Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 8

CHAPITRE IV

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Le patriarche de Venise me donne les ordres mineurs. - Ma connaissance avec le sénateur Malipiero, avec Thérèse Imer, avec la nièce du curé, avec madame Orio, avec Nanette et Marion et avec le Cavamacchie.- Je deviens prédicateur. - Mon aventure à Pasean avec Lucie. - Rendez-vous au troisième.

Il vient de Padoue où il a fait ses études était la formule avec laquelle on m’annonçait partout, et qui, à peine prononcée, m’attirait la taciturne observation de mes égaux en condition et en âge, les compliments des pères de famille et les caresses des vieilles femmes, et de plusieurs qui, n’étant pas vieilles, voulaient passer pour telles afin de pouvoir m’embrasser décemment. Le curé de Saint-Samuel, nommé Josello, après m’avoir installé à son église, me présenta à monseigneur Correr, patriarche de Venise, qui me tonsura, et quatre mois après, par grâce spéciale, il me conféra les quatre ordres mineurs. La joie et la satisfaction de ma grand’mère étaient extrêmes. On me trouva d’abord de bons maîtres pour continuer mes études, et M. Baffo choisit l’abbé Schiavo pour m’apprendre à écrire purement l’italien, et surtout la langue de la poésie pour laquelle j’avais un penchant décidé. Je me trouvai parfaitement bien logé avec mon frère François, auquel on faisait étudier l’architecture théâtrale. Ma sœur et mon plus jeune frère demeuraient avec la bonne grand’mère dans une maison qui lui appartenait et dans laquelle elle voulait mourir parce que son mari y était mort. Celle où je demeurais était la même où j’avais perdu mon père, et dont ma mère continuait à payer le loyer : elle était grande et très bien meublée.

Quoique l’abbé Grimani dût être mon principal protecteur, je ne le voyais cependant que très rarement ; mais je m’attachai particulièrement à M. de Malipiero, à qui le curé Josello m’avait présenté. Ce M. de Malipiero était un sénateur de soixante-dix ans qui, ne voulant plus se mêler d’affaires d’État, menait dans son palais une vie heureuse, mangeant bien et ayant tous les soirs une société très choisie de dames qui toutes avaient su tirer parti de leurs belles années, et d’hommes d’esprit qui savaient tout ce qui se passait dans la ville. Il était célibataire et riche ; mais il avait le malheur d’être trois ou quatre fois par an sujet à de fortes attaques de goutte qui tantôt le laissait perclus d’un membre et tantôt d’un autre, de sorte qu’il était estropié dans toute sa personne. Sa tête, ses poumons et son estomac avaient seuls échappé à ces cruelles atteintes. Il était beau, gourmet et friand : il avait l’esprit fin, possédant la grande science du monde, l’éloquence des Vénitiens, et cette sagacité qui reste à un sénateur qui ne s’est retiré qu’après avoir passé quarante ans dans le maniement des affaires de l’État, qui n’a cessé de faire sa cour aux belles qu’après avoir eu vingt maîtresses, et qu’après s’être vu forcé de convenir avec soi-même qu’il ne pouvait plus prétendre à plaire à aucune. Cet homme, presque entièrement perclus, n’avait pas l’air de l’être quand il était assis, quand il parlait ou qu’il était à table. Il ne faisait qu’un repas par jour et toujours seul, car, n’ayant plus de dents et mangeant très lentement, il ne voulait point se hâter par complaisance pour ses convives, et il aurait été peiné de les voir attendre après lui. Cette délicatesse le privait du plaisir qu’il aurait trouvé à réunir à sa table des convives agréables, et déplaisait fort à son excellent cuisinier.

La première fois que le curé me fit l’honneur de me présenter à Son Excellence, je m’opposai vivement à la raison qui le faisait toujours manger seul, en lui disant qu’il n’avait qu’à inviter des personnes qui eussent de l’appétit pour deux.

« Où les trouver ? me dit-il.

- L’affaire est délicate, lui répliquai-je, mais Votre Excellence doit essayer des convives, et après les avoir trouvés tels que vous les désirez, il ne s’agira plus que de savoir les conserver sans leur en dire la raison ; car il n’y a personne de bien élevé qui voulût que l’on dît dans le monde qu’il n’a l’honneur de manger avec Votre Excellence que parce qu’il mange le double d’un autre. »

Le sénateur ayant compris toute la force de mon argument, dit au curé de me mener dîner le lendemain ; et ayant trouvé que je donnais l’exemple encore mieux que le précepte, il me fit son commensal quotidien.

Cet homme, qui avait renoncé à tout, excepté à lui-même, nourrissait, malgré son âge et sa goutte, un penchant amoureux. Il aimait une jeune fille, nommée Thérèse Imer, fille d’un comédien qui demeurait dans une maison voisine de son palais, et dont les fenêtres donnaient sur sa chambre à coucher. Cette fille, alors âgée de dix-sept ans, était jolie, bizarre et coquette. Elle apprenait la musique pour aller plus tard l’exercer sur la scène : et, se laissant voir constamment à la fenêtre, elle avait enivré le vieillard et lui était cruelle. Cependant chaque jour Thérèse venait lui faire une visite, mais toujours accompagnée de sa mère, vieille actrice qui s’était retirée du théâtre pour faire son salut, et qui, comme de raison, avait saintement formé le projet d’allier les intérêts du ciel aux œuvres de ce monde. Elle conduisait sa fille à la messe chaque jour, exigeait qu’elle se confessât toutes les semaines ; mais chaque après-dîner elle la menait chez le vieillard amoureux dont la fureur m’épouvantait quand elle lui refusait un baiser, lui alléguant qu’elle avait fait ses dévotions le matin, et qu’elle ne pouvait se résoudre à offenser ce même Dieu qu’elle avait peut-être encore en elle.

Quel tableau pour moi, alors âgé de quinze ans, et que ce vieillard admettait uniquement à être témoin silencieux de ces scènes érotiques ! L’indigne mère applaudissait à la résistance de la jeune personne et osait même sermonner le vieillard qui, à son tour, n’osait réfuter ses maximes trop ou point du tout chrétiennes, et qui devait résister à la tentation de lui jeter à la tête la première chose qui lui serait tombée sous la main. Dans cet état de perplexité, la colère prenait la place de la concupiscence, et dès qu’elles étaient parties sa ressource était de se soulager avec moi par des réflexions philosophiques.

Obligé de lui répondre et ne sachant que lui dire, je m’avisai un jour de lui suggérer le mariage. Il m’étonna extrêmement en me répondant qu’elle refusait de l’épouser pour ne pas encourir la haine de ses parents.

« Offrez-lui donc une grosse somme, un état.

- Elle ne voudrait pas, dit-elle, commettre un péché mortel pour une couronne.

- Il faut l’enlever d’assaut, ou la chasser, la bannir de votre présence.

- Je ne puis ni l’un ni l’autre, la force physique me manquant aussi bien que la force morale.

- Tuez-la.

- Cela arrivera, si je ne meurs pas auparavant.

- Votre Excellence est vraiment à plaindre.

- Vas-tu jamais chez elle ?

- Non, car je pourrais en devenir amoureux, et cela me rendrait malheureux.

- Tu as raison. »

Après avoir été témoin de ces scènes et honoré de ces dialogues, je devins le favori de ce seigneur. Il m’admit à ses assemblées du soir, composées, comme je l’ai dit, de femmes surannées et d’hommes d’esprit. Il me dit que dans ce cercle j’apprendrais une science beaucoup plus grande que la philosophie de Gassendi, que j’étudiais alors, par son conseil, à la place de celle d’Aristote dont il se moquait. Il me donna des préceptes, qu’il m’expliqua, la nécessité d’observer pour pouvoir intervenir dans cette assemblée qui s’étonnerait d’y voir admis un jeune homme de mon âge. Il m’ordonna de ne jamais parler que pour répondre à des interrogations directes, et surtout de ne jamais dire mon avis sur une matière quelconque, parce qu’à mon âge il ne m’était pas permis d’en avoir un.

Fidèle à ses préceptes et soumis à ses ordres, je ne fus que peu de jours à gagner son estime, devenant en même temps l’enfant de la maison de toutes les dames qui allaient chez lui. Aussi, en qualité de jeune abbé sans conséquence, elles voulaient que je les accompagnasse quand elles allaient voir leurs filles ou leurs nièces aux parloirs des couvents où elles étaient en pension : j’allais chez elles à toutes les heures, sans qu’on m’annonçât ; on me grondait quand je laissais passer une semaine sans me laisser voir ; et quand j’allais dans l’appartement des filles, je les voyais se sauver, mais dès qu’elles s’apercevaient que ce n’était que moi, elles revenaient ; et leur confiance me paraissait charmante.

Avant dîner, M. de Malipiero s’amusait à m’interroger sur les avantages que me procurait l’accueil que me faisaient les respectables dames dont j’avais fait la connaissance chez lui, me disant, avant que je lui répondisse, qu’elles étaient la sagesse même, et que tout le monde jugerait mal de moi, si je disais jamais quelque chose de contraire à la bonne réputation dont elles jouissaient. Il m’insinuait par là le sage précepte de la discrétion.

Ce fut chez ce sénateur que je fis la connaissance de Mme Manzoni, femme d’un notaire public, dont j’aurai occasion de parler. Cette digne dame m’inspira le plus grand attachement, et me donna des leçons et des conseils très sages : si j’en avais profité et que je les eusse suivis, ma vie n’aurait pas été orageuse, mais aussi ne la trouverais-je pas aujourd’hui digne d’être écrite.

Tant de belles connaissances avec des femmes qu’on appelle comme il faut me donnèrent l’envie de plaire par la figure et l’élégance de ma mise ; mais mon curé y trouva à redire, d’accord en cela avec ma bonne grand’maman. Un jour, me prenant à part, il me dit avec des paroles mielleuses que dans l’état que j’avais embrassé je devais penser à plaire à Dieu par le cœur, et non au monde par la figure. Il désapprouva ma frisure trop soignée et l’odeur trop délicate de ma pommade. Il me dit que le démon m’avait pris par les cheveux, que j’étais excommunié, si je continuais à les soigner ainsi, et finit par me citer ces paroles d’un concile œcuménique : Clericus qui nutrit comam anathema sit (Anathème à l’ecclésiastique qui laisse croître sa chevelure). Je lui répondis en lui citant l’exemple de cent abbés musqués qu’on ne regardait point comme excommuniés, qu’on laissait fort tranquilles et qui cependant mettaient quatre fois plus de poudre que moi, qui n’en mettais qu’une ombre ; qui se servaient de pommade ambrée qui faisait pâmer les femmes, tandis que la mienne qui sentait le jasmin m’attirait les compliments de toutes les sociétés que je fréquentais. Je finis par lui dire que j’étais fâché de ne pouvoir lui obéir et que, si j’avais voulu vivre dans la malpropreté, je me serais fait capucin, et non abbé.

Ma réponse dut sans doute l’irriter beaucoup, car trois ou quatre jours après, ayant su persuader ma grand’mère de le laisser entrer dans ma chambre le matin avant que je fusse éveillé, ce prêtre vindicatif ou fanatique s’approcha doucement de mon lit, et avec de bons ciseaux il me coupa impitoyablement tous les cheveux de devant d’une oreille à l’autre. Mon frère François, qui était dans la chambre voisine, le vit, le laissa faire et en fut même charmé, car, portant perruque, il était jaloux de la beauté de mes cheveux. Il a été envieux toute sa vie, combinant pourtant, sans que je puisse le comprendre, l’envie avec l’amitié. Son vice, comme tous les miens, doit aujourd’hui être mort de vieillesse.

Après sa belle opération, le curé sortit comme si de rien n’était ; mais, m’étant éveillé peu après et mes mains m’ayant fait connaître toute l’horreur de cette exécution inouïe, ma colère et mon indignation furent à leur comble.

Quels projets de vengeance n’enfantai-je pas, dès qu’un miroir à la main je vis l’état dans lequel m’avait mis ce prêtre audacieux ! Au bruit que je faisais, ma grand’mère accourut, et, tandis que mon frère riait, cette bonne vieille m’assurait que, si elle avait pu prévoir les intentions du curé, elle se serait bien gardée de le laisser entrer. Elle parvint enfin à me calmer un peu en convenant que ce prêtre avait outrepassé les bornes d’une correction permise.

Déterminé à me venger, je m’habillais en ruminant cent noirs projets. Il me semblait que j’avais le droit de me venger d’une manière sanglante, à l’abri de toutes les lois. Les théâtres étant ouverts, je sortis en masque et me rendit chez l’avocat Carrare, dont j’avais fait la connaissance chez le sénateur, pour savoir de lui si je pouvais attaquer le curé en justice. Il me dit qu’il n’y avait pas longtemps qu’on avait ruiné une famille pour avoir coupé la moustache à un Esclavon, ce qui était beaucoup moins qu’un toupet entier, et que, si je voulais intenter au curé un procès qui le fît trembler, je n’avais qu’à ordonner. J’y consentis en le priant de dire le soir à M. de Malipiero la raison qui m’avait empêché de me rendre chez lui ; car il était naturel que je ne me montrasse plus avant que mes cheveux ne fussent revenus.

Je me retirai pour aller faire avec mon frère un repas fort mince en comparaison de ceux que je faisais chez le vieux sénateur. La privation de la chère délicate à laquelle Son Excellence m’avait accoutumé n’était pas la moins pénible que m’imposât l’action furibonde de ce violent curé dont j’étais le filleul. Mon dépit était tel que j’en versais des larmes, et d’autant plus que je sentais que cet affront avait en soi quelque chose de comique qui me donnait un ridicule que je considérais comme plus déshonorant qu’un crime.

Je me couchai de bonne heure, et un bon sommeil de dix heures ayant rafraîchi mes sens, je me trouvai moins ardent, mais non moins décidé à poursuivre le curé en justice.

Je me mis à m’habiller dans le dessein de me rendre chez mon avocat pour y prendre connaissance de la plainte, lorsque je vis entrer un coiffeur habile que j’avais connu chez Mme Cantarini. Il me dit qu’il était envoyé par M. de Malipiero, pour qu’il me raccommodât les cheveux de façon que je pusse sortir, car il désirait que j’allasse dîner avec lui ce jour-là même. Après avoir considéré le dégât, il me dit, en se mettant à rire, que je n’avais qu’à le laisser faire et qu’il allait me mettre en état de sortir avec plus d’élégance qu’auparavant ; et effectivement, m’ayant arrangé le toupet en vergette, je me trouvais si bien que je me tins pour vengé.

Ayant oublié l’injure, je passai chez l’avocat pour lui dire de ne faire aucune poursuite, et de là je volai chez M. de Malipiero où le hasard fit que je trouvai le curé, auquel, malgré ma joie, je ne pus m’empêcher de lancer un regard fort peu amical. On ne parla point de cette affaire, le sénateur observa tout, et le curé partit, bien repentant sans doute, car pour le coup je méritais réellement l’excommunication par l’extrême recherche de ma frisure.

Après le départ de mon cruel parrain, je ne dissimulai pas avec M. de Malipiero : je lui dis clairement que je me chercherais une autre église, ne voulant pas du tout être membre de celle d’un homme aussi irascible et capable de se porter à de tels excès. Le sage vieillard me dit que j’avais raison : c’était le moyen de me faire faire tout ce qu’il voudrait. Le soir toute l’assemblée, qui avait su toute l’histoire, me fit des compliments, m’assurant que rien n’était plus joli que ma figure. J’étais dans une sorte de ravissement, et d’autant plus qu’il y avait une quinzaine de jours que l’affaire était arrivée et que M. de Malipiero ne me parlait point de retourner à l’église. Il n’y avait que ma seule grand’mère qui ne cessait de me dire que je devais y retourner. Mais ce calme était comme le précurseur de l’orage, car au moment où j’étais le plus tranquille M. de Malipiero me jeta dans l’étonnement en me disant que l’occasion se présentait d’y retourner et d’avoir du curé une ample satisfaction. « Je dois, ajouta le sénateur, en ma qualité de président de la confraternité du Saint-Sacrement, choisir l’orateur qui en fasse le panégyrique le quatrième dimanche de ce mois, qui tombe précisément la seconde fête de Noël. Or, c’est toi que je vais lui proposer, et je suis sûr qu’il n’osera pas te refuser. Que dis-tu de ce triomphe ? Te semble-t-il beau ? »

A cette proposition ma surprise fut extrême, car il ne m’était jamais venu en tête d’être prédicateur, et je ne m’étais jamais avisé de me croire capable de composer un sermon et de le débiter. Je lui dis que j’étais sûr qu’il plaisantait ; mais, m’ayant répondu que c’était très sérieusement qu’il parlait, il n’eut besoin que d’un instant pour me persuader et me faire croire à moi-même que j’étais né pour devenir le plus célèbre prédicateur du siècle, aussitôt que je serais devenu gras, qualité dont j’étais loin encore, car à cette époque j’étais fort maigre. Je ne doutais ni de ma voix ni de mon action, et pour ce qui est de la composition, je me sentais assez de force pour produire facilement un chef-d’œuvre.

Je dis à M. de Malipiero que j’étais prêt et qu’il me tardait d’être chez moi pour me mettre en besogne ; que, sans être théologien, je connaissais la matière, et que je dirais des choses surprenantes et neuves.

Le lendemain, quand je revis ce seigneur, il s’empressa de m’apprendre que le curé avait été enchanté de son choix et plus encore de ma bonne volonté à accepter cette commission, mais qu’il exigeait que je lui montrasse mon panégyrique dès que je l’aurais achevé, car, la matière étant du ressort de la plus sublime théologie, il ne pouvait me permettre de monter en chaire que sûr que je ne débiterais point des hérésies. J’y consentis, et dans le courant de la semaine je composai et mis au net mon ouvrage. Je conserve encore ce panégyrique et je ne puis m’empêcher de dire que, malgré mon âge, je le trouve excellent.

Je ne saurais exprimer la joie de ma bonne grand’mère ; elle ne faisait que pleurer de bonheur de voir son petit-fils devenu apôtre. Elle voulut que je lui lusse ma composition, qu’elle écouta en disant son chapelet, et elle la trouva fort belle. M. de Malipiero, qui ne m’écoutait pas en récitant son rosaire, me dit qu’il ne plairait pas au curé. J’avais pris mon thème d’Horace :

Ploravere suis non respondere favorem

Speratum meritis

(Ils se plaignent avec douleur que la faveur espérée ne répondit pas à leurs mérites.)

Je déplorais la méchanceté et l’ingratitude du genre humain, qui avait manqué le projet que la divine sagesse avait enfanté pour le rédimer. Il n’aurait pas voulu que j’eusse pris mon texte d’un hérétique, mais du reste il était ravi de voir que mon sermon n’était pas entrelardé de citations latines.

Je me rendis chez le curé pour le lui lire ; mais, ne l’ayant point trouvé et voulant l’attendre, je m’approchai d’Angela, sa nièce, et j’en devins amoureux. Elle était occupée à broder au tambour, et m’étant assis auprès d’elle, elle me dit qu’elle désirait me connaître et qu’elle serait charmée que je lui contasse l’histoire du toupet que son vénérable oncle m’avait coupé.

Mon amour pour Angela me fut fatal, car il fut cause de deux autres qui, à leur tour, en amenèrent beaucoup d’autres et qui finirent par me faire renoncer à l’état ecclésiastique. Mais allons doucement et n’anticipons point sur l’avenir.

Le curé en rentrant me trouva avec sa nièce, qui était de mon âge, et ne me parut pas en être fâché. Je lui remis mon sermon, il le lut et me dit ensuite que c’était une fort jolie diatribe académique, mais qu’elle ne pouvait point convenir à la chaire.

« Je vous en donnerai un, ajouta-t-il, de ma façon et que personne ne connaît ; vous l’apprendrez par cœur, et je vous permets de dire qu’il est de vous.

- Je vous remercie, très révérend père, mais je veux donner du mien ou rien du tout.

- Mais vous ne débiterez pas celui-ci dans mon église !

- Vous parlerez de cela à M. de Malipiero ; en attendant, je vais porter ma composition à la censure, puis à monseigneur le patriarche, et, si on n’en veut pas, je la ferai imprimer.

- Venez ici, jeune homme : le patriarche sera de mon avis. »

Le soir, chez M. de Malipiero, je racontai en pleine assemblée ma contestation avec le curé. On voulut que je lusse mon panégyrique, et je recueillis tous les suffrages. On loua ma modestie de ce que je ne citais aucun saint Père, qu’à mon âge j’étais censé ne devoir pas connaître ; mais les femmes surtout me trouvèrent admirable en voyant qu’il n’y avait point d’autre passage latin que le texte d’Horace qui, quoique grand libertin, disait cependant de très bonnes choses. Une nièce du patriarche, qui ce soir-là était à l’assemblée, me promit de prévenir son oncle auquel j’étais décidé d’en appeler ; mais M. de Malipiero me dit d’aller en conférer avec lui le lendemain avant de faire aucune démarche. J’obéis.

M’étant rendu chez lui le lendemain matin, il envoya chercher le curé, qui ne tarda pas à venir. Sachant de quoi il était question, il commença à parler longuement et sans que je l’interrompisse ; mais, dès qu’il fut au bout de ses objections, je l’arrêtai en lui disant que, de deux choses l’une : ou le patriarche approuvera mon ouvrage que je lui réciterai tout au long, ou il ne l’approuvera pas ; dans le premier cas, je le débiterai à l’église sans aucune responsabilité pour vous, et dans le second, je fléchirai.

Frappé de ma détermination : « N’y allez pas, me dit le curé, et je l’approuve : je vous demande seulement de changer de texte, car Horace était un scélérat. Pourquoi citez-vous Sénèque, Tertullien, Origène, Boèce ? Ils étaient tous hérétiques et doivent par conséquent vous paraître plus abominables qu’Horace, qui enfin ne pouvait pas être chrétien ! »

Cependant, m’apercevant que cela ferait plaisir à M. de Malipiero, je consentis à la fin à substituer à mon texte celui que me donna le curé, quoique ce dernier ne cadrat nullement au sujet ; et afin d’avoir un prétexte de voir sa nièce, je lui remis mon panégyrique en lui disant que j’irais le reprendre le lendemain. J’en envoyai par vanité un exemplaire au docteur Gozzi, mais le bon homme me prêta à rire de bon cœur en me le renvoyant et en me faisant dire que j’étais fou ; que si l’on me permettait de le réciter en chaire, je me déshonorerais avec celui qui m’avait élevé.

Son jugement ne m’en imposa pas, et au jour marqué je prononçai mon panégyrique dans l’église du Saint-Sacrement devant un auditoire des plus choisis. Je fus généralement applaudi, et tout le monde crut devoir me prédire que j’étais destiné à devenir le premier prédicateur du siècle, puisqu’à l’âge de quinze ans jamais personne n’avait joué ce rôle aussi bien que moi.

Dans la bourse où la coutume est de déposer une offrande au prédicateur, le sacristain qui la vida trouva plus de cinquante sequins et des billets amoureux dont les bigots furent scandalisés. Un billet anonyme dont je crus deviner l’auteur me fit faire un faux pas que je crois devoir passer sous silence. Cette riche moisson, dans le grand besoin d’argent où je me trouvais, me fit penser sérieusement à devenir prédicateur, et je fis part de ma résolution au curé en lui demandant son secours. Cela me mit en possession du droit d’aller chez lui chaque jour, et j’en profitai pour entretenir Angela, dont je devenais chaque jour plus épris ; mais Angela était sage ; elle voulait bien que je l’aimasse, mais elle voulait aussi que je quittasse l’état ecclésiastique et que je l’épousasse. Je ne pouvais m’y résoudre malgré mon penchant pour elle, et cependant je continuais à la voir, espérant la faire changer de conduite.

Un jour, le curé, qui enfin avait goûté mon premier panégyrique, me chargea d’en faire un pour la fête de saint Joseph, m’invitant à le prononcer, le 19 mars 1741. Je le fis, et le pauvre curé n’en parlait qu’avec enthousiasme ; mais il était écrit que je ne devais prêcher qu’une fois dans ma vie. Voici cette cruelle histoire, trop vraie et qu’on a la barbarie de trouver comique.

Jeune et présomptueux, je me figurai n’avoir pas besoin de me donner grand’peine pour apprendre mon sermon ; j’en étais l’auteur, j’en avais les idées et l’ordonnance dans la tête, et il ne me semblait pas dans l’ordre des choses possibles de pouvoir l’oublier. Je pouvais ne pas me rappeler telle ou telle phrase, mais j’étais le maître d’en substituer une autre équivalente ; et de même qu’il ne m’arrivait jamais de rester court quand je parlais à une société d’honnêtes gens, il ne me paraissait pas vraisemblable qu’il pût m’arriver de rester muet devant un auditoire où je ne connaissais personne qui pût m’intimider et me faire perdre tout à coup la faculté de raisonner. Je me divertissais donc à mon ordinaire, me contentant de relire soir et matin ma composition, afin de me la bien imprimer dans ma mémoire, dont jusque-là je n’avais jamais eu occasion de me plaindre.

Arriva le 19 mars, jour où à quatre heures après-midi je devais monter en chaire ; mais, dans la disposition d’esprit où je me trouvais, je n’eus pas la force de me refuser au plaisir de dîner avec le comte de Mont-Réal, qui logeait chez moi et qui avait invité le patricien Barozzi, lequel après les Pâques prochaines devait s’unir à sa fille.

J’étais encore à table avec toute la belle compagnie, lorsqu’un clerc vint m’avertir qu’on m’attendait à la sacristie. L’estomac plein et la tête altérée, je pars, je cours à l’église et je monte en chaire.

Je dis très bien l’exorde et je prends haleine ; mais, à peine les premières phrases de la narration prononcées, je ne sais plus ce que je dis, ni ce que je dois dire, et, voulant poursuivre de force, je bats la campagne. Ce qui acheva de me déconcerter, ce fut un murmure confus dans tout l’auditoire inquiet, où chacun s’était facilement aperçu de mon mécompte. J’en vois plusieurs sortir de l’église, j’en crois entendre qui rient, je perds la tête et l’espoir de me tirer d’affaire.

Il me serait impossible de dire si je fis semblant de tomber en défaillance, ou si je m’évanouis en effet ; mais ce que je sais, c’est que je me laissai tomber sur le plancher de la chaire en me frappant fortement la tête contre le mur, désirant avoir pu m’anéantir.

Deux clercs vinrent me prendre pour me porter à la sacristie où, sans dire un mot à personne, je pris mon manteau et mon chapeau et j’allai m’enfermer dans ma chambre. Là je me mets en habit court, tel que les abbés le portent à la campagne, et, après avoir mis mes effets dans un porte-manteau, j’allai trouver ma grand’mère pour lui demander de l’argent, et je partis pour Padoue, afin d’y passer mon troisième examen. J’y arrivai à minuit et j’allai coucher chez le bon docteur Gozzi, auquel je ne me sentis pas tenté de faire part de ma malencontreuse aventure.

Je passai à Padoue le temps nécessaire pour me préparer au doctorat pour l’année suivante, et, après les fêtes de Pâques, je revins à Venise où je trouvai mon malheur oublié ; mais il ne fut plus question de me faire prêcher, ou, si l’on fit encore des tentatives pour m’engager à recommencer, j’eus la force de persister dans ma résolution de ne plus goûter de ce métier.

La veille de l’Ascension, M. Manzoni me présenta à une jeune courtisane qui faisait alors grand bruit dans Venise, et qu’on appelait Cavamacchie, parce que son père avait été dégraisseur. Ce nom l’humiliant, elle voulait qu’on la nommât Preati, qui était son nom de famille, mais en vain : ses amis se contentaient de l’appeler par son nom de baptême, Juliette. Cette jeune personne avait été mise en réputation par le marquis de Sanvitali, seigneur parmesan, qui lui avait donné cent mille ducats pour prix de ses faveurs. On ne parlait à Venise que de la beauté de cette fille, et il était du bon ton de la voir. On se croyait heureux de l’avantage de lui parler et surtout d’être admis à sa coterie. Comme il m’arrivera d’avoir plusieurs fois à parler d’elle dans le cours de cette histoire, le lecteur ne sera point fâché, je pense, de connaître un peu son histoire.

Un jour Juliette, n’ayant encore que quatorze ans, fut envoyée par son père porter un habit dégraissé à un noble vénitien, nommé Marco Muazzo. Ce noble l’ayant trouvée belle malgré ses guenilles, alla la voir chez son père avec un célèbre avocat nommé Bastien Uccelli, lequel, plus étonné de l’esprit romanesque et folâtre de Juliette qu’épris de sa beauté et de sa belle taille, la mit en chambre, lui donna un maître de musique, et en fit sa maîtresse. Dans le temps de la foire, Bastien l’ayant conduite dans les lieux publics, elle y attira tous les regards et captiva les suffrages de tous les amateurs. Elle fit d’assez rapides progrès en musique, et au bout de six mois elle se crut assez forte pour s’engager à un entrepreneur de théâtre qui la conduisit à Vienne pour lui faire jouer un rôle de castrato dans un opéra de Métastase.

L’avocat crut alors devoir la quitter ; il la céda à un riche juif qui, après lui avoir donné de beaux diamants, la laissa à son tour.

Arrivée à Vienne, Juliette parut sur la scène, et sa beauté lui attira des suffrages que ses talents, au-dessous du médiocre, ne lui auraient jamais valus. Mais, la foule d’adorateurs qui allait sacrifier à l’idole et qui se renouvelait chaque semaine ayant trop ébruité ses exploits, l’auguste Marie-Thérèse crut devoir ne point tolérer ce nouveau culte dans sa capitale, et fit signifier à la belle actrice de quitter Vienne sans délai.

Le comte Spada s’empara d’elle et la reconduisit à Venise, d’où elle se rendit à Parme pour y chanter. Ce fut là qu’elle enflamma le comte Sanvitali ; mais, la comtesse l’ayant une fois trouvée dans sa loge, et Juliette ayant tenu quelque propos inconvenant, cette dame lui donna un bon soufflet, ce qui la fit renoncer au théâtre. Elle revint alors à Venise, où, riche du titre de chassée de Vienne, elle ne pouvait manquer de faire fortune. Ce titre, pour ces sortes de femmes, était devenu une espèce de mode ; car, lorsqu’on voulait déprécier une chanteuse ou une danseuse, on disait qu’on ne l’avait point assez estimée pour la chasser de Vienne.

Steffano Querini de Papozzes fut d’abord son amant en titre ; mais au printemps de 1740, le marquis de Sanvitali s’étant mis de nouveau sur les rangs, il l’emporta sur le premier. Aussi le moyen de résister à ce marquis ! Il commença par faire présent à sa belle de cent mille ducats courants, et, pour éviter d’être taxé de faiblesse et de folle prodigalité, il dit que cette somme était à peine suffisante pour venger Juliette du soufflet qu’elle avait reçu de sa femme ; affront qu’au reste l’offensée n’a jamais voulu avouer, car elle sentait que cet aveu l’aurait humiliée ; et elle a toujours préféré rendre hommage à la générosité de son amant. Elle avait raison : un soufflet avoué aurait déversé quelque flétrissure sur ses charmes, et elle trouvait beaucoup mieux son compte à les laisser estimer à leur valeur intrinsèque.

Ce fut en 1741 que M. Manzoni me présenta à cette nouvelle Phryné, comme un jeune abbé qui commençait à se faire un nom. Je la trouvai au milieu de sept ou huit courtisans aguerris qui lui prodiguaient leur encens. Elle était négligemment assise sur un sofa auprès de Querini. Sa personne me surprit. Elle me dit en me regardant des pieds à la tête, comme si j’avais été à vendre, et avec un ton de princesse, qu’elle n’était point fâchée de faire ma connaissance ; ensuite elle m’invita à m’asseoir. Prenant alors ma revanche, je me mis à l’examiner soigneusement et tout à mon aise, et c’est ce que je pouvais d’autant mieux que, quoique le salon fût petit, il était éclairé au moins par vingt bougies.

Juliette avait dix-huit ans : sa blancheur était éblouissante, mais l’incarnat de ses joues, le vermeil de ses lèvres, le noir et la ligne courbe et très étroite de ses sourcils, me parurent plus l’ouvrage de l’art que celui de la nature. Ses dents, qui paraissaient être deux rangs de perles, empêchaient qu’on ne lui trouvât la bouche trop fendue ; et soit nature, soit habitude, elle avait toujours l’air de sourire. Sa gorge couverte d’une gaze légère semblait inviter les amours : je résistai à ses charmes. Ses bracelets et les bagues dont ses doigts étaient surchargés ne m’empêchèrent pas de trouver sa main trop large et trop charnue ; et en dépit du soin qu’elle prenait de cacher ses pieds, une pantoufle délatrice qui gisait au bas de la robe me suffit pour juger qu’ils étaient proportionnés à la grandeur de sa taille : proportion désagréable, qui déplaît non seulement aux Chinois et aux Espagnols, mais encore à tous les hommes d’un goût délicat. On veut qu’une femme grande ait un petit pied, et ce goût n’est point nouveau car il était celui du sieur Holopherne, qui, sans cela, n’aurait pas trouvé charmante la dame Judith : et sandalia ejus rapuerunt oculos ejus (Ses pantoufles captivèrent ses regards). En somme, je la trouvai belle : mais, dans mon examen réfléchi, comparant sa beauté aux cent mille ducats dont elle avait été le prix, je m’étonnais de me trouver froid et de n’être nullement tenté de donner un seul sequin pour parcourir des charmes que ses habits cachaient à mes regards.

J’y étais à peine depuis un quart d’heure que le bruit de l’onde frappée par les rames d’une gondole annonça le prodigue marquis. Nous nous levâmes, et M. Querini se hâta de quitter sa place, non sans rougir un peu. M. de Sanvitali, plutôt vieux que jeune, et ayant voyagé, prit place auprès d’elle, mais non sur le sofa ; ce qui obligea la belle à se tourner. Ce fut alors que je pus bien l’examiner en face, ce qu’auparavant je n’avais guère pu que de profil.

Depuis mon introduction ayant fait quatre ou cinq visites à Juliette, je me crus assez pénétré de son mérite pour dire à l’assemblée de M. de Malipiero, un soir qu’’on m’interrogeait là-dessus, qu’elle ne pouvait plaire qu’à des gourmands dont les goûts étaient émoussés ; car elle n’avait ni les beautés de la simple nature, ni l’esprit de la société, ni un talent marqué, ni des manières aisées, chose que les hommes comme il faut aiment à trouver dans une femme. Ma décision plut à toute la société, mais M. de Malipiero me dit obligeamment à l’oreille que Juliette serait certainement informée du portrait que je venais d’en faire et qu’elle deviendrait mon ennemie. Il devina juste.

Je trouvais cette fille singulière en ce qu’elle ne m’adressait que rarement la parole, et que chaque fois qu’elle me regardait elle se servait d’une lorgnette, ou bien elle rétrécissait ses paupières, comme si elle eût voulu me priver de l’honneur de voir entièrement ses yeux, dont la beauté était incontestable. Ils étaient bleus, merveilleusement bien fendus, à fleur de tête et enluminés d’un iris inconcevable que la nature ne donne quelquefois qu’à la jeunesse, et qui disparaît d’ordinaire vers les quarante ans après avoir fait des miracles. Le grand Frédéric l’a conservé jusqu’à sa mort.

Juliette fut informée du portrait que j’avais fait d’elle chez M. de Malipiero par l’indiscret rationnaire Xavier Cortantini. Un soir, me trouvant chez elle avec M. Manzoni, elle lui dit qu’un grand connaisseur lui avait trouvé des défauts qui la déclaraient maussade ; mais elle se garda bien de les spécifier. Je n’eus pas de peine à comprendre qu’elle tirait sur moi à ricochet, et je me tins prêt à l’ostracisme, qu’elle me fit cependant attendre une bonne heure. La conversation étant enfin tombée sur un concert que l’acteur Imer avait donné et où Thérèse sa fille avait brillé, elle m’adressa directement la parole en me demandant ce que M. de Malipiero faisait d’elle. Je lui dis qu’il lui donnait de l’éducation.

« Il en est capable, me répondit-elle, car il a beaucoup d’esprit ; mais je voudrais savoir ce qu’il fait de vous ?

- Tout ce qu’il peut.

- On m’a dit qu’il vous trouve un peu bête. »

Les rieurs, comme de raison, furent pour elle ; et moi, un peu confus et ne sachant que répondre, après un quart d’heure de triste figure, je pris congé, bien décidé à ne plus remettre les pieds chez elle. Le lendemain à dîner, la narration de cette rupture fit beaucoup rire mon vieux sénateur.

Je passai l’été à filer le parfait amour auprès de mon Angela chez sa maîtresse à broder ; mais son extrême réserve m’irritait et mon amour était déjà devenu un tourment. Avec un naturel ardent, j’avais besoin d’une amante dans le genre de Bettine, qui sût contenter mon amour sans l’éteindre. Ayant moi-même encore une sorte de pureté, j’avais pour cette jeune personne une vénération extrême. Je la regardais comme le palladium de Cécrops. Neuf encore, j’avais de l’éloignement pour les dames, et ma niaiserie allait jusqu’à être jaloux de leurs époux.

Angela était négative au suprême degré, sans cependant être coquette : le feu que j’éprouvais pour elle me desséchait. Les discours pathétiques que je lui tenais faisaient plus d’effet sur deux jeunes sœurs, ses compagnes, que sur elle ; et si mes regards n’avaient pas été entièrement occupés de cette cruelle, je me serais aperçu sans doute qu’elles la surpassaient en beauté et en sentiment ; mais mes yeux fascinés ne voyaient qu’elle. A toutes mes tendresses elle répondait qu’elle était prête à devenir ma femme, et elle croyait que mes désirs ne devraient pas aller plus loin ; et lorsqu’elle daignait me dire qu’elle souffrait autant que moi, elle croyait m’avoir accordé la plus grande faveur.

Dans cette situation d’esprit, je reçus, au commencement de l’automne, une lettre de la comtesse de Mont-Réal qui me sollicitait d’aller passer quelque temps à une terre qui lui appartenait et qu’on appelait Pasean. Elle devait avoir brillante compagnie, et sa fille, devenue dame vénitienne, qui avait de l’esprit et de la beauté, et un œil si beau qu’il la dédommageait de la perte de l’autre. Je me rendis à son invitation, et, ayant trouvé à Pasean le plaisir et la gaieté, il ne me fut pas difficile de l’augmenter en oubliant pour quelque temps les rigueurs de ma cruelle Angela.

On m’avait donné au rez-de-chaussée une jolie chambre qui ouvrait sur le jardin, et je m’y trouvais fort bien sans me soucier de connaître mes voisins. Le matin après mon arrivée et encore à peine éveillé, mes yeux furent ravis à l’aspect de l’objet charmant qui vint m’apporter mon café. C’était une fille toute jeune, mais formée comme une jeune personne de dix-sept ans ; elle n’en avait cependant que quatorze. Sa peau d’albâtre, l’ébène de ses cheveux, des yeux noirs pleins de feu et de candeur, sa chevelure dans un agréable désordre, pour tout vêtement une chemise et un jupon court, qui laissait apercevoir une jambe bien faite et le plus joli petit pied, tout concourait à la présenter à mes regards sous l’aspect d’une beauté originale et parfaite. Je la regardais avec le plus grand intérêt, et son œil se reposait sur moi comme si nous avions été d’anciennes connaissances.

« Avez-vous été content de votre lit ? me dit-elle.

- Trèscontent ; je suis sûr que c’est vous qui l’aviez fait. Qui êtes-vous ?

- Je suis Lucie, fille du concierge ; je n’ai ni frères ni sœurs, et j’ai quatorze ans. Je suis bien aise que vous n’ayez point de serviteur ; c’est moi qui vous servirai, et Je suis sûre que vous serez bien content de moi. »

Enchanté de ce début, je me mets sur mon séant, et elle m’aide à passer ma robe de chambre en me disant cent choses que je ne comprenais pas. Je commence à prendre mon café, interdit autant qu’elle était à son aise, et frappé d’une beauté à laquelle il était impossible d’être indifférent. Elle s’était assise sur le pied du lit, ne justifiant la liberté qu’elle prenait que par un rire qui disait tout.

Je continuais à prendre mon café lorsque le père et la mère de Lucie entrèrent. Elle ne bougea point de sa place, et, tout en les regardant, elle semblait s’enorgueillir de l’occuper. Ces bonnes gens la grondèrent avec douceur, me demandèrent pardon pour elle, et Lucie sortit pour aller vaquer à ses affaires.

Dès qu’elle fut sortit, son père et sa mère me firent mille honnêtetés et l’éloge de leur fille.

« C’est, me dirent-ils, notre unique enfant, une fille chérie, l’espoir de notre vieillesse. Elle nous aime, nous obéit et craint Dieu ; elle est saine comme un poisson, ajoutèrent-ils, et nous ne lui connaissons qu’un seul défaut.

- Quel est-il ?

- Elle est trop jeune.

- Charmant défaut dont le temps la corrigera. »

Je ne fus pas longtemps à me convaincre que j’avais devant moi la probité, la vérité, les vertus domestiques et le vrai bonheur. Pendant que cette idée m’occupait délicieusement, voilà Lucie qui rentre, gaie comme un pinçon, bien lavée, habillée, coiffée à sa manière et bien chaussée, et qui après m’avoir fait une révérence de village va donner deux baisers à son père et à sa mère ; après quoi elle va s’asseoir sur les genoux de ce brave homme. Je lui dis de s’asseoir sur mon lit, mais elle me répondit que tant d’honneur ne lui était point permis lorsqu’elle était vêtue. Ce que cette réponse renfermait de simplicité et d’innocence me parut ravissant et me fit sourire. J’examinai si sa petite toilette la rendait plus jolie que son négligé, et je résolus en faveur de ce dernier. Enfin Lucie me parut être bien supérieure, non seulement à Angela, mais même à Bettine.

Le coiffeur étant venu, l’honnête et simple famille sortit, et, après avoir fait ma toilette, je me rendis auprès de la comtesse et de son aimable fille : la journée se passa très gaiement, comme on les passe en général à la campagne quand on a une société choisie.

Le lendemain, à peine éveillé, je sonne, et voilà Lucie qui parait, simple et naturelle comme la veille, surprenante par ses raisonnements et par ses manières.

Tout en elle brillait sous le charmant vernis de la candeur et de l’innocence. Je ne pouvais concevoir comment, étant sage, honnête et point sotte, elle pouvait s’exposer à venir si familièrement chez moi sans craindre de m’enflammer. « Il faut, me disais-je, que, n’attachant aucune importance à certains badinages, elle ne soit pas scrupuleuse, » et dans cette idée, je me décidai à la convaincre que je lui rendais justice. Je ne me sentais pas coupable envers ses parents, que je jugeais aussi peu soucieux qu’elle ; je ne craignais pas non plus d’être le premier à alarmer sa belle innocence et à introduire dans son âme la ténébreuse lumière de la malice : et, ne voulant être ni dupe du sentiment ni agir contre, je voulus m’éclaircir. J’allonge une main audacieuse sur elle, et par un mouvement involontaire elle recule, rougit, sa gaieté disparaît, et, tournant la tête comme pour chercher quelque chose, elle attendit que son trouble fût passé. Tout cela s’était passé en moins d’une minute. Elle s’approcha de nouveau, laissant apercevoir un peu de honte d’avoir pu se montrer un peu maligne, et la crainte d’avoir mal interprété une action qui, de mon côté, aurait pu être innocente ou du bel usage. Son rire naturel revint bien vite, et, m’ayant fait lire en un clin d’œil dans son âme tout ce que je viens de décrire, je me hâtai de la rassurer ; et, voyant que je hasardais trop par l’action, je me proposai d’employer la matinée du lendemain à la faire causer.

Le lendemain, poursuivant mon projet, et la prenant sur un propos qu’elle me tenait, je lui dis qu’il faisait froid, et qu’elle ne le sentirait pas, si elle était à côté de moi.

« Vous incommoderais-je ? me dit-elle.

- Non ; mais je pense que, si ta mère survenait, elle serait fâchée.

- Elle ne pensera pas à malice.

- Viens donc. Mais, Lucie, tu sais quel danger tu cours ?

- Certainement ; mais vous êtes sage et, qui plus est, abbé.

- Viens, mais avant ferme la porte.

- Non, non ; car on penserait… que sais-je ? »

Elle se mit enfin à côté de moi en continuant à jaser, sans que je comprisse rien à ce qu’elle disait ; car dans cette singulière position, ne voulant point écouter mes désirs, j’avais l’air du plus engourdi des hommes.

La sécurité de cette fille, sécurité qui, bien certainement, n’était pas feinte, m’en imposait au point que j’aurais eu honte de la désabuser. Elle me dit enfin que quinze heures avaient sonné, et que, si le vieux comte Antonio descendait et qu’il nous trouvât comme ça, il lui ferait des plaisanteries qui l’ennuieraient.

« C’est un homme, me dit-elle, que, quand je le vois, je me sauve. » Là-dessus elle quitta la place, et sortit.

Je restai longtemps immobile à la même place, hébété, stupéfait et livré au tumulte des sens autant qu’à mes réflexions. Le lendemain, voulant rester calme, je la laissai assise sur mon lit, et les raisonnements dans lesquels je la fis entrer finirent par me prouver qu’elle était à juste titre l’idole de ses honnêtes parents, et que la liberté de son esprit et sa conduite sans gêne ne venaient que de son innocence et de la pureté de son âme. Sa naïveté, sa vivacité, sa curiosité et la rougeur pudique qui couvrait son beau visage lorsque les choses plaisantes qu’elle me disait me forçaient à rire, et dans lesquelles elle n’entendait point malice, tout me faisait connaître que c’était un ange qui ne pouvait manquer de devenir la victime du premier libertin qui entreprendrait de la séduire. Je me sentis assez fort pour n’avoir rien à me reprocher avec elle. La seule pensée m’en faisait frémir, et mon amour-propre garantissait l’honneur de Lucie à ses bons parents qui me l’abandonnaient, fondés sur la bonne opinion qu’ils avaient de mes mœurs. Il me semblait que j’aurais été méprisable à mes propres yeux, si j’avais pu trahir la confiance qu’ils avaient en moi. Je pris donc le parti de me dompter, et, sûr d’obtenir toujours la victoire, je me déterminai à combattre contre moi-même, content que sa seule présence fût la récompense de mes efforts. Je ne connaissais pas encore cet axiome que « tant que le combat dure la victoire est incertaine. »

Sa conversation me plaisant, l’instinct me fit lui dire qu’elle me ferait plaisir de venir le matin de meilleure heure, de m’éveiller même, si je dormais ; et j’ajoutai, comme pour donner plus de poids à ma prière, que moins je dormais et mieux je me portais ; je trouvai par là le moyen de faire durer nos entretiens trois heures au lieu de deux, sans que cet artifice empêchât qu’au gré de mes vœux le temps ne s’envolât comme un éclair.

Sa mère venait parfois pendant que nous causions, et dès que cette bonne femme la voyait assise sur mon lit, elle n’avait plus rien à lui dire, admirant ma bonté à la souffrir ainsi. Lucie lui donnait cent baisers, et cette trop bonne femme me priait de lui donner des leçons de sagesse et de lui cultiver l’esprit ; mais après son départ Lucie ne croyait pas être plus libre et conservait le même ton sans aucune nuance.

La société de cet ange me faisait souffrir les plus cruelles peines en même temps qu’elle me procurait les plus douces délices. Souvent ses joues à deux doigts de ma bouche me faisaient concevoir le désir de la couvrir de baisers, et mon sang s’enflammait quand je lui entendais dire qu’elle aurait voulu être ma sœur. Mais j’avais assez de retenue pour éviter le moindre contact : car je sentais qu’un seul baiser aurait été l’étincelle qui eût fait sauter en l’air tout l’édifice. Lorsqu’elle partait, je restais ébahi d’avoir remporté la victoire, mais, toujours plus avide de nouveaux lauriers, je soupirais après le lendemain pour renouveler ce doux et dangereux combat. Ce sont les petits désirs qui rendent un jeune homme hardi ; les grands l’absorbent et le contiennent.

Au bout de dix à douze jours, me trouvant dans la nécessité de finir ou de devenir scélérat, je me décidai d’autant mieux pour le premier parti que rien ne m’assurait le succès du second ; car Lucie, devenue héroïne dès que je l’aurais mise dans le cas de se défendre, la porte de la chambre étant ouverte, m’aurait exposé à la honte et à un repentir inutile ; et cette idée m’effrayait. Cependant, pour en finir, je ne savais comment m’y prendre. Je ne pouvais plus résister à une beauté qui, dès la pointe du jour, à peine vêtue, courait avec gaieté, venait auprès de ma couche me demander si j’avais bien dormi, s’approchait familièrement de mes joues, et me mettait pour ainsi dire les paroles sur les lèvres. Dans un moment si dangereux, je détournais la tête, et elle, avec son ton d’innocence, me reprochait d’avoir peur, tandis qu’elle était dans la sécurité, et quand je lui répondais ridiculement qu’elle avait tort de croire que j’eusse peur d’une enfant, elle me répliquait que la différence de deux ans n’était rien.

N’en pouvant plus et sentant à chaque instant s’accroître l’ardeur qui me consumait, je m’arrêtai au parti de la prier elle-même de ne plus venir, et cette résolution me parut sublime et d’un effet immanquable ; mais, en ayant remis l’exécution au jour suivant, je passai une nuit difficile à décrire, obsédé par l’image de Lucie et par l’idée que je la verrais le jour suivant pour la dernière fois. Je me figurai que Lucie, non seulement se prêterait à mon projet, mais qu’elle concevrait de moi la plus haute estime pour le reste de sa vie.

Le lendemain, le jour venait à peine de paraître, voilà Lucie rayonnante, radieuse, le sourire du bonheur sur sa jolie bouche, et sa belle chevelure dans le plus ravissant désordre, qui se précipite vers mon lit, les bras ouverts ; mais, s’arrêtant tout à coup, ses traits prennent l’expression de la tristesse et de l’inquiétude en voyant que je suis pâle, défait, affligé.

« Qu’avez-vous ? me dit-elle ave intérêt.

- Je n’ai pu dormir de la nuit.

- Et pourquoi ?

- Parce que je me suis déterminé à vous communiquer un projet, triste pour moi, mais qui me captivera toute votre estime.

- S’il doit vous concilier mon estime, il doit au contraire vous rendre gai. Mais dites-moi, monsieur l’abbé, pourquoi, m’ayant tutoyée hier, me traitez-vous aujourd’hui comme une demoiselle ? Que vous ai-je fait ? Je m’en vais chercher votre café, et vous me direz tout après l’avoir pris : il me tarde de vous entendre. »

Elle part, revient, je prends mon café, et, me voyant toujours sérieux, elle s’efforce de m’égayer, parvient à me faire rire, et elle s’en réjouit. Ayant tout remis à sa place, elle ferme la porte parce qu’il faisait du vent, et, ne voulant pas perdre un mot de ce que j’allais lui dire, elle me dit naïvement de lui faire une petite place à côté de moi. Je fis ce qu’elle voulait, car je me sentais presque inanimé.

Après lui avoir fait une fidèle narration de l’état dans lequel ses charmes m’avaient mis, et lui avoir dépeint toutes les peines que j’avais éprouvées pour avoir voulu résister au vif désir de lui donner des preuves de mon amour, je lui représentai que, ne pouvant plus endurer mes tourments, je me croyais réduit à devoir la prier de ne plus se montrer à mes yeux. L’importance du sujet, la vérité de ma passion, le désir que j’avais que mon expédient lui parût un effort sublime d’un amour parfait, tout me fournit une éloquence particulière. Je m’attachai surtout à lui faire vivement sentir les conséquences affreuses qui pourraient résulter d’une conduite différente de celle que je lui proposais, et combien alors nous pourrions être malheureux.

A la fin de mon long sermon, Lucie, voyant mes yeux humides de pleurs, se découvrit pour me les essuyer, sans réfléchir que par cette action elle mettait à découvert deux globes dont la beauté était capable de faire faire naufrage au pilote le plus expert.

Après quelques instants d’une scène muette, cette charmante fille me dit d’un ton triste que mes pleurs l’affligeaient, et qu’elle n’aurait jamais cru pouvoir m’en faire verser.

« Tout ce que vous venez de me dire, ajouta-t-elle, me prouve que vous m’aimez beaucoup ; mais je ne sais pas pourquoi vous pouvez en être si alarmé, tandis que votre amour me fait un plaisir infini. Vous voulez me bannir de votre présence parce que votre amour vous fait peur ; mais que feriez-vous donc, si vous me haïssiez ? Suis-je coupable de vous avoir plu ? et si l’amour que je vous ai inspiré est un crime, je vous assure que je n’ai pas eu l’intention d’en vouloir commettre un, et dès lors vous ne pouvez en conscience m’en punir. Je ne puis vous taire cependant que je suis bien aise que vous m’aimiez. Quant aux risques que l’on court lorsqu’on aime, et que je connais très bien, nous sommes les maîtres de les braver ; et je m’étonne que, bien qu’ignorante, cela ne me paraisse pas difficile, tandis que vous, qui êtes si savant, à ce que chacun dit, vous en paraissez si effrayé. Ce qui me surprend, c’est que l’amour, n’étant pas une maladie, ait pu vous rendre malade, et que l’effet qu’il fait sur moi soit tout contraire. Serait-il possible que je me trompasse, et que ce que je sens pour vous fût autre chose que de l’amour ? Vous m’avez vue si gaie en arrivant ce matin, c’est parce que j’ai rêvé toute la nuit ; mais cela ne m’a point empêchée de dormir ; seulement je me suis éveillée cinq ou six fois pour m’assurer si mon rêve était véritable ; car je rêvais que j’étais auprès de vous ; et quand je voyais que ce n’était pas, je me rendormais bien vite pour rattraper mon rêve, et j’y réussissais. Après cela, n’avais-je pas raison ce matin d’être gaie ? Mon cher abbé, si l’amour est un tourment pour vous, j’en suis fâchée ; mais serait-il possible que vous fussiez né pour ne pas aimer ? Je ferai tout ce que vous m’ordonnerez, excepté que, lors même que votre guérison en dépendrait, je ne cesserai jamais de vous aimer parce que cela n’est pas possible. Si pour guérir cependant vous avez besoin de ne plus m’aimer, faites tout ce que vous pourrez ; car je vous aime mieux vivant sans amour que mort de trop en avoir. Voyez seulement si vous pouvez trouver un autre expédient, car celui que vous m’avez proposé m’afflige. Pensez-y ; il se peut qu’il ne soit pas unique et que vous puissiez en découvrir un moins pénible. Suggérez m’en un plus exécutable, et fiez-vous à Lucie, »

Ce discours vrai, naïf et naturel, me fit voir combien l’éloquence de la nature est supérieure à celle de l’esprit philosophique. Je serrai pour la première fois cette fille céleste entre mes bras en lui disant : « Oui, ma chère Lucie, oui, tu peux porter au mal qui me dévore le plus cher adoucissement : abandonne à mes ardents baisers ta bouche divine qui m’assure que tu m’aimes. »

Nous passâmes ainsi une heure dans un silence délicieux qui n’était interrompu que par ces mots que Lucie répétait de temps en temps : « Oh ! mon Dieu, est-il vrai que je ne rêve pas ? » Je ne cessai pourtant point de respecter son innocence, et cela peut-être parce qu’elle se livrait tout entière et sans la moindre résistance. Mais à la fin, se débarrassant doucement de mes bras, elle me dit avec inquiétude : « Mon cœur commence à parler, il faut que je m’en aille. » Et elle se leva aussitôt.

S’étant un peu rajustée, elle s’assit, et sa mère, étant survenue quelques instants après, me fit compliment sur ma bonne mine et mes belles couleurs ; ensuite elle dit à sa fille d’aller s’habiller pour aller à la messe. Lucie revint une heure après et me dit que le prodige qu’elle avait opéré la rendait tout heureuse et qu’elle s’en glorifiait ; car la santé qu’on me voyait la rendait bien plus sûre de mon amour que l’état pitoyable dans lequel elle m’avait trouvé le matin. « Si ton parfait bonheur, ajouta-t-elle, ne dépend que de moi, fais-le : je n’ai rien à te refuser. »

Dès qu’elle fut sortie, flottant encore entre l’ivresse et la crainte, je réfléchis que je me trouvais au bord du précipice, et que j’avais besoin d’une force surnaturelle pour m’empêcher d’y tomber.

Je restai à Pasean tout le mois de septembre, et les onze dernières nuits de mon séjour, je les passai dans la tranquille et libre possession de Lucie qui, sûre du sommeil de sa mère, venait me trouver et passer entre mes bras les heures les plus délicieuses. Mon ardeur, loin de diminuer, s’accroissait par mon abstinence, à laquelle elle fit tout son possible de me faire renoncer. Elle ne pouvait savourer la douceur du fruit défendu qu’en me le laissant cueillir sans réserve, et l’action d’un contact continuel était trop forte pour qu’une jeune fille pût y résister. Aussi Lucie fit-elle tout son possible pour me donner le change en me disant que j’avais déjà cueilli les dernières faveurs ; mais Bettine m’avait donné de trop bonnes leçons pour que je ne susse pas à quoi m’en tenir ; et j’atteignis la fin de mon séjour sans succomber entièrement à de si douces tentations.

A mon départ de Pasean, je lui promis de revenir au printemps prochain. Nos adieux furent aussi tristes que tendres ; je la laissai dans une situation d’esprit qui fut sans doute la cause de son malheur ; malheur que vingt ans après j’eus lieu de me reprocher en Hollande et que je me reprocherai toujours.

Peu de jours après mon retour à Venise j’avais repris toutes mes habitudes et mon assiduité auprès d’Angela, espérant parvenir au moins au point où j’en étais avec Lucie. Une crainte que je ne trouve pas aujourd’hui dans ma nature, une sorte de terreur panique des conséquences qui pouvaient influer désavantageusement sur mon avenir m’empêchait de jouir. Je ne sais pas si j’ai jamais été parfaitement honnête homme ; mais je sais fort bien que les sentiments que je nourrissais dans ma jeunesse étaient beaucoup plus délicats que ceux que je me suis faits à force de vivre. Une méchante philosophie diminue trop le nombre de ce qu’on appelle préjugés.

Les deux sœurs qui apprenaient à broder au tambour avec Angela étaient ses amies intimes et les confidentes de tous ses secrets. Plus tard, ayant fait leur connaissance, j’appris qu’elles condamnaient ses rigueurs envers moi. Les voyant habituellement avec Angela et connaissant leur intimité, lorsqu’elles étaient seules je leur contais mes plaintes, et, tout plein de l’image de mon inhumaine, je n’avais pas la fatuité de penser que ces jeunes personnes pussent s’amouracher de moi ; mais il m’arrivait souvent de leur parler avec tout le feu qui m’embrasait, ce que je n’osais point faire en présence de l’objet dont j’étais épris. Le véritable amour inspire toujours de la réserve ; on craint de paraître exagérateur en disant tout ce qu’une noble passion inspire ; et l’amant modeste, crainte de dire trop, dit souvent trop peu.

La maîtresse, vieille dévote, qui dans le commencement paraissait indifférente à l’attachement que je témoignais à Angela, finit par se fatiguer de mes visites trop fréquentes, et en fit part au curé, oncle de ma belle. Celui-ci me dit un jour avec douceur que je devais moins fréquenter cette maison, car mon assiduité pourrait être mal interprétée et préjudiciable à la réputation de sa nièce. Ces paroles me parurent un coup de foudre ; mais je fus assez maître de moi pour ne rien lui témoigner qui pût lui donner du soupçon, et je me contentai de lui dire que je suivrais son avis.

Trois ou quatre jours après, j’allais chez la maîtresse brodeuse comme pour lui faire une visite, et j’eus soin de ne point m’arrêter auprès de ces jeunes personnes ; cependant je trouvai le moyen de glisser dans la main de la sœur aînée un petit billet qui en contenait un autre pour ma chère Angela dans lequel je lui faisais connaître les raisons qui m’avaient obligé à suspendre mes visites, et je ne manquais pas de la prier de songer aux moyens qui pourraient me procurer le bonheur de l’entretenir de mes sentiments. Quant à Nanette, je la priais seulement de remettre mon billet à son amie, en lui faisant connaître que je les verrais le surlendemain et que j’espérais qu’elle trouverait le moyen de me remettre une réponse. Elle fit en effet ma commission à merveille, car deux jours après, ayant renouvelé ma visite, elle me remit un billet sans que personne pût s’en apercevoir.

Le billet de Nanette en contenait un très court d’Angela qui, n’aimant pas écrire, me disait seulement de tâcher de faire tout ce que son amie m’écrivait. Voici le billet de Nanette, que j’ai conservé ainsi que toutes les lettres que je rapporte dans mon histoire :

« Il n’y a rien au monde, monsieur l’abbé, que je ne sois prête à faire pour mon amie. Elle vient chez nous tous les jours de fête, elle y soupe et y passe la nuit. Je vous suggère un moyen de faire connaissance avec Mme Orio, notre tante ; mais, si vous réussissez à vous introduire, je vous préviens qu’il faut avoir soin de ne point montrer que vous avez du goût pour Angela, car notre tante trouverait mauvais que vous vinssiez chez elle pour vous faciliter le moyen de voir quelqu’un qui ne lui appartînt pas. Voici donc le moyen que je vous indique, et auquel je prêterai la main de mon mieux. Mme Orio, quoique femme de condition, n’est pas riche, et elle désire par cette raison d’être inscrite sur la liste des veuves nobles qui aspirent aux grâces de la confraternité du Saint-Sacrement, dont M. de Malipiero est président. Dimanche dernier Angela lui dit que vous possédez les bonnes grâces de ce seigneur, et que le plus sûr moyen d’obtenir son suffrage serait de vous engager à le lui demander. Elle lui dit follement que vous êtes amoureux de moi, que vous n’allez chez notre maîtresse que pour avoir occasion de me parler, et qu’il me serait par conséquent facile de vous engager à vous intéresser pour elle. Ma tante répondit que, comme vous êtes prêtre, il n’y a rien à craindre, et que je pourrais vous écrire de passer chez elle : je refusai. Le procureur Rosa, qui est l’âme de ma tante, était présent à cet entretien ; il s’empressa d’approuver mon refus, disant que c’était à elle de vous écrire et non à moi, qu’elle devait vous prier de lui faire l’honneur de passer chez elle pour une affaire qui l’intéresse, et que, s’il est vrai que vous m’aimiez, vous ne manquerez pas de venir. Là-dessus ma tante vous a écrit le billet que vous trouverez chez vous. Si vous voulez trouver Angela chez nous, différez à venir jusqu’à dimanche. Si vous pouvez obtenir à ma tante la bienveillance de M. de Malipiero, vous deviendrez l’enfant de la maison ; mais vous me pardonnerez, si je vous traite mal, car j’ai dit que je ne vous aimais pas. Vous ferez bien de compter fleurettes à ma tante, qui a soixante ans ; M. Rosa n’en sera point jaloux, et vous vous rendrez cher à toute la maison. Quant à moi, je vous ménagerai l’occasion de voir Angela et de lui parler tête à tête : je ferai tout pour vous convaincre de mon amitié. Adieu ! »

Je trouvai ce projet parfaitement bien conçu, et le lendemain, dimanche, ayant reçu le soir le billet de Mme Orio, je me rendis à son invitation. Je fus parfaitement bien accueilli, et cette dame, après m’avoir prié de m’intéresser pour elle, me remit tous les papiers qui pouvaient m’être nécessaires pour la réussite. Je m’engageai obligeamment à la servir, et j’affectai de ne parler que peu à Angela ; mais, en revanche, je faisais semblant d’adresser mes galanteries à Nanette, qui me traitait fort mal. Enfin je captivai l’amitié du vieux procureur Rosa, qui par la suite me fut utile.

J’étais trop intéressé au succès de la demande de Mme Orio pour que ce projet ne m’occupât pas tout entier ; aussi, connaissant l’ascendant de la belle Thérèse Imer sur notre amoureux sénateur, et persuadé que ce vieillard serait heureux de trouver une occasion de lui être agréable, je me déterminai à l’aller voir le lendemain, et j’entrai dans sa chambre sans me faire annoncer. Je la trouvai seule avec le médecin Doro qui, faisant semblant de n’être chez elle qu’en vertu de son ministère, se mit à écrire une recette, lui toucha le pouls et puis s’en alla.

Ce docteur passait pour être amoureux de Thérèse ; M. de Malipiero, qui en était jaloux, lui avait défendu de le recevoir, et elle le lui avait promis. Thérèse savait que j’étais instruit de tout cela : ainsi ma présence dut lui être fort désagréable, car elle n’aurait pas voulu bien certainement que ce vieillard eût été instruit qu’elle se moquait des promesses qu’elle lui faisait. Je crus le moment des plus favorables pour obtenir d’elle tout ce que je pouvais désirer.

Je commençai par lui dire brièvement ce qui m’amenait chez elle, et je ne manquai pas de l’assurer qu’elle pouvait compter sur ma discrétion, et que j’étais incapable de lui nuire. Thérèse, se montrant reconnaissante, s’empressa de m’assurer qu’elle était bien aise de trouver une occasion de m’obliger, et après m’avoir demandé tous les certificats de la dame pour laquelle je m’intéressais, elle s’empressa de me montrer ceux d’une autre dame pour laquelle elle avait promis de parler, ajoutant qu’elle me promettait de la sacrifier à ma protégée, et elle tint parole ; car dès le surlendemain je fus en possession du décret, signé de Son Excellence en sa qualité de président de fraternité des pauvres. Mme Orio fut d’abord inscrite pour les grâces qu’on tirait au sort deux fois par an, en attendant mieux.

Nanette et sa sœur Marton étaient orphelines et filles d’une sœur de Mme Orio. Cette bonne dame n’avait pour toute fortune que la maison où elle habitait et dont elle louait le premier étage, et une pension que lui faisait son frère, secrétaire du conseil des Dix. Elle n’avait chez elle que ses deux charmantes nièces, dont l’ainée avait seize ans et la cadette quinze. Au lieu de domestique, elle avait une vieille femme qui, pour un écu par mois, allait tous les jours lui chercher l’eau et faire son ménage. Le procureur Rosa était son seul ami ; il avait comme elle soixante ans et n’attendait pour l’épouser que le moment où il serait veuf.

Les deux sœurs couchaient ensemble au troisième dans un large lit, où Angela était en tiers tous les jours de fête.

Dès que je me vis possesseur de l’acte que désirait Mme Orio, je m’empressai d’aller faire visite à la maîtresse à broder, afin d’avoir occasion de remettre à Nanette un billet où je lui faisais part de l’heureux succès de mes démarches, en la prévenant que j’irais le surlendemain, qui était un jour de fête, remettre à sa tante le décret de mon sénateur ; et je n’oubliais pas de lui faire les plus vives instances pour qu’elle me ménageât un tête-à-tête avec ma belle.

Le surlendemain, Nanette, attentive à mon arrivée, me remit adroitement un billet en me disant de trouver le moyen de le lire avant de sortir de la maison. J’entre et je vois, auprès de Mme Orio, Angela, le vieux procureur et Marton. Pressé de lire mon billet, je refuse la chaise qu’on me présente et, ayant remis à Mme Orio l’acte qui lui assurait la grâce qu’elle désirait, je ne lui demande d’autre récompense que de lui baiser la main, prétextant le besoin de sortir sans retard.

« Oh ! mon cher abbé, me dit cette dame, vous m’embrasserez, et personne n’y trouvera à redire, puisque j’ai trente ans de plus que vous. » Elle aurait pu dire quarante-cinq sans se tromper.

Je lui donnai deux baisers, dont elle fut sans doute satisfaite, car elle me dit d’aller aussi embrasser ses deux nièces ; mais elles prirent la fuite, et Angela seule brava mon audace. Ensuite la veuve m’invita à m’asseoir….

« Je ne le puis, madame.

- Pourquoi donc, je vous prie ?

- J’ai…

- J’entends. Nanette, montre à monsieur l’abbé.

- Ma tante, dispensez-moi, je vous prie.

- Va donc, Marton.

- Ma tante, faites-vous obéir par mon aînée.

- Hélas ! dis-je, madame, ces demoiselles ont bien raison. Je m’en vais.

- Non, monsieur l’abbé, mes nièces sont de véritables sottes ; monsieur Rosa aura la bonté… »

Le bon procureur me prend affectueusement par la main et me mène au troisième où il me laisse seul. Libre alors, je lis le billet conçu en ces termes :

« Ma tante vous priera à souper ; n’acceptez pas. Partez dès que nous nous mettrons à table, et Marton ira vous éclairer jusqu’à la porte de la rue ; mais ne sortez pas. Dès que la porte sera refermée, tout le monde vous croyant parti, vous monterez à tâtons jusqu’au troisième étage, où vous nous attendrez. Nous monterons dès que M. Rosa sera parti et notre tante couchée. Il ne tiendra qu’à Angela de vous accorder durant toute la nuit un tête-à-tête que je vous souhaite très heureux. »

Quelle joie ! quelle reconnaissance pour le hasard qui me faisait lire ce billet à l’endroit même où je devais attendre l’objet de mon amour ! Sûr de m’y retrouver sans la moindre difficulté, je redescends chez Mme Orio tout plein de mon bonheur.

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