Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 6

CHAPITRE II

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Ma grand’mère vient me mettre en pension chez le docteur Gozzi. - Ma première tendre connaissance.

Dès que je fus seul avec l’Esclavone, elle me mena au grenier où elle me montra mon lit à la file de quatre autres, dont trois appartenaient à trois jeunes garçons de mon âge qui dans ce moment-là étaient à l’école, et le quatrième à la servante qui avait ordre de nous surveiller pour empêcher les petits écarts auxquels les écoliers sont habitués. Après cette visite, nous redescendîmes, et elle me mena dans le jardin, où elle me dit que je pouvais me promener en attendant l’heure du dîner.

Je ne me trouvais ni heureux ni malheureux ; je ne disais rien. Je n’avais ni crainte ni espoir, ni aucune curiosité ; je n’étais ni gai ni triste. La seule chose qui me choquât était la figure de la maîtresse : car, quoique je n’eusse aucune idée ni de beauté ni de laideur, sa figure, son air, son ton et son langage, tout en elle me rebutait. Ses traits hommasses me démontaient chaque fois que je portais mes regards sur sa physionomie pour écouter ce qu’elle me disait. Elle était grande et grosse comme un soldat ; elle avait le teint jaune, les cheveux noirs, les sourcils longs et épais, et son menton était orné de plusieurs longs poils de barbe ; et pour achever le portrait, un sein hideux, à moitié découvert, lui descendait en sillonnant jusqu’à la moitié de sa longue taille : elle pouvait avoir cinquante ans. La servante était une grosse paysanne qui faisait tout, et ce qu’on appelait jardin était un carré de trente à quarante pas qui n’avait d’agréable que sa couleur verte.

Vers midi je vis arriver mes trois compagnons qui, comme si nous avions été d’anciennes connaissances, me dirent beaucoup de choses, me supposant des prénotions que je n’avais pas. Je ne leur répondais rien, mais cela ne les déconcertait pas, et ils finirent par m’obliger à partager leurs innocents plaisirs. Il s’agissait de courir, de se porter, de faire des culbutes, et je me laissai initier à tout cela d’assez bonne grâce, jusqu’au moment où l’on nous appela pour dîner. Je m’assis à table ; mais, voyant devant moi une cuiller de bois, je la rejetai, demandant mon couvert d’argent auquel j’étais très affectionné, parce que c’était un présent de ma bonne grand’mère. La servante m’ayant répondu que, la maîtresse voulant l’égalité, je devais me conformer à l’usage, je m’y soumis, quoique cela me déplût ; et ayant appris que tout devait être égal, je me mis comme les autres à manger la soupe dans le plat, sans me plaindre de la vitesse avec laquelle mes compagnons mangeaient, mais non sans m’étonner qu’elle fût permise. Après la fort mauvaise soupe, on nous donna une petite portion de morue sèche, puis une pomme, et le dîner finit là : nous étions en carême. Nous n’avions ni verres, ni gobelets, et nous bûmes tous dans le même bocal de terre d’une misérable boisson qu’on nomme graspia, et qu’on fait d’eau dans laquelle on fait bouillir des grappes de raisin dépouillées de leurs grains. Les jours suivants, je ne bus que de l’eau pure. Cette table me surprit, car je ne savais pas s’il m’était permis de la trouver mauvaise.

Après-dîner, la servante me conduisit à l’école chez un jeune prêtre, appelé le docteur Gozzi, avec lequel l’Esclavone avait accordé de lui payer quarante sous par mois, c’est-à-dire la onzième partie d’un sequin.

Comme il s’agissait de m’enseigner à écrire, on me mit avec les enfants de cinq à six ans, qui d’abord commencèrent à se moquer de moi.

De retour chez mon Esclavone, on me donna mon souper ; mais, comme de raison, il fut plus mauvais que le dîner. J’étais étonné qu’il ne me fût pas permis de m’en plaindre. On me coucha dans un lit où la vermine des trois espèces assez connues ne me permit pas de fermer l’œil. Outre cela les rats qui couraient par tout le grenier et qui sautaient sur mon lit me faisaient une peur qui me glaçait le sang. Ce fut par là que je commençai à devenir sensible au malheur et que j’appris à le souffrir avec patience.

Les insectes qui me dévoraient diminuaient la frayeur que me causaient les rats ; et, par une sorte de compensation, la frayeur me rendait moins sensible aux morsures. Mon âme profitait du combat de mes maux. La servante fut constamment sourde à mes cris.

Dès que le jour commença à poindre, je quittai ce triste grabat, et, après m’être un peu plaint à la fille de toutes les peines que j’avais endurées, je lui demandai une chemise, car la mienne était hideuse à voir ; mais elle me répondit qu’on n’en changeait que le dimanche, et se mit à rire lorsque je la menaçai de me plaindre à la maîtresse.

Pour la première fois de ma vie, je pleurai de chagrin et de colère en entendant mes camarades qui me bafouaient. Les malheureux partageaient ma condition, mais ils y étaient faits ; c’est tout dire.

Accablé de tristesse, je passai toute la matinée à l’école à dormir. Un de mes camarades en dit la raison au docteur, mais à dessein de me rendre ridicule. Cependant ce bon prêtre, que la Providence m’avait sans doute ménagé, me fit passer dans son cabinet, où, après avoir tout entendu et s’être assuré par ses yeux de la vérité de mon récit, ému en voyant les ampoules dont ma peau innocente était couverte, il mit vite son manteau, me conduisit à ma pension, et fit voir à la lestrygone l’état dans lequel j’étais. Celle-ci, faisant l’étonnée, rejeta toute la faute sur la servante. Obligée de céder à la curiosité que témoigna le prêtre de voir mon lit, je ne fus pas moins étonné que lui en voyant la saleté des draps dans lesquels j’avais passé la cruelle nuit. La maudite femme, rejetant toujours la faute sur la servante, assura qu’elle la chasserait ; mais celle-ci, venant dans ce moment, et ne pouvant souffrir la réprimande, lui dit en face que la faute en était à elle, et découvrant les lits de mes camarades, nous pûmes nous assurer qu’ils n’étaient pas mieux traités que moi. La maîtresse furieuse lui donna aussitôt un soufflet ; mais la servante, ne voulant pas être en reste, riposta et prit la fuite. Le docteur, me laissant là, partit en lui disant qu’il ne me recevrait à l’école que lorsque je serais aussi propre que les autres écoliers. Je dus alors souffrir une vigoureuse réprimande, qui se termina par la menace qu’à une autre tracasserie pareille elle me mettrait à la porte.

Je n’y comprenais rien ; je ne faisais que de naître, je n’avais idée que de la maison où j’étais né, où j’avais été élevé, et où régnait la propreté et une honnête abondance : je me voyais maltraité, grondé, quoiqu’il me parût impossible d’être coupable. Enfin cette mégère me jeta une chemise au nez, et une heure après je vis une nouvelle servante qui changea les draps, et nous dinâmes.

Mon maître d’école prit un soin particulier de m’instruire. Il me fit asseoir à sa propre table, et pour le convaincre que j’étais sensible à cette distinction, je m’appliquai à l’étude de toutes mes forces : aussi au bout d’un mois j’écrivais si bien, qu’il me mit à la grammaire,

La nouvelle vie que je menais, la faim qu’on me faisait souffrir, et, plus que tout sans doute, l’air de Padoue, me procurèrent une santé dont je n’avais pas eu d’idée avant ce temps ; mais cette même santé me rendait encore plus dure la faim que j’étais forcé d’endurer : elle était devenue insupportable. Je grandissais à vue d’œil ; je dormais neuf heures du sommeil le plus profond que nul rêve ne troublait, sinon qu’il me semblait toujours que j’étais assis à une table abondante, où j’étais occupé à satisfaire mon cruel appétit ; mais chaque matin j’éprouvais combien les rêves flatteurs sont désagréables. Cette faim dévorante aurait fini par m’exténuer, si je n’avais pris le parti de m’emparer et d’engloutir tout ce que je trouvais de mangeable, partout et toutes les fois que j’étais sûr de n’être pas vu.

Le besoin rend industrieux. J’avais aperçu une cinquantaine de harengs saurets dans une armoire de la cuisine, je les dévorai tous peu à peu, ainsi que toutes les saucisses suspendues à la cheminée, et, pour le pouvoir sans être aperçu, je me levais la nuit et j’allais faire mes coups à tâtons. Tous les œufs à peine pondus que je pouvais saisir dans la basse-cour devenaient tout chauds ma nourriture la plus exquise. J’allais marauder pour manger jusque dans la cuisine de mon maître.

L’Esclavone, désespérée de ne pouvoir découvrir les voleurs, ne faisait que mettre des servantes à la porte. Malgré cela, l’occasion de voler ne se présentant pas toujours, j’étais maigre comme un squelette.

En quatre ou cinq mois mes progrès furent si rapides, que le docteur me créa décurion de l’école. J’étais chargé d’examiner les leçons de mes trente camarades, de corriger leurs fautes et de les dénoncer au maître avec les épithètes de blâme ou d’approbation qu’ils méritaient ; mais ma rigueur ne dura pas longtemps, car les paresseux trouvèrent facilement le secret de me fléchir. Quand leur latin était rempli de fautes, ils me gagnaient moyennant des côtelettes rôties, des poulets, et souvent même ils me donnaient de l’argent. Cela excita ma cupidité ou plutôt ma gourmandise, car, non content de mettre à contribution les ignorants, je devins tyran et refusai mon approbation à ceux qui la méritaient lorsqu’ils prétendaient s’exempter de la contribution que j’exigeais. Ne pouvant plus souffrir mon injustice, ils m’accusèrent au maître qui, me voyant convaincu d’extorsion, me destitua. Je me serais sans doute trouvé fort mal de ma destitution, si ma destinée n’était bientôt après venue mettre un terme à mon cruel noviciat.

Le docteur, qui m’aimait, me prit un jour tête à tête dans son cabinet, et me demanda si je voulais me prêter aux démarches qu’il me suggérerait pour sortir de la pension de l’Esclavone et entrer chez lui. Me trouvant enchanté de la proposition, il me fit copier trois lettres que j’envoyai, l’une à l’abbé Grimani, la seconde à mon ami Baffo et la troisième à ma bonne grand’mère. Mon semestre allant finir et ma mère n’étant pas alors à Venise, il n’y avait pas de temps à perdre. Dans ces lettres, je faisais la description de toutes mes souffrances, et j’annonçais ma mort, si on ne me retirait pas des mains de l’Esclavone pour me mettre chez mon maître d’école, qui était disposé à me prendre ; mais il voulait deux sequins par mois.

M. Grimani, au lieu de me répondre, ordonna à son ami Ottaviani de me réprimander de m’être laissé séduire ; mais M. Baffo alla parler à ma grand’mère, qui ne savait pas écrire, et dans une lettre qu’il m’adressa il m’annonça que dans peu de jours je serais plus heureux. En effet, huit jours après, cette excellente femme, qui m’a aimé jusqu’à sa mort, arriva précisément comme je venais de me mettre à table pour dîner. Elle entra avec la maîtresse, et aussitôt que je l’aperçus j’allai me jeter à son cou, versant d’abondantes larmes, auxquelles elle mêla d’abord les siennes. S’étant assise et m’ayant pris entre ses genoux, je sentis mon courage renaître, je lui fis en présence de l’Esclavone l’énumération de toutes mes peines ; et, après lui avoir fait observer la table de gueux à laquelle je devais me nourrir, je la menai voir mon lit.

Je finis par la prier de me mener dîner avec elle après six mois que la faim me faisait languir. L’Esclavone intrépide ne dit autre chose, sinon qu’elle ne pouvait pas faire mieux pour l’argent qu’on lui donnait. Elle disait vrai : mais qui l’obligeait à tenir une pension pour devenir le bourreau des enfants que l’avarice lui confiait, et qui avaient besoin d’être nourris ?

Ma grand’mère fort paisiblement lui signifia qu’elle allait m’emmener, et lui dit de mettre toutes mes hardes dans ma malle. Charmé de revoir mon couvert d’argent, je m’en saisis et le mis bien vite dans ma poche. Ma joie pendant tous ces préparatifs était inexprimable. Je sentais pour la première fois la force du contentement qui oblige celui qui l’éprouve à pardonner, et l’esprit à oublier tous les désagréments qui l’ont amené.

Ma grand’mère me mena à l’auberge où elle logeait, et nous dinâmes ; mais elle ne mangea presque rien, tant elle était étonnée de l’espèce de voracité avec laquelle je mangeais. Dans ces entrefaites, le docteur Gozzi, qu’elle avait fait prévenir, arriva, et sa présence la prévint en sa faveur. C’était un beau prêtre de vingt-six ans, rebondi, modeste et révérencieux. Dans un quart d’heure tous les arrangements furent faits. La bonne grand’mère lui compta vingt-quatre sequins d’avance pour une année de pension et en retira quittance ; mais elle me garda trois jours pour m’habiller en abbé et pour me faire faire une perruque, la malpropreté l’obligeant de me faire couper les cheveux.

Après les trois jours, elle voulut m’installer elle-même chez le docteur et me recommander à sa mère, qui lui dit d’abord de m’envoyer un lit ou de me l’acheter sur les lieux ; mais, le docteur lui ayant dit que je pourrais coucher avec lui, son lit étant très large, ma grand’mère se montra très reconnaissante de la bonté qu’il voulait bien avoir ; ensuite nous allâmes l’accompagner jusqu’au burchiello qui devait la ramener à Venise.

La famille du docteur Gozzi se composait de sa mère, qui avait beaucoup de respect pour lui, parce qu’étant née paysanne elle ne se croyait pas digne d’avoir un fils prêtre et, qui plus est, docteur : elle était laide, vieille et acariâtre ; de son père, cordonnier, qui travaillait toute la journée, ne parlant à personne, pas même à table. Il ne devenait sociable que les jours de fête, qu’il passait régulièrement au cabaret avec ses amis, rentrant à minuit, ivre à ne pas pouvoir se tenir et chantant le Tasse. Dans cet état le bonhomme ne pouvait pas se résoudre à se coucher, et il devenait brutal quand on voulait l’y forcer. Il n’avait de raison et d’esprit que ce que le vin lui en donnait, car à jeun il était incapable de traiter de la moindre affaire de famille ; et sa femme disait qu’il ne l’aurait jamais épousée, si on n’avait pas eu soin de le faire bien déjeuner avant d’aller à l’église.

Le docteur Gozzi avait aussi une sœur âgée de treize ans nommée Bettine : elle était jolie, gaie et grande liseuse de romans. Le père et la mère la grondaient toujours parce qu’elle se montrait trop à la fenêtre, et le docteur à cause de son penchant à la lecture. Cette fille me plut d’abord sans que je susse pourquoi, et ce fut elle qui peu à peu jeta dans mon cœur les premières étincelles d’une passion qui, par la suite, devint ma passion dominante.

Six mois après mon entrée dans cette maison, le docteur se trouva sans écoliers, car tous désertèrent parce que j’étais devenu le seul objet de ses affections. Cela fut cause qu’il se détermina à instituer un petit collège en prenant de jeunes écoliers en pension ; mais il fut deux ans avant de pouvoir réussir. Dans ce laps de temps, il me communiqua tout ce qu’il savait, ce qui, à la vérité, était peu de chose ; mais cela suffisait pour m’initier à toutes les sciences. Il m’enseigna aussi à jouer du violon, chose dont je fus obligé de tirer parti en une circonstance que le lecteur apprendra en son lieu. Le bon docteur Gozzi, n’étant philosophe en rien, me fit apprendre la logique des péripatéticiens et la cosmographie de l’ancien système de Ptolémée, dont je me moquais continuellement, l’impatientant par des théorèmes auxquels il ne savait que répondre. Ses mœurs d’ailleurs étaient irréprochables, et en matière de religion, quoiqu’il ne fût pas bigot, il était d’une grande sévérité ; et, tout pour lui étant article de foi, rien ne devenait difficile à sa conception. Selon lui, le déluge avait été universel ; les hommes, avant ce malheur, vivaient mille ans, et Dieu conversait avec eux ; Noé avait fabriqué l’arche en cent ans, et la terre, suspendue en l’air, tenait ferme au centre de l’univers que Dieu avait créé de rien. Quand je lui disais et que je lui prouvais que l’existence du rien était absurde, il coupait court en me disant que j’étais un sot.

Il aimait un bon lit, la chopine et la gaieté en famille. Il n’aimait ni les beaux esprits, ni les bons mots, ni la critique, parce qu’elle devient facilement médisance, et il riait de la sottise de ceux qui s’occupaient à lire des gazettes qui, selon lui, mentaient toujours et répétaient toujours la même chose. Il disait que rien n’incommodait tant que l’incertitude, ce qui l’induisait à condamner la pensée parce qu’elle engendre le doute.

Sa grande passion était la prédication, ayant en sa faveur la figure et la voix : aussi son auditoire n’était composé que de femmes, dont cependant il était ennemi juré, car il ne les regardait pas même en face quand il était obligé de leur parler. Le péché de la chair était selon lui le plus grand des péchés ; aussi se fâchait-il quand je lui disais qu’il ne pouvait être que le plus petit. Ses sermons étaient farcis de passages tirés des auteurs grecs qu’il traduisait en latin. Un jour, m’étant avisé de lui dire que c’était en italien qu’il devrait les traduire, parce que les femmes n’entendaient pas plus le latin que le grec, il se fâcha de manière que par la suite je n’eus plus le courage de lui en parler. Du reste, il me vantait à ses amis comme un prodige, parce que j’avais appris à lire le grec tout seul, sans autre secours que celui de la grammaire.

Dans le carême de 1736, ma mère écrivit au docteur que, devant bientôt partir pour Pétersbourg et désirant me voir avant son départ, elle le priait de me conduire à Venise pour trois ou quatre jours. Cette invitation le mit en devoir de penser, car il n’avait jamais vu ni Venise ni la bonne compagnie, et cependant il ne voulait paraître neuf en rien. Dès que nous fûmes prêts à partir de Padoue, toute la famille nous accompagna jusqu’au burchiello.

Ma mère le reçut avec la plus noble aisance ; mais, étant belle comme le jour, mon pauvre maître se trouva fort embarrassé, n’osant la regarder en face et forcé cependant de dialoguer avec elle : elle s’en aperçut et pensa à s’en amuser à l’occasion. Quant à moi, j’attirai l’attention de toute la coterie ; car, m’ayant connu presque imbécile, chacun était émerveillé de me voir si dégourdi dans le court espace de deux ans. Le docteur jouissait, voyant qu’on lui attribuait tout le mérite de ma métamorphose.

La première chose qui choqua ma mère fut ma perruque blonde, qui criait sur mon visage brun, et qui faisait le plus cruel désaccord avec mes sourcils et mes yeux noirs. Le docteur, interrogé par elle pourquoi il ne me faisait pas coiffer en cheveux, répondit qu’avec la perruque sa sœur pouvait plus facilement me tenir propre. Cette réponse naïve fit rire tout le monde ; mais le rire redoubla quand, après lui avoir demandé si sa sœur était mariée, prenant la parole, je répondis pour lui que Bettine était la plus jolie fille du quartier et qu’elle n’avait que quatorze ans. Ma mère ayant dit au docteur qu’elle ferait à sa sœur un joli présent, mais à condition qu’elle me coifferait en cheveux, il promit que l’on ferait à sa volonté. Ensuite ma mère fit appeler un perruquier, qui m’apporta une perruque en harmonie avec ma couleur.

Tout le monde s’étant mis à jouer, à l’exception de mon docteur, j’allai voir mes frères dans la chambre de ma grand’mère. François me fit voir des dessins d’architecture, que je fis semblant de trouver passables ; Jean ne me fit rien voir, et je le jugeai très insignifiant. Les autres étaient encore très jeunes.

A souper, le docteur, assis près de ma mère, fut fort gauche. Il n’aurait probablement pas prononcé un seul mot, si un Anglais, homme de lettres, ne lui avait adressé la parole en latin ; mais, ne l’ayant pas compris, il lui répondit modestement qu’il ne comprenait pas l’anglais, ce qui excita un grand éclat de rire. M. Baffo nous tira d’embarras en nous disant que les Anglais lisent et prononcent le latin comme ils lisent et prononcent leur propre langue. A cela j’observai que les Anglais avaient tort autant que nous l’aurions, si nous prétendions lire et prononcer leur langue d’après les règles adoptées pour la langue latine. L’Anglais, admirant ma raison, écrivit aussitôt ce vieux distique et me le donna à lire :

Dicite, grammatici, cur mascula nomina cunnus,

Et cur femineum mentula nomen habet

(Grammairiens, pourriez-vous dire pourquoi cunnus est masculin,

Tandis que mentula porte un nom féminin ?)

Après l’avoir lu à haute voix, je m’écriai : Pour le coup, voilà du latin. Nous le savons, me dit ma mère, mais il faut l’expliquer. L’expliquer ne suffit pas, répondis-je ; c’est une question à laquelle je veux répondre. Et, après avoir pensé un moment, j’écrivis ce pentamètre :

Disce quod a domino nomina servus habet.

(C’est que toujours l’esclave a le nom de son maître)

Ce fut mon premier exploit littéraire, et je puis dire que ce fut dans ce moment qu’on sema dans mon âme l’amour de la gloire qui dépend de la littérature, car les applaudissements me mirent au faîte du bonheur. L’Anglais, émerveillé, après avoir dit que jamais garçon de onze ans n’en avait fait autant, m’embrassa à plusieurs reprises et me fit présent de sa montre. Ma mère, curieuse, demanda à M. Grimani ce que ces vers signifiaient ; mais, l’abbé n’y comprenant pas plus qu’elle, ce fut M. Baffo qui le lui dit à l’oreille. Surprise de mon savoir, elle se leva, alla prendre une montre d’or et la présenta à mon maître, qui, ne sachant comment s’y prendre pour lui marquer sa grande reconnaissance, rendit la scène très comique. Ma mère, pour le dispenser de tout compliment, lui présenta la joue : il ne s’agissait que de deux baisers, ce qui est la chose la plus simple et la moins significative en bonne compagnie ; mais le pauvre homme était sur des tisons ardents et si décontenancé qu’il aurait, je crois, plutôt voulu mourir que de les lui donner. Il se retira en baissant la tête, et on le laissa tranquille jusqu’au moment où nous allâmes nous coucher.

Dès que nous fûmes seuls dans notre chambre, il épancha son cœur. Il me dit qu’il était dommage qu’il ne pût publier à Padoue ni le distique ni ma réponse.

« Et pourquoi ? lui dis-je.

- Parce que c’est une turpitude.

- Mais elle est sublime.

- Allons nous coucher et n’en parlons plus. Ta réponse est prodigieuse parce que tu ne peux ni connaître la matière ni savoir faire des vers. »

Pour ce qui regarde la matière, je la connaissais par théorie, car j’avais déjà lu Meursius en cachette, précisément parce qu’il me l’avait défendu ; mais il avait raison de s’étonner que je susse faire des vers, car lui-même, qui m’avait enseigné la prosodie, n’avait jamais su en faire un. Nemo dat quod non habet (Nul ne peut donner ce qu’il n’a pas) est un axiome faux en morale.

Quatre jours après, au moment de notre départ, ma mère me donna un paquet pour Bettine, et l’abbé Grimani me donna quatre sequins pour m’acheter des livres. A huit jours de là, ma mère partit pour Pétersbourg.

De retour à Padoue, mon bon maître ne fit pendant trois ou quatre mois que parler de ma mère, tous les jours et à tout propos ; et Bettine ayant trouvé dans le paquet de ma mère cinq aunes de lustrin noir et douze paires de gants, s’affectionna singulièrement à moi, et prit tellement soin de mes cheveux, qu’en moins de six mois je quittai ma perruque. Elle venait me peigner tous les jours, et souvent avant que je fusse levé, me disant qu’elle n’avait pas le temps d’attendre que je m’habillasse. Elle me lavait le visage, le cou, la poitrine ; me faisait des caresses enfantines que je jugeais innocentes et qui me fâchaient contre moi-même parce qu’elles m’altéraient. Plus jeune qu’elle de trois ans, il me semblait qu’elle ne pouvait point m’aimer avec malice, et cela me mettait de mauvaise humeur contre la mienne. Quand, assise sur mon lit, elle me disait que j’engraissais et qu’elle s’en assurait par ses mains, elle me causait la plus vive émotion, mais je la laissais faire, de peur qu’elle ne s’aperçût de ma sensibilité ; et quand elle me disait que j’avais la peau douce, le chatouillement m’obligeait à me retirer, fâché contre moi-même de n’oser lui en faire autant, mais enchanté qu’elle ne pût deviner l’envie que j’en avais. Quand j’étais habillé, elle me donnait les plus doux baisers, m’appelant son cher enfant ; mais, quelque désir que j’eusse de suivre son exemple, je n’en avais pas encore la hardiesse. Plus tard cependant, Bettine tournant ma timidité en ridicule, je m’aguerris et je les lui rendis mieux appliqués que les siens, mais m’arrêtant toujours dès que je me sentais le désir d’aller plus loin : je tournais la tête, faisant semblant de chercher quelque chose, et elle partait. Dès qu’elle était partie, j’étais au désespoir de n’avoir pas suivi le penchant de ma nature, et, étonné que Bettine pût faire de moi sans conséquence tout ce qu’elle faisait, tandis que je ne pouvais m’abstenir d’aller plus avant qu’avec la plus grande peine, je me promettais chaque fois de changer de conduite.

Au commencement de l’automne, le docteur reçut trois nouveaux pensionnaires, et l’un d’eux, âgé de quinze ans, me parut en moins d’un mois être fort bien avec Bettine.

Cette observation me causa un sentiment dont jusqu’alors je n’avais eu aucune idée, et que je n’analysai que quelques années plus tard. Ce ne fut ni jalousie ni indignation, mais un noble dédain qui ne me parut pas fait pour être réprimé ; car Cordiani, ignorant, grossier, sans esprit, sans éducation civile, fils d’un simple fermier et incapable de me tenir tête en rien, n’ayant sur moi d’autre prérogative que l’âge de la puberté, ne me paraissait pas fait pour m’être préféré : mon amour-propre naissant me disait que je valais mieux que lui. Je conçus un sentiment d’orgueil mêlé de mépris qui se déclara contre Bettine, que j’aimais sans le savoir. Elle s’en aperçut à la manière dont je recevais ses caresses quand elle venait me peigner dans mon lit : je repoussais ses mains et je ne répondais plus à ses baisers. Piquée un jour de ce que, me demandant la raison de ma conduite, je n’en alléguai aucune, elle me dit, ayant l’air de me plaindre, que j’étais jaloux de Cordiani. Ce reproche me parut une calomnie avilissante : je lui dis que je croyais Cordiani digne d’elle comme elle l’était de lui. Elle s’en alla en souriant ; mais, enfantant le projet qui seul pouvait la venger, elle se trouva engagée à me rendre jaloux. Cependant, ne pouvant atteindre son but sans me rendre amoureux, voici comment elle s’y prit.

Un matin elle vint à mon lit, m’apportant une paire de bas blancs qu’elle m’avait tricotés. Après m’avoir coiffé, elle me dit qu’il fallait qu’elle me les essayât elle-même pour voir les défauts et se régler pour m’en faire d’autres. Le docteur était allé dire sa messe. Étant en train de me chausser les bas, elle me dit que j’avais les cuisses malpropres, et sans m’en demander la permission, elle se mit de suite en devoir de me les laver. J’aurais été honteux de lui paraître avoir honte ; je la laissai faire, ne prévoyant pas ce qui devait en résulter. Bettine, assise sur mon lit, poussa trop loin le zèle de la propreté, et sa curiosité me causa une volupté si vive qu’elle ne cessa que quand elle ne put être poussée plus loin. Redevenu calme, je m’avisai de me reconnaître coupable, et me crus obligé de lui en demander pardon. Elle, qui ne s’y attendait pas, après y avoir pensé un moment, me dit d’un ton d’indulgence que la faute en était à elle, mais que cela ne lui arriverait plus. Là-dessus elle me quitta, m’abandonnant à mes réflexions.

Elles furent cruelles. Il me semblait que je l’avais déshonorée, que j’avais trahi la confiance de sa famille, violé les lois sacrées de l’hospitalité, que j’avais enfin commis un crime horrible que je ne pouvais effacer qu’en l’épousant, si pourtant Bettine pouvait se décider à prendre pour mari un impudent indigne d’elle.

A la suite de ces réflexions, vint une sombre tristesse, qui s’augmentait de jour en jour, Bettine ayant tout à fait cessé de venir à mon lit. Pendant les premiers huit jours la retenue de cette fille me parut raisonnable, et ma tristesse aurait bientôt pris le caractère d’un amour parfait, si sa conduite à l’égard de Cordiani n’eût mis dans mon âme le poison de la jalousie, quoique je fusse bien éloigné de la croire coupable à son égard du crime qu’elle avait commis avec moi.

Convaincu par quelques-unes de mes réflexions que ce qu’elle avait fait avec moi avait été volontaire, et que le repentir seul l’empêchait de revenir, mon amour-propre se trouvait flatté ; car cela me la faisait conjecturer amoureuse ; et dans cette détresse de raisonnement je me décidai à l’encourager par écrit.

Je fis une petite lettre, courte, mais suffisante pour lui mettre l’esprit en repos, soit qu’elle se crût coupable, soit qu’elle me soupçonnât des sentiments contraires à ceux que son amour-propre exigeait. Ma lettre me parut un chef-d’œuvre, et plus que suffisante pour me faire adorer et obtenir la préférence sur Cordiani, qui me semblait un être peu fait pour la faire balancer un seul instant entre lui et moi. Une demi-heure après qu’elle eut ma lettre, elle me répondit de vive voix que le lendemain matin elle reviendrait dans ma chambre comme avant notre scène, mais je l’attendis en vain. J’en fus outré : mais quel fut mon étonnement lorsqu’à table elle me demanda si je voulais qu’elle m’habillât en fille pour aller au bal qu’un de nos voisins, le médecin Olivo, devait donner cinq ou six jours après ! Tout le monde ayant applaudi à la proposition, j’y consentis. Je voyais dans cette circonstance le moment favorable d’avoir une explication, de nous justifier réciproquement et de redevenir amis intimes à l’abri de toute surprise dépendante de la faiblesse des sens. Mais voici ce qui vint mettre obstacle à cette partie et donner lieu à une véritable tragi-comédie.

Un parrain du docteur Gozzi, vieux et à son aise, qui demeurait à la campagne croyant, au bout d’une longue maladie, être bien près de sa fin, lui envoya une voiture en le faisant prier de se rendre sans retard auprès de lui avec son père, pour assister à sa mort et recommander son âme à Dieu. Le vieux cordonnier vida d’abord un flacon, mit son habit de dimanche et partit avec son fils.

Jugeant la circonstance heureuse et voulant la mettre à profit, trouvant d’ailleurs la nuit du bal trop éloignée au gré de mon impatience, je trouvai le moment de dire à Bettine que je laisserais ouverte la porte de ma chambre qui donnait sur le corridor, et que je l’attendrais dès que tout le monde serait couché. Elle me dit qu’elle n’y manquerait pas. Elle couchait au rez-de-chaussée dans un cabinet qui n’était séparé que par une simple cloison de celui où couchait son père : le docteur était absent, je couchais seul dans la grande chambre. Les trois pensionnaires demeuraient dans une salle à l’écart, je n’avais donc aucun contretemps à redouter. J’étais ravi de me voir arrivé au moment désiré.

A peine retiré dans ma chambre, je fermai ma porte au verrou et j’ouvris celle qui donnait sur le corridor, de manière que Bettine n’eût qu’à la pousser pour entrer ; ensuite j’éteignis ma lumière sans me déshabiller.

Lorsqu’on lit un roman, ces sortes de situations semblent exagérées ; elles ne le sont pas ; et ce que l’Arioste dit de Roger attendant Alcine est un beau portrait d’après nature.

J’attendis jusqu’à minuit sans beaucoup d’inquiétude ; mais, voyant passer deux, trois, quatre heures du matin, sans la voir paraître, mon sang s’alluma, je devins furieux. La neige tombait à gros flocons, mais je mourais encore plus de rage que de froid. Une heure avant le jour, ne pouvant plus commander à mon impatience, je me décidai à descendre sans souliers, pour ne pas éveiller le chien, et d’aller me mettre au bas de l’escalier, à quatre pas de la porte de Bettine, qui aurait dû être ouverte, si elle fut sortie. Je m’en approche, je la trouve fermée ; et comme on ne pouvait la fermer qu’en dedans, je m’imagine que Bettine s’est endormie. Je voulais frapper, mais la crainte que le bruit ne fit aboyer le chien m’en empêcha. De cette porte à celle de son cabinet, il y avait encore dix à douze pas. Accablé de chagrin et ne pouvant me déterminer à rien, je m’assis sur le dernier degré ; mais vers la pointe du jour, morfondu, engourdi et grelottant, craignant que la servante ne vînt à me trouver là et ne me crût fou, je me déterminai à retourner dans ma chambre. Je me lève, mais au même instant j’entends du bruit dans la chambre de Bettine. Sûr qu’elle va paraître, l’espoir me rendant mes forces, je m’approche de la porte, elle s’ouvre ; mais, au lieu d’en voir sortit Bettine, je vois Cordiani qui me lance un si fort coup de pied dans le ventre que je me trouve bien loin étendu et enfoncé dans la neige. Sans s’arrêter, Cordiani va s’enfermer dans la salle où il couchait avec les deux Feltrini, ses camarades.

Je me relève promptement dans l’intention d’aller me venger sur Bettine, que dans ce moment rien n’aurait pu sauver de ma fureur. Je trouve sa porte fermée, j’y lance un vigoureux coup de pied, le chien se met à aboyer, et je remonte précipitamment dans ma chambre où je m’enferme, et je me couche pour me remettre d’âme et de corps, car j’étais pire que mort.

Trompé, humilié, maltraité, devenu un objet de mépris pour un Cordiani heureux et triomphant, je passai trois heures à ruminer les plus noirs projets de vengeance. Les empoisonner tous deux me paraissait peu de chose dans ce terrible et malheureux moment. De ce projet je passai à celui, non moins extravagant que lâche, de partir à l’instant pour rapporter le tout à son frère. N’ayant que douze ans, mon esprit n’avait pas encore acquis la froide faculté de mûrir des projets de vengeance héroïque enfantés par les sentiments factices de l’honneur : je ne faisais que m’initier aux affaires de cette espèce.

J’étais dans cette situation d’esprit, quand tout à coup j’entendis à ma porte la voix rauque de la mère de Bettine, qui me priait de descendre, disant que sa fille se mourait. Fâché qu’elle mourût avant d’avoir éprouvé ma vengeance, je me lève à la hâte et je descends. Je la vois dans le lit de son père, livrée à d’affreuses convulsions, entourée de toute la famille. A demi vêtue, son corps s’arquait, se tournant à droite et à gauche, lançant au hasard des coups de pied et des coups de poing et échappant par de violentes secousses aux efforts de ceux qui voulaient la retenir.

En voyant ce tableau, plein de l’histoire de la nuit, je ne savais que penser. Je ne connaissais ni la nature ni les ruses, et je m’étonnais de me voir froid spectateur, capable de me posséder en voyant devant moi deux objets dont j’avais intention de tuer l’un et de déshonorer l’autre. Au bout d’une heure, Bettine s’endormit.

Une sage-femme et le docteur Olivo arrivèrent au même instant. La première dit que les convulsions de Bettine étaient causées par des affections hystériques ; le docteur soutint le contraire, et ordonna du repos et des bains froids. Quant à moi, je me moquais d’eux sans rien dire, car je savais où croyais savoir que la maladie de cette fille ne provenait que de ses travaux nocturnes, ou de la peur qu’avait dû lui causer ma rencontre avec Cordiani. Quoi qu’il en soit, je me décide à différer ma vengeance jusqu’à l’arrivée de son frère, quoique je fusse loin de supposer feinte la maladie de Bettine ; car il me paraissait impossible qu’elle pût avoir tant de force.

Devant pour rentrer dans ma chambre passer par le cabinet de Bettine et voyant ses poches sur son lit, l’envie me vint d’y mettre la main. J’y trouvai un billet, et, ayant reconnu l’écriture de Cordiani, je l’emportai pour le lire à mon aise dans ma chambre. Je fus étonné de l’imprudence de cette fille, car sa mère aurait pu trouver le billet et, ne sachant pas lire, le donner à son fils le docteur. Je crus alors qu’elle avait perdu la tête ; mais qu’on juge de ce que je dus éprouver en lisant ces paroles : « Puisque votre père est parti, il est inutile que vous laissiez votre porte ouverte comme les autres fois. En sortant de table, j’irai me mettre dans votre cabinet : vous m’y trouverez. »

Après un instant de stupeur et de réflexion, l’envie de rire me prit, et, me trouvant parfaitement dupe, je me crus guéri de mon amour. Cordiani me parut digne de pardon, et Bettine méprisable. Je me félicitai d’avoir reçu une excellente leçon pour le reste de ma vie. J’allai même jusqu’à trouver que Bettine avait eu raison de me préférer Cordiani, qui avait quinze ans, tandis que je n’étais encore qu’un enfant. Malgré mes bonnes dispositions à l’oubli, le coup de pied de Cordiani me pesant sur le cœur, je ne cessai pas de lui en vouloir.

A midi, étant à table dans la cuisine, où nous dinions à cause du froid, les cris de Bettine se firent entendre de nouveau. Tout le monde accourut auprès d’elle, excepté moi, qui restai tranquillement à table à finir mon dîner ; après quoi, j’allai me mettre à mes études.

Le soir, quand j’allai souper, je vis le lit de Bettine dans la cuisine à côté de celui de sa mère, mais j’y fus indifférent, ainsi qu’au bruit qu’on fit toute la nuit et à la confusion du lendemain quand ses convulsions la reprirent.

Le docteur revint le soir avec son père. Cordiani, qui craignait ma vengeance, vint me demander quelle était mon intention ; mais, m’ayant vu lui courir au devant, le canif ouvert à la main, il se hâta de fuir. L’idée de conter au docteur l’histoire scandaleuse ne m’était plus revenue, car un projet de cette nature ne pouvait se présenter à mon esprit que dans un moment d’effervescence et de colère.

Le lendemain, la mère vint interrompre notre leçon pour dire au docteur, après un long préambule, qu’elle croyait avoir découvert le caractère de la maladie de sa fille, que c’était l’effet d’un sort que lui avait jeté une sorcière, et qu’elle la connaissait.

« Cela peut être, ma chère mère, mais il ne faut pas s’y tromper. Quelle est cette sorcière ?

- C’est notre vieille servante, et je viens de m’en assurer.

- De quelle façon ?

- J’ai barré la porte de ma chambre avec deux manches à balai placés en croix qu’il lui fallait décroiser pour entrer ; mais, quand elle les a vus, elle a reculé, et elle est allée passer par l’autre porte. Il est évident que, si elle n’était pas sorcière, elle les aurait décroisés.

- Ce n’est pas si évident, ma chère mère. Faites-moi venir cette femme. »

Dès que la servante parut :

« Pourquoi, lui dit l’abbé, n’es-tu pas entrée ce matin dans la chambre par la porte ordinaire ?

- Je ne sais pas ce que vous me demandez.

- N’as-tu pas vu sur la porte la croix de Saint-André ?

- Qu’est-ce que cette croix ?

- Tu fais en vain l’ignorante, lui dit la mère. Où as-tu couché jeudi passé ?

- Chez une nièce, qui est accouchée.

- Point du tout. Tu es allée au sabbat, car tu es sorcière, et tu as ensorcelé ma fille. »

La pauvre femme, indignée, lui crache au nez ; la mère furieuse court se saisir d’une canne dans l’intention de la rosser ; l’abbé veut retenir sa mère, mais il est obligé de courir après la servante qui descendait l’escalier à la hâte, criant et pestant pour soulever les voisins ; il l’attrape et parvient enfin à l’apaiser en lui donnant quelque argent.

Après cette scène aussi comique que scandaleuse, l’abbé alla prendre son accoutrement de prêtre pour exorciser sa sœur, et voir si elle avait réellement le diable au corps.

La nouveauté de ces mystères attira toute mon attention. Ils me semblaient tous fous ou imbéciles, car je ne pouvais sans rire me figurer des diables dans le corps de Bettine. Lorsque nous approchâmes de son lit, la respiration paraissait lui manquer, et les conjurations de son frère ne la lui rendirent pas. Le médecin Olivo, survenant dans ces entrefaites, demanda au docteur s’il était de trop, et, celui-ci lui ayant répondu que non s’il avait de la foi, Olivo s’en alla en disant que sa foi se bornait aux miracles de l’Évangile.

Peu après, le docteur étant rentré dans sa chambre, et me trouvant seul avec Bettine, je m’approchai de son oreille et lui dis : « Prenez courage, guérissez et soyez sûre de ma discrétion. » Elle tourna la tête de l’autre côté sans me répondre, mais elle passa le reste de la journée sans convulsion. Je crus l’avoir guérie ; mais le jour suivant le transport lui monta au cerveau, et alors dans son délire elle prononça au hasard et sans suite des mots grecs et latins, et l’on ne douta plus dès lors qu’elle ne fût réellement possédée du démon. Sa mère sortit et revint une heure après avec le plus fameux exorciseur de Padoue. C’était un capucin fort laid qu’on appelait le père Prospero da Bovolenta.

Dès que Bettine aperçut l’exorciste. elle lui dit, en éclatant de rire, des injures sanglantes, qui plurent à tous les assistants, puisqu’il ne pouvait y avoir que le diable d’assez hardi pour oser traiter un capucin de la sorte ; mais celui-ci, à son tour, s’entendant appeler ignorant, importun et puant, commença à frapper Bettine avec un gros crucifix, disant qu’il battait le diable. Il ne s’arrêta que quand il la vit en position de lui jeter par la tête le pot de nuit dont elle s’était saisi. « Si celui qui t’a choqué par des paroles est le diable, lui dit-elle, frappe-le avec les tiennes, âne que tu es ; mais si c’est moi, apprends, butor, que tu dois me respecter, et va t’en. »

Je vis le docteur Gozzi rougir. Mais le capucin, tenant ferme, armé de pied en cap, se mit à lire un terrible exorcisme ; après quoi, il somma l’esprit malin de lui dire son nom.

« Je m’appelle Bettine.

- Non, car c’est le nom d’une fille baptisée.

- Tu crois donc qu’un diable doit avoir un nom masculin ? Sache, capucin ignorant, qu’un diable est un ange qui ne doit avoir aucun sexe. Mais, puisque tu crois que celui qui te parle par ma bouche est un diable, promets-moi de me répondre la vérité, et je te promets de me rendre à tes exorcismes.

- Oui, je te le promets.

- Dis-moi donc, te crois-tu plus savant que moi ?

- Non, mais je me crois plus puissant au nom de la très sainte Trinité, et en force de mon sacré caractère.

- Si tu es plus puissant, empêche-moi donc de te dire tes vérités. Tu es vain de ta barbe : tu la peignes dix fois par jour, et tu ne voudrais pas en couper la moitié pour me faire sortir de ce corps. Coupe-la, et je te jure d’en sortir.

- Père du mensonge, je redoublerai tes peines.

- Je t’en défie. »

Bettine, à ces mots, donna un tel éclat de rire, que je fus forcé de rire à mon tour. Alors le capucin se tourna vers le docteur et lui dit que je n’avais point de foi et qu’il fallait me faire sortir, ce que je fis en lui disant qu’il avait deviné. Je n’étais pas encore dehors lorsque, le capucin ayant présenté sa main à baiser à Bettine, j’eus le plaisir de voir celle-ci lui cracher dessus.

Inconcevable fille, remplie de talent, qui confondit le capucin, sans étonner personne, puisqu’on attribuait toutes ses réponses au démon. Je ne concevais pas quel pouvait être son but.

Le capucin dîna avec nous et débita pendant le repas une foule de bêtises. Après le dîner, il rentra dans la chambre de Bettine pour lui donner la bénédiction ; mais, aussitôt qu’elle l’aperçut, elle saisit un gros verre d’une composition noire que l’apothicaire lui avait envoyée et la lui jeta à la tête. Cordiani, qui était tout auprès, en reçut sa bonne part, ce qui me fit un plaisir extrême. Bettine faisait bien de saisir l’occasion, puisqu’on mettait tout sur le compte du pauvre diable. Peu satisfait sans doute, le père Prospero dit en partant au docteur que la fille était possédée sans doute, mais qu’il devait chercher un autre exorciste, puisque ce n’était pas à lui que Dieu voulait accorder la grâce de la délivrer.

Après son départ, Bettine passa six heures fort tranquillement, et nous surprit tous le soir en venant se mettre à table avec nous pour souper. Elle assura son père et sa mère qu’elle se portait bien, parla à son frère ; ensuite elle m’adressa la parole en me disant que le bal devait avoir lieu le lendemain, et qu’elle viendrait le matin pour me coiffer en fille. Je la remerciai et lui dis qu’elle avait été fort malade et qu’elle devait se ménager. Bientôt elle alla se coucher, et nous restâmes à table, ne parlant que d’elle.

Lorsque je fus rentré dans ma chambre et près de me coucher, je pris mon bonnet de nuit et j’y trouvai le billet suivant : « Ou vous viendrez au bal avec moi déguisé en fille, ou je vous ferai voir un spectacle qui vous fera pleurer. »

Ayant attendu que le docteur fût endormi, je me mis à lui écrire la réponse ci-après : « Je n’irai pas au bal, car je suis bien décidé à éviter toutes les occasions de me trouver seul avec vous. Quant au triste spectacle dont vous ne menacez, je vous crois assez d’esprit pour me tenir parole ; mais je vous prie d’épargner mon cœur, car je vous aime comme si vous étiez ma sœur. Je vous ai pardonné, chère Bettine, et je veux tout oublier. Voici un billet que vous devez être enchantée de revoir entre vos mains. Vous voyez ce que vous avez risqué en le laissant dans vos poches sur le lit. Cette restitution doit vous convaincre de mon amitié. »

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