Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 12
CHAPITRE VIII
ОглавлениеMes malheurs à Chiozza. - Le père Stephano, récollet. - Lazaret d’Ancône. - L’esclave grec. - Mon pèlerinage à Notre-Dame de Lorette. - Je vais à Rome à pied, et de là à Naples, pour trouver l’évêque, que je ne trouve pas. - La fortune m’offre les moyens d’aller à Martorano, d’où je repars bien vite pour retourner à Naples.
La cour de l’ambassadeur, qu’on appelait la grande cour, me parut à moi fort petite. Elle était composée d’un maître d’hôtel milanais, nommé Carnicelli, d’un abbé qui lui servait de secrétaire parce qu’il ne savait pas écrire, d’une vieille qualifiée de femme de charge, d’un cuisinier avec sa laide femme et de huit ou dix domestiques.
Nous arrivâmes à Chiozza à midi. Dès que nous fûmes descendus, je demandai poliment au Milanais où j’irais loger, et sa réponse fut : « Où vous voudrez, pourvu que vous fassiez connaître votre demeure à cet homme pour qu’il puisse vous aller prévenir quand la tartane sera prête à mettre à la voile. Mon devoir est, ajouta-t-il, de vous déposer au lazaret d’Ancône franc de dépenses du moment où nous partirons d’ici ainsi : jusqu’alors divertissez-vous. »
L’homme qu’il m’avait indiqué était le maître de la tartane. Je lui demandai où je pouvais loger. « Chez moi, me dit-il, si vous vous contentez de coucher dans un grand lit avec M. le cuisinier, dont la femme restera à bord de la tartane. »
Je n’avais rien de mieux à faire que d’accepter, et un matelot, chargé de ma malle, me mena chez cet honnête homme. Il fallut placer ma malle sous le lit, car ce lit remplissait toute la chambre. Après avoir ri de cela, car il ne me convenait pas de faire le difficile, j’allai dîner à l’auberge, puis j’allai voir l’endroit. Chiozza est une presqu’île, port de mer dépendant de Venise, et peuplé de dix mille habitants matelots, pêcheurs, marchands, gens de chicane, et employés aux gabelles et aux finances de la république.
J’aperçois un café ; j’y entre. J’y étais à peine qu’un jeune docteur en droit avec lequel j’avais étudié à Padoue vient m’embrasser et me présente ensuite à un apothicaire qui avait sa pharmacie à côté, en me disant que c’était chez lui que s’assemblaient tous les gens de lettres. Quelques instants après un grand moine jacobin, borgne, que j’avais connu à Venise et qui se nommait Corsini, vint et me fit les plus grandes politesses. Il me dit que j’arrivais fort à propos pour assister au pique-nique que les académiciens macaroniques faisaient le lendemain après une séance de l’académie où chaque membre récitait un morceau de sa façon. Il m’engagea à être de la partie et à honorer l’assemblée en lui faisant part d’une de mes productions. J’acceptai et, ayant lu dix stances que j’avais faites pour l’occasion, je fus reçu membre par acclamation. Je figurai encore mieux à table qu’à la séance, car je mangeai tant de macaroni qu’on me jugea digne d’être déclaré prince.
Le jeune docteur, académicien aussi, me présenta à sa famille. Ses parents, fort à leur aise, me firent mille honnêtetés. Il avait une sœur fort aimable ; mais une seconde, qui était professe, me parut être un prodige. J’aurais pu passer au sein de cette charmante famille mon séjour à Chiozza fort agréablement ; mais il était écrit que je ne devais, dans cet endroit, avoir que des chagrins. Le jeune docteur me prévint que le jacobin Corsini était un fort mauvais sujet, qu’il n’était bien vu nulle part et que je ferais bien de l’éviter. Je le remerciai cordialement de l’avis, mais ma légèreté m’empêcha d’en profiter. Tolérant par caractère et trop étourdi pour craindre des pièges, j’eus la folie de croire que ce moine pourrait, au contraire, me procurer beaucoup d’agréments.
Le troisième jour, me trouvant avec ce mauvais sujet, il me mena dans un mauvais endroit, où j’aurais bien pu avoir accès sans sa recommandation ; et pour faire le brave, je fis l’aimable avec une malheureuse dont la laideur seule aurait dû m’éloigner. De là il me mena souper dans une auberge où nous trouvâmes quatre vauriens de sa façon. Après le souper, l’un d’eux fit une banque de pharaon à laquelle on m’engagea à prendre part. Je me laissai séduire par cette mauvaise honte qui perd si souvent la jeunesse, et, après avoir perdu quatre sequins, je voulus me retirer ; mais mon honnête ami le jacobin sut m’engager d’en hasarder quatre autres de moitié avec lui. Il fit la banque, elle sauta. Je ne voulais plus jouer ; mais Corsini, faisant semblant de me plaindre, et se montrant très affligé d’être la cause de ma perte, me conseilla de faire moi-même une banque de vingt sequins ; on me débanqua. L’espoir de rattraper mon argent me fit perdre tout ce que j’avais. Accablé, je me retire et vais me coucher à coté du cuisinier, qui se réveilla en me disant que j’étais un libertin. « C’est vrai, » fut toute ma réponse.
La nature, épuisée par la fatigue et le chagrin, me plongea dans un profond sommeil. Ce fut encore mon indigne bourreau qui vint me réveiller à midi en me disant d’un air triomphant qu’on avait invité un jeune homme fort riche, qu’il viendrait souper avec nous et qu’il ne pouvait que perdre ; qu’ainsi je me referais.
« J’ai perdu tout mon argent ; prêtez-moi vingt sequins.
- Quand je prête, je suis sûr de perdre ; c’est une superstition, mais j’en ai trop fait l’expérience. Tâchez de trouver de l’argent ailleurs, et venez. Adieu ! »
N’osant faire connaître mon état à mon sage ami, je m’informai d’un honnête prêteur sur gages et je vidai ma malle. Après avoir fait l’inventaire de mes effets, l’honnête prêteur me donna trente sequins, à condition que, si dans trois jours, au plus tard, je ne lui rendais pas son argent, tous les effets lui appartiendraient. Je dois l’appeler brave homme, puisque ce fut lui qui m’obligea à garder trois chemises, des bas et des mouchoirs ; car je voulais tout lui donner, ayant un pressentiment que je regagnerais ce que j’avais perdu. Erreur assez commune. Quelques années plus tard, je me vengeai en écrivant une diatribe contre les pressentiments. Je crois que le seul pressentiment auquel l’homme puisse ajouter quelque confiance est celui qui lui prédit du mal : il vient de l’esprit. Celui qui prédit le bonheur vient du cœur, et le cœur est un fou digne de compter sur la folle fortune.
Je n’eus rien de si pressé que d’aller trouver l’honnête société, qui ne craignait rien tant que de ne pas me voir venir. Nous soupâmes sans qu’il fût question de jouer, mais on fit le plus pompeux éloge de mes éminentes qualités, et on célébra la haute fortune qui m’attendait à Rome. Voyant, après table, qu’on ne parlait pas de jouer, poussé par mon mauvais génie, je demandai hautement ma revanche. On me répondit que je n’avais qu’à faire la banque et que tout le monde ponterait. Je la fis, je perdis tout, et je partis en priant le moine de payer à l’hôte ce que je lui devais, ce qu’il promit.
Je me retirai désespéré ; car, pour comble de malheur, je m’aperçus chemin faisant que j’avais trouvé une seconde Grecque, moins belle, mais tout aussi perfide. Je me couchai abasourdi et je m’endormis, je crois, privé de sentiment. Je demeurai onze heures dans ce pesant sommeil, et à mon réveil, l’esprit accablé, abhorrant la lumière dont il me semblait que j’étais indigne, je fermai les yeux de nouveau, cherchant encore à m’assoupir. Je craignais un réveil parfait dans lequel je me serais trouvé forcé de prendre un parti ; mais l’idée ne me vint pas une seule fois de retourner à Venise, ce que pourtant j’aurais dû faire ; et je me serais plutôt détruit que d’aller confier mon état au jeune docteur. Mon existence m’était à charge, et j’avais la vague espérance de mourir d’inanition sans quitter la place. Ce qui me paraît certain, c’est que je ne me serais point levé, si le bon homme Alban, le maître de la tartane, ne fut venu me secouer en me disant d’aller à bord, qu’on allait mettre à la voile.
Le mortel qui sort d’une grande perplexité, quel qu’en soit le moyen, se sent soulagé. Il me sembla que maître Alban était venu me dire la seule chose qui me restât à faire dans ma détresse ; ainsi donc, m’étant habillé à la hâte, je mis tout mon avoir dans un mouchoir et je courus m’embarquer. Une heure après on leva l’ancre, et le matin la tartane la jeta dans un port d’Istrie nommé Orsara. Tout le monde descendit à terre pour aller voir la ville, qui ne mérite pas ce nom. Elle appartient au pape depuis que la république de Venise en a fait hommage au Saint-Siège.
Un jeune moine récollet, qui se faisait appeler frère Stephano de Belun, et que maître Alban, dévot de Saint-François, avait embarqué par charité, s’approcha de moi en me demandant si j’étais malade.
« Mon père, j’ai du chagrin.
- Vous le dissiperez en venant dîner avec moi chez une de nos dévotes. »
Il y avait trente-six heures qu’aucune espèce de nourriture n’était entrée dans mon estomac ; et la grosse mer m’ayant fortement travaillé pendant la nuit, il ne devait rien y rester. Outre cela, mon incommodité érotique me gênait à l’excès, sans compter l’avilissement qui m’accablait l’esprit : je n’avais pas une obole ! Telle était la tristesse de mon état, que je n’avais pas la force de ne pas vouloir quelque chose. J’étais dans une complète apathie, et je suivis machinalement le récollet.
Il me présenta à la dévote en lui disant qu’il me conduisait à Rome, où j’allais prendre l’habit de Saint-François. Ce mensonge me fit horreur, et dans tout autre cas je ne l’aurais pas laissé passer ; mais dans la position où je me trouvais, cette imposture ne me parut que comique. La bonne femme nous donna un bon repas en poisson accommodés à l’huile, qui là est excellente, et nous bûmes du refosco qui me parut exquis. Pendant que nous déjeunions, survint un bon prêtre qui me dit que je ne devais point passer la nuit sur la tartane, mais que je devais accepter un bon lit chez lui et même un bon dîner pour le lendemain, si le vent nous empêchait de partir : j’acceptai sans balancer. Dès que j’eus bien déjeuné, je remerciai sincèrement la bonne dévote et je sortis avec le prêtre pour aller voir la ville. Le soir il me mena chez lui, où il me donna un bon souper, apprêté par sa gouvernante, qui se mit à table avec nous et qui me plut. Son refosco, encore meilleur que celui de la dévote, me fit oublier mes malheurs, et je causai assez gaiement avec lui. Il voulait me lire un poème de sa composition ; mais, ne pouvant plus tenir les yeux ouverts, je lui dis que je l’entendrais volontiers le lendemain.
J’allai me coucher, et, après dix heures d’un profond sommeil, la gouvernante qui épiait l’instant du réveil m’apporta mon café. Je trouvai cette fille charmante ; mais, hélas ! je n’étais pas en état de lui prouver combien je la trouvais belle.
Me sentant parfaitement disposé en faveur de mon hôte, et voulant écouter son poème avec beaucoup d’attention, je bannis la tristesse, et je fis sur ses vers des remarques qui l’enchantèrent à un tel point que, me trouvant plus d’esprit qu’il ne m’en avait d’abord supposé, il voulut me régaler de la lecture de ses idylles, et ma politesse dut faire à mauvaise fortune bon cœur. Nous passâmes agréablement toute la journée ensemble. La gouvernante eut pour moi les attentions les plus marquées, ce qui me persuada que je lui avais plu ; et me laissant aller à cette idée agréable, je sentis que, par concomitance, elle avait fait ma conquête. Le jour se passa pour ce bon prêtre avec la rapidité de l’éclair, grâce aux beautés que j’avais trouvées dans ses vers qui, franchement, étaient au-dessous du médiocre ; mais pour moi, le temps me parut excessivement long, tant les regards bienveillants de sa ménagère me faisaient désirer l’heure du coucher, malgré la triste situation où je me sentais, tant au physique qu’au moral. Mais telle était la trempe de mon individu, que je m’abandonnais à la joie quand tout aurait dû me plonger dans la tristesse, si j’avais été plus raisonnable.
Le moment arriva enfin. Je trouvai cette aimable fille complaisante jusqu’à un certain point ; mais, ayant fait quelque résistance quand je semblais vouloir accorder à ses charmes un hommage complet, je quittai décemment l’entreprise, bien content d’en être quittes l’un et l’autre à si bon marché, et je me couchai tranquille. Cependant je n’étais pas au bout, car le matin, étant venue m’apporter mon café et son air agaçant m’ayant engagé à lui faire quelques caresses, elle ne résista, me dit-elle, que dans la crainte d’être surprise. La journée se passa au mieux entre le prêtre et moi, et le soir, la belle, ne craignant plus les surprises, moi ayant pris toutes les précautions possibles en pareille circonstance, deux heures entières furent délicieusement employées. Je partis le lendemain.
Le frère Stephano m’amusa toute la journée par ses propos, qui me dévoilèrent l’ignorance mêlée à la fourberie sous le voile de la simplicité. Il me fit voir toutes les aumônes qu’il avait reçues à Orsara, pain, vin, fromage, saucissons, confitures et chocolat. Toutes les sacoches de son saint habit étaient pleines de provisions.
« Avez-vous aussi de l’argent ? lui dis-je.
- Que Dieu m’en préserve ! Premièrement notre glorieux institut me défend d’en toucher ; ensuite si, lorsque je vais à la quête, je m’avisais d’en recevoir, on s’acquitterait avec un ou deux sous, tandis que ce qu’on me donne en mangeailles vaut dix fois plus. Saint François, croyez-moi, avait beaucoup d’esprit. »
Je réfléchis que ce moine faisait consister la richesse dans ce qui précisément faisait alors ma misère. Il me fit son commensal, et parut tout glorieux de ce que je voulais bien lui faire cet honneur.
La tartane aborda au port de Pola, qu’on appelle Veruda, et nous débarquâmes. Après avoir monté pendant un quart d’heure, nous entrâmes dans la ville, où je consacrai une couple d’heures à visiter les antiquités romaines qui s’y trouvent ; car cette ville avait été la capitale de l’empire. Je n’y trouvai pourtant d’autre vestige de grandeur qu’une arène ruinée. Nous retournâmes à Veruda et nous remîmes à la voile. Le lendemain nous nous trouvâmes devant Ancône ; mais, obligés de louvoyer, nous n’y entrâmes que le surlendemain. Ce port, quoiqu’il passe pour un grand monument de Trajan, serait fort mauvais sans une digue faite à grands frais et qui le rend assez bon. J’observai une chose digne de remarque, c’est que dans l’Adriatique le côté du nord est rempli de ports, tandis que le côté opposé n’en a qu’un ou deux. Il est évident que la mer se retire vers le levant et que dans trois ou quatre siècles Venise sera jointe à la terre ferme.
Nous descendîmes à Ancône, au vieux lazaret, où on nous annonça que nous subirions une quarantaine de vingt-huit jours, parce que Venise avait admis, après une quarantaine de trois mois, l’équipage de deux vaisseaux de Messine, où récemment la peste avait exercé ses ravages. Je demandai une chambre pour moi et pour le frère Stephano, qui m’en sut un gré infini. Je louai à des juifs un lit, une table et quelques chaises, m’obligeant de payer le loyer de tout à l’expiration de la quarantaine. Le moine ne voulut que de la paille. Je pense que, s’il avait pu deviner que sans lui je serais peut-être mort de faim, il ne se serait point tant glorifié d’être logé avec moi. Un matelot qui espérait me trouver généreux vint me demander où était ma malle, et, lui ayant répondu que je n’en savais rien, il se donna beaucoup de peine pour la trouver avec maître Alban, qui me donna envie de rire quand il vint me demander excuse de l’avoir oubliée, me promettant qu’il aurait soin de me la faire parvenir en moins de trois semaines.
Le récollet, qui devait en passer quatre avec moi, s’attendait à vivre à mes dépens, tandis que c’était lui que la Providence m’avait envoyé pour m’entretenir. Il avait des provisions avec lesquelles il aurait pu nous nourrir huit jours ; mais il fallait penser plus loin.
Après souper donc, je lui fis en style pathétique le tableau de ma situation et du besoin que j’aurais de tout jusqu’à Rome, où je devais être, lui dis je, secrétaire des commandements des mémoriaux ; et qu’on juge de ma surprise quand je vis ce lourdaud s’épanouir au triste récit de mes infortunes !
« Je me charge de vous jusqu’à Rome ; dites-moi seulement si vous savez écrire.
- Vous moquez-vous de moi ?
- Quelle merveille ! moi que vous voyez, je ne sais écrire que mon nom. Il est vrai que je sais l’écrire des deux mains : mais à quoi me servirait d’en savoir davantage ?
- Je m’étonne, car je vous croyais prêtre.
- Je ne suis pas prêtre, je suis moine ; je dis la messe, et par conséquent je dois savoir lire. Saint François, dont je suis un indigne fils, ne savait pas lire, et ce fut pour cela qu’il n’a jamais dit la messe. Bref, puisque vous savez écrire, vous écrirez demain en mon nom à toutes les personnes que je vous nommerai, et je vous réponds qu’on nous enverra de quoi faire bombance jusqu’à la fin de la quarantaine. »
Le lendemain il me fit passer la journée à écrire huit lettres, parce qu’il y a dans la tradition orale de son ordre que, lorsqu’un moine aura frappé à sept portes où on lui aura refusé l’aumône, il doit frapper à la huitième avec assurance, car là elle ne lui manquera pas. Comme il avait déjà fait le voyage de Rome, il connaissait toutes les bonnes maisons d’Ancône dévotes à saint François, et tous les supérieurs des couvents riches. Je dus écrire à tous ceux qu’il me nomma, et n’omettre aucun des mensonges qu’il me dictait. Il m’obligea aussi à signer pour lui, m’alléguant que, s’il signait lui-même, on verrait facilement qu’il n’avait pas écrit les lettres, ce qui lui ferait du tort. Car, dit-il, « dans ce siècle corrompu on n’estime que les savants. »
Il me fit farcir les lettres de passages latins, même celles qui étaient adressées à des femmes, et mes remontrances furent inutiles ; car, quand je résistais, il me menaçait de ne plus me donner à manger. Je pris le parti de faire tout ce qu’il voulut. Il me fit dire au supérieur des jésuites qu’il ne s’adressait pas aux capucins parce qu’ils étaient athées, et que c’est pourquoi saint François n’avait jamais pu les souffrir. J’eus beau lui dire qu’au temps où vivait ce saint il n’y avait ni capucins ni récollets ; il me traita d’ignorant. Je crus qu’on le traiterait de fou et que personne n’enverrait rien ; mais j’étais dans l’erreur ; car les provisions arrivèrent en si grande abondance que j’en fus tout surpris. On nous envoya de trois ou quatre côtés du vin pour toute la quarantaine, et d’autant plus que je ne buvais que de l’eau, tant il me tardait de recouvrer la santé ; et quant au manger, nous en recevions journellement plus qu’il n’en aurait fallu pour six personnes ; nous donnions le reste à notre gardien qui avait une nombreuse famille. De tout cela il ne se sentait reconnaissant qu’à saint François, et nullement aux bonnes âmes qui lui faisaient l’aumône.
Il se chargea de faire blanchir mon linge par le gardien ; car je n’aurais pas osé le donner moi-même. Quant à lui, il disait qu’il ne risquait rien, puisque tout le monde savait que les récollets ne s’en servaient point.
Je restais au lit presque toute la journée, et cela me dispensa de me faire voir à ceux qui crurent devoir lui rendre visite. Ceux qui ne vinrent pas lui écrivirent des lettres pleines de disparates adroitement tournées et que je me donnai bien de garde de lui faire sentir. J’eus du reste toutes les peines du monde à lui persuader que ces lettres ne demandaient point de réponse.
Quinze jours de repos et d’un régime sévère me mirent sur la voie d’un parfait rétablissement, et j’allai du matin au soir me promener dans la cour du lazaret ; mais, un marchand turc étant arrivé de Salonique et étant venu loger avec tout son monde au rez-de-chaussée, je dus suspendre mes promenades. Alors le seul plaisir qui me resta fut de passer mes heures sur un balcon donnant, sur cette même cour. J’y vis une esclave grecque d’une beauté surprenante et qui m’intéressa beaucoup. Elle passait presque toute la journée assise sur le seuil de la porte, occupée à tricoter ou à lire. Lorsqu’elle levait ses beaux yeux et qu’elle rencontrait les miens, elle baissait modestement la tête, et quelquefois même elle se levait et rentrait à pas lents, ayant l’air de vouloir me dire : « Je ne savais pas que je fusse observée. » Sa taille était svelte et grande, sa figure annonçait la première jeunesse ; elle avait la peau très blanche et les cheveux et les yeux d’un beau noir. Elle était costumée à la grecque, ce qui donnait à tout son être quelque chose d’extrêmement voluptueux.
Oisif dans un lazaret, et tel que la nature et l’habitude m’avaient fait, pouvais-je contempler un objet aussi séduisant pendant une grande partie de la journée sans en devenir fou ? Je l’avais entendue parler en langue franque avec son maître, beau vieillard qui s’ennuyait comme elle, et qui ne sortait parfois avec sa pipe à la bouche que pour rentrer l’instant d’après. J’aurais volontiers dit quelques mots à cette charmante fille, si je n’avais eu peur de la faire partir et de ne plus la revoir ; mais, dans cette crainte et ne pouvant plus me contenir, je pris le parti de lui écrire, n’étant pas embarrassé du moyen de lui faire parvenir ma lettre, puisque je n’avais qu’à la laisser tomber du haut du balcon ; mais, n’étant pas sûr qu’elle la ramassât, voici comment je m’y pris pour ne point risquer de faire une fausse démarche.
Saisissant un instant où elle se trouvait seule, je laissai tomber à ses pieds un petit papier plié en forme de lettre ; mais j’eus soin de n’y rien écrire, tenant en même temps une véritable lettre à la main. Dés que je la vis s’incliner pour ramasser la première, je laissai vite tomber la seconde, qu’elle ramassa également, les mettant l’une et l’autre dans sa poche. Un instant après, elle disparut. Ma lettre était à peu près conçue en ces termes : « Ange de l’Orient, je t’adore. Je passerai toute la nuit sur ce balcon, désirant que tu viennes un seul quart d’heure entendre ma voix par le trou qui est sous mes pieds. Nous parlerons à voix basse ; et pour me comprendre, tu pourras monter sur la balle qui est sous le même trou. »
Je priai mon gardien de ne pas m’enfermer comme il le faisait toutes les nuits, et il y consentit, à condition qu’il me surveillerait, car, si je m’avisais de sauter dans la cour, il irait de sa tête ; mais il me promit de ne pas venir sur le balcon.
A minuit, au moment où je commençais à désespérer, je la vois paraître. M’étendant alors de tout mon long, la tête contre le trou du plancher, qui était un carré raboteux de six pouces, je la vis monter sur la balle, et sa tête se trouva à un pied de distance du balcon. Elle était obligée de s’appuyer d’une main contre le mur parce que sa position la faisait chanceler, et dans cet état nous parlâmes de nous, d’amour, de désirs, d’obstacles, d’impossibilité et de ruses. Je lui dis ce qui m’empêchait de sauter dans la cour, et elle m’observa que, quand bien même je ne serais pas retenu par cette raison, nous nous perdrions, vu l’impossibilité de remonter ; qu’en outre Dieu savait ce que le Turc aurait fait d’elle, s’il nous avait surpris ensemble. Alors, me promettant de venir me parler ainsi toutes les nuits, elle mit sa main dans le trou. Hélas ! je ne pouvais me rassasier de la baiser, car il me semblait que de ma vie je n’avais touché une main aussi douce et aussi délicate. Mais quel plaisir quand elle me demanda la mienne ! Je passai vite mon bras droit au travers du trou, de façon qu’elle colla ses lèvres sur le pli du coude. Que de doux larcins ma main se permit alors ! Mais il fallut nous séparer, et je vis avec plaisir en rentrant que le gardien dormait d’un profond sommeil dans un coin de la salle.
Content d’avoir obtenu tout ce que dans cette position gênante je pouvais me promettre, je me creusais le cerveau pour trouver le moyen de me procurer plus de délices la nuit suivante, quand je vis que le génie féminin de ma belle Grecque était plus fécond que le mien.
Se trouvant dans la cour avec son maître, elle lui dit en turc quelque chose qu’il approuva, et bientôt un domestique turc, aidé du gardien, vint placer sous le balcon un gros panier de marchandises. Elle présidait à cet arrangement, et, comme pour faire plus de place au panier, elle fit placer une balle de coton en croix sur les deux autres. Pénétrant son dessein, je tressaillis de joie, car elle se procurait le moyen de s’élever deux pieds plus haut ; mais je réfléchis qu’elle se trouverait dans la position la plus gênante et que, forcée de se courber, elle n’y résisterait pas. Le trou n’était pas assez grand pour qu’elle pût y passer la tête et se mettre à son aise en se tenant debout ; et pourtant il fallait trouver un moyen de parer à cet inconvénient. Je ne vois que celui d’arracher la planche ; mais cette opération n’était pas facile. Je m’y décide pourtant à tout événement, et je vais dans la chambre me munir d’une grosse tenaille. Le gardien n’était pas présent, et, profitant de son absence, je parviens à arracher avec précaution les quatre gros clous qui assujettissaient la planche. Me voyant maître de la soulever à volonté, ayant remis la tenaille à sa place, j’attends la nuit avec une amoureuse impatience.
L’objet de mes désirs vint exactement à minuit. Voyant la peine qu’elle avait pour pouvoir grimper et se fixer sur la nouvelle balle, je déplace la planche et, étendant mon bras tant que je pus, je lui offris un point d’appui solide. Elle se redresse et se trouve agréablement surprise de pouvoir passer sa tête et ses bras dans le trou. Nous ne perdîmes pas de longs instants en compliments ; nous nous félicitâmes seulement d’avoir travaillé de concert à l’obtention du même but.
Si la nuit précédente je m’étais trouvé plus maître d’elle qu’elle ne l’était de moi, cette fois c’était le contraire. Sa main dévorait tout mon être ; mais moi, j’étais arrêté au milieu de ma course. Elle maudissait celui qui avait fait la balle de ne pas l’avoir faite d’un demi-pied plus grosse pour pouvoir se rapprocher davantage de moi. Cela eût été que nous n’aurions pas été contents ; mais elle aurait été plus satisfaite.
Nos plaisirs, quoique stériles, nous occupèrent jusqu’à l’aube du jour. Je remis avec soin la planche et j’allai me coucher avec un extrême besoin de refaire mes forces. Avant de me quitter ma charmante Grecque me prévint que leur petit beiran commençait ce jour-là, qu’il durerait trois jours et que nous ne pourrions nous voir que le quatrième.
La première nuit après le beiran, n’ayant point manqué de venir, elle me dit qu’elle ne pouvait être heureuse sans moi, qu’étant chrétienne, je pouvais l’acheter en l’attendant après ma sortie du lazaret. Cette déclaration me força à lui avouer que je n’en avais pas les moyens, ce qui lui fit pousser un profond soupir. La nuit suivante elle me dit que son maître la vendrait pour deux mille piastres, qu’elle me les donnerait, qu’elle était vierge et que je serais content d’elle. Elle ajouta qu’elle me donnerait une boîte remplie de diamants, dont un seul valait deux mille piastres, et qu’en vendant les autres nous pourrions vivre à notre aise sans jamais craindre la pauvreté. Elle m’assura que le Turc ne s’apercevrait point de la disparition de la boîte, et que d’ailleurs il en soupçonnerait tout le monde plutôt qu’elle.
J’étais amoureux de cette femme, sa proposition m’inquiéta ; mais le lendemain à mon réveil je ne balançai pas. Elle vint à l’heure ordinaire avec la boîte ; mais, lui ayant dit que je ne pouvais me résoudre à être complice d’un vol, elle soupira, me dit que je ne l’aimais pas comme elle m’aimait, mais qu’elle voyait bien que j’étais bon chrétien.
C’était la dernière nuit, nous nous voyions probablement pour la dernière fois. Le feu qui circulait dans nos veines nous consumait. Elle me propose de la hisser sur le balcon. Quel est l’amant qui aurait osé reculer à une proposition si attrayante ? Je me lève et, sans être un nouveau Milon, la prenant sous les bras, je l’attire à moi, et bientôt je vais la posséder. Tout à coup je me sens saisir par les épaules ; c’est le gardien qui me crie : « Que faites-vous ! »
Je laisse échapper le précieux fardeau qui regagne sa chambre, et moi, poussant un cri de rage, je me jette à plat ventre sur le plancher, ne faisant aucun mouvement, malgré les secousses du gardien que j’étais tenté d’anéantir. Je me relevai enfin, et j’allai me coucher sans lui dire un mot, sans même remettre la planche.
Le prieur vint le matin nous déclarer libres. En partant, le cœur navré, j’aperçus la Grecque les yeux baignés de larmes.
Je donnai rendez-vous au père Stephano à la Bourse, et je conduisis le juif, auquel je devais payer le loyer des effets, au couvent des minimes, où le père Lazari me donna dix sequins et l’adresse de l’évêque qui, après avoir fait sa quarantaine aux confins de la Toscane, devait s’être rendu à Rome où je devais le trouver.
Je payai le juif et j’allai ensuite faire un mince repas dans une auberge. Comme j’en sortais pour aller rejoindre mon récollet, j’eus le malheur de rencontrer maître Alban, qui me dit de grosses injures pour lui avoir laissé croire que j’avais oublié ma malle. Je l’apaisai en lui contant mes malheurs et je lui fis un écrit par lequel je déclarais que je n’avais rien à prétendre. Ayant ensuite fait l’achat d’une paire de souliers et d’une redingote, j’allai trouver Stephano, à qui je dis que je voulais aller à Notre-Dame de Lorette, que je l’y attendrais trois jours et que de là nous pourrions nous rendre ensemble à Rome. Il me répondit qu’il ne voulait point passer par Lorette et que je me repentirais d’avoir méprisé la grâce de saint François : je partis toutefois le lendemain et en parfaite santé.
J’arrivai dans la sainte ville las à n’en pouvoir plus ; car c’était pour la première fois de ma vie que j’avais fait quinze milles à pied, ne buvant que de l’eau, parce que le vin cuit dont on fait usage dans ces contrées me brûlait l’estomac, et par une chaleur excessive. Je dois observer ici que, malgré ma misère, je n’avais pas l’air d’un gueux.
En entrant dans la ville, je vis venir de mon côté un abbé avancé en âge, ayant l’air le plus respectable ; et, m’apercevant qu’il m’observait, dès qu’il fut près de moi je le saluai en lui demandant où je pourrais trouver une auberge honnête. « Je vois, me dit-il, qu’une personne comme vous qui voyage à pied vient ici par dévotion. Venez avec moi. »
Il rebrousse chemin, je le suis, et il me mène dans une maison de belle apparence. Après avoir dit deux mots à l’écart à une personne qui me parut être le chef, il partit en me disant d’un air noble : « Vous serez bien servi. » Ma première idée fut qu’on me prenait pour un autre, mais je laissais faire.
On m’introduisit dans un appartement de trois pièces dont la chambre à coucher était tendue en damas, le lit surmonté d’un baldaquin, et fournie d’un secrétaire garni de tous les matériaux pour écrire. Un domestique vint me donner une légère robe de chambre, sortit et revint l’instant d’après avec un second portant du linge et une grande cuve remplie d’eau. On la place devant moi, on me déchausse et on me lave les pieds. Une femme, très bien mise, suivie d’une servante, vint un instant après, et, m’ayant fait une profonde révérence, elle se mit en devoir de faire mon lit. Dès que je fus sorti du bain, une cloche se fit entendre, tous se mirent à genoux, je suivis leur exemple : c’était l’Angelus. Ensuite on couvrit proprement une petite table, on me demanda quel vin je désirais, et ensuite on m’apporta la gazette et deux flambeaux d’argent. Une heure après, on me servit un souper en maigre délicieux, et avant de me coucher on me demanda si je prendrais mon chocolat avant la messe ou après.
Dès que je fus couché, on m’apporta une lumière de nuit avec un cadran, et je restai seul. Je me trouvai couché dans un lit tel que je n’en ai plus trouvé qu’en France ; il était fait pour guérir de l’insomnie ; mais c’était une maladie que je n’avais pas, et j’y dormis dix heures.
Traité de la sorte, il me fut facile de voir que je n’étais pas dans une auberge ; mais où étais je ? m’était-il possible de deviner que j’étais dans un hôpital ?
Après le chocolat, voilà un perruquier petit-maître qui se meurt d’envie de parler. Devinant que je ne voulais pas être rasé, il m’offre de tondre mon duvet aux ciseaux, ce qui me ferait paraître plus jeune.
« Qui vous a dit que je pense à cacher mon âge ?
- C’est tout simple, car, si Monsignor ne pensait pas à ça, il se ferait raser depuis longtemps. La comtesse Marcolini est ici ; Monsignor la connaît-il ? je dois l’aller coiffer à midi. »
Voyant que la comtesse Marcolini ne m’intéressait pas, le bavard change de thème.
« Est-ce la première fois que Monsignor loge ici ? Dans tous les États de notre seigneur il n’y a pas un hôpital aussi magnifique que celui-ci.
- Je le crois, et j’en ferai compliment à Sa Sainteté.
- Oh ! il le sait bien ; il y a logé lui-même avant son exaltation. Si monsignor Caraffa ne vous avait pas connu, il ne vous aurait pas présenté. »
Voilà à quoi les perruquiers sont excellents dans toute l’Europe : mais il ne faut pas les interroger, car alors ils mêlent effrontément le vrai et le faux, et au lieu de laisser sonder, ils sondent. Croyant devoir présenter mes hommages à monsignor Caraffa, je me fis conduire chez lui. Ce prélat me reçut très bien, me fit voir sa bibliothèque et me donna pour cicerone un de ses abbés, que je trouvai rempli d’esprit et qui me fit tout voir. Vingt ans plus tard cet abbé me fut utile à Rome, et, s’il vit encore, il est chanoine à Saint-Jean de Latran.
Le lendemain je communiai à la Santa Casa ; le troisième jour fut employé à voir tous les dehors de ce prodigieux sanctuaire, et le lendemain de bonne heure je me remis en route, n’ayant dépensé que trois paoli pour mon perruquier.
A mi-chemin de Macerata, je retrouvai le frère Stephano qui marchait très lentement. Il fut ravi de me revoir et me dit qu’il était parti d’Ancône deux heures après moi, mais qu’il ne faisait que trois milles par jour, très content d’employer deux mois à ce voyage, que même à pied on pouvait aisément faire en huit jours.
« Je veux, me dit-il, arriver à Rome frais et bien portant. Rien ne me presse, et, si vous êtes d’humeur de voyager ainsi avec moi, saint François ne sera pas embarrassé de nous défrayer l’un et l’autre. »
Ce lâche était un homme de trente ans, le poil roux, ayant une complexion vigoureuse, véritable paysan qui ne s’était fait moine que pour vivre aisément dans la paresse. Je lui répondis qu’étant pressé, je ne pouvais pas être son compagnon. « Je marcherai aujourd’hui le double, me dit-il, si vous voulez porter mon manteau qui me pèse beaucoup. La chose me parut plaisante ; je mis son manteau et il mit ma redingote ; mais avec ce travestissement nous offrions quelque chose de si comique que nous faisions rire tous les passants. Son manteau équivalait effectivement à la charge d’un mulet. Il avait douze poches toutes pleines, sans compter la poche de derrière, qu’il appelait il batticulo, qui seule contenait le double de ce que pouvaient contenir toutes les autres. Pain, vin, viande fraîche et salée, poulets, œufs, fromage, jambon, saucissons : il y avait de tout au moins pour quinze jours.
Lui ayant dit comment j’avais été traité à Lorette, il me dit que, si j’avais demandé à monsignor Caraffa un billet pour tous les hôpitaux jusqu’à Rome, j’aurais trouvé partout le même traitement.
« Les hôpitaux. ajouta-t-il, ont tous la malédiction de saint François, parce qu’on n’y reçoit pas les moines mendiants ; mais du reste nous ne nous en soucions pas, parce qu’ils sont à trop de distance les uns des autres. Nous préférons les maisons des dévots de l’ordre que nous trouvons sur notre chemin.
- Pourquoi n’allez-vous pas loger dans vos couvents ?
- Je ne suis pas si bête. D’abord on ne me recevrait pas ; car, étant fugitif, je n’ai point d’obédience par écrit qu’ils veulent toujours voir ; je risquerais même d’être mis en prison, car c’est une maudite canaille. En second lieu, nous ne sommes pas dans nos couvents aussi bien que chez nos bienfaiteurs.
- Comment, et pourquoi êtes-vous fugitif ? »
A cette question, il me fit de son emprisonnement et de sa fuite une histoire pleine d’absurdités et de mensonges. Ce récollet fugitif était un sot qui avait l’esprit d’Arlequin, et qui supposait ceux qui l’écoutaient encore plus sots que lui. Dans sa bêtise cependant il avait une certaine finesse d’astuce. Sa religion était singulière. Ne voulant pas être bigot, il était scandaleux ; et pour faire rire ses auditeurs, il se permettait les propos les plus révoltants. Il n’avait aucun goût pour le sexe ni pour les plaisirs charnels, mais par défaut de tempérament seulement ; et il prétendait qu’on admirait en lui ce défaut comme une vertu de continence. Tout, dans ce genre, lui semblait matière à faire rire ; et quand il était un peu gris, il faisait aux convives des questions si indécentes qu’il faisait rougir tout le monde. Le butor ne faisait qu’en rire.
Lorsque nous fûmes à cent pas de la maison du bienfaiteur qu’il voulait honorer de sa visite, il reprit son lourd manteau. En entrant il donna la bénédiction à tout le monde, et chacun alla lui baiser la main. La maîtresse de la maison l’ayant prié de leur dire la messe, le moine complaisant se fit conduire à la sacristie ; mais, ayant saisi l’instant de lui dire à l’oreille : « Avez-vous donc oublié que nous avons déjeuné ? » il me répondit sèchement : « Ce ne sont pas vos affaires. »
Je n’osai pas répliquer ; mais, en assistant à cette messe, je dus être fort surpris de voir qu’il n’en connaissait pas les allures. Je trouvai cela plaisant, mais je n’étais pas au plus cornique de l’affaire. Dès qu’il eut tant bien que mal achevé sa messe, il alla se mettre au confessionnal, où, après avoir confessé toute la maison, il s’avisa de refuser l’absolution à la fille de l’hôtesse, jeune personne de douze à treize ans, jolie et charmante. Ce refus fut public ; il la gronda et la menaça de l’enfer. La pauvre fille toute honteuse sortit de l’église en versant d’abondantes larmes ; et moi, tout ému et m’intéressant à elle, je ne pus m’empêcher de dire à Stephano à haute voix qu’il était un fou, en courant après elle pour la consoler ; mais elle avait disparu et elle refusa absolument de venir se mettre à table. Cette extravagance m’irrita si fort qu’il me vint envie de le rosser. En présence de tout le monde je le traitai d’imposteur et d’infâme bourreau de l’honneur de cette jeune fille, et lui demandant pourquoi il lui avait refusé l’absolution, il me ferma la bouche en me répondant de sang froid qu’il ne pouvait point trahir le secret de la confession. Je ne voulus point manger, bien déterminé à me séparer de ce coquin. En sortant je fus obligé de recevoir un paolo pour la fausse messe qu’il avait dite. Je devais faire la triste fonction de son boursier.
Dès que nous fûmes sur la grande route, je lui dis que je me séparais de lui dans la crainte de me voir condamner aux galères en continuant à le suivre ; et dans les reproches que je lui fis, l’ayant appelé ignorant, scélérat, et l’entendant me dire que je n’étais qu’un gueux, je lui appliquai un vigoureux soufflet auquel il riposta par un coup de bâton ; mais, l’ayant désarmé à l’instant, je le laissai là et j’allongeai le pas vers Macerata. Un quart d’heure après, un voiturier qui allait à vide à Tolentino m’ayant offert de m’y mener pour deux paoli, j’acceptai. De là j’aurais pu aller à Foligno pour six paoli, mais une malheureuse envie d’épargner me fit refuser. Je me portais bien et je crus pouvoir aller facilement à pied à Valcimara ; mais je n’y arrivai qu’après cinq heures de marche et harassé de fatigue. J’étais vigoureux et bien portant, mais cinq heures de chemin suffisaient pour m’accabler de lassitude parce que dans mon enfance je n’avais jamais fait une lieue à pied. On ne saurait trop exercer la jeunesse à la marche.
Le lendemain, m’étant levé refait et disposé à me remettre en route, je veux payer mon hôte, mais quel nouveau malheur ! Qu’on se figure ma triste situation ! je me rappelle que j’avais laissé ma bourse avec sept sequins sur la table de l’auberge à Tolentino. Quelle désolation ! Je rejetai l’idée de retourner sur mes pas pour la réclamer, incertain qu’on voulût me la rendre. Cette bourse pourtant contenait tout mon bien, à l’exception de quelques pièces de cuivre que j’avais dans ma poche. Je payai ma petite dépense et, le cœur navré de chagrin, je me remis en marche, me dirigeant vers Seraval. Je n’étais plus qu’à une lieue de cet endroit quand, en sautant un fossé, je me donnai une entorse qui me força à m’asseoir sur le bord du chemin, n’ayant d’autre ressource que d’y attendre que quelqu’un vînt m’y secourir.
J’y étais depuis une demi-heure lorsqu’un paysan qui vint à passer avec un âne consentit à me porter à Seraval moyennant un paolo. Ce paysan, pour me faire économiser, me mena chez un homme à mine scélérate qui pour deux paoli payés d’avance me logea. Je lui demandai un chirurgien, mais je ne pus l’avoir que le lendemain. Je fis un souper misérable ; après quoi j’allai me coucher dans un lit à faire peur.
J’espérais y dormir et trouver quelque soulagement dans mon sommeil ; mais c’était là précisément que m’attendait mon mauvais génie pour me faire souffrir des peines infernales.
Trois hommes armés de carabines et qui ne ressemblaient pas mal à trois bandits arrivèrent quelque temps après, parlant un jargon que je ne comprenais pas, jurant, pestant, sans avoir aucun égard pour moi. Après avoir bu et chanté jusqu’à minuit, ils se couchèrent sur des bottes de paille, et mon hôte ivre vint, à ma grande surprise, pour se coucher auprès de moi. Révolté de devoir me trouver côte à côte avec un pareil être, je lui dis que je ne le recevrais pas ; mais lui, proférant d’horribles blasphèmes, me répondit que tout l’enfer ne l’empêcherait pas de coucher dans son lit. Je dus lui faire place en m’écriant : « Ciel ! chez qui suis-je donc ! » Il me répondit que j’étais chez le plus honnête sbire de tous les États de l’Église.
Aurais-je pu deviner que le paysan m’aurait conduit au milieu de ces maudits ennemis de tout le genre humain ! Il se couche, mais l’infâme coquin me force bientôt à lui donner un si vigoureux coup sur la poitrine que je le jette en bas du lit. Il se relève et revient à la charge avec effronterie. Sentant que je ne parviendrais pas à le terrasser sans danger, je me lève, heureux qu’il ne s’y opposât point, et, me traînant comme je pus, j’allai passer la nuit sur une chaise. A la pointe du jour, ce bourreau, excité par ses honnêtes compagnons se leva, et, après qu’ils eurent bu et crié, les étrangers prirent leurs carabines et s’en allèrent.
Après le départ de cette canaille, je passai encore une heure pénible, appelant en vain quelqu’un. Un petit garçon entra enfin, et pour quelques monnaies il alla me chercher un chirurgien. Cet homme, après m’avoir visité, m’assura que trois ou quatre jours de repos me rétabliraient entièrement. Il me conseilla de me faire transporter dans une auberge, ce à quoi je consentis de bon cœur. Dès que j’y fus, je me mis au lit et je fus bien traité ; mais telle était ma situation que je craignais l’instant du rétablissement. J’appréhendais d’être obligé, pour payer l’hôte, de vendre ma redingote, et cette idée me rendait honteux. Je me voyais forcé de réfléchir que, si j’avais su réprimer l’intérêt que m’avait inspiré la jeune fille si mal traitée par Stephano, je ne me serais pas trouvé dans ma triste situation. Je trouvais alors que mon zèle avait été déplacé. Si j’avais pu souffrir le récollet, si, si, si, et tous les si qui déchirent l’âme d’un malheureux qui pense, et qui, après avoir tourné la pensée dans tous les sens, n’en est pas moins malheureux. J’avoue cependant que les réflexions que le malheur excite ne sont point sans avantage pour un jeune homme ; car cela l’habitue à penser, et l’homme qui ne pense pas n’est jamais rien.
Le matin du quatrième jour, me sentant en état de marcher ainsi que le chirurgien me l’avait prédit, je me détermine à prier ce brave homme de vendre ma redingote, désolante nécessité, car les pluies commençaient. Je devais quinze paoli à mon hôte et quatre au chirurgien. Au moment où j’allais le charger de cette douloureuse vente, voilà frère Stephano qui entre et qui se met à rire comme un fou en me demandant si j’avais oublié le coup de bâton.
Je tombais des nues ! Je priai le chirurgien de me laisser seul avec ce moine : il sortit.
Je demande à mes lecteurs comment, avec des rencontres pareilles, s’empêcher d’être exempt de superstition. Ce qui doit étonner ici, c’est la minute, car ce moine arriva au moment où j’allais lâcher le mot. Ce qui m’étonnait encore plus, c’était la force de la Providence, de la fortune, du hasard, comme on voudra l’appeler, de cette très nécessaire combinaison enfin qui voulait, qui me forçait à ne devoir espérer qu’en ce fatal moine qui avait commencé à Chiozza à être mon génie protecteur au moment où avait commencé ma détresse. Cependant quel génie que Stephano ! J’étais forcé de reconnaître dans cette force plutôt une punition qu’une faveur.
Sa présence me fut pourtant agréable, car je ne doutai pas un instant qu’il ne me tirât d’embarras ; et de quelque part qu’il me fût envoyé, je sentis que le mieux que j’avais à faire était de me soumettre à son influence : sa destinée était de me conduire à Rome.
Qui va piano va sano (Qui va doucement va loin), me dit le moine dès que nous fûmes seuls. Il avait mis cinq jours à faire le chemin que j’avais fait en un, mais il se portait bien et n’avait éprouvé aucun malheur. Il me dit qu’il passait, quand on lui avait dit que l’abbé secrétaire des mémoriaux de l’ambassadeur de Venise était malade à l’auberge après avoir été volé à Valcimara.
« Je suis venu vous voir, et puisque vous êtes en bonne santé, nous irons ensemble à Rome ; je ferai six milles par jour pour vous faire plaisir. Oublions tout, et vite allons à Rome.
- Je ne puis pas ; j’ai perdu ma bourse, et je dois vingt paoli.
- Je vais les chercher de par saint François. »
Il revient une heure après, mais avec qui ! avec mon infâme sbire, qui me dit que, si je lui avais confié ma qualité, il m’aurait toujours gardé chez lui.
« Je te donne, ajouta-il, quarante paoli, si tu t’engages à me faire avoir la protection de ton ambassadeur ; mais à Rome, si tu n’y réussis pas, tu me les rendras. Tu dois donc me faire un billet.
- Je le veux bien. »
Tout fut fait dans un quart d’heure : je reçus l’argent, je payai mes dettes et je partis avec Stephano.
Il n’était guère qu’une heure après midi lorsque, apercevant une chétive maison à cent pas de la route, le moine me dit : « Il y a fort loin encore jusqu’à Collefiorito, il faut nous arrêter là et y passer la nuit. »
J’eus beau lui représenter que nous y serions mal, mes remontrances furent inutiles : je dus me soumettre à sa volonté. Nous trouvons un vieillard décrépit et cacochyme étendu sur son grabat, deux vilaines femmes de trente à quarante ans, trois enfants tout nus, une vache et un maudit chien qui ne faisait qu’aboyer.
La misère était visible ; mais le moine tenace, au lieu de leur faire l’aumône, leur demanda à souper au nom de saint François. « Il faut, dit le moribond à ses femmes, faire cuire la poule et tirer dehors la bouteille que je conserve depuis vingt ans. » En achevant ces mots, il lui prit une quinte de toux si forte, que je crus le voir expirer. Le moine s’approche de lui et lui promet que saint François le fera rajeunir. Touché de pitié à l’aspect de cette misère, je voulus m’en aller seul à Collefiorito et l’y attendre, mais les femmes s’y opposèrent, et je restai. Au bout de quatre heures la poule semblait vouloir défier les meilleures dents, et la bouteille que je débouchai ne nous offrit que du vinaigre. Perdant patience, je m’empare du batticulo du moine, j’en retire de quoi bien souper, et je vois, à l’aspect de nos provisions, le visage des deux duègnes s’épanouir.
Nous mangeâmes tous de bon appétit, ensuite on nous fit deux grands lits de paille fraîche et nous nous couchâmes à l’obscur, parce que le seul bout de chandelle qui se trouvât dans ce triste asile venait de s’éteindre. Il y avait à peine cinq minutes que nous étions étendus sur notre paille, lorsque j’entendis le moine me crier qu’une femme venait de se placer auprès de lui, et au même instant l’autre vient m’embrasser. Je la repousse, le moine se débat ; mon effrontée insiste, je me lève, le chien me saute au cou, et me force de peur à me remettre coi sur ma paille ; le moine crie, jure, se débat, le chien aboie avec fureur, le vieillard tousse ; le vacarme est complet. Enfin Stephano, protégé par son gros vêtement, se débarrasse des caresses de sa mégère, brave le chien et parvient à se saisir de son gros bâton. Alors, frappant à droite, à gauche, dans tous les sens, une des deux femmes s’écrie : « Aï, mon Dieu ! » Le récollet répond : « Elle est assommée. » Le calme se rétablit, le chien, qu’il avait assommé sans doute, ne grognait plus, le vieillard, qu’il avait peut-être achevé, ne toussait plus, les enfants dormaient et les femmes, qui craignaient les gentillesses du moine, se tenaient silencieusement à l’écart ; nous fûmes tranquilles le reste de la nuit.
Dès le point du jour, je me lève. Stephano suit mon exemple. Je regarde partout, et mon étonnement est extrême en voyant que les femmes avaient disparu ; et, trouvant le vieillard sans aucun signe de vie avec une meurtrissure au front, je le fis observer au récollet en lui disant qu’il pouvait l’avoir tué. « C’est possible, me dit-il ; mais, si je l’ai fait, ce n’est pas à dessein. » Alors, allant prendre son batticulo, il se mit en fureur, ne trouvant rien dans cette énorme poche. J’en fus enchanté, car je craignais que les femmes ne fussent allées chercher du secours pour nous faire arrêter, et la disparition de nos provisions me rassura, certain alors que ces malheureuses ne s’étaient enfuies que pour n’avoir pas à nous rendre compte du vol. Je ne laissai pourtant point de représenter vivement à ce moine le danger que nous courions, et je parvins à lui inspirer assez de crainte pour le faire partir. A peu de distance de la maison nous trouvâmes un voiturier qui allait à Foligno ; je persuadai Stephano de profiter de cette occasion pour nous éloigner de là, et pendant que nous déjeunions en cet endroit, en ayant trouvé un second qui voyageait également à vide, nous montâmes dans sa voiture pour une bagatelle, et nous arrivâmes à Pisignano, où un dévot nous logea très bien et où je dormis guéri de la peur de me voir arrêter.
Le lendemain, nous arrivâmes de bonne heure à Spoleti, où le frère Stephano avait deux bienfaiteurs ; et, ne voulant point leur donner des motifs de jalousie, il les favorisa l’un et l’autre ; nous dînâmes chez le premier, qui nous traita comme des princes, et nous allâmes souper et coucher chez le second. Celui-ci était un riche marchand de vin, père d’une nombreuse et charmante famille. Il nous donna un délicieux souper, où tout se serait passé à merveille, si le récollet, déjà un peu en train à dîner, ne se fut complètement enivré ; car dans cet état, pensant peut-être être bien venu du maître, il se mit à dire du mal de l’autre, ce que je ne pus souffrir ; car, ayant osé dire qu’il avait dit que tous ses vins étaient frelatés et qu’il était voleur, je lui donnai un démenti formel en le traitant de scélérat. L’hôte et l’hôtesse me calmèrent en m’assurant qu’ils connaissaient leur voisin et qu’ils savaient bien à quoi s’en tenir ; mais, le moine m’ayant jeté la serviette au nez au moment où je lui reprochais ses mensonges, l’hôte le prit doucement et le mena coucher dans une chambre où il l’enferma. J’allai coucher dans une autre.
Le lendemain, m’étant levé de bonne heure, je délibérais de partir seul, lorsque le moine, qui avait cuvé son vin, vint me dire que nous devions à l’avenir vivre en bonne intelligence et ne plus nous fâcher : je cédai à ma destinée. Nous nous remîmes en route, et à Soma, la maîtresse de l’auberge, femme d’une rare beauté, nous donna un bon dîner avec du vin de Chypre délicieux que les courriers de Venise lui apportent en échange des truffes excellentes qu’elle leur donne, et qu’ils vendent avantageusement à leur retour à Venise. Je ne partis point sans lui laisser une portion de mon cœur.
Je peindrais difficilement l’indignation qui s’empara de moi lorsqu’à une couple de milles de Terni l’infâme moine me fit voir un petit sac de truffes que, pour prix de son obligeante hospitalité, le monstre avait dérobé à cette charmante personne. Le vol était au moins de deux sequins. Outré de colère, je lui arrachai le sac, en lui disant qu’absolument je voulais le renvoyer à l’hôtesse. De son côté, n’ayant point fait le coup pour se donner le plaisir d’une restitution, il se jeta sur moi et nous en vînmes à un combat dans les formes. La victoire pourtant ne fut pas longtemps incertaine, car, lui ayant enlevé son bâton, je le renversai dans le fossé et je partis. Arrivé à Terni, j’écrivis une lettre d’excuses à la belle hôtesse, et je lui renvoyai ses truffes.
De Terni j’allai à pied à Otricoli, où je m’arrêtai le temps nécessaire pour examiner à mon aise l’ancien beau pont, et de là un voiturier me mena pour quatre paoli à Castel-Nuovo, d’où je me rendis à Rome. J’arrivai dans cette ville célèbre le premier de septembre à neuf heures du matin.
Je ne dois point taire ici une circonstance particulière qui plaira à plus d’un lecteur, quelque ridicule qu’elle soit au fond.
Une heure après Castel-Nuovo, l’air étant calme et le ciel serein, j’aperçus à ma droite et à dix pas de moi une flamme pyramidale de la hauteur d’une coudée et élevée de quatre à cinq pieds au-dessus du niveau du terrain. Cette apparition me frappa, car elle semblait m’accompagner. Voulant l’étudier, je cherchai à m’en approcher ; mais, plus j’allais de son côté, et plus elle s’éloignait de moi. Elle s’arrêtait dès que je m’arrêtais, et, lorsque la partie du chemin que je traversais se trouvait bordée d’arbres, je cessais de la voir, mais je la retrouvais dès que le bord du chemin redevenait libre. J’essayai aussi de retourner sur mes pas, mais chaque fois elle disparaissait et ne se remontrait que lorsque je me dirigeais de nouveau vers Rome. Ce singulier fanal ne me quitta que lorsque la lumière du jour eut chassé les ténèbres.
Quel champ merveilleux pour la superstition ignorante, si, ayant eu des témoins de ce fait, il m’était arrivé de faire une brillante carrière à Rome ! L’histoire est remplie de bagatelles de cette importance ; et le monde est plein de gens qui en font encore grand cas, malgré les prétendues lumières que les sciences procurent à l’esprit humain. Je dois avouer en toute vérité qu’en dépit de mes connaissances en physique la vue de ce petit météore n’a pas laissé de me donner des idées singulières. J’eus la prudence de n’en rien dire à personne.
Je n’avais en arrivant dans cette antique capitale du monde que sept paoli dans ma poche : aussi ne fus-je arrêté par rien ; ni la belle entrée par la porte des Peupliers, que l’ignorance appelle pompeusement la porte du Peuple, ni la belle place du même nom, ni le portail des belles églises, rien enfin de tout ce qu’a d’imposant cette belle ville au premier aspect ne me fit d’impression. Je me dirigeai tout droit vers Monte-Magnanopoli, où, selon l’adresse, je devais trouver mon évêque. On me dit qu’il était reparti depuis dix jours et qu’il avait laissé ordre en partant de m’envoyer à Naples, défrayé de tout, à l’adresse qu’on me remit. Une voiture partait le lendemain ; ne me souciant point de voir Rome, je me mets au lit jusqu’au moment du départ. Je voyageai avec trois manants, je vécus avec eux tout le long de la route et je ne leur adressai pas la parole une seule fois. Le six septembre, j’arrivai à Naples.
A peine descendu de voiture, je me rends à l’endroit indiqué sur l’adresse : l’évêque ne s’y trouve pas. Je vais de suite aux Minimes, et là j’apprends qu’il était parti pour Martorano. Je m’informe en vain s’il a laissé des instructions sur moi, personne ne peut me répondre. Me voilà donc dans une ville immense, sans connaissances, avec huit carlins dans la poche et sans savoir où donner de la tête. N’importe ; ma destinée m’appelle à Martorano, j’irai. La distance n’est que de deux cents milles.
Je trouve des voituriers qui vont partir pour Cosenza, mais ils apprennent que je n’ai point de malle, et à moins que je ne paye d’avance, ils ne veulent pas de moi. Je ne pus m’empêcher de trouver qu’ils avaient raison, mais je devais aller à Martorano. Je me résous à faire cette promenade à pied, allant effrontément demander à manger et à coucher comme le faisait le très vénérable frère Stephano.
Je vais d’abord faire un petit repas pour le quart de mon avoir ; et nous verrons plus tard. Informé que je devais prendre la route de Salerne, je me dirige sur Portici, où j’arrive dans une heure et demie. La fatigue commençait déjà à se faire sentir ; mes jambes plus que ma tête me dirigèrent vers une auberge où je demandai une chambre et à souper. Très bien servi, je mange de bon appétit, et je passe dans un bon lit une nuit excellente. Le lendemain, après m’être habillé, je dis à l’hôte que je dînerais, et je sortis pour aller voir le palais royal. En y entrant, je suis abordé par un homme d’une physionomie prévenante, vêtu à l’orientale, et qui me dit que, si je voulais voir le palais, il me ferait tout voir, et qu’ainsi l’épargnerais mon argent. Je me trouvais en mesure de ne rien refuser ; j’accepte en le remerciant de son obligeance.
Tout en causant, lui ayant dit que j’étais Vénitien, il me dit qu’il était mon sujet, puisqu’il était de Zante. Je pris le compliment pour ce qu’il valait en lui faisant une petite révérence.
« J’ai, me dit-il, d’excellent muscat du Levant que je pourrais vous vendre à bon marché.
- Je pourrais en acheter, mais je m’y connais.
- Tant mieux ! Quel est celui que vous préférez ?
- Cérigo.
- Vous avez raison. J’en ai d’excellent, et nous en goûterons à dîner, si vous voulez que nous dînions ensemble.
- Bien volontiers.
- J’ai du Samos et du Céphalonie. J’ai aussi une quantité de minéraux, vitriol, cinabre, antimoine et cent quintaux de mercure.
- Le tout ici ?
- Non, à Naples. Je n’ai ici que du muscat et du mercure.
- J’achèterai aussi du mercure. »
C’est par nature et sans qu’il pense à tromper qu’un jeune homme novice dans la misère, honteux d’y paraître en parlant à un riche qu’il ne connaît pas, parle de sa fortune, de ses moyens. Tout en parlant, je me souviens d’une amalgamation du mercure faite avec du plomb et du bismuth. Le mercure croît d’un quart. Je ne dis rien ; mais je pense que, si le Grec ne connaissait pas ce mystère, je pourrais en tirer parti. Je sentais que j’avais besoin d’adresse, et qu’en lui proposant de but en blanc la vente de mon secret, il n’en ferait aucun cas. Je devais donc le surprendre par le miracle de l’augmentation, en rire et voir venir mon homme. La fourberie est un vice, mais la ruse honnête peut être prise pour la prudence de l’esprit. C’est une vertu qui ressemble, il est vrai, à la friponnerie, mais il faut en passer par là ; et celui qui dans le besoin ne sait pas l’exercer avec noblesse est un sot. Cette prudence s’appelle en grec cerdaléophron, du mot cerda, renard, et que l’on pourrait exprimer en français par renardise ou renarderie, si cette langue admettait plus facilement les emprunts et les néologismes.
Après avoir vu le palais, nous nous rendîmes à l’auberge, et le Grec me mena dans sa chambre, où il ordonna qu’on mît deux couverts. Dans la chambre voisine je vis de grands flacons de muscat et quatre flacons de mercure de dix livres pesant chacun. Ayant dans ma tête mon projet ébauché, je lui demande un flacon de mercure pour ce qu’il valait et je l’emporte dans ma chambre. Le Grec sort pour ses affaires en me disant que nous nous reverrions à l’heure du dîner. Je sors aussi pour aller acheter deux livres et demie de plomb et autant de bismuth : le droguiste n’en avait pas davantage. Je rentre et, m’étant fait donner de grands flacons vides, je fais mon amalgamation.
Nous dînons gaiement, et le Grec est enchanté que je trouve son muscat de Cérigo excellent. Tout en causant, il me demande en riant pourquoi j’avais acheté un flacon de son mercure. « Vous pourrez le voir dans ma chambre. » lui dis-je.
Le dîner achevé, il me suit et il voit son mercure divisé en deux bouteilles. Je demande un chamois, je le fais passer, je lui remplis son flacon et je le vois tout ébahi à l’aspect d’un quart de flacon de beau mercure qui me restait, outre une égale quantité de métal en poudre qu’il ne connaissait pas, et qui était le bismuth. J’accompagne son étonnement d’un éclat de rire, et j’appelle le garçon de l’auberge que j’envoie chez le droguiste vendre le mercure qui me restait. Le garçon un instant après revient et me remet quinze carlins.
Le Grec, dont la surprise était au comble, me prie de lui rendre son même flacon qui était là tout plein et qui coûtait soixante carlins. Je le lui rends d’un air riant en le remerciant de m’avoir fait gagner quinze carlins. En même temps, j’eus soin de lui dire que le lendemain je partais pour Salerne de bon matin. « Nous souperons donc encore ensemble ce soir, » me dit-il.
L’après-midi nous allâmes nous promener du côté du Vésuve, nous parlâmes de mille choses, mais il ne fut point question de mercure ; mon Grec cependant m’avait l’air préoccupé. A souper, il me dit en riant que je pourrais m’arrêter encore le lendemain pour gagner quarante-cinq carlins sur les autres trois flacons de mercure. Je lui répondis d’un air noble et sérieux que je n’en avais pas besoin, et que je n’en avais augmenté une que pour le divertir par une agréable surprise.
« Mais, me dit-il, vous devez être riche ?
- Non, car je travaille à l’augmentation de l’or, et cela nous coûte beaucoup.
- Vous êtes donc plusieurs ?
- Mon oncle et moi.
- Qu’avez-vous besoin d’augmenter l’or ? l’augmentation du mercure doit vous suffire. Dites-moi, je vous prie, si celui que vous avez augmenté est susceptible d’une pareille augmentation.
- Non ; s’il en était susceptible, ce serait une immense pépinière de richesse.
- Votre sincérité m’enchante. »
A la fin du souper, je payai l’hôte en le priant de me faire trouver pour le lendemain matin de bonne heure une voiture à deux chevaux pour me mener à Salerne.
En remerciant le Grec pour son excellent muscat, je lui demandai son adresse à Naples, lui disant qu’il me verrait dans quinze jours, car je voulais absolument acheter un baril de son cérigo.
Là-dessus nous nous embrassâmes, et j’allai me coucher assez content d’avoir gagné ma journée et nullement surpris que le Grec ne m’eût point fait la proposition de lui vendre mon secret, persuadé qu’il n’en dormirait pas, et que le lendemain je le verrais paraître. En tout cas j’avais assez d’argent pour aller jusqu’à la Tour-du-Grec, et là la Providence aurait eu soin de moi. Il me paraissait impossible d’aller à Martorano en gueusant comme un moine, puisque tel que j’étais je n’excitais pas la pitié. Je ne pouvais intéresser que les personnes prévenues que je n’étais pas dans le besoin, et cela ne vaut rien pour les vrais gueux.
Le Grec, comme je l’avais prévu, vint me trouver dès l’aube du jour. Je l’accueille à merveille en lui disant que nous prendrions le café ensemble.
« Oui, mais dites-moi, monsieur l’abbé, si vous ne me vendriez pas le secret ?
- Pourquoi non ? Quand nous nous reverrons à Naples….
- Pourquoi pas aujourd’hui ?
- On m’attend à Salerne ; et puis le secret coûte beaucoup d’argent, et je ne vous connais pas.
- Ce n’est pas une raison, puisque je suis assez connu ici pour payer comptant. Combien en voudriez-vous ?
- Deux mille onces (L’once vaut 24 paoli, environ 13 francs de France).
- Je vous les donne, mais à condition que je ferai moi-même l’augmentation des trente livres que j’ai ici avec la matière que vous me nommerez, et que j’irai acheter moi-même.
- Cela ne se peut pas, car ici cette matière ne se trouve pas ; mais on en trouve à Naples tant qu’on veut.
- Si c’est un métal, on en trouvera à la Tour-du-Grec. Nous pouvons y aller ensemble. Pouvez-vous me dire ce que l’augmentation coûte ?
- Un et demi pour cent ; mais êtes-vous connu aussi à la Tour-du-Grec ? car je serais fâché de perdre mon temps.
- Votre incertitude me fait de la peine. »
A ces mots, il prend une plume, écrit et me remet ce billet : « A vue, pavez au porteur cinquante onces en or, et portez-les en compte de Panagiotti », etc.
Il me dit que le banquier demeurait à deux cents pas de l’auberge, et il m’excita à y aller en personne. Je ne me fis pas prier, et je reçus cinquante onces. Je rentrai dans ma chambre où il m’attendait, et je plaçai cette somme sur la table, en lui disant que nous pouvions partir pour la Tour-du-Grec, où nous finirions tout après avoir pris par écrit des engagements réciproques. Il avait ses chevaux et sa voiture, il fait atteler, et nous partons après qu’il m’eut engagé noblement à mettre les cinquante onces dans ma poche.
Quand nous fûmes arrivés à la Tour-du-Grec, il me fit un écrit en bonne forme dans lequel il s’engagea à me payer deux mille onces aussitôt que je lui aurais appris avec quels ingrédients et de quelle manière il pouvait augmenter le mercure d’un quart sans détérioration de sa perfection, égal à celui que j’avais vendu à Portici en sa présence.
Il me fit à cet effet une lettre de change à huit jours de vue sur M. Genaro de Carlo. Alors je lui nommai le plomb et le bismuth ; le premier qui, par sa nature, s’agglomère avec le mercure, et le second qui rend parfaite la fluidité qui est nécessaire pour pouvoir passer par le chamois. Aussitôt mon Grec alla faire cette opération, je ne sais chez qui, et je dînai seul ; mais le soir il revint ayant l’air fort triste. Je m’y attendais.
« L’opération est faite, me dit-il, mais le mercure n’est pas parfait.
- Il est égal à celui que j’ai vendu à Portici : votre écrit parle clair.
- Mais mon écrit dit aussi, sans détérioration de sa perfection. Or, convenez que sa perfection est détériorée. La chose est si vraie qu’il n’est pas susceptible d’’augmentation.
- Vous le saviez ; d’ailleurs je m’en tiens à l’explication d’égalité. Nous plaiderons et vous aurez tort. Je suis fâché que ce secret devienne public. Félicitez-vous, monsieur, dans le cas où vous gagnerez, de m’avoir arraché mon secret pour rien. Je ne vous croyais pas capable de vouloir m’attraper ainsi.
- Je suis incapable, monsieur l’abbé, d’attraper quelqu’un.
- Savez-vous le secret ou non ? Vous l’aurais-je dit sans le marché que vous avez fait ? Cela fera rire Naples, et les avocats gagneront de l’argent. Cette affaire me chagrine déjà beaucoup, et je suis fort fâché de m’être laissé gagner par vos belles paroles. En attendant, voilà vos cinquante onces. »
Pendant que je les tirais de ma poche, mourant de peur qu’il ne les prît, il s’en alla en me disant qu’il n’en voulait pas. Il revint et nous soupâmes dans la même chambre, mais à deux tables séparées : nous étions en guerre ouverte ; mais j’étais bien sûr que nous ferions la paix. Nous ne nous dîmes plus rien de la soirée ; mais le lendemain matin, comme je me disposais à partir, il vint me parler. Lui ayant renouvelé le désir de lui rendre les cinquante onces, il me dit que je devais les garder, en recevoir cinquante autres et lui rendre sa lettre de change de deux mille. Nous commençâmes alors à parler raison, et au bout de deux heures je me rendis. Je reçus encore cinquante onces, nous dînâmes ensemble en bons amis, et nous nous embrassâmes cordialement. En prenant congé, il me remit un billet pour avoir à son magasin de Naples un baril de muscat et me donna un superbe étui contenant douze rasoirs à manche d’argent de la fabrique de la Tour-du-Grec. Nous nous séparâmes ainsi de la meilleure amitié et parfaitement satisfaits l’un de l’autre.
Arrivé à Salerne, je m’y arrêtai deux jours pour m’y remonter en linge, et en tout ce qui m’était nécessaire. Maître d’une centaine de sequins, bien portant, j’étais glorieux du succès de mon exploit, dans lequel il me semblait que je n’avais rien à me reprocher ; car la conduite adroite d’esprit que j’avais eue pour vendre mon secret ne pouvait être réprouvée que par une morale cynique qui n’a pas lieu dans le commerce habituel de la vie. Me voyant libre, riche et sûr de paraître devant l’évêque d’une manière convenable et non comme un gueux, je repris toute ma gaieté, me félicitant d’avoir appris à mes dépens à me défendre des pères Corsini, des joueurs escrocs et des femmes mercenaires, et surtout des impudents qui louent effrontément en face les personnes qu’ils veulent duper ; sorte de fripons qu’on trouve fort communément dans le monde, même au milieu de ce qu’on appelle la bonne société.
Je partis de Salerne avec deux prêtres que des affaires appelaient à Cosenza, et nous fîmes les cent quarante deux milles en vingt-deux heures. Le lendemain de mon arrivée dans cette capitale de la Calabre, je pris une petite voiture et me rendis à Martorano. Pendant le trajet, fixant mes regards sur les fameux mare Ausonium, je jouissais de me voir au milieu de la Grande-Grèce que le séjour de Pythagore avait rendue illustre depuis vingt-quatre siècles. Je contemplais avec étonnement un pays renommé par sa fertilité, dans lequel, malgré la prodigalité de la nature, je ne voyais que l’aspect affligeant de la misère, le manque absolu de cet agréable superflu qui rend la vie supportable, et la dégradation de cette espèce humaine, si rare dans une contrée où elle pourrait être si abondante, et que je rougissais d’être forcé de reconnaître pour sortie de la même souche que moi. Telle est pourtant la Terre de Labour, où le labeur semble être abhorré, où tout est à vil prix, où les malheureux habitants se soulagent d’un fardeau lorsqu’ils trouvent des gens qui veulent bien se charger des fruits que la terre fournit presque spontanément en trop grande abondance et dont aucun débouché ne leur offre le moindre prix. Je fus forcé d’avouer que les Romains n’avaient pas été injustes en les nommant Brutes au lieu de Brutiens. Les bons prêtres avec lesquels j’avais voyagé riaient de la crainte que je leur témoignais de la tarentule et des chersydres ; car la maladie que ces insectes causent me paraissait plus affreuse que celle que je connaissais déjà. Ils m’assurèrent que tout ce qu’on débitait au sujet de ces animaux était des fables ; ils se moquaient des vers que Virgile leur avait consacrés dans ses Géorgiques, ainsi que de ceux que je leur citais pour justifier ma crainte.
Je trouvai l’évêque Bernard de Bernardis mal assis à une pauvre table sur laquelle il écrivait. Je me mis à genoux selon la coutume, mais au lieu de me donner sa bénédiction, il se leva, me prit dans ses bras et me pressa contre son sein. Il fut sincèrement affligé quand je lui dis qu’à Naples je n’avais trouvé aucun renseignement pour aller me jeter à ses pieds ; mais son affliction disparut quand je lui dis que je ne devais rien à personne et que je me portais fort bien. Il me fit asseoir, soupira, me parla sentiment et misère et ordonna à un domestique de mettre un troisième couvert. Outre ce serviteur, Monseigneur avait la plus canonique de toutes les servantes, et un prêtre qui, dans le peu de paroles qu’il dit à table, me sembla être un grand ignorant. La maison que Sa Grandeur habitait était spacieuse, mais mal bâtie et mal tenue. Elle était si mal meublée que, pour pouvoir me faire faire un pauvre lit dans une chambre contiguë à la sienne, le pauvre évêque fut obligé de me céder l’un des deux matelas du sien ! Son dîner, pour n’en rien dire de plus, m’épouvanta ; car, étant très attaché à l’observance de son institut, il faisait maigre ce jour-là et l’huile était détestable. Du reste Monseigneur était homme d’esprit et qui plus est honnête homme. Il me dit, et j’en fus très surpris, que son évêché, qui cependant n’était pas des plus minces, ne lui rapportait que cinq cents ducats di regno par an (environ 2,000 francs de France) et que, par surcroît de malheur, il était endetté de six cents. Il ajouta en soupirant que le seul bonheur dont il jouît était d’être sorti des griffes des moines, dont la persécution pendant quinze ans avait été son véritable purgatoire. Toutes ces confidences me mortifièrent, car, en me faisant voir que ce n’était pas là la terre promise de la mitre, elles me faisaient sentir combien je lui serais à charge. Je voyais qu’il était mortifié lui-même du triste présent qu’il m’avait fait.
Je lui demandai s’il avait de bons livres, une société de gens de lettres, une noble société pour passer agréablement une couple d’heures. Il se mit à sourire et me dit que dans tout son diocèse il n’y avait positivement personne qui pût se vanter de bien écrire et encore moins d’avoir du goût et quelque idée de bonne littérature ; qu’il n’y avait pas un seul véritable libraire, et personne de vraiment amateur de lire une gazette. Il me promit cependant que nous cultiverions les lettres ensemble dès qu’il aurait reçu les livres qu’il avait demandés à Naples.
Cela aurait pu être, mais sans une bonne bibliothèque, un cercle choisi, une émulation, une correspondance littéraire, était-ce là le pays où je devais me voir établi à l’âge de dix-huit ans ? Le bon évêque, me voyant pensif et comme consterné par le triste aspect de la vie que je devais me disposer à mener chez lui, crut devoir m’encourager en m’assurant qu’il ferait tout ce qui dépendrait de lui pour faire mon bonheur.
Le lendemain, l’évêque étant obligé d’officier pontificalement, j’eus l’occasion de voir tout le clergé, les femmes et les hommes dont sa cathédrale était pleine, et cette vue me fit prendre la résolution de m’éloigner de ce triste pays. Il me sembla voir un troupeau de brutes scandalisées de toute ma superficie. Quelle laideur dans les femmes ! quel air stupide et grossier dans les hommes ! En rentrant à l’évêché, je dis au bon prélat que je ne me sentais pas la vocation de mourir en peu de mois martyr dans sa triste ville. « Donnez-moi, ajoutai-je, votre bénédiction et mon congé ; ou plutôt partez avec moi, je vous promets que nous ferons fortune ailleurs. »
Cette proposition le fit rire à diverses reprises pendant le reste de la journée. S’il l’eût acceptée, il ne serait pas mort deux ans après à la fleur de son âge. Ce brave homme, sentant combien j’étais fondé dans ma répugnance, me demanda pardon de la faute qu’il avait faite en me faisant aller là. Croyant de son devoir de me renvoyer à Venise, n’ayant point d’argent et ignorant que j’en eusse, il me dit qu’il m’adresserait à Naples à un bourgeois qui me remettrait soixante ducats di regno, avec lesquels je pourrais retourner dans ma patrie. J’acceptai son offre avec reconnaissance, et je courus tirer de ma malle le bel étui que m’avait donné le Grec, et je le priai de l’accepter comme un souvenir. J’eus toutes les peines du monde à le lui faire prendre, car il valait les soixante ducats ; et je fus forcé pour vaincre sa résistance de le menacer de rester, s’il le refusait. Il me donna une lettre très flatteuse pour l’archevêque de Cosenza, dans laquelle il le priait de m’envoyer à Naples à ses frais. Ce fut ainsi que je quittai Martorano soixante heures après y être arrivé, plaignant l’évêque que j’y laissai et qui versa des larmes en me donnant de bon cœur cent bénédictions.
L’archevêque de Cosenza, homme d’esprit et riche, voulut me loger chez lui. Je fis à table, avec épanchement de cœur, l’éloge de l’évêque de Martorano, mais je frondai impitoyablement son diocèse, puis toute la Calabre, et d’un style si mordant que je fis beaucoup rire l’archevêque, ainsi que les convives, au nombre desquels se trouvaient deux dames, ses parentes, qui faisaient les honneurs du dîner. Cependant la plus jeune s’avisa de trouver mauvaise la satire que j’avais faite de son pays, et elle me déclara la guerre ; mais je trouvai le moyen de la calmer en lui disant que la Calabre serait un pays délicieux, si le quart de ses habitants lui ressemblait. Ce fut peut-être pour me prouver le contraire de ce que j’avais dit que Monseigneur donna le lendemain un souper splendide.
Cosenza est une ville où un homme comme il faut peut s’amuser, car il y a une noblesse riche, de jolies femmes et des gens assez instruits et qui ont reçu leur éducation à Naples ou à Rome. J’en partis le troisième jour avec une lettre de l’archevêque pour le célèbre Genovesi.
J’eus cinq compagnons de voyage qu’à leur mine je jugeai ou corsaires ou voleurs de profession. Aussi eus-je la précaution de ne point leur laisser voir ni deviner que j’avais une bourse bien garnie. Je crus aussi devoir me coucher constamment habillé ; précaution excellente pour un jeune homme dans ce pays-là.
J’arrivai à Naples le 16 septembre 1743, et je ne tardai pas à porter à son adresse la lettre de l’évêque de Martorano. C’était à M. Gennaro Polo, à Sainte-Anne. Cet homme, dont la tâche ne devait être que de me donner soixante ducats, me dit, après avoir lu la lettre, qu’il voulait me loger, parce qu’il désirait que je connusse son fils, qui était poète aussi. L’évêque lui disait que j’étais sublime. Après les façons d’usage, j’acceptai, et ayant fait porter ma malle chez lui, je m’y installai.