariste, reprenant le costume que je portais à Venise, et tandis qu’on transportait mes effets sur un bateau, je montai dans la gondole de M. Grimani avec laquelle le curé était venu, et nous partîmes. Chemin faisant, le curé dit au batelier de déposer mes effets au palais Grimani ; ensuite il me dit que cet abbé lui avait ordonné de me dire, en me descendant à Venise, que, si j’avais la hardiesse de me présenter chez lui, ses domestiques avaient ordre de me chasser.
Il me descendit aux Jésuites, n’ayant pas le sou, et ne possédant absolument que ce que j’avais sur moi.
J’allai dîner chez Mme Manzoni, qui rit de bon cœur de voir sa prophétie accomplie. Après dîner je me rendis chez M. Rosa, pour agir contre la tyrannie par les voies de la justice, et après avoir entendu le cas, il me promit de m’apporter le soir chez Mme Orio une sommation extrajudiciaire. Je me rendis chez cette dame pour l’y attendre et pour m’y égayer de la surprise que j’allais causer à mes deux charmantes amies. Elle fut extrême, et le récit de ce qui m’était arrivé ne les étonna pas moins que ma présence. M. Rosa vint et me fit lire l’acte qu’il avait dressé, mais qu’il n’avait pas eu le temps de faire notarier, me promettant qu’il serait en règle le lendemain.
Je sortis pour aller souper chez mon frère François qui était en pension chez un peintre nommé Guardi : la tyrannie l’opprimait comme moi, mais je lui promis de l’en délivrer. Vers minuit, j’allai trouver mes deux aimables sœurs qui m’attendaient avec une tendre impatience ; mais, je dois l’avouer en toute humilité, le chagrin que j’éprouvais fit tort à l’amour, malgré les quinze jours d’absence et d’abstinence. Mon chagrin les affectait, et elles me plaignirent de bon cœur. Je les consolai en leur assurant qu’il se passerait, et que le temps perdu se réparerait.
Ne sachant de quel côté diriger mes pas et n’ayant pas le sou, j’allai à la bibliothèque Saint-Marc, où je restai jusqu’à midi. J’en sortis alors dans l’intention d’aller dîner chez Mme Manzoni ; mais en sortant je fus accosté par un soldat qui me dit que quelqu’un voulait me parler dans une gondole qu’il me montra. Je lui répondis que, si quelqu’un voulait me parler, il n’avait qu’à venir ; mais il me répondit doucement qu’il avait là un compagnon pour m’y faire aller par force, et sans nulle hésitation je m’y rendis. J’abhorrais l’éclat et la honte de la publicité. J’aurais pu résister, car les soldats n’étaient pas armés, et on ne m’aurait pas arrêté, car cette façon d’arrêter quelqu’un n’était point permise à Venise ; mais je n’y pensai pas. Le sequere deum (Suis le génie conducteur) s’en mêla ; d’ailleurs je ne me sentais aucune répugnance. Il y a d’ailleurs des moments d’abandon où l’homme brave ne l’est pas ou dédaigne de l’être.
J’entre dans la gondole ; on tire le rideau et je vois… mon mauvais génie, Razzetta, et un officier. Les deux soldats allèrent s’asseoir à la proue : je reconnus la gondole de M. Grimani, qui se détacha du rivage, prenant la direction du Lido. Les deux individus ne me disant pas le mot, je gardai le plus profond silence. Au bout d’une demi-heure, la gondole s’arrêta à la petite porte du fort Saint-André, à l’embouchure de la mer Adriatique, à l’endroit même où s’arrête le Bucentaure lorsque, le jour de l’Ascension, le doge va épouser la mer.
La sentinelle appelle le caporal, nous descendons, et l’officier qui m’accompagnait me présente au major en lui remettant une lettre. Celui-ci, après avoir lu, ordonne à M. Zen, son adjudant, de me consigner au corps-de-garde. Un quart d’heure après je vis partir mes conducteurs, et M. Zen vint me remettre trois livres et demie, en me disant que j’en recevrais autant chaque semaine. C’était tout juste la paye d’un simple soldat.
Je n’éprouvai aucun mouvement de colère, mais je me sentis pénétré de la plus forte indignation. Vers le soir je me fis acheter quelque chose à manger afin de ne pas mourir d’inanition ; puis, étendu sur le lit de camp, je passai la nuit au milieu des soldats sans pouvoir fermer l’œil, car ces Esclavons ne firent que chanter, manger de l’ail et fumer un mauvais tabac qui infectait l’air, et boire du vin esclavon qui est noir comme de l’encre, et que ces gens-là seuls peuvent boire.
Le lendemain, de très bonne heure, le major Pelodoro (c’était le nom du gouverneur du fort) me fit monter chez lui, et me dit qu’en me faisant passer la nuit au corps-de-garde il n’avait fait qu’obéir à l’ordre qu’il avait reçu de Venise du président de la guerre, qu’on désigne par la qualification de Sage à l’écriture. « Actuellement, monsieur l’abbé, je n’ai d’autre ordre que de vous tenir aux arrêts dans le fort et de répondre de vous. Je vous donne donc pour prison toute la forteresse. Vous aurez une bonne chambre où vous trouverez votre lit et votre malle. Promenez-vous où il vous plaira, et souvenez-vous que, si vous vous échappez, vous serez la cause de ma perte. Je suis fâché qu’on m’ait prescrit de ne vous donner que dix sous par jour, mais, si vous avez à Venise des amis qui puissent vous donner de l’argent, écrivez-leur, et fiez-vous à moi pour la sûreté de vos lettres. Allez vous coucher, si vous en avez besoin. »
On me conduisit dans ma chambre ; elle était belle et au premier étage avec deux fenêtres d’où j’avais une vue superbe. Je trouvai mon lit, et je vis avec plaisir ma malle qu’on n’avait point forcée et dont j’avais les clefs. Le major avait eu l’attention de faire mettre sur ma table toutes les choses nécessaires pour écrire. Un soldat esclavon vint poliment me dire qu’il me servirait, et que je le payerais quand je pourrais, car tout le monde savait que je n’avais que dix sous. Je me fis d’abord apporter une bonne soupe, et après l’avoir mangée, je me mis au lit, où je dormis neuf heures d’un profond sommeil. A mon réveil le major me fit inviter à souper, et je commençai à voir que cela n’irait pas si mal.
Je monte chez cet honnête homme, que je trouve en grande compagnie. Après m’avoir présenté à son épouse, il me nomma toutes les personnes présentes. Plusieurs officiers, l’aumônier du fort, un nommé Paoli Vida, musicien de l’église Saint-Marc, et sa femme, jolie personne, belle-sœur du major, et que le mari faisait habiter au fort parce qu’il était fort jaloux - et les jaloux sont toujours mal logés à Venise - avec quelques autres dames entre deux âges, mais que leur bonté me fit trouver charmantes, composaient cette réunion.
Gai comme je l’étais par caractère, cette honnête compagnie à table me mit facilement de bonne humeur. Tout le monde ayant témoigné le désir de connaître le détail des raisons qui avaient pu porter M. Grimani à me faire mettre au fort, je leur fis le récit sincère de tout ce qui m’était arrivé depuis la mort de ma grand’mère. Cette narration me fit parler pendant trois heures sans aigreur et même en plaisantant sur des choses qui, racontées autrement, auraient pu déplaire ; et la société satisfaite me témoigna le plus grand intérêt, au point qu’avant de nous séparer chacun m’assura de son amitié et me fit offre de ses services. C’est un bonheur que, jusqu’à l’âge de cinquante ans, j’ai toujours eu, quand je me suis trouvé dans l’oppression. Dès que j’ai trouvé d’honnêtes gens curieux de connaître l’histoire du malheur qui m’accablait, et que je la leur ai contée, je leur ai inspiré de l’amitié, et cet intérêt qui m’était nécessaire pour me les rendre favorables et utiles.
L’artifice que j’employais pour cela était de conter la chose simplement et telle qu’elle était, sans même omettre les circonstances qui pouvaient m’être nuisibles. C’est un secret que tous les hommes ne savent pas employer, parce que la plus grande partie du genre humain est composée de poltrons, et que pour être toujours vrai il faut avoir du courage. J’ai appris par expérience que la vérité est un talisman dont le charme est immanquable, pourvu qu’on ne la prodigue pas à des coquins ; et je crois qu’un coupable qui ose la dire ouvertement à un juge intègre est plus aisément absous qu’un innocent qui tergiverse. Bien entendu que le narrateur doit être jeune, ou au moins dans la force de l’âge ; car l’homme vieux a pour ennemi la nature entière.
Le major plaisanta beaucoup sur la visite faite et rendue au lit du séminariste ; mais l’aumônier et les femmes le grondèrent. Il me conseilla d’écrire toute mon histoire au Sage à l’écriture, s’engageant à la lui remettre et m’assurant qu’il deviendrait mon protecteur. Toutes les femmes m’engagèrent à suivre ce conseil.