Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 11

CHAPITRE VII

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Mon court séjour dans le fort Saint-André. - Mon premier repentir galant. - Plaisir d’une vengeance et belle preuve d’un alibi. - Arrêt du comte Bonafede. - Mon élargissement. - Arrivée de l’évêque. - Je quitte Venise.

Le fort, où la république ne tenait ordinairement qu’une garnison de cent Esclavons invalides, se trouvait contenir alors deux mille Albanais, qu’on désignait par le nom de Cimariotes.

Le ministre de la guerre, connu dans la république sous la dénomination de Sage à l’écriture, ainsi que je l’ai déjà dit, les avait fait venir du Levant à l’occasion d’une promotion. On voulut que les officiers fussent à portée de faire valoir leur mérite et de le voir récompensé. Ils étaient tous natifs de cette partie de l’Épire qu’on nomme Albanie et qui appartient à la république. Il y avait alors vingt-cinq ans qu’ils s’étaient distingués dans la dernière guerre que la république ait soutenue contre les Turcs. C’était pour moi un spectacle à la fois nouveau et surprenant de voir dix-huit à vingt officiers tous vieux et tous bien portants, ayant la figure couverte de cicatrices ainsi que la poitrine que, par luxe guerrier, ils portaient toute découverte. Le lieutenant-colonel se distinguait particulièrement par ses blessures, car, sans hyperbole, il avait le quart de la tête de moins. Il n’avait qu’un œil, qu’une oreille, et on ne lui voyait point la mâchoire. Il mangeait cependant fort bien, parlait de même et était d’une humeur très gaie. Il avait avec lui toute sa famille composée de deux jolies filles, que leur costume rendait encore plus intéressantes, et de sept garçons tous soldats. Cet homme avait six pieds, d’une stature superbe et pourtant si laid de figure, à cause de ses énormes blessures, qu’il était hideux à voir. Malgré cela, je lui trouvai quelque chose de si attrayant que je l’aimai de prime abord, et j’aurais beaucoup aimé à m’entretenir avec lui, sans la forte odeur d’ail que sa bouche exhalait en parlant. Tous ces Albanais en avaient toujours les poches pleines, et une gousse d’ail pour eux est à peu près ce qu’est une dragée pour nous. Peut-on douter d’après cela que ce légume ne soit un poison ? La seule propriété médicale qu’il ait, c’est de ranimer l’appétit en donnant du ton à un estomac affaibli.

Cet homme ne savait pas lire, mais il n’en était pas honteux ; car, à l’exception du prêtre et du chirurgien, aucun ne possédait ce talent. Tous, officiers et soldats, avaient la bourse pleine d’or, et la moitié au moins étaient mariés. Aussi y avait-il dans le fort cinq ou six cents femmes, et une pépinière d’enfants. Ce spectacle, neuf pour moi, m’intéressait beaucoup. Heureuse jeunesse ! je te regrette parce que tu m’offrais souvent du nouveau ; et cette raison me fait détester la vieillesse qui ne m’offre que des choses connues, à moins que ce ne soit dans les gazettes, dont alors l’existence m’importait fort peu.

Libre dans ma chambre, je fis l’inventaire de ma malle et, en ayant retiré tout ce que j’avais d’ecclésiastique, je fis appeler un juif et je le lui vendis impitoyablement. Ma seconde opération fut d’envoyer à M. Rosa les reçus de tous les effets que j’avais mis en gage, en le priant de vouloir bien les faire vendre sans exception, et de m’en envoyer le surplus. Moyennant cette double opération, je me vis en état de céder à mon soldat les misérables dix sous qu’on me donnait par jour. Un autre soldat, qui avait été perruquier, avait soin de ma chevelure, que la discipline du séminaire m’avait forcé de négliger. Je me promenais dans les casernes pour y chercher quelque distraction ; la demeure du major pour le sentiment et celle de l’Albanais pour un peu d’amour étaient mes seuls refuges. Ce dernier, étant sûr que son colonel serait nommé brigadier, sollicitait le commandement du régiment ; mais il avait un concurrent et il craignait qu’il ne l’emportât sur lui. Je m’avisai de lui faire un placet, court, mais si vigoureux, que le Sage, après lui avoir demandé qui l’avait fait, lui accorda ce qu’il demandait. A son retour au fort, ce brave homme, la joie dans le cœur, me dit en me pressant contre sa poitrine qu’il m’en devait toute l’obligation ; et après m’avoir donné à dîner en famille, où ses mets à l’ail me brûlèrent l’âme, il me fit présent de douze boutargues et de deux livres de tabac turc excellent.

L’effet de mon placet fit croire à tous les autres officiers qu’ils ne parviendraient à rien sans le secours de ma plume, et je ne la refusai à personne, ce qui me suscita des querelles, car je servais en même temps le rival de celui que j’avais servi d’avance et qui m’avait payé ; mais, me trouvant en possession d’une quarantaine de sequins, je me moquais de tout, ne craignant plus la misère. Cependant il m’arriva un accident qui me fit passer six semaines fort désagréablement.

Le 2 du mois d’avril, fatal anniversaire de mon entrée dans ce monde, au moment où je venais de me lever, je vois entrer dans ma chambre une belle Grecque qui me dit que son mari, enseigne, avait tout le mérite possible pour devenir lieutenant, et qu’il le deviendrait, si son capitaine ne lui en voulait, à cause du refus qu’elle lui avait fait de certaines complaisances qu’elle ne devait accorder qu’à son époux. Elle me présenta des certificats et me pria de lui faire un placet qu’elle irait elle-même porter au Sage ; et pour achever, elle ajouta qu’étant pauvre elle ne pouvait récompenser ma peine que par son cœur. Je lui répondis que son cœur ne devait être que le prix des désirs, et je la traitai en conséquence, sans trouver d’autre résistance que celle qu’une jolie femme ne manque jamais de faire par acquit. Je la renvoyai ensuite en lui disant de revenir vers midi, qu’elle trouverait l’écrit tout prêt. Elle fut exacte, et ne trouva pas mauvais de me récompenser une seconde fois, et enfin le soir, sous prétexte de quelques corrections, elle vint me fournir l’occasion d’une troisième récompense.

Mais, hélas ! tout n’est point rose dans les plaisirs, car le matin du troisième jour je m’aperçus avec horreur que j’avais trouvé un serpent caché sous les fleurs. En six semaines de privations et de soins, je me vis parfaitement rétabli.

Un jour, ayant revu ma belle Grecque, j’eus la sottise de lui faire des reproches ; mais elle me déconcerta en me répondant en riant qu’elle ne m’avait donné que ce qu’elle avait, et que j’avais eu tort de ne pas prendre mes précautions. Le lecteur se figurerait difficilement le chagrin et la honte que ce malheur me causa. Je me regardais comme un homme dégradé, et voici, à cause de cet accident, un trait qui pourra donner aux curieux une idée de mon étourderie.

Mme Vida, belle-sœur du major, se trouvant un matin tête à tête avec moi, me confia dans un doux abandon le tourment que son jaloux mari lui faisait éprouver, et la cruauté qu’il avait de la laisser coucher seule depuis quatre ans, quoiqu’elle fût à la fleur de son âge. « Dieu fasse, ajouta-t-elle, qu’il ne vienne pas à savoir que vous avez passé une heure avec moi, car il me désespérerait. »

Pénétré de son chagrin, la confiance amenant la confiance, j’eus la balourdise de lui confier l’état où m’avait mis la cruelle Grecque, lui disant que je le sentais d’autant plus que j’aurais été heureux de la venger de la froideur de son jaloux. A ces mots où j’avais laissé percer toute la candeur de la bonne foi, elle se leva et me dit avec un ton d’aigreur et de colère toutes les injures qu’une honnête femme outragée aurait pu se permettre contre un audacieux qui se serait oublié. Confondu, et concevant fort bien en quoi je lui avais manqué, je lui tirai ma révérence, et elle, continuant sur le même ton, me défendit de me remontrer chez elle, disant que j’étais un fat indigne de parler à une femme de bien. Je m’empressai de lui dire en partant qu’une femme de bien devait être plus réservée qu’elle sur cet article, et je ne fus pas longtemps à réfléchir que, si, au lieu de lui confier mes douleurs, je m’étais bien porté, elle aurait trouvé fort bien que je l’eusse consolée.

J’eus, peu de jours après, un motif plus réel de me repentir d’avoir connu la Grecque. C’était le jour de l’Ascension. Comme c’était près du fort que se faisait la cérémonie du Bucentaure, M. Rosa y mena Mme Orio et ses deux gentilles nièces, et j’eus le plaisir de leur donner à dîner dans ma chambre. Je me trouvai ensuite seul avec mes amies dans le secret d’une casemate, et c’est là qu’elles me couvrirent de leurs baisers. Je sentis qu’elles s’attendaient à quelques preuves de mon amour ; mais, pour cacher ma peine, je fis semblant de craindre quelque surprise, et force leur fut de s’en contenter.

J’avais écrit à ma mère le détail de ce qui m’était arrivé et le traitement que Grimani se permettait de me faire éprouver ; elle me répondit qu’elle avait écrit en conséquence à cet abbé, et qu’elle ne doutait pas qu’il ne me fît mettre en liberté ; et que, pour ce qui regardait les meubles qu’il avait fait vendre par Razzetta, M. Grimani s’était engagé à en faire le patrimoine de mon plus jeune frère. Cette dernière clause était une imposture ; car ce patrimoine ne fut établi treize ans plus tard que fictivement. Je parlerai en son lieu de ce malheureux frère qui est mort misérable à Rome il y a vingt ans.

A la mi-juin les Cimariotes retournèrent dans le Levant, et il ne resta plus dans le fort que la garnison ordinaire. L’ennui me gagna dans l’espèce d’abandon où je me trouvais, ce qui me donnait des accès de colère terribles.

La chaleur était très forte et m’incommodait beaucoup, ce qui m’obligea d’écrire à M. Grimani pour lui demander deux habits d’été, lui indiquant l’endroit où ils devaient se trouver, si Razzetta ne les avait point vendus. Huit jours après, me trouvant chez le major, je vois entrer cet indigne personnage accompagné d’un individu qu’il présenta sous le nom de Petrillo, célèbre favori de l’impératrice de Russie, lequel venait de Saint-Pétersbourg. Il aurait dû dire infâme au lieu de célèbre, et bouffon au lieu de favori.

La major les invita à s’asseoir, et Razzetta, prenant un paquet des mains du gondolier de Grimani, me le remit en disant : « Voilà les guenilles que je t’apporte.» Je lui répondis : « Le jour viendra où je t’apporterai ton rigano (habit des forçats).» A ces mots ce drôle osa lever sa canne ; mais le major indigné lui fit baisser le ton en lui demandant s’il avait envie de passer la nuit au corps-de-garde. Petrillo, qui n’avait pas encore parlé, me dit alors qu’il était fâché de ne m’avoir pas trouvé à Venise, que je l’aurais mené en des lieux que je devais connaître.

« Nous y aurions probablement trouvé ta femme, lui répondis-je.

- Je me connais en physionomie, ajouta-t-il, et tu seras pendu un jour. »

Je frémissais de colère, et le major, qui sans doute partageait les dégoûts que me causaient ces propos, se leva en leur disant qu’il avait des affaires à terminer ; et ils partirent. Le major me dit en me quittant que le lendemain il irait se plaindre au Sage, et qu’il aurait raison de l’insolence de Razzetta.

Resté seul en proie à la plus profonde indignation, je ne fus plus possédé que du désir de me venger.

Le fort était entièrement entouré d’eau, et aucune sentinelle ne pouvait voir mes fenêtres. Un bateau placé en cet endroit aurait donc pu me mener à Venise pendant la nuit, et me ramener au fort avant le jour. Il ne s’agissait que de trouver un batelier qui, pour de l’argent, voulût s’exposer à aller aux galères, s’il était découvert. Entre plusieurs qui venaient porter des provisions au fort, j’en choisis un dont la mine me plut, et lui ayant promis un sequin, il me promit une réponse pour le lendemain. Il fut exact et me dit qu’il était prêt. Il m’apprit qu’avant de me servir il avait voulu s’informer si j’étais détenu pour des choses importantes, mais que, l’épouse du major lui ayant dit que je ne l’étais que pour des fredaines, je pouvais compter sur lui. Là-dessus nous convînmes qu’il se trouverait sous ma fenêtre au commencement de la nuit, ayant à son bateau un mât assez long pour que je pusse m’y glisser dedans.

A l’heure convenue, tout étant prêt, je me glisse dans la barque et nous voguons. Je débarquai à la rive des Esclavons, donnant ordre au batelier de m’attendre ; et, enveloppé d’une capote de marinier, je me dirigeai droit à Saint-Sauveur, et je me fis conduire à la porte de Razzetta par un garçon de café.

Certain qu’il ne serait pas à la maison à cette heure-là, je sonnai, et j’entendis ma sœur qui me disait que, si je voulais lui parler, je devais y aller le matin. Satisfait, j’allai m’asseoir au pied du pont pour voir de quel côté il entrait dans la rue, et un peu avant minuit je le vis arriver du côté de la place Saint-Paul. N’ayant pas besoin d’en savoir davantage, j’allai rejoindre le bateau et je rentrai au fort sans aucune difficulté, et à cinq heures du matin toute la garnison put me voir promener dans l’enceinte.

Ayant tout le temps de réfléchir, voici les mesures que je pris afin de pouvoir assouvir ma haine avec sécurité et prouver mon alibi, si je venais à tuer mon bourreau comme j’en avais l’intention.

Le jour avant la nuit fixée pour mon expédition, je me promenai avec le jeune Zen, fils de l’adjudant, qui n’avait que douze ans, mais qui m’amusait beaucoup par ses finesses. Je parlerai de lui dans l’année 1771. Tout en me promenant avec cet enfant, je fis semblant de me donner une entorse en sautant à bas d’un bastion. Je me fis porter dans ma chambre par deux soldats, et le chirurgien du fort, croyant que je m’étais luxé le pied, me condamna à garder le lit après m’avoir appliqué à la cheville des serviettes imbibées d’eau-de-vie camphrée. Tout le monde vint me voir, et je voulus que mon soldat me servit de garde et couchât dans ma chambre. Je le connaissais, je savais qu’un verre d’eau-de-vie suffisait pour le griser et le faire dormir d’un profond sommeil. Dès que je le vis endormi, je renvoyai le chirurgien et l’aumônier qui habitait au-dessus de ma chambre, et à dix heures et demie je descendis dans le bateau.

Arrivé à Venise, j’allai dans une boutique où j’achetai un bon bâton, et j’allai m’asseoir sur le seuil d’une porte à l’entrée de la rue du côté de la place Saint-Paul. Un petit canal qui passe au bout de la rue me parut fait exprès pour y jeter mon ennemi. Aujourd’hui ce canal n’existe plus.

A minuit moins un quart, je vois venir mon homme à pas lents et mesurés. Je sors de la rue à pas rapides, me tenant près du mur pour l’obliger à me faire place, et je lui assène le premier coup sur la tête, le second sur le bras, et le troisième, plus allongé, le force à tomber dans le canal en criant et me nommant. Au même instant je vois sortir d’une maison à ma gauche un Forlan (citoyen de Forli) avec une lanterne à la main. Un coup de bâton sur cette main lui fait tomber la lanterne, et la peur le fait fuir à toutes jambes. Je jette mon bâton, je traverse la place comme un trait, je franchis le pont, et, tandis que l’on accourt vers le lieu où le bruit s’était fait entendre, je regagne la barque, je saute dedans, et bientôt un vent fort, mais favorable, gonflant la voile que nous tendîmes à l’instant, me ramena au fort. Il sonnait minuit au moment où je rentrais dans ma chambre par la fenêtre. Je me déshabille promptement, et, dès que je suis dans mon lit, je réveille le soldat à cris perçants, lui disant d’aller chercher le chirurgien, que je me mourais d’une colique.

L’aumônier, réveillé par mes cris, descend et me trouve en convulsions. Espérant que le diascordium me soulagerait, ce brave homme court en chercher et me l’apporte ; mais, pendant qu’il va chercher de l’eau, au lieu de le prendre, je le cache. Après une demi-heure de grimaces, je dis que je me sentais beaucoup mieux, et, remerciant tout le monde, je priai qu’on se retirât, ce que chacun fit en me souhaitant un bon sommeil.

Le matin, ne me levant pas à cause de ma prétendue entorse, quoique j’eusse parfaitement bien dormi, le major eut la bonté de venir me voir avant de partir pour Venise, et il me dit que ma colique venait sans doute du melon que j’avais mangé la veille.

A une heure après-midi le major revint.

« J’ai, me dit-il tout riant, une bonne nouvelle à vous donner. Razzetta a été vigoureusement rossé cette nuit et jeté dans un canal.

- On ne l’a pas assommé ?

- Non, mais tant mieux pour vous, car votre affaire en serait bien plus mauvaise : on est sûr, dit-on, que c’est vous qui avez commis ce crime.

- Je suis bien aise qu’on le croie ; cela me venge en partie ; mais il sera difficile qu’on le prouve.

- Assurément. En attendant, Razzetta a déclaré vous avoir reconnu ainsi que le Forlan à qui vous avez, dit-il, écrasé la main d’un coup de bâton pour lui faire tomber sa lanterne. Razzetta a le nez cassé, trois dents de moins et une contusion au bras droit. On vous a dénoncé à l’avogador (procureur général), et M. Grimani a écrit au Sage à l’écriture pour se plaindre de ce qu’il vous avait mis en liberté sans l’en avertir. Je suis arrivé au bureau de la guerre précisément comme le Sage lisait la lettre, et j’ai assuré Son Excellence que c’est un faux soupçon, car je venais de vous quitter dans votre lit où vous étiez retenu par une entorse : je lui ai dit aussi qu’à minuit vous vous sentiez mourir d’une colique.

- Est-ce à minuit que Razzetta a été rossé ?

- A ce que dit la déclaration. Le Sage a écrit sur-le-champ à M. Grimani pour lui certifier que vous n’aviez point quitté le fort, que vous y êtes encore, et que la partie plaignante peut, si elle le veut, envoyer des commissaires pour vérifier le fait. Attendez-vous donc, mon cher abbé, à des interrogatoires.

- Je m’y attends, et je répondrai que je suis fâché d’être innocent. »

Trois jours après un commissaire vint au fort avec un scribe (greffier) de l’avogarie, et le procès fut bientôt fini ; car, comme tout le fort connaissait mon entorse, le chapelain, le chirurgien, le soldat et plusieurs autres qui n’en savaient rien, jurèrent qu’à minuit j’étais dans mon lit et tourmenté d’une affreuse colique. Dès que mon alibi fut authentiquement prouvé, l’avogador condamna Razzetta et le crocheteur à payer les frais, sans préjudice de mes droits.

Après ce jugement, le major me conseilla d’adresser au Sage un placet qu’il se chargea de lui remettre lui-même, et dans lequel je demandais mon élargissement. Je prévins M. Grimani de cette démarche, et huit jours après le major m’annonça que j’étais libre, et que ce serait lui-même qui me présenterait à cet abbé. C’était à table et dans un moment de gaieté qu’il me donna cette nouvelle. N’y ajoutant pas foi et voulant faire semblant d’y croire, je lui dis par galanterie que sa maison me plaisait plus que le séjour de Venise, et que pour l’en convaincre je resterais encore huit jours, s’il voulait me le permettre. On me prit au mot avec des cris de joie. Mais deux heures après, m’ayant confirmé la nouvelle et n’en pouvant plus douter, je me repentis du sot présent de huit jours que je lui avais fait ; mais je n’eus pas le courage de me dédire, car les démonstrations de joie, surtout de la part de sa femme, avaient été si vives, que je me serais rendu méprisable en me rétractant. Cette bonne femme savait que je lui devais tout, et elle craignait que je ne le devinasse pas.

Voici le dernier événement qui m’arriva dans le fort : je ne crois pas devoir le laisser dans l’oubli.

Le lendemain, un officier en uniforme national entra chez le major, accompagné d’un homme d’une soixantaine d’années, portant épée ; et, lui ayant remis une lettre portant le cachet du bureau de la guerre, il repartit dès que le major lui eut remis une réponse.

Le major, après le départ de l’officier, s’adressant au vieux monsieur qu’il qualifia de comte, lui dit que, par ordre supérieur, il le retenait aux arrêts, et qu’il lui donnait tout le fort pour prison. Le comte ayant alors voulu lui remettre son épée, le major la refusa noblement et le conduisit à la chambre qu’il lui destinait. Une heure après un domestique à livrée vint lui porter un lit et une malle, et le lendemain matin le même domestique, étant entré chez moi, me pria au nom de son maître de lui faire l’honneur d’aller déjeuner avec lui. Je me rendis à son invitation, et voici ce qu’il me dit en m’accueillant :

« Monsieur l’abbé, on a tant parlé à Venise de la bravoure avec laquelle vous avez prouvé votre alibi incroyable, que je n’ai pu résister au plaisir de faire votre connaissance.

- Mais, monsieur le comte, mon alibi étant très réel, il n’y a point de bravoure à le prouver. Permettez-moi de vous dire que ceux qui en doutent me font un mauvais compliment, car…

- N’en parlons plus, et excusez-moi. Mais, puisque nous sommes devenus camarades, j’espère que vous m’accorderez votre amitié. Déjeunons. »

Pendant le déjeuner, le comte, ayant appris qui j’étais, voulut, après le repas, me rendre confidence pour confidence, et me dit :

« Je m’appelle comte de Bonafede. Jeune encore, je servis sous le prince Eugène ; mais, ayant quitté le service militaire, j’embrassai la carrière civile en Autriche, d’où, à la suite d’un duel, je passai en Bavière. A Munich, ayant fait la connaissance d’une demoiselle de condition, je l’enlevai et la conduisis à Venise où je l’épousai. J’y suis depuis vingt ans, j’ai six enfants et toute la ville me connaît. Il y a huit jours que j’envoyai mon laquais à la poste de Flandre pour retirer mes lettres, mais on les lui refusa parce qu’il n’avait pas de quoi en payer le port. Je m’y rendis moi-même, mais j’eus beau dire que j’en payerais le port à l’ordinaire suivant, on me refusa mes lettres. Outré, je monte chez le baron de Taxis, directeur de cette poste, et je me plains ; mais il me répond si grossièrement qu’on n’a rien fait que par ses ordres, et que mes lettres ne me seraient remises que lorsque j’en payerais le port, que je fus pétrifié d’indignation. Me sentant chez lui, j’eus assez de force pour me contenir, mais un quart d’heure après je lui écrivis un billet pour lui demander satisfaction, l’avertissant que je ne marcherais plus qu’avec mon épée et que je le forcerais à me la donner partout où je le rencontrerais.

« Je ne l’ai trouvé nulle part ; mais hier je fus accosté par le secrétaire des inquisiteurs, qui me dit que je devais oublier les impolitesses du baron, et aller avec un officier qu’il m’indiqua me constituer prisonnier dans ce fort, m’assurant qu’il ne m’y laisserait que huit jours. J’aurai donc, monsieur l’abbé, le plaisir de les y passer avec vous. »

Je lui répondis que j’étais libre depuis vingt-quatre heures, mais que, pour lui donner une marque de reconnaissance pour la confidence qu’il venait de me faire, j’aurais l’honneur moi-même de lui tenir compagnie. M’étant déjà engagé avec le major, c’était un mensonge officieux que la politesse approuve.

Dans l’après-midi, me trouvant avec lui sur le donjon du fort, je lui fis observer une gondole à deux rames qui se dirigeait vers la petite porte, et, après y avoir braqué sa lunette, il me dit que c’étaient sa femme et sa fille qui venaient le voir. Nous allâmes à la rencontre de ces dames, dont l’une pouvait avoir mérité d’être enlevée : l’autre, jeune personne de quatorze à seize ans, me parut être une beauté d’une espèce nouvelle. Elle avait les cheveux d’un beau blond clair, de beaux yeux bleus, le nez aquilin, une belle bouche entr’ouverte et riante qui laissait voir un râtelier blanc comme son teint, si l’incarnat de la rose n’eût empêché d’en voir toute la blancheur. Sa taille, à force d’être fine, paraissait fausse, mais sa poitrine parfaitement formée semblait un autel où l’amour se serait plu à respirer le plus doux encens. C’était, au reste, un nouveau genre de luxe étalé par la maigreur ; mais, extasié par son aspect, mes yeux insatiables ne pouvaient s’en détacher, et mon imagination lui prêtait tout l’embonpoint qu’on aurait pu lui désirer. Enfin, portant mes regards sur ses yeux, je crus voir dans son air riant qu’elle me disait : « Dans deux ans tout au plus on y verra tout ce que vous imaginez. »

Elle était élégamment parée à la mode du temps, ayant de grands paniers et le costume des filles nobles qui n’ont pas encore atteint l’âge de puberté, quoique la jeune comtesse fût déjà nubile. Il ne m’était jamais arrivé de regarder la poitrine d’une demoiselle de condition avec moins de ménagement ; mais il me semblait qu’il devait être permis de regarder un endroit où il n’y avait rien qu’en espérance.

Monsieur et Madame s’étant d’abord entretenus en allemand, le comte me présenta dans les termes les plus flatteurs, et on me dit tout ce qu’on peut dire de plus gracieux. Le major étant survenu et se croyant obligé de conduire la comtesse pour voir le fort, je sus tirer le meilleur parti de l’infériorité de mon rang. J’offris le bras à la demoiselle, et le comte monta dans sa chambre.

Ne sachant encore servir les dames qu’à la vieille mode de Venise, Mademoiselle me trouva gauche ; je croyais la servir très noblement en lui mettant la main sous le bras ; mais elle se retira en éclatant de rire.

Sa mère s’étant retournée pour savoir de quoi elle riait, je fus confondu en lui entendant dire que je l’avais chatouillée. « Voilà, me dit-elle, comment on donne le bras à une demoiselle ; » et elle passa sa main sous mon bras, que j’arrondis sans doute fort gauchement, ayant quelque peine à reprendre ma contenance.

Croyant sans doute avoir affaire au plus sot des novices, elle dut se proposer de s’amuser à mes dépens. Elle commença par me dire qu’en arrondissant ainsi le bras je l’éloignais de ma taille, et que je me trouvais hors de dessin. Je lui avouai que je ne savais pas dessiner, et je lui demandai en même temps si c’était un de ses talents.

« J’apprends, me répondit-elle, et, lorsque vous viendrez nous voir, je vous montrerai Adam et Ève du chevalier Liberi, que j’ai copiés, et que les professeurs ont trouvés beaux, sans qu’ils sussent qu’ils étaient de moi.

- Pourquoi vous cacher ?

- C’est que ces deux figures sont trop nues.

- Je ne suis pas curieux de votre Adam, mais je verrai votre Ève avec plaisir, et je vous garderai le secret. »

Cela la fit rire de nouveau, et sa mère se retourna encore. Je faisais le nigaud ; car, voyant le parti que je pourrais tirer de sa prévention, je formai ce projet au moment même où elle voulut m’apprendre à donner le bras.

Dans l’idée qu’elle avait de mon idiotisme, elle crut pouvoir me dire qu’elle trouvait son Adam beaucoup plus beau qu’Ève, car elle n’y avait rien omis, qu’on y distinguait tous les muscles, tandis qu’on n’en voyait point dans Ève.

« C’est, ajouta-t-elle, une figure sur laquelle on ne voit rien.

- Mais c’est positivement ce qui m’intéressera.

- Non, Adam, croyez-moi, vous plaira davantage. »

Cette conversation m’avait fort altéré. J’étais en pantalon de toile, car la chaleur était très forte… je craignais que la mère et le major, qui n’étaient qu’à quelques pas devant nous, ne vinssent à se retourner… j’étais sur les épines. Pour mettre le comble à mon embarras, la jeune personne en faisant un faux pas fait descendre le quartier d’un de ses souliers, et, allongeant son joli pied, elle me prie de la rechausser. Je mets un genou en terre, et, sans y penser sans doute, elle releva un peu sa robe… elle avait de grands paniers et point de jupon… c’en était assez pour me faire tomber mort. Aussi en me relevant me demanda-t-elle si je me trouvais mal.

Un instant après, en sortant d’une casemate, sa coiffe s’étant un peu dérangée, elle me pria de la lui raccommoder ; mais, obligée de baisser la tête, mon état ne put lui rester secret. Pour me tirer d’embarras, elle me demanda qui m’avait fait le cordon de ma montre : je lui dis que c’était un présent de ma sœur. Elle me pria de le lui laisser voir ; mais, lui ayant dit qu’il était fixé au gousset, et n’en voulant rien croire, je lui dis qu’elle pouvait s’en assurer. Elle y porta la main, et je fus indiscret par un mouvement involontaire, mais naturel. Elle dut m’en vouloir, car elle vit qu’elle avait mal jugé ; et devenue plus timide, n’osant plus rire, nous rejoignîmes sa mère et le major qui lui montrait dans une guérite le corps du maréchal de Schulenburg, qu’on y avait déposé en attendant qu’on lui eût fait un mausolée. Quant à moi, j’éprouvais une véritable honte. Il me semblait que j’étais le premier coupable qui eût alarmé sa vertu, et je ne me serais refusé à rien, si l’on m’eût indiqué un moyen de lui faire réparation.

Telle était alors ma délicatesse, fondée cependant sur l’opinion que j’avais de la personne que j’avais offensée ; opinion dans laquelle je pouvais me tromper. Le temps, je dois l’avouer, a successivement réduit cette délicatesse à rien ; et cependant je ne me crois pas plus méchant que mes égaux en âge et en expérience.

Nous allâmes retrouver le comte, et la journée se passa assez tristement. Vers le soir, les dames repartirent ; mais, avant leur départ, la mère me fit promettre de les aller voir à Venise.

Cette jeune personne, que je croyais avoir insultée, me laissa une si forte impression, que je passai sept jours dans la plus grande impatience ; mais il ne me tardait de la revoir que pour lui demander pardon et la convaincre de mon repentir.

Le lendemain le fils aîné du comte vint le voir. Il était laid, mais je lui trouvai l’air noble et un esprit très modeste. Vingt-cinq ans plus tard, je l’ai trouvé cadet aux gardes du roi d’Espagne. Il avait servi vingt ans en qualité de simple garde pour parvenir à ce mince grade. Je parlerai de lui quand il en sera temps ; mais en attendant je dirai qu’il me soutint que je ne l’avais jamais connu : son amour-propre avait besoin de ce mensonge qui me fit pitié.

Le matin du huitième jour, le comte sortit du fort, et j’en partis le même soir, donnant au major rendez-vous dans un café de la place Saint-Marc, d’où nous devions nous rendre ensemble chez l’abbé Grimani. Je pris congé de son épouse, femme dont la mémoire me sera toujours chère, et elle me dit : « Je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour prouver votre alibi ; mais remerciez-moi d’avoir eu le talent de vous bien connaître. Mon mari n’a rien su qu’après. »

Arrivé à Venise, j’allai chez Mme Orio, où je fus le bienvenu ; J’y soupai, et mes deux charmantes amies, qui désiraient que l’évêque mourût en voyage, me donnèrent la plus douce hospitalité.

Le lendemain à midi, le major s’étant ponctuellement trouvé au rendez-vous, nous allâmes chez Grimani. Il me reçut avec l’air d’un coupable qui demande grâce, et sa sottise me confondit quand je l’entendis me prier de pardonner Razzetta et son compagnon qui s’étaient mépris. Il me dit ensuite que l’arrivée de l’évêque était imminente, qu’il avait ordonné qu’on me donnât une chambre et que je pourrais manger à sa table. Après cela, il me mena chez M. Valavero, homme d’esprit et qui n’était plus Sage à l’écriture, son semestre étant fini ; je lui présentai mes hommages et nous causâmes vaguement jusqu’au départ du major. Quand cet officier fut parti, il me pria de lui avouer que c’était moi qui avait rossé Razzetta. J’en convins sans détour, et l’histoire que je lui fis de l’affaire l’amusa beaucoup. Il réfléchit que, n’ayant pu faire mon coup à minuit, les sots s’étaient trompés dans leur dénonciation, mais qu’au reste je n’aurais pas eu besoin de cela pour prouver mon alibi, car mon entorse, qui passait pour réelle, m’aurait suffi.

Mais le lecteur n’a pas oublié que j’avais un grand poids sur le cœur et il me tardait effectivement beaucoup de m’en débarrasser. Je devais voir la déesse de mes pensées, obtenir mon pardon ou mourir à ses pieds.

Je trouve aisément la maison ; le comte n’y était pas. Madame me reçoit de la manière la plus obligeante ; mais sa vue me cause un tel étonnement, que je ne sais que lui dire. Je croyais aller voir un ange, la trouver dans un paradis, et je ne vois qu’un grand salon orné de quatre chaises de bois vermoulu et d’une vieille table toute sale. Le jour y pénétrait à peine, car les volets étaient presque fermés. Ç’aurait pu être pour empêcher la chaleur d’entrer ; mais je vis que c’était pour cacher les carreaux qui étaient tous brisés. Ce quart de jour ne m’empêcha pas de remarquer que Mme la comtesse était enveloppée dans une robe en lambeaux et que sa chemise n’était rien moins que propre. Me voyant distrait, elle me quitta en me disant qu’elle allait m’envoyer sa fille, laquelle un instant après se présenta d’un air noble et facile, en me disant qu’elle m’attendait avec impatience, mais non pas à cette heure où elle n’avait coutume de recevoir personne.

J’étais embarrassé de lui répondre, car il me semblait que ce n’était pas elle. Son misérable déshabillé me la faisait presque paraître laide, et je m’étonnais de l’effet qu’elle avait produit sur moi au fort. Voyant sur ma figure la surprise que j’éprouvais et une partie de ce qui se passait dans mon âme, elle me laissa voir sur la sienne, non pas du dépit, mais une mortification qui me fit pitié. Si elle avait su ou osé philosopher, elle aurait eu le droit de mépriser en moi un homme qu’elle n’avait intéressé que par sa parure, ou par l’opinion qu’elle lui avait fait concevoir de sa noblesse ou de sa fortune ; mais elle entreprit de me remonter par sa sincérité. Si elle avait pu réussir à mettre en jeu le sentiment, elle se sentait sûre de le faire plaider en sa faveur.

« Je vous vois surpris, monsieur l’abbé, et je n’en ignore pas la raison. Vous vous êtes attendu, sans doute, à trouver la magnificence et vous n’avez trouvé que l’aspect de la misère. Le gouvernement ne donne à mon père que de faibles appointements et nous sommes neuf. Obligés d’aller à l’église les jours de fêtes, et devant paraître comme notre condition l’exige, nous sommes souvent forcés de nous passer de dîner pour aller retirer les habits que le besoin nous a forcés de mettre en gage. Nous les y remettons le lendemain. Si le curé ne nous voyait point à la messe, il effacerait nos noms de la liste de ceux qui participent aux aumônes de la confraternité des pauvres ; et ce sont ces aumônes qui nous soutiennent. »

Quel récit ! Elle devina. Le sentiment s’était emparé de moi, mais pour me rendre moins ému que honteux. N’étant pas riche et ne me sentant plus amoureux, après avoir poussé un profond soupir, je devins plus froid que glace. Néanmoins, sa situation m’étant pénible, je lui répondis honnêtement, lui parlant raison avec douceur et lui témoignant de l’intérêt.

« Si j’étais riche, lui dis-je, je vous prouverais facilement que vous n’avez point confié vos malheurs à un ingrat insensible ; mais je ne le suis pas, et, me trouvant à la veille de mon départ, mon amitié même ne saurait vous être utile. »

Me rejetant alors sur les lieux communs, je lui dis que je ne désespérais pas que ses charmes ne lui assurassent le bonheur.

« Cela, me répondit-elle d’un ton réfléchi, peut arriver, pourvu que celui qui les trouvera puissants sache qu’ils sont inséparables de mes sentiments, et qu’en s’y conformant il me rendra la justice qui m’est due. Je n’aspire qu’à un nœud légitime, sans prétendre ni à noblesse ni a richesse ; je suis désabusée sur l’une et je sais me passer de l’autre, car il y a longtemps qu’on m’a accoutumée à l’indigence, et même à me passer du nécessaire ; ce qui n’est pas facile à comprendre. Mais allons voir mes dessins.

- Vous avez bien de la bonté, mademoiselle. »

Hélas ! je ne m’en souvenais plus, et son Ève ne pouvait m’intéresser. Je la suivis.

J’entre dans une chambre où je vois une table, une chaise, un petit miroir et un lit retroussé, où on ne voyait que le dessous de la paillasse, voulant peut-être par là laisser le spectateur libre de s’imaginer qu’il y avait des draps ; mais ce qui me rebuta fut une certaine exhalaison dont la cause était récente : je fus anéanti ; et, si j’avais encore été amoureux, cet antidote aurait suffi pour opérer instantanément ma guérison radicale. Je ne me sentis plus possédé que du besoin de sortir pour ne plus revenir ; et je regrettais de ne pouvoir point verser sur la table une poignée de ducats : je me serais trouvé en conscience quitte du prix de ma rançon.

La pauvre demoiselle me montra ses dessins ; ils me semblèrent beaux et je les louai sans m’arrêter sur son Ève ni plaisanter sur son Adam. Je lui demandai, comme par manière d’acquit, pourquoi, ayant du talent, elle n’en tirait pas parti en apprenant à peindre en pastel.

« Je le voudrais, me répondit-elle, mais la seule boîte de couleurs coûte deux sequins.

- Me pardonnerez-vous, si j’ose vous en donner six ?

- Hélas ! je les accepte avec reconnaissance, et je suis heureuse d’avoir contracté cette obligation avec vous. »

Ne pouvant retenir ses larmes, elle se tourna pour me les dérober, et je saisis cet instant pour mettre la somme sur la table, et comme par politesse et pour lui épargner une certaine humiliation, je lui donnai sur les lèvres un baiser qu’il ne tint qu’à elle de qualifier de tendre, désirant qu’elle n’attribuât ma modération qu’au respect qu’elle m’avait inspiré. Je la quittai alors, lui promettant de revenir une autre fois pour voir son père. Je n’ai point tenu parole. Dans dix ans, le lecteur verra dans quelle situation je l’ai revue.

Que de réflexions je fis en sortant de cette maison ! Quelle école ! Je comparai la réalité et l’imagination, et je fus forcé de donner la préférence à la dernière, puisque c’est toujours d’elle que la réalité dépend. Je commençai à pressentir alors, ce qui m’a été clairement démontré par la suite, que l’amour n’est qu’une curiosité plus ou moins vive jointe au penchant que la nature a mis en nous de veiller à la conservation de l’espèce. Et en effet, la femme est comme un livre qui, bon ou mauvais, doit commencer par plaire par le frontispice ; s’il n’est pas intéressant, il n’inspire pas le désir d’être lu, et ce désir est en rapport direct avec l’intérêt qu’il inspire. Le frontispice de la femme va de haut en bas comme celui d’un livre ; et ses pieds, qui intéressent tous les hommes qui partagent mes goûts, offrent le même attrait que l’édition de l’ouvrage. Si le plus grand nombre d’amateurs ne font que peu ou point d’attention aux pieds d’une femme, la plupart des lecteurs aussi ne font aucun cas de l’édition. Dans tous les cas, les femmes ont raison d’avoir grand soin de leur figure, de leur mise et de leur tenue ; car ce n’est que par là qu’elles peuvent faire naître la curiosité de les lire à ceux à qui la nature n’a pas accordé à leur naissance le privilège de la cécité. Or, de même que les hommes qui ont lu beaucoup de livres finissent par vouloir lire les livres nouveaux, fussent-ils mauvais, un homme qui a connu beaucoup de lemmes, toutes belles, finit par être curieux des laides lorsqu’il les trouve neuves. Son œil a beau voir le fard qui lui cache la réalité, sa passion devenue vice lui suggère un argument favorable au faux frontispice. Il se peut, dit-il, que l’ouvrage vaille mieux que le titre, et la réalité mieux que le fard qui la cache. Il tente alors de parcourir le livre, mais il n’a point encore été feuilleté, il trouve de la résistance ; le livre vivant veut être lu en règle, et le légomane devient victime de la coquetterie, monstre persécuteur de tous ceux qui font le métier d’aimer.

Homme d’esprit qui as lu ces dernières lignes, souffre que je te dise que, si elles ne contribuent pas à te désabuser, tu es perdu ; c’est-à-dire que tu seras la victime du beau sexe jusqu’aux derniers instants de ta vie. Si ma franchise n’a rien qui te déplaise, je t’en fais mon compliment.

Vers le soir j’allai faire une visite à Mme Orio, afin d’avoir occasion de dire à ses charmantes nièces que, logeant chez Grimani, je ne pouvais pas commencer par découcher. J’y trouvai le constant et vieux Rosa, qui me dit qu’on ne parlait que de mon alibi et que, cette célébrité ne pouvant dériver que de la certitude où l’on était de sa fausseté, je devais craindre de la part de Razzetta une vengeance dans le même goût, et que je ferais prudemment de me tenir sur mes gardes, surtout pendant la nuit. Sentant toute l’importance de l’avis de ce sage vieillard, je ne sortais plus qu’en compagnie, ou en gondole. Mme Manzoni m’approuva beaucoup ; elle me dit que la justice avait dû m’absoudre, mais que, l’opinion générale sachant à quoi s’en tenir, Razzetta ne pouvait pas m’avoir pardonné.

Trois ou quatre jours après, M. Grimani m’annonça l’arrivée de l’évêque. Il logeait à son couvent des minimes à Saint-François de Paule. Il me présenta lui-même à ce prélat comme un bijou qu’il chérissait, et comme s’il n’y eût eu que lui qui eût pu le montrer.

Je vis un beau moine, portant sa croix d’évêque. Il m’aurait rappelé le père Mancia, s’il n’avait eu l’air plus robuste et moins réservé. Il avait trente-quatre ans, et il était évêque par la grâce de Dieu, du Saint-Siège et de ma mère. Après m’avoir donné sa bénédiction, que je reçus à genoux, et sa main à baiser, il me serra contre sa poitrine, m’appelant en latin son cher fils, et ne me parlant dans la suite qu’en cette langue. L’idée me vint qu’il devait avoir honte de parler italien parce qu’il était Calabrais, mais il me détrompa en adressant la parole en italien à l’abbé Grimani.

Il me dit que, ne pouvant me prendre avec lui à Venise, je devais me rendre à Rome où M. Grimani me dirigerait, et que je recevrais son adresse à Ancône d’un de ses amis, moine minime, nommé Lazari, lequel me fournirait aussi les moyens de faire le voyage. « Une fois à Rome, ajouta-t-il, nous ne nous séparerons plus et nous irons ensemble à Martorano en passant par Naples. Venez me voir demain de bonne heure ; dès que j’aurai dit la messe, nous déjeunerons ensemble. Je partirai après-demain. »

M. Grimani me conduisit chez lui en me tenant un discours de morale qui manqua dix fois de me faire éclater de rire. Il m’avertit, entre autres choses, que je ne devais pas me livrer beaucoup à l’étude, parce qu’en Calabre l’air étant épais, le trop d’application pourrait me rendre pulmonique.

Je me rendis chez l’évêque le lendemain dès la pointe du jour. Après la messe et le chocolat, il me catéchisa pendant trois heures de suite. Je m’aperçus clairement que je ne lui avais point plu ; mais je fus content de lui. Il me parut un galant homme ; d’ailleurs, étant celui qui devait m’acheminer au grand trottoir de l’Église, je me sentais prévenu pour lui ; car dans ce temps-là, malgré la bonne idée que j’avais de ma personne, je n’avais pas la moindre confiance en moi.

Après le départ de ce bon évêque, M. Grimani me donna une lettre qu’il lui avait laissée et que je devais remettre au père Lazari, au couvent des minimes, dans la ville d’Ancône. M. Grimani me dit qu’il me ferait aller à Ancône avec l’ambassadeur de Venise, qui était sur son départ. Je devais donc me tenir prêt à partir, et, comme il me tardait d’être hors de ses mains, je trouvai tous les arrangements excellents.

Aussitôt que je fus informé de l’instant où la cour de l’ambassadeur de la république devait s’embarquer, j’allai prendre congé de toutes mes connaissances. Je laissai mon frère François à l’école de M. Joli, célèbre peintre en décor.

La péotte dans laquelle je devais m’embarquer ne devant quitter le rivage qu’au point du jour, j’allai passer cette courte nuit auprès de mes deux anges, qui pour le coup ne se flattèrent plus de me revoir. De mon côté, je ne pouvais rien prévoir, car, m’abandonnant au destin, je croyais que penser à l’avenir était peine inutile. Aussi la nuit se passa-t-elle entre la joie et la tristesse, entre les plaisirs et les larmes. Avant de partir, je leur rendis la clef que j’avais fait faire, et qui m’avait procuré de si doux moments.

Cet amour, qui fut mon premier, ne m’apprit presque rien sous le rapport de l’école du monde, car il fut parfaitement heureux, et jamais interrompu par aucun trouble ni terni par le moindre intérêt. Nous sentîmes souvent tous trois le besoin d’élever nos âmes vers la Providence éternelle pour la remercier de la protection immédiate avec laquelle elle avait éloigné de nous tous les accidents qui auraient pu troubler la douce paix dont nous avions joui.

Je laissai à Mme Manzoni tous les papiers et tous les livres défendus que j’avais. Cette bonne femme, qui avait vingt ans de plus que moi et qui, croyant à la fatalité, s’amusait à feuilleter son grand livre, me dit en riant qu’elle était sûre de me rendre tout ce que je lui laissais au plus tard dans le courant de l’année suivante. Ses prédictions m’étonnèrent et me firent plaisir ; et comme j’avais beaucoup de respect pour elle, il me semblait que je devais l’aider à les vérifier. Au reste, ce qui lui faisait prévoir l’avenir n’était ni superstition, ni un vain pressentiment toujours condamné par la raison, mais bien sa connaissance du monde et du caractère de la personne à laquelle elle s’intéressait. Elle riait de ce qu’elle ne se trompait jamais.

Je m’embarquai à la petite place Saint-Marc. La veille M. Grimani m’avait donné dix sequins, ce qui selon lui devait me suffire pour vivre pendant tout le temps que j’avais à passer au lazaret d’Ancône pour y faire ma quarantaine ; et après ma sortie, il n’était pas possible de prévoir que je pusse avoir besoin d’argent. Comme ces messieurs n’en doutaient pas, je devais partager leur certitude : mon insouciance m’épargna le soin d’y penser. Il est vrai que ce que j’avais dans ma bourse à l’insu de tout le monde me donnait quelque assurance : quarante-deux sequins relevaient beaucoup mon jeune courage : aussi je partis la joie dans l’âme et sans rien regretter.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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