Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 17
CHAPITRE XIII
ОглавлениеL’habit ecclésiastique est mis de côté et j’endosse l’habit militaire. - Thérèse part pour Naples, et je vais à Venise, où j’entre au service de ma patrie. - Je m’embarque pour Corfou, et je descends pour aller me promener à Orsera.
J’eus soin, en arrivant à Bologne, de me loger dans une petite auberge pour n’attirer les regards de personne, et dès que j’eus écrit à Thérèse et à l’officier français, et que mes lettres furent à la poste, je pensai à m’acheter du linge pour me changer, et comme le retour de ma malle était pour le moins incertain, je crus que je ferais bien de me faire faire des habits. Pendant que j’y pensais, la réflexion me vint qu’il n’était guère probable que désormais je fisse ma carrière dans l’état ecclésiastique ; mais, incertain du choix que je pourrais faire, le caprice me porta à me métamorphoser en officier, étant sûr de n’avoir à rendre compte de mes actions à personne. Cette idée était naturelle à mon âge, car je venais de deux armées où je n’avais vu de respecté que le seul habit militaire, et je trouvai bon de me faire respecter aussi. D’ailleurs, voulant retourner à Venise, je me faisais une idée ravissante de m’y montrer sous la livrée de l’honneur, car on m’y avait passablement maltraité sous celle de la religion.
Je demande un bon tailleur, on me fait venir la Mort, car celui qu’on m’amena s’appelait Morte, et après lui avoir expliqué comment je voulais que mon uniforme fût fait et avoir choisi le drap, il me prit mesure, et dès le lendemain je fus transformé en disciple de Mars. Je me munis d’une longue épée. Ma belle canne à la main, un chapeau bien retapé avec une cocarde noire et une longue queue postiche, je sortis et j’allai faire tout le tour de la ville.
Je crus que ma nouvelle importance demandait un logement plus imposant que celui que j’avais pris en arrivant, et j’allai me loger à la meilleure auberge. J’aime à me rappeler encore l’agréable impression que je me fis à moi-même lorsque je pus m’admirer tout à mon aise dans une belle glace. Je me ravissais ! Je me paraissais étonnant et fait pour porter et honorer l’habit militaire que j’avais choisi par une heureuse inspiration. Sûr de n’être connu de personne, je me faisais une fête de toutes les conjectures qu’on ferait sur mon compte à mon apparition au premier café de la ville.
Mon uniforme était blanc, veste bleue, avec un nœud d’épaule or et argent et une dragonne pareille. Très content de mon air imposant, je vais au café, et, en prenant mon chocolat, je me mets à lire la gazette comme si de rien n’était, jouissant en moi-même de voir que j’intriguais tout le monde et ayant l’air de n’y point faire attention. Un audacieux, mendiant un propos, vint m’adresser la parole : je ne lui répondis que par un monosyllabe et je déroutai de la sorte les plus aguerris. Après m’être assez fait admirer dans le café, j’allai promener mon importance dans les lieux les plus fréquentés de la ville, ensuite je retournai à mon hôtel, où je dînai seul.
Dès que j’eus dîné, voilà mon hôte qui entre avec un livre sur lequel il me prie de m’inscrire.
« Casanova.
- Vos qualités, monsieur, s’il vous plaît ?
- Officier.
- A quel service ?
- A aucun.
- Votre patrie ?
- Venise.
- D’où venez-vous ?
- Cela ne vous regarde pas. »
Ces mots dits d’un ton que je crus adapté à mon apparence firent leur effet : l’hôte partit, et je fus très content de moi ; car je devinai que l’hôte n’était venu qu’à l’instigation de quelque curieux, sachant qu’on vivait à Bologne en pleine liberté.
Le lendemain, j’allai chez le banquier Orsi pour me faire payer ma lettre de change, contre laquelle j’en pris une de six cents sequins sur Venise, et cent sequins en or ; ensuite j’allai comme la veille promener ma nouvelle importance.
Le surlendemain pendant que je prenais mon café après table, on m’annonce le banquier Orsi. Surpris de cette visite, je le fais entrer, et je le vois suivi de monseigneur Cornaro, que je fis semblant de ne pas connaître. M. Orsi, après m’avoir dit qu’il venait m’offrir de l’argent sur mes traites, me présente le prélat. Je me lève en lui disant que j’étais enchanté de faire sa connaissance. « Nous nous connaissons déjà, me répliqua-t-il, de Venise et de Rome. » Prenant un air mortifié, je lui dis qu’assurément il se trompait. Le prélat, croyant savoir le motif de ma réserve, n’insiste pas et me fait des excuses. Je l’invite à prendre une tasse de café, il accepte, ensuite il me quitte en me priant de lui faire l’honneur d’aller déjeuner le lendemain avec lui.
Décidé à soutenir la négative, je me rends chez le prélat, qui me reçoit fort bien. Il était alors protonotaire apostolique à Bologne. On servit le chocolat, et, tandis que nous le prenions, il me dit que les raisons de ma réserve pouvaient être très bonnes, mais que j’avais d’autant plus tort de manquer de confiance envers lui, que l’affaire en question me faisait honneur. « J’ignore, monseigneur, lui dis-je, de quelle affaire il s’agit. » Là-dessus, il me présente une gazette en me priant de lire un article qu’il m’indiqua. Qu’on juge de ma surprise en voyant l’article qu’on va lire sous la rubrique de Pesaro ! « M. de Casanova, officier au régiment de la reine, a déserté après avoir tué en duel son capitaine. On ne connaît pas les circonstances de ce duel ; on sait seulement que ledit officier a pris la route de Rimini sur le cheval de l’autre, qui est resté mort sur la place. »
Malgré ma surprise et l’envie de rire que j’avais de voir un article où tant de faux se mêlait à si peu de vrai, maître de ma physionomie, je dis au prélat que le Casanova de la gazette devait être un autre que moi.
« Cela se peut, mais vous êtes certainement le même que j’ai connu il y a un mois chez le cardinal Acquaviva, et il y a deux ans chez ma sœur, Mme Lovedan, à Venise. Au reste, le banquier d’Ancône, dans sa lettre à M. Orsi, vous qualifie aussi d’abbé.
- Fort bien, monseigneur, Votre Excellence me force à en convenir ; je suis le même ; mais je vous prie de borner là toutes les questions que vous pourriez me faire ; l’honneur m’oblige aujourd’hui au plus rigoureux silence.
- Cela me suffit, et je suis content. Parlons d’autre chose. »
Après quelques instants d’une conversation aussi affectueuse que polie, je le quittai en le remerciant de toutes les offres de service qu’il me fit. Je n’ai revu ce prélat que seize ans plus tard ; et j’en parlerai en son lieu.
Riant en moi-même de toutes les fausses histoires et des circonstances qui se combinaient pour leur imprimer le caractère de la vérité, je devins dès ce moment grand pyrrhonien en fait de vérités historiques. Cependant je jouissais d’un vrai plaisir, nourrissant par ma réserve l’idée que j’étais le même Casanova dont parlait la gazette de Pesaro. J’étais sûr que le prélat en écrirait à Venise, où ce fait me ferait honneur, au moins jusqu’à ce qu’on vint à découvrir la vérité, qui pour lors aurait justifié ma réserve. D’ailleurs, alors je pouvais être loin. Cette idée contribua beaucoup à me déterminer à y aller dès que j’eus reçu une lettre de Thérèse, pensant pouvoir l’y attendre beaucoup plus commodément qu’à Bologne ; et d’ailleurs dans ma patrie rien n’aurait pu m’empêcher de l’épouser publiquement. En attendant, cette fable m’amusait, et je m’attendais chaque jour à la voir rectifier dans les gazettes. L’officier Casanova devait rire du cheval qu’on lui faisait enlever, tout comme je riais du caprice que j’avais eu de me transformer en officier à Bologne, comme si tout exprès j’avais voulu donner matière à ce conte.
Le quatrième jour de ma demeure dans cette ville, je reçus par un express une grosse lettre de Thérèse. Elle me marquait que, le lendemain de mon départ de Rimini, le baron Vais lui avait présenté le duc de Castropignano, lequel, après l’avoir entendue chanter, lui avait offert mille onces pour un an, tous frais de voyage payés, si elle voulait chanter sur le théâtre de San Carlo, où elle devait se rendre immédiatement après son engagement de Rimini. Elle avait demandé huit jours pour se décider, et elle les avait obtenus. Elle avait joint à sa lettre deux feuilles séparées : l’une était l’écrit du duc qu’elle m’envoyait pour que j’en prisse connaissance, ne voulant point le signer sans mon aveu ; l’autre était un engagement formel de rester toute sa vie à mon service. Elle me disait dans sa lettre que si je voulais aller à Naples avec elle, elle viendrait me joindre partout où je voudrais, et que si j’avais de l’aversion à retourner en cette ville, je devais mépriser cette fortune et être certain qu’elle ne connaissait point d’autre bonheur que celui de faire tout ce qui pouvait me plaire.
C’est pour la première fois de ma vie que je me suis trouvé dans le besoin de réfléchir avant de prendre une résolution. Cette lettre avait confondu toutes mes idées, et ne pouvant y répondre de suite, je renvoyai le messager au lendemain.
Deux motifs également puissants tenaient la balance en équilibre : l’amour-propre et l’amour. Je sentais que je ne devais pas exiger de Thérèse qu’elle méprisât où qu’elle laissât échapper une si belle fortune ; mais je ne pouvais prendre sur moi ni de laisser aller Thérèse à Naples sans moi ni d’y aller avec elle. D’un côté, je frémissais à l’idée que mon amour pût mettre un obstacle à la fortune de Thérèse ; de l’autre, je tremblais à l’échec que mon amour-propre allait souffrir si j’allais à Naples avec elle. En effet, comment me résoudre à reparaître dans cette ville sept à huit mois après en être parti, et cela sous la livrée d’un lâche qui vit aux dépens de sa femme ou de sa maîtresse ? Qu’auraient dit mon cousin don Antonio, don Polo et son cher fils, don Lelio Caraffa et toute la noblesse qui me connaissait ? Je frissonnais en pensant à Lucrèce et à son mari. Je me représentais que, m’y voyant méprisé de tout le monde, ma tendresse pour Thérèse n’aurait pas empêché que je ne me trouvasse très malheureux. Associé à son sort comme amant ou comme époux, je me serais trouvé avili, humilié et rampant par office et par métier. Réfléchissant ensuite qu’à peine à la fleur de mes jeunes ans j’allais m’enchaîner, et renoncer ainsi de but en blanc à la haute fortune pour laquelle il me semblait que j’étais né, je sentis que la balance perdait son équilibre et que ma raison imposait silence à mon cœur. Croyant avoir trouvé un expédient qui me ferait gagner du temps, je m’y arrêtai. J’écrivis à Thérèse d’accepter, d’aller à Naples et d’être sûre que j’irais la rejoindre ou dans le mois de juillet ou à mon retour de Constantinople. Je lui recommandai de prendre une femme de chambre à l’air honnête pour paraître dans le grand monde avec décence et de se conduire de façon qu’à mon arrivée je pusse l’épouser sans avoir à rougir. Je prévoyais que sa fortune devait dépendre de sa beauté plus encore que de son talent ; et du caractère dont je me connaissais, je savais que je ne pouvais jamais être ni amant commode ni mari complaisant.
Si la missive de Thérèse me fût venue une semaine plus tôt, il est certain qu’elle ne serait point partie pour Naples, car alors mon amour aurait été plus fort que ma raison : mais en amour comme en tout, le temps est un puissant maître. Je lui écrivis de me répondre à Bologne, et trois jours après j’en reçus une lettre à la fois triste et tendre dans laquelle elle me disait qu’elle avait signé son engagement, qu’elle avait pris une femme de chambre qu’elle pouvait présenter comme sa mère, qu’elle serait à Naples dans le mois de mai, et qu’elle m’attendrait jusqu’à ce que je lui fisse savoir que je ne voulais plus d’elle. Quatre jours après la réception de cette lettre, qui fut l’avant-dernière que m’ait écrite Thérèse, je partis pour Venise.
Avant mon départ je reçus une lettre de l’officier français, qui m’annonçait que mon passeport était arrivé et qu’il était prêt à me l’envoyer avec ma malle si, préalablement, j’allais payer à M. Marcello Birna, commissionnaire de l’armée espagnole, et dont il me donnait l’adresse, cinquante doublons pour le cheval que j’avais enlevé, ou qui m’avait enlevé. Je me rendis de suite chez la personne, fort content de pouvoir terminer cette affaire, et je reçus ma malle et mon passeport un instant avant mon départ. Du reste, tout le monde ayant su que j’avais payé le cheval, l’abbé Cornaro fut confirmé dans l’idée que j’avais tué mon capitaine en duel.
Pour aller à Venise, on était obligé de faire la quarantaine, et cette formalité ne subsistait encore que parce que les deux gouvernements s’étaient piqués. Les Vénitiens voulaient que le pape fût le premier à ouvrir ses frontières, et le pontife prétendait que ce fussent les Vénitiens qui prissent l’initiative. De toutes ces contestations, il résultait de vrais dommages pour le commerce ; mais ce qui ne regarde que les peuples est souvent traité fort à la légère. Ne voulant pas me soumettre à cette formalité, voici comment je m’y pris. L’affaire était délicate, car à Venise la rigueur en matière sanitaire était extrême ; mais alors je trouvais un singulier plaisir à faire, sinon tout ce qui était défendu, au moins tout ce qui était difficile.
Je savais que de l’État de Mantoue à celui de Venise le passage était libre ; et je savais de même que les communications entre Mantoue et Modène n’avaient point été gênées : si je pouvais, par conséquent, entrer dans l’État de Mantoue en faisant croire que je venais de celui de Modène, l’affaire était faite, car de là je passerais le Pô quelque part et j’irais à Venise en droiture. Je pris un voiturier pour me conduire à Revero, ville sur le Pô et dans l’État de Mantoue.
Ce voiturier me dit qu’en prenant des chemins de traverse, il pouvait aller à Revero et dire que nous venions de Mantoue, que le seul embarras serait de ne pouvoir présenter le certificat de santé fait à Mantoue et qu’on nous demanderait à la porte. Je l’engageai à dire qu’il l’avait perdu et à me laisser faire le reste. Un peu d’argent le persuada.
Arrivé à la porte de Revero, je me donnai pour officier de l’armée espagnole, et je dis que j’allais à Venise pour parler au duc de Modène qui s’y trouvait alors, et que c’était pour des affaires de grande importance. Non seulement on négligea de demander au voiturier le certificat de santé, mais on me rendit les honneurs militaires et on me fit mille politesses. On me délivra de suite une attestation comme quoi je partais de Revero, et avec cela je passai le Pô à Ostiglia, d’où je me rendis à Legnago. J’y quittai mon voiturier aussi satisfait de ma générosité que de la facilité du voyage, et, ayant pris la poste, j’arrivai le soir à Venise. Je remarquai que c’était le 2 avril 1744, jour anniversaire de ma naissance et qui dix fois en ma vie a été marqué par quelque événement particulier.
Dès le lendemain, j’allai à la Bourse dans l’intention de chercher un passage pour aller à Constantinople ; mais n’ayant trouvé aucun navire qui dût partir avant deux ou trois mois, je pris une chambre sur un vaisseau de ligne qui devait partir pour Corfou dans le courant du mois. C’était un vaisseau vénitien nommé Notre-Dame du Rosaire, commandé par le capitaine Zane.
Après m’être ainsi préparé à obéir à ma destinée, qui, selon mon esprit superstitieux, m’appelait impérativement à Constantinople, je m’acheminai vers la place Saint-Marc pour y voir et y être vu, jouissant d’avance de la surprise de mes connaissances qui seraient fort étonnées de ne plus trouver en moi monsieur l’abbé. Je ne dois pas oublier de dire à mes lecteurs que depuis Revero j’avais décoré mon chapeau d’une cocarde rouge.
Je me mis en devoir de faire des visites, et je crus que la première appartenait de droit à l’abbé Grimani. Dès qu’il m’aperçoit, il jette les hauts cris, car il me croyait encore chez le cardinal Acquaviva, dans le chemin du ministère politique, et il ne voit devant lui qu’un prêtre de Mars. Il se levait de table comme j’entrai, et il avait du monde. Je remarquai parmi les convives un officier en uniforme espagnol, mais cela ne me fit nullement perdre contenance. Je dis à l’abbé Grimani que, ne faisant que passer, j’avais cru de mon devoir de lui faire ma cour.
« Je ne m’attendais pas à vous voir en pareil costume.
- J’ai pris le sage parti de jeter bas celui qui ne pouvait me procurer une fortune capable de me satisfaire.
- Où allez-vous ?
- A Constantinople, et j’espère trouver un prompt passage à Corfou, car je suis chargé de dépêches du cardinal Acquaviva.
- D’où venez-vous maintenant ?
- De l’armée espagnole, où j’étais il n’y a que dix jours. »
Comme j’achevais ces mots, j’entends la voix d’un jeune seigneur qui s’écrie :
« Ce n’est pas vrai.
- Mon état, lui dis-je subitement, ne me permet pas d’endurer un démenti. » Et là-dessus, faisant une révérence en cercle, je m’en vais sans faire attention à ceux qui me rappelaient.
Je portais un uniforme ; il me semblait qu’il me convenait d’avoir cette sorte de fierté susceptible, cette espèce de morgue qui caractérise tant de militaires. Je n’étais plus prêtre ; Je ne devais pas dissimuler un démenti, et surtout lorsqu’il avait été aussi public.
J’allai chez Mme Manzoni, qu’il me tardait de voir. Ma vue la ravit et elle ne manqua pas de me rappeler sa prédiction. Je lui contai mon histoire, qui la satisfit beaucoup ; mais elle me dit que si j’allais à Constantinople il était très possible qu’elle ne me revît plus.
En sortant de chez Mme Manzoni, je me rendis chez Mme Orio, où je trouvai le bon M. Rosa, Nanette et Marton. Leur surprise fut extrême : ils restèrent comme pétrifiés. Les deux aimables sœurs me parurent embellies ; mais je ne jugeai pas convenable de leur conter l’histoire de mes neuf mois d’absence, car elle n’était pas faite pour édifier la tante, ni pour plaire aux deux nièces. Je me contentai de leur dire ce que je voulus, et je réussis à leur faire passer trois heures délicieuses. Voyant la bonne dame dans l’enthousiasme, je lui dis qu’il ne tenait qu’à elle de me posséder pendant les quatre ou cinq semaines que je devais passer à Venise, en me donnant une chambre et à souper, mais à condition que je ne lui serais pas à charge, non plus qu’à ses charmantes nièces.
« Je serais heureuse, me dit-elle, d’avoir une chambre à vous offrir.
- Vous l’avez, ma chère, lui répliqua son cher Rosa, et dans deux heures je me charge de la mettre en ordre. »
C’était la chambre contiguë à celle de ses nièces. Nanette, prenant la parole, dit qu’elle descendrait avec sa sœur ; mais Mme Orio lui répondit que ce n’était pas nécessaire, puisqu’elles pouvaient s’enfermer dans leur chambre.
« Elles n’en auraient pas besoin, madame, dis-je d’un air modeste et sérieux, et si je devais occasionner le moindre dérangement, je préfèrerais rester à l’auberge.
- Vous n’en occasionnerez aucun ; mais pardonnez à mes nièces, elles sont de petites bégueules qui se croient quelque chose. »
Tout se trouvant arrangé, j’obligeai cette dame à recevoir d’avance quinze sequins, l’assurant que j’étais riche et que je gagnais à ce marché, puisque je dépenserais beaucoup plus à l’auberge. J’ajoutai que le lendemain j’enverrais ma malle et que je m’établirais chez elle. Pendant tout ce colloque je voyais la joie peinte dans les yeux de mes petites femmes, qui reprirent leur droit sur mon cœur, malgré mon amour pour Thérèse que je voyais toujours des yeux de l’âme ; mais c’était là de l’infidélité et non de l’inconstance.
Le lendemain, j’allai au bureau de la guerre ; mais, pour éviter tout embarras, j’eus soin d’y aller sans cocarde. J’y trouvai le major Pelodoro qui me sauta au cou de joie de me voir en costume de guerrier, et dès que je lui eus dit que je devais aller à Constantinople et que, malgré mon habit, j’étais libre, il me pressa vivement de rechercher l’avantage d’aller en Turquie avec le bailo, qui devait partir dans deux mois au plus tard, et même de tacher d’entrer au service vénitien. Ce conseil me plut, et le Sage à la guerre (Ministre de la guerre), qui m’avait connu l’année précédente, et qui, me reconnaissant, m’appela en me disant qu’il avait reçu des lettres de Bologne qui rapportaient un fait qui me faisait honneur, ajoutant qu’il savait que je n’en convenais pas, me demanda si, en quittant l’armée espagnole, j’avais reçu mon congé.
« Je ne puis avoir de congé, puisque je n’ai jamais servi.
- Et comment est-il possible que vous soyez venu à Venise sans avoir fait quarantaine ?
- Les personnes qui viennent du Mantouan n’y sont pas astreintes.
- C’est vrai ; mais je vous conseille, comme le major, d’entrer au service de l’État. »
En sortant du palais ducal, je rencontre l’abbé Grimani, qui me dit que ma brusque sortie de chez lui avait déplu à tout le monde.
« Et même à l’officier espagnol ?
- Non, car il a dit que si vous y étiez, vous ne pouviez pas vous conduire différemment, et il a certifié que vous y étiez, et pour appuyer son assertion, il m’a fait lire un article de la gazette qui marque que vous avez tué votre capitaine. C’est sûrement une fable ?
- Qui vous a dit que c’en soit une ?
- C’est donc vrai ?
- Je ne dis pas cela, mais la chose pourrait être vraie, tout comme il est très vrai que j’étais à l’armée espagnole il y a dix jours.
- Cela n’est pas possible, à moins que vous n’ayez violé le cordon.
- Je n’ai rien violé. J’ai passé publiquement le Pô à Revero, et me voilà. Je suis fâché de ne plus pouvoir aller chez Votre Éminence, à moins que la personne qui m’a donné un démenti ne consente à m’en donner une satisfaction complète. Je pouvais souffrir une insulte quand je portais l’habit de l’humilité, je ne le saurais aujourd’hui que je porte celui de l’honneur.
- Vous avez tort de prendre la chose sur ce ton-là. Celui qui vous a donné le démenti est M. Valmarana, provéditeur actuel à la santé, qui soutient que, les passages n’étant pas ouverts, vous ne pouvez être ici. Satisfaction ! avez-vous oublié qui vous êtes ?
- Non, mais je sais qui je suis ; et je sais que si j’ai pu passer pour lâche avant de partir, à mon retour je ferai repentir quiconque me manquera.
- Venez dîner avec moi.
- Non, car cet officier le saurait.
- Il vous verra même, car il dîne chez moi tous les jours.
- Fort bien, j’irai et je le prendrai pour arbitre de ma querelle. »
Me trouvant à dîner avec le major Pelodoro et quelques autres officiers, tous s’accordèrent à me dire que je devais entrer au service de l’État, et je m’y déterminai.
« Je connais, me dit le major, un jeune lieutenant dont la santé ne lui permet pas d’aller au Levant et qui voudrait vendre sa place : il en demande cent sequins ; mais cela ne suffirait pas, car il faudrait obtenir le consentement du Sage.
- Parlez-lui, lui dis-je ; les cent sequins sont prêts. »
Il s’y engagea.
Le soir, je me rendis chez Mme Orio, et je me trouvai parfaitement logé. Après le souper, la tante invita ses nièces à venir m’installer dans ma chambre ; et, comme on le sent bien, le trio passa une nuit délicieuse. Les nuits suivantes, elles se partagèrent l’agréable corvée, alternant tour à tour ; et pour éviter toute surprise en cas qu’il prît envie à la tante de leur faire visite, nous déplaçâmes adroitement une planche de la cloison, au moyen de laquelle elles passaient sans ouvrir la porte. Mais la bonne tante, qui nous croyait trois petits modèles de sagesse, ne nous mit jamais à cette épreuve.
Deux ou trois jours après, l’abbé Grimani me ménagea une rencontre avec M. Valmarana, qui me dit que s’il avait su qu’on pût tourner la ligne, il ne m’aurait jamais dit que ce que j’avais dit fût impossible, et qu’il me remerciait de lui avoir donné cette instruction. La chose dès cet instant se trouva arrangée et jusqu’à mon départ je fis chaque jour à M. Grimani l’honneur d’aller prendre part à son excellent dîner.
Vers la fin du mois, j’entrai au service de la république en qualité d’enseigne dans le régiment Bala, qui était à Corfou. Celui qui en était sorti par la vertu de mes cent sequins était lieutenant ; mais le Sage à la guerre m’allégua des raisons auxquelles il fallut que je me soumisse, si je voulais entrer dans l’armée, mais il me promit qu’au bout de l’année je serais sans faute promu au grade de lieutenant et que d’ailleurs il m’accorderait un congé pour aller à Constantinople. J’acceptai, parce que je voulais absolument servir.
M. Pierre Vendramin, illustre sénateur, me fit obtenir la faveur d’aller à Constantinople avec le chevalier Venier, qui y allait en qualité de bailo ; mais ce dernier, ne devant arriver à Corfou qu’un mois après moi, me promit très civilement de m’y prendre à son passage.
Quelques jours avant mon départ, je reçus une lettre dans laquelle Thérèse me marquait que le duc la conduisait en personne. « Ce duc, me disait-elle, est vieux ; mais, fût-il jeune, tu peux être tranquille sur mon compte. Si tu as besoin d’argent, tire sur moi partout où tu seras ; et crois que je ferai honneur à tes traites, dussé-je pour les acquitter vendre tout ce que j’aurai. »
Sur le vaisseau où je devais me rendre à Corfou, il devait se trouver aussi un noble Vénitien qui allait à Zante en qualité de conseiller et avec une suite nombreuse et brillante. Le capitaine du vaisseau me dit que si j’étais obligé de manger seul, je ferais maigre chère, mais qu’il me conseillait de me faire présenter à ce seigneur, devant être bien sûr qu’il m’inviterait à lui faire l’honneur de manger avec lui. Il s’appelait Antonio Dofin, et on lui avait donné le sobriquet de Bucentauro, à cause de son grand air et de la recherche avec laquelle il se mettait. Je n’eus besoin pour cela de faire aucune démarche, car l’abbé Grimani me proposa de lui-même de me présenter au magnifique conseiller, et dès que cela eut lieu, reçu de la manière la plus distinguée et invité à accepter sa table, il me dit que je lui ferais plaisir d’aller me faire connaître de son épouse qui devait s’embarquer avec lui. Je m’y rendis dès le lendemain, et je trouvai une femme très comme il faut, mais un peu sur le retour et tout à fait sourde. Il n’y avait donc rien à espérer du côté de la conversation. Elle avait une fille charmante, fort jeune, et qu’elle laissa au couvent : elle a été célèbre depuis, et elle vit encore, je crois, veuve du procurateur Iron, dont la famille est éteinte.
Je n’ai guère vu d’homme plus beau et qui représentât mieux que M. Dolfin. Il se distinguait surtout par beaucoup d’esprit et de politesse. Il était éloquent, beau joueur, perdant toujours, aimé des dames, cherchant à leur plaire, et toujours intrépide et égal dans la bonne comme dans la mauvaise fortune.
Il s’était aventuré à voyager sans permission, s’était mis au service d’une puissance étrangère et était par conséquent tombé dans la disgrâce du gouvernement ; car un noble Vénitien ne peut pas commettre de plus grand crime ; ce qui lui avait valu la faveur de passer quelque temps dans la fameuse prison des Plombs, faveur qui devait aussi me revenir.
Cet homme charmant, généreux et point riche, fut obligé de demander au grand conseil un gouvernement lucratif ; c’est pour cela qu’il avait été nommé conseiller à l’île de Zante ; mais il y allait avec un si grand train qu’il ne pouvait guère se promettre d’y faire de grands bénéfices. Au reste, cet homme-là, tel que je viens de le décrire, ne pouvait pas faire fortune à Venise ; car un gouvernement aristocratique ne peut aspirer à la tranquillité qu’autant que l’égalité se maintient entre les aristocrates ; et il est impossible de juger de l’égalité, soit physique, soit morale, autrement que par les apparences ; d’où il résulte que l’individu qui ne veut pas être persécuté, s’il est mieux ou plus mal que les autres, doit faire tout son possible pour le cacher. S’il est ambitieux, il doit affecter le mépris des honneurs ; s’il veut obtenir un emploi, il doit faire semblant de n’en pas vouloir ; s’il a une jolie figure, il doit la négliger : il doit se tenir mal, se mettre plus mal encore, n’avoir rien de recherché, tourner en ridicule tout ce qui est étranger, faire mal les révérences, ne point se piquer d’une politesse exquise, faire peu de cas des beaux-arts, cacher son goût s’il l’a bon, n’avoir pas de cuisinier étranger, porter une perruque mal peignée et être un peu malpropre. M. Dolfin, n’ayant aucune de ces éminentes qualités, ne devait point espérer fortune dans son pays.
La veille de mon départ, je ne sortis point ; je crus devoir consacrer toute cette journée à l’amitié. Mme Orio versa d’abondantes larmes, ainsi que ses charmantes nièces, et je n’en fis pas moins. La dernière nuit que nous passâmes ensemble, elles me dirent cent fois dans les plus doux transports qu’elles ne me reverraient jamais. Elles devinaient, mais si elles m’avaient revu, elles n’auraient pas deviné. Voilà tout l’admirable des prophéties !
Je me rendis à bord le 5 du mois de mai, bien monté en effets, en bijoux et en argent comptant. Notre vaisseau portait vingt-quatre canons et deux cents soldats esclavons. Nous passâmes de Malamocco en Istrie pendant la nuit et on jeta l’ancre dans le port d’Orsera pour faire savorna (c’est augmenter le lest d’un vaisseau pour diminuer sa légèreté, ce qui se fait en plaçant une quantité de pierres à fond de cale). Pendant que l’équipage allait être occupé à cette besogne, je débarquai avec plusieurs autres pour aller me promener dans ce vilain endroit, quoique j’y eusse passé trois jours neuf mois auparavant. Cet endroit me força à faire des comparaisons agréables entre ce que j’étais la première fois et ce que j’étais alors. Quelle différence d’état et de fortune ! J’étais bien sûr qu’avec le costume imposant dont j’étais revêtu, personne n’aurait reconnu le chétif abbé qui, sans le frère Stephano, serait devenu…. Dieu sait quoi.