Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 7
CHAPITRE III
ОглавлениеBettine crue folle. - Le père Mancia. - La petite vérole. - Mon départ de Padoue.
Bettine devait être au désespoir, ne sachant pas en quelles mains son billet pouvait être tombé ; en la tirant de son inquiétude, je lui donnais donc une bien grande preuve d’amitié ; mais ma générosité, qui la délivrait d’un grand chagrin, dut lui en causer un autre tout aussi grand, car elle me savait maître de son secret. Le billet de Cordiani n’était pas équivoque, il montrait jusqu’à l’évidence qu’elle le recevait toutes les nuits, et par là la fable qu’elle avait peut-être préparée pour m’en imposer devenait inutile. Je le sentis, et voulant la tranquilliser autant qu’il était en moi, j’allai le matin la trouver dans son lit, et je lui remis le billet et ma réponse.
L’esprit de cette fille lui avait gagné mon estime : je ne pouvais plus la mépriser. Je ne voyais en elle qu’une créature séduite par son tempérament. Elle aimait l’homme, et elle n’était à plaindre qu’à cause des conséquences. Croyant voir la chose sous son véritable aspect, j’avais pris mon parti en garçon raisonnable et non en amoureux dépité. C’était à elle à rougir, et non à moi. Je n’avais plus qu’un désir, c’était de découvrir si les deux Feltrini, compagnons de Cordiani avaient également eu part à ses faveurs.
Bettine affecta toute la journée une humeur fort gaie. Le soir elle s’habilla pour aller au bal ; mais tout à coup une indisposition vraie ou feinte l’obligea d’aller se mettre au lit, ce qui mit toute la maison en alarme. Quant à moi, sachant tout, je m’attendais à de nouvelles scènes, et toujours plus tristes ; car j’avais pris sur elle un dessus que son amour-propre ne pouvait souffrir. Cependant il faut que je confesse ici que, malgré cette belle école qui a précédé mon adolescence, et qui aurait dû me servir d’égide pour l’avenir, j’ai continué à être toute ma vie la dupe des femmes. Il y a douze ans que, sans mon génie tutélaire, j’aurais épousé à Vienne une jeune étourdie dont j’étais devenu amoureux. Actuellement que j’ai soixante-douze ans, je me crois à l’abri des folies de cette espèce ; Mais, hélas ! c’est ce qui me fâche.
Le lendemain toute la famille était désolée, parce que le démon dont Bettine était possédée s’était emparé de sa raison. Le docteur me dit qu’il fallait bien qu’elle fût possédée, car il n’y avait pas d’apparence qu’en qualité de folle elle eût si mal traité le père Prospero ; et il se détermina à la mettre entre les mains du père Mancia.
C’était un fameux exorciste jacobin, c’est-à-dire dominicain, qui avait la réputation de n’avoir jamais manqué aucune fille ensorcelée.
C’était un dimanche. Bettine avait bien dîné et avait été folle toute la journée. Vers minuit son père rentra, et à son ordinaire en chantant le Tasse, ivre à ne pouvoir se tenir debout. Il s’approcha du lit de Bettine et, après l’avoir tendrement embrassée, il lui dit :
« Tu n’es pas folle, ma fille. »
Elle lui répondit qu’il n’était pas ivre.
« Tu es possédée, ma chère fille ?
- Oui, mon père, et vous êtes le seul qui puissiez me guérir.
- Eh bien ! je suis prêt. »
Là-dessus notre cordonnier commence à parler en théologien ; il raisonne sur la force de la foi et sur celle de la bénédiction paternelle. Il jette son manteau, prend un crucifix d’une main, met l’autre sur la tête de sa fille et commence à parler au diable d’une façon si comique, que sa femme même, toujours bête, triste et acariâtre, dut en rire à se tenir les flancs. Les seuls qui ne riaient pas étaient les deux acteurs, et leur sérieux rendait la scène plus plaisante. J’admirais Bettine, qui, rieuse de premier ordre, avait alors la force de rester dans le plus grand calme. Le docteur Gozzi riait aussi, mais en désirant que la farce finit, car il lui semblait que les disparates de son père devaient être autant de profanations à la sainteté des exorcismes. L’exorciste, las sans doute, alla enfin se coucher en disant qu’il était sûr que le démon laisserait sa fille tranquille toute la nuit.
Le lendemain, au moment où nous nous levions de table, voilà le père Mancia qui arrive. Le docteur, suivi de toute la famille, le conduisit au lit de sa sœur. Pour moi, tout occupé à regarder ce moine, j’étais comme transporté hors de moi-même. Voici son portrait.
Sa taille était grande et majestueuse, son âge d’à peu près trente ans ; il avait les cheveux blonds et les yeux bleus. Les traits de son visage étaient ceux de l’Apollon du Belvédère, avec la différence qu’il n’indiquait ni le triomphe ni la prétention. Blanc à éblouir, il était pâle ; mais sa pâleur semblait imaginée pour mieux faire ressortir le corail de ses lèvres qui en s’entr’ouvrant laissaient voir deux rangs de perles. Il n’était ni maigre ni gras, et la tristesse de sa physionomie en augmentait la douceur. Sa démarche était lente, son air timide, ce qui faisait conjecturer la plus grande modestie dans son esprit.
Bettine, lorsque nous entrâmes, était ou faisait semblant d’être endormie. Le père Mancia commença par prendre un goupillon et l’arrosa d’eau lustrale : elle ouvrit les yeux, regarda le moine, et les referma dans l’instant : bientôt après elle les rouvrit, le regarda un peu mieux, se mit sur son dos, laissa tomber ses bras, et avec la tête joliment penchée elle se livra à un sommeil dont rien n’avait la plus douce apparence.
L’exorciste, debout, tira de sa poche son rituel et l’étole qu’il mit à son cou, puis un reliquaire qu’il plaça sur la poitrine de l’endormie, et, de l’air d’un saint, il nous pria tous de nous mettre à genoux pour prier Dieu qu’il lui fit connaître si la malade était obsédée ou affectée de maladie naturelle. Il nous laissa dans cette position une demi-heure, toujours lisant à voix basse. Bettine ne bougeait pas.
Las, je crois, de jouer ce rôle, il pria le docteur de l’écouter à l’écart. Ils passèrent dans la chambre, d’où ils sortirent un quart d’heure après, attirés par un grand éclat de rire que poussa la folle qui, dès qu’elle les vit rentrer, leur tourna le dos. Le père Mancia fit un sourire, plongea et replongea l’aspersoir dans le bénitier, nous arrosa tous généreusement et partit.
Le docteur nous dit qu’il reviendrait le lendemain et qu’il s’était engagé à la délivrer en trois heures, si elle était possédée, mais qu’il ne promettait rien, si elle était folle. La mère s’écria qu’elle était sûre qu’il la délivrerait, et elle se mit à remercier Dieu de lui avoir fait la grâce de voir un saint avant de mourir.
Le lendemain rien n’était si beau que le désordre de Bettine. Elle commença par débiter les propos les plus fous que poète puisse inventer, et ne les interrompit point lorsque le charmant exorciste entra ; il en jouit pendant un quart d’heure ; après quoi, s’étant armé de toutes pièces, il nous pria de sortir. Nous obéîmes à l’instant et la porte resta ouverte : mais qu’importe ? qui aurait eu la hardiesse d’entrer ?
Pendant trois longues heures, nous n’entendîmes que le plus morne silence. A midi le moine appela et nous entrâmes. Bettine était là, triste et fort tranquille, pendant que l’exorciste pliait bagage. Il partit en disant qu’il espérait, et pria le docteur de lui en donner des nouvelles. Bettine dîna dans son lit, soupa à table, et le lendemain elle fut sage ; mais voici ce qui vint me confirmer qu’elle n’était ni folle ni possédée.
C’était l’avant-veille de la Purification de la Vierge. Le docteur avait coutume de nous faire communier à la paroisse ; mais il nous conduisait à confesse à Saint-Augustin, église desservie par les jacobins de Padoue. Il nous dit à table de nous y disposer pour le lendemain, et sa mère, prenant la parole, dit : « Vous devriez tous vous aller confesser au père Mancia pour avoir l’absolution de ce saint homme ; et moi, je compte y aller aussi. »
Cordiani et les Feltrini y consentirent : je gardai le silence ; mais, ce projet me déplaisant, je dissimulai, bien déterminé à empêcher son exécution.
Je croyais au sceau de la confession et je n’étais pas capable d’en faire une fausse ; mais, sachant que j’étais libre de choisir mon confesseur, je n’aurais certainement jamais eu la bonhomie d’aller dire au père Mancia ce qui m’était arrivé avec une fille, car il aurait pu deviner sans peine que ce ne pouvait être que Bettine. J’étais sûr d’ailleurs que Cordiani lui dirait tout, et j’en étais fort fâché.
Le lendemain de bonne heure, Bettine vint m’apporter un petit collet et me remit cette lettre : « Haïssez ma vie, mais respectez mon honneur, et une ombre de paix à laquelle j’aspire. Aucun de vous ne doit aller demain se confesser au père Mancia. Vous êtes le seul qui puissiez faire avorter le dessein, et vous n’avez pas besoin que je vous en suggère le moyen. Je verrai s’il est vrai que vous ayez de l’amitié pour moi. »
Je ne saurais exprimer combien cette pauvre fille me fit pitié en lisant ce billet ; malgré cela, voici ce que je lui répondis : « Je conçois que, malgré l’inviolabilité de la confession, le projet de votre mère doit vous inquiéter ; mais je ne conçois pas comment, pour faire avorter ce projet, vous puissiez compter sur moi plutôt que sur Cordiani, qui s’en est déclaré approbateur. Tout ce que je puis vous promettre, c’est que je ne serai pas de la partie ; mais je ne puis rien sur votre amant ; c’est à vous à lui parler. »
Voici la réponse qu’elle me remit : « Je n’ai plus parlé à Cordiani depuis la fatale nuit qui m’a rendue malheureuse ; et je ne lui parlerai plus, dussé-je en lui parlant retrouver le bonheur que j’ai perdu. C’est à vous seul que je veux devoir ma vie et mon honneur. »
Cette fille me paraissait plus étonnante que toutes celles dont les romans que j’avais lus m’avaient représenté les merveilles. Il me paraissait me voir joué par elle avec une effronterie sans exemple. Je croyais qu’elle cherchait à me remettre dans ses chaînes, et, quoique je ne m’en souciasse pas, je me déterminai à faire l’action généreuse qu’elle attendait de moi, et dont elle me croyait seul capable. Elle se sentait sûre de réussir : mais à quelle école avait-elle appris à connaître le cœur humain ? En lisant des romans ? Il se peut que la lecture de plusieurs soit la cause de la perte de bien des jeunes personnes ; mais il est certain que la lecture des bons leur apprend la gentillesse et l’exercice des vertus sociales.
Déterminé donc à avoir pour cette fille toute la complaisance dont elle me croyait capable, je saisis le moment du coucher pour dire au docteur que ma conscience m’obligeait à le prier de me dispenser d’aller me confesser au père Mancia, et que je désirais n’être pas en cela différent de mes camarades. Le docteur m’ayant répondu avec bonté qu’il pénétrait mes raisons et qu’il nous conduirait à Saint-Antoine, je lui baisai la main en signe de reconnaissance.
Le lendemain, tout ayant été fait au gré de Bettine, je la vis venir s’asseoir à table avec la satisfaction peinte sur sa figure.
L’après-midi, obligé d’aller me coucher à cause d’une blessure que j’avais au pied, et le docteur ayant conduit ses élèves à l’église, Bettine, restée seule, profita du moment, vint me trouver dans ma chambre et s’assit sur mon lit. Je m’y étais attendu, et voyant enfin arrivé le moment d’une grande explication qui ne me déplaisait pas, je reçus sa visite avec plaisir.
Elle débuta par me dire qu’elle espérait que je ne serais pas fâché qu’elle eût saisi l’occasion de venir me parler.
« Non, lui répondis-je, car vous me procurez celle de vous dire que les sentiments que j’ai pour vous n’étant que ceux de l’amitié, vous devez être sûre qu’à l’avenir le cas que je puisse vous inquiéter n’arrivera jamais. Ainsi, Bettine, vous ferez tout ce que vous voudrez ; car, pour agir autrement, il faudrait que je fusse amoureux de vous, et je ne le suis plus. Vous avez en un instant étouffé le germe de la belle passion que vous m’aviez inspirée. Rentré dans ma chambre, après le mauvais traitement que j’avais reçu de Cordiani, je commençai par vous haïr ; bientôt ma haine se changea en mépris, sentiment que le calme transforma en une profonde indifférence ; et cette indifférence s’est évanouie, en voyant ce dont votre esprit était capable. Je suis devenu votre ami ; je pardonne à vos faiblesses, et m’étant accoutumé à vous considérer telle que vous êtes, j’ai conçu pour vous l’estime la plus singulière par rapport à votre esprit. J’en ai été la dupe ; mais n’importe : il existe, il est surprenant, divin, je l’admire, je l’aime, et il me semble que l’hommage que je lui dois est celui de nourrir pour l’objet qui le possède l’amitié la plus pure. Payez-moi de retour : soyez vraie, sincère et sans aucuns détours. Finissez toutes les niaiseries, car vous avez déjà gagné sur moi tout ce que vous pouviez prétendre. La seule pensée d’amour me rebute, car je ne saurais aimer que sûr de l’être uniquement. Libre à vous d’attribuer ma sotte délicatesse à mon âge ; la chose est ainsi et ne peut pas être autrement. Vous m’avez écrit que vous ne parlez plus à Cordiani ; si je suis la cause de cette rupture, j’en suis fâché ; et votre honneur, je crois, exige que vous tâchiez de vous raccommoder : je me garderai à l’avenir de lui causer le moindre ombrage. Songez aussi que, si vous l’avez rendu amoureux en le séduisant par les mêmes moyens que vous avez employés avec moi, vous avez doublement tort, car il se peut que, s’il vous aime, vous l’ayez rendu malheureux.
- Tout ce que vous venez de me dire, reprit Bettine, est fondé sur une fausse idée et sur de fausses apparences. Je n’aime point Cordiani et ne l’ai jamais aimé. Au contraire, je l’ai haï et je le hais toujours, parce qu’il a mérité ma haine, et j’espère vous en convaincre malgré l’apparence qui me condamne. Quant à la séduction, je vous prie de m’épargner ce vil reproche. De votre côté, songez que, si vous ne m’aviez pas séduite d’avance, je me serais bien gardée de faire avec vous ce dont je me suis bien repentie pour des raisons que vous ignorez, mais que je vais vous apprendre. La faute que j’ai commise n’est grande que parce que je n’ai pas prévu le tort qu’elle pouvait me faire dans la tête sans expérience d’un ingrat qui ose me la reprocher. »
Bettine pleurait ; ce qu’elle venait de me dire était vraisemblable et flatteur ; mais j’en avais trop vu. Outre cela, je savais ce dont son esprit était capable, et l’idée qu’elle voulait m’en imposer était naturelle ; car comment supposer que sa démarche n’était que l’effet de son amour-propre trop offensé pour souffrir de ma part une victoire dont elle devait se sentir si humiliée ? Aussi, inébranlable dans mon idée, je lui répondis que je croyais tout ce qu’elle venait de me dire sur l’état de son cœur avant le badinage qui m’avait rendu amoureux d’elle, et que par conséquent elle pouvait être sûre que je lui épargnerais à l’avenir le reproche de séduction. « Mais, ajoutai-je, convenez que la violence de votre feu ne fut que momentanée, et qu’il n’a fallu qu’un léger souffle pour le détruire. Votre vertu, qui ne s’est égarée qu’un seul instant et qui tout d’un coup a repris son empire sur vos sens, mérite quelque éloge. Vous qui m’adoriez, vous devîntes dans un moment insensible à toutes mes peines, quelque soin que je prisse de vous les faire remarquer. Il me reste à savoir comment cette vertu pouvait vous être si chère, tandis que Cordiani ne cessait de lui faire faire naufrage toutes les nuits. »
Bettine, me regardant alors de cet air que donne la certitude de la victoire, me dit : « Vous voici où je vous voulais. Vous allez connaître enfin ce que je ne pouvais pas vous faire savoir, et ce que je n’ai jamais pu vous dire ; car vous vous êtes refusé au rendez-vous que je ne vous donnais que dans le dessein de vous instruire de la vérité.
« Cordiani, poursuivit-elle, me fit une déclaration d’amour huit jours après son arrivée chez nous. Il me demanda mon consentement pour me faire demander en mariage par son père aussitôt qu’il aurait achevé ses études. Je lui répondis que je ne le connaissais pas encore assez, que je n’avais point de volonté là-dessus, et je le priai de ne m’en plus parler. Il fit semblant d’être devenu tranquille ; mais peu de temps après je m’aperçus qu’il ne l’était pas, car, m’ayant priée un jour d’aller quelquefois le peigner dans sa chambre et lui ayant répondu que je n’en avais pas le temps, il me répliqua que vous étiez plus heureux que lui. Je me moquai de ce reproche, parce que tout le monde dans la maison savait que j’avais soin de vous.
« Ce fut quinze jours après ce refus qu’il m’arriva de passer avec vous une heure dans ce badinage qui, naturellement, fit naître en vous des idées que vous n’aviez pas encore. Quant à moi, je me trouvais fort contente ; je vous aimais, et m’étant abandonnée à des désirs naturels, j’en jouissais sans qu’aucun remords pût m’inquiéter. Il me tardait de me voir avec vous le lendemain ; mais, le même jour après souper, arriva le premier moment de mes peines. Cordiani me glissa entre les mains ce billet et cette lettre que j’ai depuis cachés dans un trou du mur, dans l’intention de vous les montrer en temps et lieu. »
En disant cela, Bettine me remit la lettre et le billet ; ce dernier était ainsi conçu : « Ou recevez-moi ce soir dans votre cabinet en en laissant entr’ouverte la porte qui donne sur la cour, ou pensez à vous tirer d’affaires demain vis-à-vis du docteur auquel je remettrai la lettre dont la copie est ci-jointe. »
La lettre contenait le récit d’un délateur infâme et furieux, et pouvait avoir effectivement des suites très fâcheuses. Il disait au docteur que sa sœur passait avec moi les matinées dans un commerce criminel pendant qu’il était à dire sa messe, et lui promettait de lui donner là-dessus des éclaircissements qui ne lui laisseraient aucun doute.
« Après avoir fait les réflexions que le cas exigeait, ajouta Bettine, je me suis décidée à écouter ce monstre ; mais, déterminée à tout, je pris le stylet de mon père dans ma poche, et, laissant la porte entr’ouverte, je l’attendis là, ne voulant pas le laisser entrer, puisque mon cabinet n’est séparé de celui de mon père que par une simple cloison et que le moindre bruit aurait pu l’éveiller. A ma première question sur la calomnie que contenait la lettre qu’il me menaçait de remettre à mon frère, Cordiani me répondit que ce n’était pas une calomnie, car il avait vu tout l’entretien que nous avions eu le matin au moyen d’un trou qu’il avait pratiqué au grenier, perpendiculairement sur votre lit, et où il allait se placer dès qu’il savait que j’entrais chez vous. Il conclut en me disant qu’il allait tout découvrir à mon frère et à ma mère, si je refusais de lui accorder les mêmes faveurs qu’à vous. Après lui avoir dit dans ma juste colère les injures les plus fortes et l’avoir appelé lâche espion et calomniateur, car il ne pouvait avoir vu que des enfantillages, je finis par lui protester qu’il se flattait en vain de me réduire par des menaces à avoir pour lui les mêmes complaisances. Il se mit alors à me demander mille pardons et à me représenter que je ne devais attribuer qu’à ma rigueur la démarche à laquelle il ne se serait jamais déterminé sans la passion que je lui avais inspirée et qui le rendait malheureux. Il convint que sa lettre pouvait être calomnieuse et qu’il en avait agi en traître, m’assurant qu’il n’emploierait jamais la force pour obtenir des faveurs qu’il ne voulait devoir qu’à la constance de son amour. Je me crus alors obligée de lui dire que je pourrais l’aimer dans la suite, et à lui promettre que je n’irais plus à votre lit lorsque le docteur serait sorti. De cette manière je le renvoyai content sans qu’il osât me demander un seul baiser, lui promettant seulement que nous pourrions nous parler quelquefois dans le même endroit.
« Dès qu’il fut parti, j’allai me coucher, au désespoir de ne pouvoir plus ni vous voir lorsque mon frère n’y serait pas, ni vous en faire savoir la raison par rapport aux conséquences. Trois semaines s’écoulèrent ainsi, et je ne saurais vous exprimer tout ce que j’ai souffert ; car vous ne manquiez pas de me presser et je me voyais toujours obligée de vous manquer. Je craignais même le moment où je me serais trouvée seule avec vous, car j’étais sûre que je n’aurais pu m’empêcher de vous découvrir la raison de la différence de mes procédés. Ajoutez que je me voyais contrainte, au moins une fois par semaine, de me rendre à la porte de l’allée pour parler à ce coquin et modérer son impatience par des paroles.
« Enfin, ne pouvant plus endurer mon martyre, me voyant aussi menacée par vous, j’ai pris la résolution d’y mettre un terme. Voulant vous dévoiler toute l’intrigue et vous laisser le soin d’y remédier, je vous proposai de m’accompagner au bal déguisé en fille, quoique je susse bien que cette partie déplairait à Cordiani : mon parti était pris. Vous savez de quelle manière mon dessein s’est évanoui. Le départ imprévu de mon père et de mon frère vous inspira à tous deux la même pensée, et ce fut avant de recevoir le billet de Cordiani que je vous promis de venir vous trouver. Cordiani ne me demandant pas un rendez-vous et ne faisant que me prévenir qu’il m’attendrait dans mon cabinet, je n’eus ni le temps de lui dire que j’avais des raisons pour lui défendre d’y aller, ni celui de vous prévenir que je n’irais chez vous qu’après minuit, comme je pensais le faire ; car je comptais bien, après une heure de badinage, pouvoir renvoyer ce malheureux dans sa chambre. Je m’étais trompée dans mon calcul, car, Cordiani ayant conçu un projet, je fus forcée de l’écouter tout du long. Ses plaintes et ses exagérations sur son malheur ne finissaient jamais. Il se plaignait que je ne voulusse pas seconder le plan qu’il avait formé, et que j’aurais dû approuver, si je l’avais aimé. Il s’agissait de m’enfuir avec lui pendant la semaine sainte et d’aller à Ferrare où il avait un oncle qui nous aurait accueillis et qui aurait facilement fait entendre raison à son père pour être ensuite heureux toute notre vie. Les objections de ma part, ses réponses, les détails, les explications pour l’aplanissement des difficultés, nous prirent toute la nuit. Mon cœur saignait en pensant à vous, mais je n’ai rien à me reprocher et il n’est rien arrivé qui puisse me rendre indigne de votre estime. Le seul moyen que vous ayez pour me la refuser, c’est de croire que tout ce que je viens de vous dire n’est qu’un conte ; mais alors vous vous tromperez et vous serez injuste. Si j’avais pu me résoudre à des sacrifices qui ne sont dus qu’à l’amour, j’aurais pu faire sortir de mon cabinet ce traître une heure après qu’il y était entré ; mais j’aurais préféré la mort à cet affreux expédient. Pouvais-je deviner que vous étiez dehors, exposé au vent et à la neige ? Nous étions à plaindre, vous et moi, mais je l’étais plus que vous. Tout cela était écrit dans le ciel pour me faire perdre la raison, que je ne possède plus que par intervalles, sans être jamais sûre que mes convulsions ne me reprendront pas. On prétend que je suis ensorcelée et que le démon s’est emparé de moi : je ne sais rien de tout cela ; mais, si c’est vrai, me voilà la plus misérable personne du monde ».
Bettine se tut en donnant un libre cours à ses larmes, à ses sanglots et à ses gémissements. J’étais profondément ému : quoique je sentisse bien que tout ce qu’elle venait de me dire, pouvant être vrai, ne semblait pas croyable :
Forse era ver, ma non pero credibile
A chi del senso suo fosse signore ;
(Peut-être était-ce vrai, mais non certes croyable
Pour quiconque jouit de son plein jugement.)
mais elle pleurait, et ses larmes très réelles ne me laissaient pas la faculté de douter. Néanmoins je les attribuais à la force de son amour-propre ; car, pour céder, j’avais besoin de conviction, et pour convaincre, il ne suffit pas du vraisemblable, il faut l’évident. Je ne pouvais admettre ni la modération de Cordiani, ni la patience de Bettine, ni l’emploi de sept heures dans un simple entretien. Malgré cela, je ressentais une sorte de plaisir à prendre pour argent comptant la fausse monnaie qu’elle m’avait débitée.
Après avoir essuyé ses larmes, Bettine fixa ses beaux yeux sur les miens, croyant y discerner les marques visibles de sa victoire ; mais je la surpris en lui touchant un article que, par artifice, elle avait négligé dans son apologie. La rhétorique n’emploie les secrets de la nature que comme les peintres qui veulent l’imiter. Tout ce qu’ils donnent de plus beau est faux.
L’esprit délié de cette jeune personne, qui ne s’était pas raffiné par l’étude, prétendait à l’avantage d’être supposé pur et sans art : il le savait, et se servait de cette connaissance pour en tirer parti : mais il m’avait donné une trop grande idée de son habileté.
« Eh quoi ! ma chère Bettine, lui dis-je, votre récit m’a attendri : mais comment voulez-vous que je croie naturels vos convulsions, la belle folie de votre raison égarée et les symptômes d’énergumène que vous avez laissé voir trop à propos dans les exorcismes, quoique vous disiez très sensément que sur cet article vous avez des doutes ? »
A ces mots, me regardant fixement, elle se tint muette pendant quelques minutes ; puis, baissant les yeux, elle recommença à pleurer en proférant de temps en temps cette exclamation : « Pauvre malheureuse ! » Mais, cette situation me devenant à la fin très gênante, je lui demandai ce que je pouvais faire pour elle. Elle me répondit d’un ton triste que, si mon cœur ne me disait rien, elle ne savait pas ce qu’elle pouvait exiger de moi.
« Je croyais, ajouta-t-elle, pouvoir regagner sur votre cœur des droits que j’ai perdus ; mais, je le vois, je ne vous intéresse plus. Poursuivez à me traiter durement ; prenez pour fictions des maux réels dont vous êtes la cause et que vous augmentez maintenant. Vous vous en repentirez trop tard, et dans votre repentir vous ne serez pas heureux. »
En achevant ces mots, elle fit mine de partir ; mais, la croyant capable de tout, elle me fit peur, et je la rappelai pour lui dire que le seul moyen qu’elle pût avoir de regagner ma tendresse était de passer un mois sans convulsions, et sans qu’il fût nécessaire d’aller chercher le beau père Mancia.
« Tout cela, me dit-elle, ne dépend pas de moi : mais que voulez-vous dire par cette épithète de beau que vous donnez au jacobin ? Supposeriez-vous ?…
- Point du tout, point du tout ; je ne suppose rien ; car j’aurais besoin d’être jaloux pour supposer quelque chose ; mais je vous dirai que la préférence que vos diables donnent aux exorcismes de ce beau moine sur ceux du vilain capucin est sujette à des commentaires qui ne tournent pas à votre honneur. Réglez-vous, d’ailleurs, comme il vous plaira. »
Là-dessus elle partit, et, un quart d’heure après, tout le monde rentra.
Après souper, la servante, sans que je l’interrogeasse, me dit que Bettine s’était couchée avec un fort frisson de fièvre après avoir fait porter son lit dans la cuisine près de sa mère. Cette fièvre pouvait être naturelle, mais j’en doutais. J’étais persuadé qu’elle ne se déciderait jamais à se bien porter, car elle m’aurait fourni par là un argument trop fort pour la croire fausse également dans sa prétendue innocence avec Cordiani. Je regardais aussi comme un artifice le soin qu’elle avait pris de faire porter son lit à côté de celui de sa mère.
Le lendemain, le médecin Olivo, lui ayant trouvé une forte fièvre, dit au docteur que probablement elle lui causerait de l’irritation et qu’elle dirait des extravagances, mais que cela viendrait de la fièvre et non des diables. Effectivement, Bettine délira toute la journée, mais le docteur, s’en rapportant au médecin, laissa dire sa mère et n’envoya point chercher le jacobin. La fièvre continua avec redoublement, et le quatrième jour la petite vérole se déclara. Cordiani et les deux Feltrini, qui n’avaient pas encore eu cette maladie, furent éloignés immédiatement ; mais, n’étant pas dans le même cas, je restai seul.
La pauvre fille fut tellement couverte de cette peste, que le sixième jour on ne voyait plus sa peau dans aucune partie de son corps. Ses yeux se fermèrent, et l’on désespéra de sa vie lorsqu’on s’aperçut qu’elle en avait la bouche et le gosier tellement remplis qu’on ne pouvait plus lui introduire dans l’œsophage que quelques gouttes de miel. On n’apercevait plus en elle d’autre mouvement que celui de la respiration. Sa mère ne s’éloignait jamais de son lit ; et l’on me trouva admirable lorsqu’on me vit porter auprès du même lit ma table et mes cahiers. Cette pauvre personne était devenue quelque chose d’affreux : sa tête avait grossi d’un tiers ; on ne lui voyait plus de nez, et on craignait pour ses yeux lors même qu’elle en échapperait. Ce qui m’incommodait le plus, mais que je persistai à vouloir supporter, c’était l’odeur de sa transpiration.
Le neuvième jour le curé vint lui donner l’absolution et les saintes huiles, puis il dit qu’il la laissait entre les mains de Dieu. Dans une scène si triste, les dialogues de la mère avec le docteur me firent rire. Cette bonne femme voulait savoir si le diable qui la possédait pouvait alors lui faire faire des folies, et ce que ce diable deviendrait, si elle venait à mourir ; car, disait-elle, elle ne le croyait pas assez bête pour rester dans un corps si dégoûtant, et ce qu’elle désirait savoir surtout, c’est si le démon pouvait s’emparer de l’âme de sa pauvre fille. Le docteur, théologien ubiquiste, répondait à toutes ces questions des choses qui n’avaient pas l’ombre du bon sens, et qui ne faisaient qu’augmenter l’embarras de sa pauvre mère.
Les dixième et onzième jours, Bettine paraissait si mal, qu’on s’attendait à chaque instant à la perdre. La maladie était à son plus haut période ; elle infectait ; personne n’y pouvait résister : moi seul, que son état désolait, je ne la quittais point. Le cœur de l’homme est un abîme ; car, le croirait-on ? ce fut dans cet état épouvantable que Bettine m’inspira toute la tendresse que je lui témoignai après sa guérison.
Le treizième jour, la fièvre ayant cessé, elle commença à éprouver de l’agitation à cause d’une démangeaison insoutenable, et qu’aucun remède n’aurait pu calmer comme ces puissantes paroles que je lui répétais à chaque instant :
« Bettine, souvenez-vous que vous allez guérir ; mais, si vous osez vous gratter, vous resterez si laide que personne ne vous aimera plus. »
On peut défier tous les physiciens de l’univers de trouver un frein plus puissant contre la démangeaison d’une fille qui sait avoir été belle, et qui se voit exposée à devenir laide par sa faute, si elle se gratte.
Elle rouvrit enfin ses beaux yeux, on la changea de lit et on la transporta dans sa chambre ; mais elle fut obligée de garder le lit jusqu’à Pâques. Elle m’inocula quelques boutons, dont trois m’ont laissé sur la figure une marque ineffaçable ; mais ils me firent honneur auprès d’elle, car ils étaient une preuve de mes soins, et elle reconnut que je méritais exclusivement sa tendresse. Aussi m’aima-t-elle par la suite sans aucune fiction, et je l’aimai aussi tendrement, sans que jamais je cueillisse une fleur que le sort, aidé du préjugé, réservait à l’hymen. Mais à quel pitoyable hymen ! Bettine, deux ans après, épousa un cordonnier nommé Pigozzo, infâme coquin qui la rendit pauvre et malheureuse, au point que le docteur son frère fut obligé de la retirer auprès de lui et d’en prendre soin. Quinze ans après, élu archiprêtre à Saint-Georges de la Vallée, le bon docteur l’emmena avec lui, où étant allé le voir il y a dix-huit ans j’y trouvai Bettine vieille, malade et mourante. Elle expira sous mes yeux en 1776, vingt-quatre heures après mon arrivée chez elle. Je parlerai de cette mort à sa place.
Ce fut vers ce temps-là que ma mère revint de Pétersbourg, où l’impératrice Anne Iwanovna ne trouva point la comédie italienne assez amusante. Toute la troupe était déjà de retour en Italie, et ma mère avait fait le voyage avec Carlin Bertinazzi, arlequin, qui mourut à Paris l’an 1783. A peine arrivée à Padoue, elle envoya prévenir le docteur Gozzi de son arrivée, et celui-ci s’empressa de me conduire à l’auberge où elle logeait. Nous dînâmes ensemble, et avant de nous séparer elle fit présent d’une belle fourrure au docteur, et me donna pour Bettine une belle peau de loup-cervier. Six mois après, elle m’appela à Venise, voulant me voir avant son départ pour Dresde, où elle avait été engagée à vie au service de l’Électeur de Saxe, Auguste III, roi de Pologne. Elle emmena mon frère Jean, qui avait alors huit ans, et qui, en partant, pleurait en désespéré, ce qui me le fit juger très sot, car dans ce départ il n’y avait rien de tragique. C’est le seul de la famille qui ait dû toute sa fortune à ma mère, dont cependant il n’était pas le favori.
Après ce temps, je passai encore un an à Padoue, occupé à étudier les droits, dont je fus reçu docteur à l’âge de seize ans, ayant eu pour thèse dans le civil De testamentis (Des testaments), et dans le droit canon Utrum Hebræi possint construere novas synagogas (Si les Hébreux peuvent construire de nouvelles synagogues).
Ma vocation était d’étudier la médecine pour l’exercer, car je me sentais un penchant déterminé pour cet état ; mais on ne m’écouta pas : on voulut que je m’appliquasse à l’étude des lois, pour lesquelles je me sentais un dégoût invincible. On prétendait que je ne pourrais faire ma fortune qu’en devenant avocat, et, ce qui est pire, avocat ecclésiastique. Si on y avait bien pensé, on m’aurait laissé suivre mes goûts, et je serais devenu médecin, état où le charlatanisme sert plus encore que dans celui d’avocat. Je ne suis devenu ni avocat ni médecin, et cela ne pouvait pas être autrement. Il se peut que ce soit par cette raison que je n’ai jamais voulu me servir d’avocats quand il m’est arrivé d’avoir des prétentions légales au barreau, ni appeler des médecins quand j’ai été malade. La chicane ruine beaucoup plus de familles qu’elle n’en soutient, et ceux qui périssent des mains des médecins sont beaucoup plus nombreux que ceux qui guérissent ; ce qui me parait prouver que le monde serait beaucoup moins malheureux sans les uns ni les autres.
Le devoir d’aller seul à l’université, qu’on appelle le Bo, pour aller entendre les leçons des professeurs, m’avait mis dans la nécessité de sortir seul ; j’en fus étonné, car avant ce moment-là je ne m’étais jamais reconnu pour homme libre ; et, voulant jouir de la plénitude de la liberté dont je me croyais en possession, je ne tardai pas à faire les plus mauvaises connaissances parmi les plus fameux étudiants. Or, dans ce genre, les plus fameux doivent être les plus mauvais sujets, libertins, joueurs, coureurs de mauvais lieux, ivrognes, débauchés, bourreaux d’honnêtes filles, violents, faux, et incapables de nourrir le moindre sentiment de vertu. Ce fut en compagnie de pareilles gens que je commençai à connaître le monde, en l’étudiant sur le grand livre de l’expérience.
La théorie des mœurs et son utilité sur la vie de l’homme peuvent être comparées à l’avantage qu’on retire de parcourir l’index d’un livre avant de le lire : quand on l’a lu, on ne se trouve informé que de la matière. Telle est l’école de morale que nous offrent les sermons, les préceptes et les histoires que nous débitent ceux qui nous élèvent. Nous écoutons tout avec attention, mais, lorsque l’occasion se présente de mettre à profit les avis qu’on nous a donnés, il nous vient envie de savoir si la chose sera comme on nous l’a prédite : nous nous y livrons, et nous nous trouvons punis par le repentir. Ce qui nous dédommage un peu, c’est que dans ces moments-là nous nous reconnaissons pour savants et possesseurs du droit d’instruire les autres ; mais ceux que nous endoctrinons ne font ni plus ni moins que ce que nous avons fait, d’où il résulte que le monde reste toujours au même point, ou qu’il va de mal en pis.
Dans le privilège que m’avait accordé le docteur Gozzi de sortir tout seul, je trouvai plusieurs vérités qui, avant ce moment, m’étaient non seulement inconnues, mais dont je ne supposais pas même l’existence. A mon apparition, les plus aguerris s’emparèrent de moi et me sondèrent. Me trouvant neuf sur tout, ils entreprirent de m’instruire en me faisant tomber dans tous les panneaux. Ils commencèrent par me faire jouer, et, après m’avoir gagné le peu d’argent que j’avais, ils me firent jouer sur parole et m’apprirent à faire de mauvaises affaires pour payer ; mais j’appris en même temps ce que c’est que d’avoir des chagrins ! Ces dures leçons me furent néanmoins utiles, car elles m’enseignèrent à me méfier des impudents qui louent en face, et à ne compter aucunement sur les offres de ceux qui flattent. Enfin j’appris à vivre avec les chercheurs de querelles, dont il faut toujours fuir la société, ou être à chaque instant sur les bords du précipice. Pour ce qui est des femmes libertines par métier, je ne tombai point dans leurs filets, parce que je n’en voyais aucune d’aussi jolie que Bettine ; mais je ne sus point me défendre de même du désir de cette espèce de gloire qui naît d’un courage dépendant du mépris de la vie.
Dans ce temps-là les étudiants de Padoue jouissaient de grands privilèges. C’étaient des abus devenus légaux par la prescription ; caractère primitif de presque tous les privilèges, lesquels diffèrent des prérogatives. Il est de fait que, pour maintenir leurs privilèges en vigueur, les étudiants commettaient souvent des crimes. On ne punissait pas à la rigueur les coupables, parce que la raison d’état ne voulait pas qu’on diminuât par la sévérité l’affluence des écoliers qui accouraient de toute l’Europe à cette célèbre université. La maxime du gouvernement vénitien était de payer à haut prix des professeurs d’un grand nom, et de laisser vivre ceux qui venaient écouter leurs leçons avec la plus ample liberté. Les étudiants ne dépendaient que d’un chef écolier qu’on appelait syndic. C’était un gentilhomme étranger, qui devait tenir un état, et répondre au gouvernement de la conduite des étudiants. Il était tenu de les livrer à la justice lorsqu’ils violaient les lois, et les écoliers se soumettaient à ses sentences, parce que, quand ils avaient une apparence de raison, il ne manquait pas de les défendre.
Les écoliers, par exemple, ne voulaient point souffrir que les commis aux fermes visitassent leurs malles, et les sbires ordinaires n’auraient jamais osé en arrêter un. Ils portaient toutes les armes défendues qu’il leur plaisait, trompaient impunément toutes les filles que leurs parents ne savaient pas mettre à l’abri de leurs poursuites ; ils troublaient souvent la tranquillité publique par des impertinences nocturnes : c’était enfin une jeunesse effrénée qui ne demandait qu’à satisfaire ses caprices, qu’à rire et à s’amuser sans aucun égard pour autrui.
Il arriva dans ce temps-là qu’un sbire entra dans un café où il y avait deux écoliers. L’un d’eux lui ayant signifié de sortir et le sbire méprisant l’injonction, l’écolier lui tira un coup de pistolet, mais il le manqua. Le sbire, plus adroit, riposta, blessa l’agresseur, puis se sauva. Aussitôt les étudiants s’assemblèrent au Bo, se divisèrent par bandes et se mirent à parcourir tous les quartiers pour chercher des sbires, les massacrer et venger ainsi l’affront qu’ils avaient reçu ; mais dans une rencontre deux écoliers restèrent morts sur la place. Alors tous les écoliers s’assemblèrent en corps et jurèrent de ne point déposer les armes jusqu’à ce qu’il n’y eût plus de sbires dans Padoue. Le gouvernement s’en mêla et le syndic s’engagea à faire mettre bas les armes, moyennant une satisfaction, puisque les sbires avaient tort. Celui qui avait blessé l’écolier dans le café ayant été pendu, la paix fut faite : mais, pendant les huit jours de trouble, les écoliers allant par troupes en patrouille dans la ville, ne voulant pas paraître moins brave que les autres, je suivis le torrent et laissai parler le docteur.
Armé de pistolets et d’une carabine, je courais les rues comme tous mes camarades pour chercher l’ennemi, et je me souviens que je fus fort fâché que la troupe dont je faisais partie n’eût rencontré aucun sbire.
A la fin de cette guerre, le docteur se moqua de moi, mais Bettine admira mon courage.
Dans ce nouveau train de vie, ne voulant pas paraître moins riche que mes nouveaux amis, je me laissai aller à des dépenses que je ne pouvais pas soutenir. Je vendis ou engageai tout ce que je possédais, et je fis des dettes que je ne pouvais point payer. Ce furent mes premiers chagrins et les plus cuisants qu’un jeune homme puisse éprouver. Ne sachant que faire, j’écrivis à ma bonne grand’mère pour lui demander des secours ; mais, au lieu de m’en envoyer, elle vint elle-même à Padoue, le 1er octobre 1739, et, après avoir remercié le docteur et Bettine des soins qu’ils m’avaient donnés, elle me ramena à Venise.
Au moment de mon départ, le docteur me fit présent, en versant des larmes, de ce qu’il avait de plus cher : c’était une relique de je ne sais quel saint, et que j’aurais peut-être encore, si elle n’avait pas été montée en or. Le miracle qu’elle fit fut de me servir dans un urgent besoin. Depuis, toutes les fois que j’ai été à Padoue pour y achever mon droit, j’ai logé chez ce bon prêtre, mais toujours affligé d’y voir auprès de Bettine le butor qui devait l’épouser et pour lequel elle ne me paraissait pas faite. J’étais fâché qu’un préjugé, dont je ne tardai pas à me défaire, m’eût fait réserver pour lui une fleur que j’aurais pu cueillir.