Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 13

CHAPITRE IX

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Je fais à Naples un court, mais heureux séjour. - Don Antonio Casanova. - Don Lelio Caraffa.- Je vais à Rome en charmante compagnie et j’y entre au service du cardinal Acquaviva. - Bararuccia. - Testaccio. - Frascati.

Je n’eus aucun embarras de répondre aux diverses questions que me fit le docteur Gennaro, mais je trouvai extraordinaires et même déplacés les continuels éclats de rire qui sortaient de sa poitrine à chacune de mes réponses. La description pitoyable de la triste Calabre et le tableau de la misérable situation où se trouvait l’évêque de Martorano me paraissaient plus propres à faire pleurer qu’à exciter l’hilarité ; et, concevant l’idée d’une espèce de mystification, j’étais près de me fâcher quand, devenu plus calme, il me dit avec sentiment que je devais l’excuser, que son rire était une maladie, qui semblait être endémique dans sa famille, car un de ses oncles en était mort.

« Mort de rire ! m’écriai-je.

- Oui. Cette maladie, qu’Hippocrate n’a point connue, s’appelle li flati (les vapeurs).

- Comment ! les affections hypochondriaques, qui rendent tristes tous ceux qui en souffrent, vous rendent gai ?

- Oui, parce que, sans doute, mes flati, au lieu d’influer sur l’hypochondre, m’affectent la rate, que mon médecin reconnaît pour l’organe du rire. C’est une découverte.

- Point du tout ! cette notion est fort ancienne, et c’est la seule fonction qu’on lui reconnaisse dans notre organisation animale.

- Voyez-vous, nous parlerons de cela à table, car j’espère bien que vous passerez ici quelques semaines.

- Impossible, car je partirai au plus tard après-demain.

- Vous avez donc de l’argent ?

- Je compte sur les soixante ducats que vous devez me remettre. »

A ces mots, voilà les éclats de rire qui recommencent ; et, comme mon embarras était visible, il me dit : « Je trouve plaisante l’idée de pouvoir vous faire rester ici tant que je voudrai. Mais, monsieur l’abbé, ayez la bonté d’aller voir mon fils ; il fait d’assez jolis vers. » En effet ce jeune homme à l’âge de quatorze ans était déjà grand poète.

Une fille m’ayant conduit chez ce jeune homme, je lui trouvai la plus agréable physionomie et des manières extrêmement engageantes. Il me fit l’accueil le plus poli, ensuite s’excusa d’une façon fort gracieuse de ne pouvoir pas s’occuper entièrement de moi pour le moment, ayant à finir une chanson qu’on attendait chez l’imprimeur et qu’il faisait à l’occasion de la prise d’habit d’une parente de la duchesse de Bovino à Sainte-Claire. Trouvant son excuse très légitime, je m’offris à l’aider. Il me lut alors sa chanson, et l’ayant trouvée pleine d’enthousiasme et versifiée à la Guidi, je lui conseillai de l’appeler ode ; mais, comme j’avais relevé avec justice ce qu’il y avait de vraiment beau, je crus pouvoir lui citer aussi ce que j’y trouvais de faible et de défectueux, en substituant à ces parties des vers de ma façon. Il fut enchanté de mes observations, me remercia cordialement et me demanda si j’étais Apollon. Pendant qu’il la copiait, je fis un sonnet sur le même sujet. Il en fut ravi et, me priant d’y mettre mon nom, il me demanda la permission de l’envoyer au collecteur avec son ode.

Pendant que je le corrigeais en le mettant au net, il alla chez son père pour lui demander qui j’étais, ce qui le fit rire jusqu’au moment où nous nous mimes à table. Le soir on me dressa un lit dans la chambre du jeune poète, ce qui me fit un véritable plaisir.

La famille du docteur Gennaro ne consistait qu’en ce fils, en une fille qui n’était pas jolie, en sa femme et deux vieilles sœurs dévotes. A souper nous eûmes plusieurs hommes de lettres, entre autres le marquis Galiani, qui alors commentait Vitruve. Il était frère d’un abbé de même nom que, vingt ans plus tard, j’eus occasion de connaître à Paris secrétaire d’ambassade du comte Cantillana. Le lendemain à souper je fis la connaissance du célèbre Genovesi, qui avait déjà reçu la lettre que l’archevêque de Cosenza lui avait écrite. Il me parla beaucoup d’Apostolo Zeno et de l’abbé Conti. Pendant le souper il dit que le moindre péché qu’un prêtre pût commettre était celui de dire deux messes en un jour, pour gagner deux carlins de plus, tandis qu’un séculier qui commettrait le même péché mériterait le feu.

Le lendemain la religieuse prit l’habit, et dans le recueil des pièces qui furent faites à cette occasion, l’ode du jeune Gennaro et mon sonnet furent les plus célébrées. Un Napolitain portant le même nom que moi fut jaloux de me connaître, et ayant appris que je logeais chez le docteur, il vint le complimenter à l’occasion de sa fête, qu’on célébrait le lendemain de la prise d’habit de la religieuse de Sainte-Claire.

Don Antonio Casanova, après m’avoir dit son nom, me demanda si ma famille était originellement vénitienne. « Je suis, monsieur, lui répondis-je d’un air modeste, un arrière-petit-fils du petit-fils du malheureux Marc-Antoine Casanova, qui fut secrétaire du cardinal Pompée Colonna, et qui mourut de la peste à Rome, l’an 1528, sous le pontificat de Clément VII. » J’achevais à peine ces mots qu’il me sauta au cou en m’appelant son cousin.

Ce fut dans ce moment que l’assemblée eut lieu de craindre que D. Gennaro ne mourût de rire ; car il ne semblait pas possible de rire ainsi sans danger de la vie. Mme Gennaro, d’un air tout fâché, dit à mon nouveau cousin qu’il aurait pu épargner cette scène à son mari, puisque sa maladie lui était connue ; mais, sans se déconcerter, il lui répondit qu’il ne pouvait pas deviner que la chose fût risible. Quant à moi, je ne disais rien ; car, au fond, je trouvais cette reconnaissance très comique. Notre pauvre rieur étant redevenu calme, Casanova, sans sortir de son sérieux, m’invita avec le jeune Paul Gennaro, devenu mon ami inséparable, à dîner pour le lendemain.

Dès que nous fûmes chez lui, mon digne cousin s’empressa de me faire voir son arbre généalogique, qui commençait par un don Francisco, frère de don Juan. Dans le mien, que je savais par cœur, don Juan, dont je descendais en droite ligne, était né posthume. Il se pouvait qu’il eût eu un frère de Marc-Antoine ; mais, quand il sut que ma généalogie commençait par don Francisco, Aragonais qui existait à la fin du quatorzième siècle, que par conséquent toute la généalogie de l’illustre maison des Casanova de Saragosse devenait la sienne, sa joie fut à son comble : il ne savait que faire pour me convaincre que le sang qui coulait dans ses veines était aussi le mien.

Comme il paraissait curieux de savoir par quel heureux accident je me trouvais à Naples, je lui dis qu’ayant embrassé l’état ecclésiastique, j’allais chercher fortune à Rome. Un instant après, m’ayant présenté à sa famille, il me sembla lire sur les traits de ma cousine, sa très chère femme, qu’elle n’était pas fort enchantée de sa nouvelle parenté : mais sa fille, fort jolie, et sa nièce, plus jolie encore, m’auraient facilement fait croire à la force du sang, quelque fabuleuse qu’elle soit.

Après le dîner, don Antonio me dit que, la duchesse de Bovino ayant témoigné le désir de savoir qui était cet abbé Casanova qui avait fait le sonnet pour sa parente, il se ferait un honneur de me présenter en qualité de parent. Comme nous étions tête à tête, je le priai de me dispenser de cette visite, lui disant que je n’étais équipé que pour mon voyage et que j’étais obligé de ménager ma bourse pour ne point arriver à Rome sans argent.

Charmé de m’entendre parler ainsi et persuadé de la validité de mes raisons : « Je suis riche, me dit-il, et vous ne devez avoir aucun scrupule de me permettre de vous mener chez un tailleur. » Il accompagna cette offre de l’assurance que personne n’en saurait rien, ajoutant qu’il serait très mortifié que je me refusasse au plaisir qu’il attendait de moi. Je lui serrai la main en lui disant que j’étais prêt à faire tout ce qu’il désirait. Nous allâmes chez un tailleur, qui me prit toutes les mesures qu’il ordonna, et le lendemain j’eus tous les effets nécessaires à la toilette du plus noble des abbés.

Don Antonio, étant venu me voir, resta à dîner chez don Gennaro ; ensuite, accompagné du jeune Paul, il me mena chez la duchesse. Cette dame, pour me traiter à la napolitaine, me tutoya dès le premier abord. Elle était avec sa fille, âgée de dix à douze ans, très jolie personne, et qui quelques années après devint duchesse de Matalona. La duchesse me fit présent d’une tabatière d’écaille blonde, couverte d’arabesques incrustées en or ; ensuite elle nous invita à dîner pour le jour suivant, nous disant qu’après le dîner nous irions à Sainte-Claire pour voir la nouvelle religieuse.

En sortant, je quittai mon cousin et mon jeune ami, et j’allai seul au magasin de Panagiotti pour recevoir le baril de muscat. Le chef du magasin eut la complaisance de le faire transvaser en deux barils d’égale mesure, et j’en envoyai un à don Antonio et l’autre à don Gennaro. Comme je m’en allais, je rencontrai cet honnête Grec, qui me revit avec plaisir. Devais-je rougir de revoir ce brave homme que j’avais d’abord trompé ? Non, car il trouvait que j’en avais agi avec lui en très galant homme.

Don Gennaro, en rentrant, me remercia sans rire de mon précieux présent, et le lendemain don Antonio, en échange de l’excellent muscat que je lui avais envoyé, me fit présent d’une canne à pomme d’or, laquelle valait au moins vingt onces, et son tailleur m’apporta un habit de voyage et une redingote bleue à boutonnières d’or, le tout du plus beau drap, de sorte que je me trouvai magnifiquement équipé.

Je fis chez la duchesse de Bovino la connaissance du plus sage des Napolitains, de l’illustre don Lelio Caraffa, de la famille des ducs de Matalona, que le roi don Carlos honorait du nom d’ami.

Je passai au parloir de Sainte-Claire deux heures brillantes et délicieuses, tenant tête à la curiosité de toutes les religieuses qui étaient aux grilles. Si ma destinée m’avait arrêté à Naples, j’y aurais fait fortune ; mais, quoique sans projet, il me semblait que le sort m’appelait à Rome, et je me refusai par conséquent à toutes les instances que me fit mon cousin Antonio pour que j’acceptasse l’emploi le plus honorable dans plusieurs des premières maisons pour diriger l’éducation de l’héritier de la famille.

Le dîner de don Antonio fut magnifique ; mais il y fut rêveur et de mauvaise humeur, parce qu’il vit bien que Madame regardait de travers son nouveau cousin. Je crus m’apercevoir plus d’une fois qu’après avoir fixé ses regards sur mon habit elle parlait à l’oreille de son voisin. Elle avait sans doute tout su. Il y a telles situations dans la vie auxquelles je n’ai jamais pu me faire. Que dans la plus brillante compagnie, une seule personne qui y figure affecte de me fixer, je perds la carte ; l’humeur s’en mêle, mon esprit s’évapore et je joue le rôle d’un hébété. C’est un défaut, mais indépendant de mes facultés.

Don Lelio Caraffa me fit offrir de gros appointements, si je voulais me charger de diriger les études de son neveu le duc de Matalona, alors âgé de dix ans. Je fus le remercier en le priant d’être mon véritable bienfaiteur d’une autre façon : c’était de me donner quelques bonnes lettres de recommandation pour Rome, grâce que ce seigneur m’accorda sans hésiter. Il m’en envoya deux le lendemain, dont une pour le cardinal Acquaviva et l’autre pour le père Georgi.

Voyant que l’intérêt qu’on me portait excitait mes amis à vouloir me procurer l’honneur de baiser la main de Sa Majesté la reine, je me hâtai de faire mes dispositions pour mon départ ; car il est évident que la reine m’aurait interrogé et que je n’aurais pu m’empêcher de lui dire que je venais de quitter Martorano et le pauvre évêque qu’elle y avait placé. Outre cela, cette princesse connaissait ma mère ; rien n’aurait pu l’empêcher de dire ce qu’elle était à Dresde ; cela aurait mortifié don Antonio, et ma généalogie aurait été ridicule. Je connaissais la force des préjugés : je serais tombé sans ressource ; je crus bien faire de saisir le bon moment pour partir. Don Antonio, en partant, me donna une belle montre d’or et me remit une lettre pour don Gaspar Vivaldi, qu’il appelait son meilleur ami. D. Gennaro me compta mes soixante ducats, et son fils, en me priant de lui écrire, me jura une éternelle amitié. Tous m’accompagnèrent jusqu’à ma voiture, mêlant leurs larmes aux miennes et me chargeant de vœux et de bénédictions.

Depuis mon débarquement à Chiozza jusqu’à mon arrivée à Naples, la fortune avait pris à tâche de me persécuter ; arrivé à Naples, mon sort prit une tournure moins âpre, et à mon retour elle ne se montra plus qu’avec le sourire de la protection. Naples m’a toujours été favorable, comme on le verra dans la suite. On n’a pas oublié qu’à Portici je me suis vu au moment où mon esprit allait s’avilir ; et contre l’avilissement de l’esprit, il n’y a point de remède, car rien ne peut le relever. C’est un découragement qui n’admet aucune ressource.

Je n’étais pas ingrat envers le bon évêque de Martorano, car, s’il m’avait involontairement fait du mal, j’aimais à m’avouer que sa lettre à don Gennaro était la source de tout le bien que j’avais éprouvé depuis. Je lui écrivis de Rome.

Occupé à essuyer mes larmes tout le long de la belle rue de Toledo, ce ne fut qu’en sortant de la ville que je pus m’occuper de la physionomie de mes compagnons de voyage. Je vis d’abord à mon côté un homme de quarante à cinquante ans, d’un physique agréable et la mine alerte ; mais en face, deux figures charmantes arrêtèrent mes regards. C’étaient deux dames jeunes et jolies, très proprement mises, ayant à la fois l’air ouvert et décent. Cette découverte me fut très agréable, mais j’avais le cœur gros et le silence m’était nécessaire. Nous arrivâmes à Averse sans que d’aucun côté on eût proféré le mot ; et là, le voiturin nous ayant dit qu’il ne s’arrêterait que pour faire rafraîchir ses mules, nous ne descendîmes point. D’Averse à Capoue mes compagnons causèrent presque sans interruption ; et, chose incroyable ! je n’ouvris pas une seule fois la bouche. Je jouissais d’entendre le jargon napolitain de mon compagnon de voyage et le joli langage des deux dames, qui étaient Romaines. Ce fut un véritable coup de force de ma part que de passer cinq heures vis-à-vis de deux femmes charmantes sans leur adresser une seule parole, pas le moindre compliment.

Arrivés à Capoue, où nous devions passer la nuit, nous descendîmes à une auberge où l’on nous donna une chambre à deux lits, chose habituelle en Italie. Alors le Napolitain, m’adressant la parole, me dit : « C’est donc moi qui aurai l’honneur de coucher avec monsieur l’abbé. » Je lui répondis d’un air sérieux qu’il était maître de choisir et même d’en ordonner autrement. Cette réponse fit sourire l’une des deux dames, celle précisément qui me plaisait le plus, et j’en tirai bon augure.

A souper nous fûmes cinq, car il est d’usage que le voiturier nourrisse ses voyageurs, à moins d’arrangements particuliers, et alors il mange avec eux. Dans les propos indifférents de table, je trouvai à la fois la décence, l’esprit et l’usage du monde. Cela me rendit curieux.

Après le souper je descendis, et, ayant trouvé notre conducteur, je lui demandai qui étaient mes compagnons de voyage. « Le monsieur, me dit-il, est avocat, et l’une des deux dames est son épouse, mais j’ignore laquelle. »

Étant rentré bientôt après, j’eus la politesse de me coucher le premier pour laisser à ces dames la liberté de se déshabiller à leur aise, et le matin, m’étant levé le premier, je sortis et ne rentrai que lorsqu’on me fit appeler pour déjeuner. Nous eûmes du café excellent que je vantai beaucoup, et la plus aimable m’en promit du pareil tout le long du voyage. Un barbier étant entré après le déjeuner, l’avocat se fit raser ; ensuite le drôle vint m’offrir son ministère. Je lui dis que je n’avais pas besoin de lui, et il s’en alla en disant que la barbe est une malpropreté.

Dès que nous fûmes en voiture, l’avocat observa que presque tous les barbiers étaient insolents.

« Il faudrait savoir, dit la belle, si la barbe est ou non une malpropreté.

- Oui, dit l’avocat, car c’est un excrément.

- Cela se peut, lui dis-je, mais on ne la considère pas ainsi. Appelle-t-on excrément les cheveux dont on prend tant de soin et qui sont de la même nature ? Au contraire, on en admire la beauté et la longueur.

- Par conséquent, dit l’interlocutrice, le barbier est un sot.

- Mais encore, ajoutai-je, est-ce que j’ai une barbe ?

- Je le croyais, répondit-elle.

- Dans ce cas je commencerai à me faire raser à Rome, car c’est la première fois que je m’entends faire ce reproche.

- Ma chère femme, dit l’avocat, tu aurais dû te taire, car il est possible que Monsieur l’abbé aille à Rome pour se faire recevoir capucin. »

Cette saillie me fit rire, mais, ne voulant pas rester court, je lui dis qu’il avait deviné, mais que l’envie m’en avait passé en voyant Madame. « Oh ! vous faites mal, me répliqua le joyeux Napolitain, car ma femme aime beaucoup les capucins, et pour lui plaire vous ne devez point changer de vocation. »

Ces propos badins nous ayant entraînés dans plusieurs autres, nous passâmes agréablement la journée, et le soir une conversation variée et spirituelle nous dédommagea du mauvais souper qu’on nous fit faire à Garillan. Mon inclination naissante prenait des forces par les manières affectueuses de celle qui la provoquait.

Le lendemain l’aimable dame me demanda, dès que nous fûmes en voiture, si avant de retourner à Venise je comptais faire quelque séjour à Rome. Je lui répondis que, n’y connaissant personne, je craignais de m’y ennuyer.

« On y aime les étrangers, me dit-elle, et je suis sûre que vous vous y plairez.

- Je pourrais donc espérer que vous permettriez, madame, que je vous fisse ma cour ?

- Vous nous feriez honneur, » dit l’avocat.

J’avais les yeux attachés sur sa charmante femme, je la vis rougir, sans faire semblant de m’en apercevoir ; et, continuant à causer, la journée se passa aussi agréablement que la précédente. Nous nous arrêtâmes à Terracine, où on nous donna une chambre à trois lits, deux étroits et un plus large au milieu. Il était naturel que les deux sœurs couchassent ensemble et qu’elles prissent le grand lit ; ce qu’elles firent pendant qu’à table avec l’avocat nous causions en leur tournant le dos.

L’avocat, dès que les dames furent couchées, s’alla coucher aussi dans le lit sur lequel il vit son bonnet de nuit, et moi dans l’autre, qui n’était qu’à un pied de distance du grand lit. Je vis que l’objet qui me captivait déjà était de mon côté, et je crus pouvoir me figurer sans fatuité que le hasard seul n’avait point présidé à cette disposition.

J’éteins la lumière et je me couche, roulant dans ma tête un projet que je n’osais ni admettre ni rejeter. J’appelais en vain le sommeil. Une très faible lueur qui me permettait de voir le lit où cette charmante femme était couchée me forçait à tenir les yeux ouverts. Qui peut savoir à quoi je me serais décidé à la fin (car je combattais depuis une heure), lorsque je la vis sur son séant, sortir doucement de son lit, en faire le tour et s’aller mettre dans celui de son mari, qui continua sans doute à dormir paisiblement, car je n’entendis plus aucun bruit ?

Dépité, dégoûté… j’appelais le sommeil de tous mes efforts, et je ne me réveillai qu’à l’aurore. Voyant dans son lit la belle vagabonde, je me levai, et, m’étant habillé à la hâte, je sortis, les laissant tous profondément endormis. Je ne revins à l’auberge qu’au moment du départ, l’avocat et les deux dames m’attendant déjà en voiture.

Ma belle dame se plaignait d’un air doux et obligeant que je n’eusse pas voulu de son café ; moi, je m’excusai sur le besoin que j’avais eu de me promener et j’eus soin de ne pas l’honorer d’un regard ; ensuite, affectant d’avoir mal aux dents, je fus maussade et silencieux. Quand nous fûmes à Piperno, elle trouva moyen de me dire que mon mal était de commande, et ce reproche me fit plaisir ; car il me faisait entrevoir une explication que mon dépit ne m’empêchait pas de désirer.

L’après-midi je fus, comme le matin, sombre et silencieux, jusqu’à Sermoneta, où nous devions coucher. Nous y arrivâmes de bonne heure, et, la journée étant belle, Madame dit qu’elle ferait volontiers un petit tour et me demanda d’un air honnête si je voulais lui donner le bras. J’acceptai, d’autant mieux que la politesse ne me permettait point de refuser. J’étais peiné, et, sans m’en rendre compte, ma bouderie me pesait. Une explication pouvait seule remettre les choses en l’état où elles étaient. ; mais je ne savais comment l’amener. Son mari nous suivait avec sa sœur, mais à une assez grande distance. Dès que je vis que nous en étions assez éloignés, je m’enhardis à lui demander ce qui avait pu lui faire croire que mon mal n’était qu’un mal de commande.

« Je suis franche, dit-elle ; c’est à la différence trop marquée de vos procédés, au soin que vous avez mis à ne point me regarder une seule fois pendant la journée. Le mal aux dents ne pouvant point vous empêcher d’être poli, j’ai dû le croire affecté. D’ailleurs, je sais qu’aucun de nous n’a pu vous donner sujet de changer si subitement d’humeur.

- Il faut que quelque chose pourtant y ait donné lieu, et vous n’êtes, madame, sincère qu’à demi.

- Vous vous trompez, monsieur, je le suis entièrement ; et, si je vous ai donné un motif, je l’ignore ou je dois l’ignorer. Ayez la bonté de me dire en quoi je vous ai manqué.

- En rien, car je n’ai droit à aucune prétention.

- Si fait, vous avez des droits ; les mêmes que moi ; ceux enfin que la bonne société accorde à tous les membres qui la composent. Parlez et soyez aussi franc que moi.

- Vous devez ignorer le motif, ou plutôt faire semblant de l’ignorer, c’est vrai ; mais convenez aussi que mon devoir me défend de vous le dire.

- A la bonne heure. Actuellement tout est dit ; mais, si votre devoir vous oblige à ne pas me dire le motif de votre changement d’humeur, il exige tout aussi impérativement que vous ne le témoigniez point. La délicatesse prescrit quelquefois à l’homme poli de cacher certains sentiments qui peuvent compromettre. C’est une gêne de l’esprit ; mais elle a son prix quand elle sert à rendre plus aimable celui qui se l’impose. »

Un raisonnement filé avec cette force me fit rougir de honte, et je collai mes lèvres sur sa belle main en avouant mes torts.

« Vous me verriez, lui dis-je, les expier à vos pieds, si je le pouvais sans vous compromettre.

- N’en parlons donc plus, me dit-elle. »

Et, pénétrée de mon prompt retour, elle me regarda d’un air qui exprimait si bien le pardon que je jugeai ne pas augmenter ma faute en arrachant mes lèvres de sa main pour les coller sur sa bouche entr’ouverte et riante.

Ivre de bonheur, je passai de la tristesse à la joie, et si rapidement, que durant le souper l’avocat fit cent plaisanteries sur ma douleur de dents et sur la promenade qui m’avait guéri.

Le lendemain nous dînâmes à Velletri, et de là nous allâmes coucher à Marino, où, malgré la quantité de troupes qui s’y trouvaient alors, nous eûmes deux petites chambres et un fort bon souper.

Je ne pouvais pas être mieux avec ma charmante Romaine, car, quoique je n’eusse reçu qu’un gage fugitif, il était si vrai, si tendre ! En voiture nos yeux se disaient peu de chose ; mais, placé en face d’elle, le langage des pieds avait toute l’éloquence désirable.

L’avocat m’avait dit qu’il allait à Rome pour une affaire ecclésiastique et qu’il logerait chez sa belle-mère, que sa femme désirait voir, ne l’ayant pas vue depuis deux ans qu’elle était mariée ; et sa sœur espérait y rester en épousant un employé à la banque du Saint-Esprit. Ayant leur adresse et invité à les aller voir, je leur promis de leur consacrer les instants que me laisseraient mes affaires.

Nous étions au dessert quand ma belle, admirant ma tabatière, dit à son mari qu’elle avait grande envie d’en avoir une pareille.

« Je te l’achèterai, ma chère.

- Achetez celle-ci, lui dis-je, je vous la donne pour vingt onces, et vous les payerez au porteur d’un billet que vous me ferez. Je dois cette somme à un Anglais, ajoutai je, et je serai bien aise de pouvoir m’acquitter ainsi envers lui.

- Votre tabatière, monsieur l’abbé, vaut les vingt onces, mais je ne consentirai à vous l’acheter qu’à condition de vous la payer de suite : si cela vous convient, je serais charmé de la voir entre les mains de ma femme, à qui elle rappellerait votre souvenir. »

Sa femme, voyant que je ne consentais pas à la proposition, dit qu’il lui serait bien égal de me faire le billet que je demandais.

« Eh ! reprit l’avocat, ne vois-tu pas que cet Anglais est imaginaire ? Il ne paraîtrait jamais, et la tabatière nous resterait pour rien. Méfie-toi, ma chère, de cet abbé-là : c’est un grand fripon.

- Je ne croyais pas, reprit sa femme en me regardant, qu’il y eût au monde des fripons de cette espèce. » Et moi, affectant un air triste, j’ajoutai que je voudrais volontiers être assez riche pour faire souvent des friponneries pareilles.

Quand on est amoureux, un rien suffit pour mettre au désespoir ou pour mettre au comble de la joie. Il n’y avait qu’un lit dans la chambre où nous soupâmes et un second dans un petit cabinet attenant et qui était sans porte. Les dames choisirent naturellement le cabinet, et l’avocat me précéda dans le lit que nous devions occuper ensemble. Je donnai le bonsoir à ces dames dès qu’elles furent couchées, je vis mon idole et j’allai me coucher, projetant de ne pas dormir toute la nuit. Mais qu’on se figure ma colère quand je sentis en me couchant un craquement de planches fait pour éveiller un mort ! Cependant j’attends immobile que mon compagnon soit profondément endormi, et dès qu’un certain bruit m’annonce qu’il est tout entier sous l’influence de Morphée, je tâche de me glisser en bas du lit ; mais le tapage que le moindre mouvement occasionne réveille en sursaut mon compagnon qui étend sa main sur moi. Sentant que j’étais là, il se rendort. Une demi-heure après, même tentative, mêmes obstacles : j’abandonne tout projet.

L’amour est le plus fourbe des dieux ; la contrariété semble son élément ; mais, comme son existence tient à la satisfaction des êtres qui lui rendent un culte ardent, au moment où tout semble désespéré, le petit aveugle clairvoyant fait tout réussir.

Je commençais à m’endormir en désespoir de cause, quand tout à coup un bruit affreux se fit entendre. C’étaient des coups de fusils dans la rue, des cris perçants, des gens qui montaient et descendaient les escaliers en courant ; enfin on frappe à coups redoublés à notre porte. L’avocat, tout effrayé, me demande ce que ce peut être : je joue l’indifférent et lui dis que, n’en sachant rien, je le priais de me laisser dormir. Mais les dames, épouvantées, nous suppliaient de leur faire avoir de la lumière. Je ne faisais pas mine de me presser ; l’avocat se lève et court en chercher : je me lève après lui, et, voulant refermer la porte, je la pousse un peu trop tort, de sorte que le ressort saute et que je ne puis plus la rouvrir sans avoir la clef.

Je m’approche de ces dames pour les tranquilliser, leur disant que l’avocat allait revenir et que nous connaitrions la cause de tout ce tumulte ; mais, ne perdant pas le temps en vain, je prends toutes les avances que je puis, d’autant plus que j’étais enhardi par la faiblesse de la résistance. Malgré les précautions, m’étant un peu trop appesanti sur ma belle, le lit se défonce et nous voilà tous trois pêle-mêle, L’avocat revient, frappe, la sœur se lève, je cède aux prières de ma charmante amie et vais à tâtons dire à l’avocat que nous ne pouvions pas le faire entrer sans avoir la clef. Les deux sœurs étaient derrière moi, j’étends ma main ; mais, me sentant vivement repoussé, je juge que c’est la sœur, et je m’adresse de l’autre côté avec plus de succès. Le mari étant revenu et le bruit d’un clavier nous ayant avertis que la porte allait s’ouvrir, force nous fut de retourner chacun dans son lit.

Dès que la porte fut ouverte, l’avocat se hâta d’aller au lit des deux pauvres effrayées dans l’intention de les rassurer, mais il part d’un éclat de rire en les voyant enfoncées dans leur lit démoli. Il m’appelle pour les aller voir ; mais, trop modeste, je m’en dispense. Alors il nous conta que l’alarme venait de ce qu’un détachement allemand avait surpris les troupes espagnoles qui étaient là et qui décampaient en tiraillant. Un quart d’heure après on n’entendait plus rien, et le calme était parfaitement rétabli.

Après m’avoir fait compliment sur mon impassibilité, il se recoucha et bientôt se rendormit. Pour moi, j’eus soin de ne plus fermer l’œil, et dès que je vis le jour poindre, je me levai pour aller faire mes ablutions et changer de linge : c’était de nécessité absolue.

Je rentrai pour déjeuner, et pendant que nous prenions le délicieux café que donna Lucrezia avait fait préparer, ce jour-là, je crois meilleur qu’à l’ordinaire, je m’aperçus que sa sœur me boudait. Mais que l’impression de sa petite humeur était faible auprès du ravissement que l’air joyeux et les regards approbateurs de ma délicieuse Lucrèce faisaient circuler dans tous mes sens !

Nous arrivâmes à Rome de très bonne heure. Nous nous étions arrêtés à la Tour pour déjeuner, et, l’avocat étant de belle humeur, je me montai sur le même ton, et, lui faisant mille caresses, je lui prédis la naissance d’un fils, obligeant plaisamment sa femme à le lui promettre. Je n’oubliai pas la sœur de mon adorable Lucrèce, et, pour lui faire changer d’humeur à mon égard, je lui dis tant de jolies choses, je lui témoignai un intérêt si amical, qu’elle se vit forcée de me pardonner la chute du lit. En nous quittant, je leur promis une visite pour le lendemain.

Me voilà donc à Rome, bien nippé, passablement fourni d’espèces, monté en bijoux, pourvu de quelque expérience, avec de bonnes lettres de recommandation, parfaitement libre et dans un âge où l’homme peut compter sur la fortune, s’il a un peu de courage et une figure qui prévienne en sa faveur les personnes qu’il approche. J’avais, non pas de la beauté, mais quelque chose qui vaut mieux, un certain je ne sais quoi qui force à la bienveillance, et je me sentais fait pour tout. Je savais que Rome était la ville unique où l’homme, partant de rien, pouvait parvenir à tout. Cette idée relevait mon courage ; et je dois avouer qu’un amour-propre effréné, dont l’inexpérience m’empêchait de me défier, augmentait singulièrement ma confiance.

L’homme appelé à faire fortune dans cette antique capitale du monde doit être un caméléon susceptible de réfléchir toutes les couleurs de l’atmosphère qui l’environne, un Protée apte à revêtir toutes les formes. Il doit être souple, insinuant, dissimulé, impénétrable, souvent bas, perfidement sincère, faisant toujours semblant de savoir moins qu’il ne sait, n’ayant qu’un seul ton de voix, patient, maître de sa physionomie, froid comme glace lorsqu’un autre à sa place serait tout de feu ; et s’il a le malheur de n’avoir pas la religion dans le cœur, chose habituelle dans cet état de l’âme, il doit l’avoir dans l’esprit, souffrant en paix, s’il est honnête homme, la mortification de se voir contraint de se reconnaître hypocrite. S’il abhorre cette conduite, il doit quitter Rome et aller chercher fortune ailleurs. De toutes ces qualités, je ne sais si je me vante ou si je me confesse, je ne possédais que la seule complaisance ; car du reste je n’étais qu’un intéressant étourdi, un assez bon cheval de race, point dressé ou plutôt mal, ce qui est pis.

Je commençai d’abord par porter au père Georgi la lettre de don Lelio. Ce savant moine possédait l’estime de toute la ville, et le pape même avait pour lui une grande considération, parce qu’il n’aimait pas les jésuites et qu’il ne se masquait pas pour les démasquer, quoique les jésuites se crussent assez forts pour pouvoir le mépriser.

Après avoir lu la lettre avec beaucoup d’attention, il me dit qu’il était prêt à être mon conseil, et que par conséquent il ne tiendrait qu’à moi de le rendre responsable que rien de sinistre ne m’arriverait, puisque avec une bonne conduite l’homme n’a point de malheurs à craindre ; et, m’ayant ensuite demandé ce que je voulais faire à Rome, je lui répondis que ce serait lui qui me le dirait.

« Cela peut être ; mais pour cela, ajouta-t-il, venez me voir souvent, et ne me cachez rien, absolument rien de tout ce qui vous regarde, ni de tout ce qui vous arrivera.

- Don Lelio, lui dis-je alors, m’a aussi donné une lettre pour le cardinal Acquaviva.

- Je vous en fais mon compliment, car c’est un homme qui, à Rome, peut plus que le pape.

- Dois-je la lui aller porter de suite ?

- Non, je le verrai ce soir, et je le préviendrai. Venez me voir demain matin, je vous dirai où et à quelle heure vous devrez la lui remettre. Avez-vous de l’argent ?

- Assez pour pouvoir me suffire au moins un an.

- Voilà qui est excellent. Avez-vous des connaissances ?

- Aucune.

- N’en faites pas sans me consulter, et surtout n’allez pas aux cafés, aux tables d’hôte, et, si vous voulez y aller, écoutez et ne parlez pas. Jugez les interrogateurs, et, si la politesse vous oblige à répondre, éludez la question, si elle peut tirer à conséquence. Parlez-vous français ?

- Pas le mot.

- Tant pis ! il faut l’apprendre. Avez-vous fait vos études ?

- Mal, mais je suis infarinato au point que je me soutiens en cercle.

- C’est bon ; mais soyez circonspect, car Rome est la ville des infarinati qui se démasquent entre eux, et qui se font constamment la guerre. J’espère que vous porterez la lettre au cardinal vêtu en modeste abbé, et non dans cet habit élégant qui n’est pas fait pour conjurer la fortune. Adieu donc, à demain. »

Très content de l’accueil de ce moine et de la manière dont il m’avait parlé, je sortis et me dirigeai sur Capo-di-Fiore pour porter la lettre de mon cousin don Antonio à don Gaspar Vivaldi, Ce brave homme me reçut dans sa bibliothèque, où il se trouvait avec deux abbés respectables. Après l’accueil le plus gracieux, il me demanda mon adresse et m’invita à dîner pour le lendemain. Il me fit le plus grand éloge du père Georgi et, m’accompagnant jusqu’à l’escalier, il me dit qu’il me remettrait le lendemain la somme que don Antonio le chargeait de me compter.

Voilà encore de l’argent que mon généreux cousin me donnait ! Il n’est pas difficile de donner quand on en a les moyens, mais savoir donner est un art que tout le monde ne possède pas. Je trouvai le procédé de don Antonio moins généreux encore que délicat : je ne pouvais point refuser, et je ne le devais pas.

Comme je me retirais, voilà Stephano que je rencontre nez à nez, et ce singulier original, toujours le même, me fit cent caresses. Cet être, qu’au fond je méprisais, je ne pouvais le haïr, car je me sentais forcé de le considérer comme l’instrument dont la Providence avait bien voulu se servir pour m’empêcher de tomber dans le précipice.

Après m’avoir conté qu’il avait obtenu du pape tout ce qu’il désirait, il me dit que je devais éviter la rencontre du fatal sbire qui m’avait prêté les deux sequins ; car, comme il savait que je l’avais trompé, il voulait se venger. Je lui dis de faire en sorte qu’il remît mon billet chez un marchand de sa connaissance, et que j’irais le retirer. La chose se fit ainsi, et tout fut terminé.

Le soir je soupai à table d’hôte avec des Romains et des étrangers, observant soigneusement ce que m’avait prescrit le père Georgi. On y dit beaucoup de mal du pape et du cardinal ministre, qui était cause que l’État ecclésiastique était inondé de quatre-vingt mille hommes, tant Allemands qu’Espagnols. Mais ce qui me surprit fut qu’on mangeât gras, quoique ce fut un samedi. Au reste, à Rome, on éprouve pendant quelques jours des surprises auxquelles on s’habitue bien vite. Il n’y a point de ville catholique où l’homme soit moins gêné en matière de religion. Les Romains sont comme les employés à la ferme du tabac, auxquels il est permis d’en prendre gratis tant qu’ils veulent. On y vit avec la plus grande liberté, à cela près que les ordini santissimi sont autant à craindre que l’étaient à Paris les fameuses lettres de cachet avant la Révolution qui les a détruites et qui a fait connaître au monde le caractère général de la nation.

Le lendemain, premier d’octobre 1743, je pris la résolution de me faire raser. Mon duvet était devenu barbe, et je jugeai qu’il était temps de renoncer à certains privilèges de l’adolescence. Je m’habillai complètement à la Romaine, comme l’avait voulu le tailleur de mon cher cousin ; et le père Georgi fut ravi de me voir costumé ainsi.

Il m’invita d’abord à prendre une tasse de chocolat avec lui, ensuite il me dit que le cardinal avait été prévenu par une lettre de don Lelio, et que Son Éminence me recevrait vers midi à Villa-Negroni où il se promènerait. Lui ayant dit alors que je devais dîner chez M. Vivaldi, il me conseilla de l’aller voir souvent.

Je me rendis à Villa-Negroni, et, dès que le cardinal m’aperçut, il s’arrêta pour recevoir ma lettre, laissant aller deux personnes qui se trouvaient avec lui. Ayant mis la lettre dans sa poche sans la lire, il passa deux minutes à m’observer, puis il me demanda si je me sentais du goût pour les affaires politiques. Je lui répondis que jusqu’à ce moment je ne m’étais connu que des goûts frivoles, que pourtant je n’oserais lui répondre que de mon grand empressement à exécuter tous les ordres qu’il plairait à Son Éminence de vouloir me donner, s’il me jugeait digne d’entrer à son service.

« Venez, me dit-il, demain à mon bureau parler à l’abbé Gama auquel je communiquerai mes intentions. Il faut, ajouta-t-il, que vous vous appliquiez bien vite à apprendre le français, c’est une langue indispensable. »

Ensuite, m’ayant demandé des nouvelles de la santé de don Lelio, il me donna sa main à baiser et me congédia.

Je me rendis sans perdre de temps chez M. Gaspar, où je dînai en compagnie choisie. Il n’était point marié, et n’avait d’autre passion que la littérature. Il aimait la poésie latine plus encore que l’italienne, et Horace, que je savais par cœur, était son auteur favori. Après le dîner, nous passâmes dans son cabinet, où il me remit cent écus romains de la part de don Antonio, et m’assura que je lui ferais un vrai plaisir toutes les fois que je voudrais aller prendre le chocolat dans sa bibliothèque.

Dès que j’eus quitté don Gaspar, je me dirigeai vers la Minerve, car il me tardait de voir la surprise de ma Lucrezia et d’Angélique sa sœur : je demandai donna Cecilia Monti, leur mère, et je vis avec étonnement une jeune veuve qui paraissait sœur de ses charmantes filles. Je n’eus pas besoin de me nommer ; j’étais annoncé et elle m’attendait. Ses filles vinrent et leur abord me causa un agréable moment, car je ne leur paraissais pas le même. Donna Lucrezia me présenta sa sœur cadette, qui n’avait que onze ans, et son frère, abbé de quinze ans et tout à fait joli. J’eus soin d’observer un maintien qui plut à la mère : modestie, respect, démonstrations du plus vif intérêt que tout ce que je voyais devait m’inspirer. Le bon avocat arriva et, surpris de me trouver tout nouveau, il fut flatté que je n’eusse pas oublié le nom de père. Il entama des propos pour rire, et je les suivis, soigneux de ne point leur donner le vernis de gaieté qui nous faisait tant rire en voiture : de sorte que, pour me faire compliment, il me dit qu’en me faisant couper la barbe je l’avais donnée à mon esprit. Donna Lucrezia ne savait que juger de mon changement d’humeur.

Sur la brune, je vis successivement arriver cinq ou six dames, ni belles ni laides, et autant d’abbés qui me parurent être des volumes par lesquels je devais commencer mon étude romaine. Tous ces messieurs écoutèrent attentivement mes moindres propos, et j’eus soin de pouvoir les laisser maîtres de leurs conjectures. Donna Cecilia dit à l’avocat qu’il était bon peintre, mais que ses portraits n’étaient pas ressemblants ; il répondit qu’elle ne voyait le portrait qu’en masque, et je fis semblant d’être mortifié de la réponse. Donna Lucrezia dit qu’elle me trouvait absolument le même, et sa sœur soutint que l’air de Rome donnait aux étrangers une apparence particulière. Tout le monde applaudit, et Angélique rougit de satisfaction. Au bout de quatre heures, je m’évadais, lorsque l’avocat, me suivant, vint me dire que sa belle-mère désirait que je devinsse l’ami de la maison, maître d’y aller sans étiquette à toutes les heures : je remerciai affectueusement et me retirai, désirant avoir plu à cette charmante société autant que j’en avais été enchanté.

Le lendemain je me présentai à l’abbé Gama. C’était un Portugais d’environ quarante ans, d’une jolie figure, qui affichait la candeur, la gaieté et l’esprit. Son affabilité voulait inspirer la confiance. Ses manières et son langage pouvaient le faire passer pour Romain. Il me dit avec des paroles sucrées que Son Éminence elle-même avait donné des ordres à mon égard à son maître d’hôtel, que j’aurais mon logement dans le palais même de Monseigneur, que je mangerais à la table de la secrétairerie, et qu’en attendant que j’eusse appris le français je m’exercerais, sans me gêner, à faire des extraits de lettres qu’il me donnerait. Il me donna ensuite l’adresse du maître de langue auquel il avait déjà parlé, et qui était un avocat romain nommé Dalacqua, qui demeurait précisément en face du palais d’Espagne.

Après cette courte instruction et m’avoir assuré que je pouvais compter sur son amitié, il me fit conduire chez le maître d’hôtel, qui me fit signer mon nom au bas d’une feuille d’un grand livre remplie d’autres noms ; après quoi il me compta soixante écus romains pour trois mois d’appointements payés d’avance. Ensuite, suivi d’un staffier, il m’accompagna au troisième à l’appartement qui m’était destiné, et qui était fort proprement meublé. En sortant, le domestique me remit la clef en me disant qu’il viendrait tous les matins pour me servir, et le maître d’hôtel m’accompagna jusqu’à la porte pour me faire connaître au portier. De là m’étant rendu à mon auberge, je fis porter mon petit bagage à l’hôtel d’Espagne, et je me trouvai installé dans une maison où, sans aucun doute, j’aurais fait une brillante fortune, si j’avais pu tenir une conduite trop opposée à mon caractère. Volentem ducit, nolentem trahit (Il conduit celui qui veut suivre, il traîne celui qui ne le veut pas).

On sent que mon premier mouvement me porta vers mon mentor, le père Georgi, auquel je fis un récit exact. Il me dit que je pouvais me considérer en bon chemin, et qu’étant supérieurement bien installé, ma fortune ne pouvait dépendre que de ma conduite.

« Songez, me dit cet homme sage, que pour la rendre irréprochable vous devez vous gêner, et que tout ce qui pourra vous arriver de désagréable ne sera regardé par personne comme un malheur, ni attribué à la fatalité ; ces mots sont vides de sens : on vous en attribuera toute la faute.

- Je prévois avec peine, mon révérend père, que ma jeunesse et mon défaut d’expérience m’obligeront souvent à vous importuner. Je crains de finir par vous être à charge, mais vous me trouverez docile et obéissant.

- Vous me trouverez souvent trop sévère, mais je prévois que vous ne me direz pas tout.

- Tout, absolument tout.

- Permettez-moi de rire : vous ne me dites pas où vous avez passé hier quatre heures.

- Ce n’est d’aucune conséquence. J’ai fait cette connaissance en voyage, et je crois que c’est une maison honnête que je pourrai fréquenter, à moins que vous ne me disiez le contraire.

- Dieu m’en préserve ! C’est une très honnête maison fréquentée par des gens de probité. On s’y félicite d’avoir fait votre connaissance. Vous avez plu à toute la compagnie, et on espère vous captiver. J’ai tout su ce matin ; mais vous ne devez pas fréquenter cette maison.

- Dois-je la quitter de but en blanc ?

- Non, ce serait malhonnête de votre part. Allez-y une ou deux fois par semaine, mais point d’assiduité. Vous soupirez, mon enfant !

- Non, en vérité : je vous obéirai.

- Je désire que ce ne soit point à titre d’obéissance, et que votre cœur n’en souffre pas ; mais, en tout cas, il faut le vaincre. Souvenez-vous que la raison n’a pas de plus grand ennemi que le cœur.

- On peut cependant les mettre d’accord.

- On s’en flatte ; mais défiez vous de l’animum (le cœur) de votre cher Horace. Vous savez qu’il n’a pas de milieu, nisi paret, imperat (s’il n’obéit pas, il commande).

- Je le sais ; mais dans cette maison mon cœur ne court nul danger.

- Tant mieux pour vous, car alors vous vous abstiendrez sans peine de la fréquenter. Souvenez-vous que mon obligation est de vous croire.

- La mienne d’écouter vos sages avis et de les suivre. Je n’irai chez donna Cécile que de temps en temps. »

La mort dans le cœur, je lui pris la main pour la lui baiser, mais il me pressa paternellement contre son sein en se détournant pour me cacher ses larmes.

Je dînai à l’hôtel, à côté de l’abbé Gama, à une table d’une douzaine de couverts occupés par autant d’abbés ; car à Rome tout le monde est abbé ou veut le paraître ; et comme il n’est défendu à personne d’en porter l’habit, quiconque veut être respecté le porte, la noblesse excepté, qui n’est pas dans la carrière des dignités ecclésiastiques.

Le chagrin que j’éprouvais ne me permit pas d’ouvrir la bouche durant tout le dîner, et ce silence fut pris pour une preuve de ma sagacité. En sortant de table, l’abbé Gama m’invita à passer la journée avec lui ; je m’en dispensai, sous prétexte que j’avais des lettres à écrire, ce que je fis effectivement pendant sept heures de suite. J’écrivis à don Lelio, à don Antonio, à mon jeune ami Paul, ainsi qu’au bon évêque de Martorano, qui me répondit de bonne foi qu’il aurait bien voulu être à ma place.

Épris de Lucrèce et heureux, la quitter me paraissait une action barbare. Pour faire le bonheur de ma vie à venir, je commençais par être le bourreau du présent et l’ennemi de mon cœur. Je me soulevais contre cette nécessité qui me semblait factice et que je ne pouvais avouer qu’en m’avilissant au tribunal de ma propre raison. Il me semblait que le père Georgi, en me défendant cette maison, n’aurait pas dû me dire qu’elle était honnête : ma douleur aurait été moindre. Ma journée et une partie de la nuit se passèrent en pareilles réflexions.

Le matin l’abbé Gama m’apporta un grand livre rempli de lettres ministérielles que, pour m’amuser, je devais compiler. Après avoir pris un air de besogne, je sortis pour aller prendre ma première leçon de français. Dès que je l’eus prise, je me dirigeai vers la Strada-Condotta dans l’intention d’aller me promener, quand je m’entendis appeler. C’était l’abbé Gama sur la porte d’un café. Je lui dis à l’oreille que Minerve m’avait défendu les cafés de Rome. « Minerve, me répondit-il, vous ordonne d’en prendre une idée. Asseyez-vous auprès de moi. »

J’entends un jeune abbé qui conte à haute voix un fait, vrai ou controuvé, qui attaquait directement la justice du Saint-Père, mais sans aigreur. Tout le monde riait et faisait écho. Un autre, auquel on demandait pourquoi il avait quitté le service du cardinal B., répondit que c’était parce que l’éminence prétendait n’être pas obligée de lui payer à part certains services ; et chacun de rire à volonté. Enfin un autre vint dire à l’abbé Gama que, s’il voulait passer l’après-dîner à Villa-Médicis, il le trouverait avec deux petites Romaines qui se contentaient du quartino. C’est une monnaie d’or qui vaut le quart d’un sequin. Un autre abbé lut un sonnet incendiaire contre le gouvernement, et plusieurs en prirent copie. Un autre lut une satire de sa propre composition et dans laquelle il déchirait l’honneur d’une famille. Au milieu de tout cela, je vois entrer un abbé d’une figure attrayante. A l’aspect de ses hanches je le pris pour une fille déguisée, et je le dis à l’abbé Gama ; mais celui-ci me dit que c’était Bepino della Mamana, fameux castrasto. L’abbé l’appelle et lui dit en riant que je l’avais pris pour une fille. L’impudent, me regardant fixement, me dit que, si je voulais, il me prouverait que j’avais tort ou que j’avais raison.

A dîner tous les convives me parlèrent, et je pensais avoir convenablement répondu. En sortant de table, l’abbé Gama m’invita à prendre le café chez lui et j’acceptai. Dès que nous fûmes tête à tête, il me dit que toutes les personnes qui composaient notre table étaient d’honnêtes gens : ensuite il me demanda si je croyais avoir généralement plu.

« J’ose l’espérer, lui dis-je.

- Vous auriez tort, me répondit l’abbé ; ne vous en flattez pas. Vous avez éludé si évidemment les questions qu’on vous a faites, que tout le monde s’est aperçu de votre réserve. On ne vous questionnera plus à l’avenir.

- J’en serais fâché ; mais aurait-il fallu publier mes affaires ?

- Non, il y a partout un juste milieu.

- C’est celui d’Horace ; mais il est souvent fort difficile.

- Il faut savoir à la fois se faire aimer et estimer.

- Je ne vise qu’à cela.

- Vous avez aujourd’hui plus visé à l’estime qu’à l’amour. C’est beau sans doute ; mais disposez-vous à combattre l’envie, et sa fille la calomnie : si ces deux monstres ne parviennent pas à vous abîmer, vous vaincrez. Vous avez, par exemple, pulvérisé Salicetti, physicien et, qui plus est, Corse. Il doit vous en vouloir.

- Devais-je lui accorder que les envies des femmes ne peuvent jamais avoir la moindre influence sur la peau du fœtus ? J’ai l’expérience du contraire. Êtes-vous de mon avis ?

- Je ne suis ni du vôtre ni du sien, car j’ai bien vu des enfants avec des marques qu’on appelle envies ; mais je ne puis décider pertinemment si ces taches proviennent d’envies que les mères peuvent avoir dans leur grossesse.

- Moi je puis le jurer.

- Tant mieux pour vous, si vous savez la chose avec tant d’évidence, et tant pis pour Salicetti, s’il en nie la possibilité. Laissez-le dans son erreur. Cela vaut mieux que le contraire, en vous faisant un ennemi. »

J’allai le soir chez Lucrèce. On savait tout et on m’en fit compliment. Elle me dit que je lui paraissais triste, et je lui répondis que je faisais les obsèques de mon temps, dont je n’étais plus le maître. Son mari, toujours plaisant, lui dit que j’étais amoureux d’elle, et sa belle-mère lui conseilla de ne point tant faire l’intrépide. Après avoir passé une seule heure au milieu de cette charmante famille, je me retirai, enflammant l’air de l’ardeur du feu qui m’embrasait. En rentrant je me mis à écrire, et je passai la nuit à composer une ode que le lendemain j’envoyai à l’avocat, certain qu’il la donnerait à sa femme, qui aimait beaucoup la poésie, et qui ne savait pas que c’était ma passion. Je m’abstins ensuite d’aller la voir pendant trois jours. J’apprenais le français et je compilais des lettres ministérielles.

Il y avait chez Son Éminence réunion tous les soirs, et la première noblesse de Rome de l’un et de l’autre sexe s’y trouvait ; je n’y allais pas. Gama me dit que je devais y aller sans prétention, comme lui. J’y fus : personne ne me parla ; mais, ma personne étant inconnue, chacun me regarda et chacun voulut savoir qui j’étais. L’abbé Gama étant venu me demander quelle était la dame de la société qui me paraissait la plus aimable, je la lui indiquai ; mais j’en fus fâché, car le courtisan, s’étant approché d’elle, n’eut rien de plus pressé que de le lui dire. Bientôt je la vis me lorgner et puis me sourire. C’était la marquise G., dont le serviteur était le cardinal S. C.

Le matin du jour où j’avais décidé de passer la soirée chez donna Lucrezia, je vois entrer dans ma chambre l’honnête avocat, qui, après m’avoir dit que je me trompais, si, en n’allant plus les voir, je pensais lui prouver que je n’étais pas amoureux de sa femme, m’invita pour le jeudi suivant à aller goûter à Testaccio avec toute la famille. « Ma femme, ajouta-t-il, sait votre ode par cœur ; elle l’a récitée au futur d’Angélique, qui depuis se meurt de désir de vous connaître. Il est poète aussi et il sera des nôtres à Testaccio. » Je lui promis de me rendre chez lui le jour indiqué avec une voiture à deux places.

Dans ce temps-là les jeudis du mois d’octobre étaient à Rome des jours de gaieté. Je fus le soir chez l’avocat. On ne s’y entretint que de la partie projetée, et je crus m’apercevoir que Lucrèce y comptait autant que moi. Nous n’avions ni ne pouvions avoir de plan arrêté ; mais nous comptions sur l’amour et nous nous confiions tacitement à sa protection.

J’eus soin que le bon père Georgi ne pût apprendre cette partie de plaisir de personne avant d’en être instruit par moi, et j’allai positivement lui demander la permission d’y aller. J’avoue que, pour qu’il n’eût rien à y opposer, j’affectai la plus complète indifférence. Aussi ce brave homme me dit-il qu’il fallait absolument que j’en fusse ; que c’était une partie en famille, et que d’ailleurs rien ne devait m’empêcher d’apprendre à connaître les environs de Rome, et de me divertir honnêtement.

Je me rendis chez donna Cécile dans un carrosse coupé que je louai à un Avignonnais nommé Roland, que je nomme ici parce que j’aurai à parler de cet homme dix-huit ans plus tard, sa connaissance ayant eu des suites importantes. La charmante veuve me présenta don Francesco, son futur beau-fils, comme grand ami des gens de lettres et comme très érudit lui-même. Je pris cette annonce pour de l’argent comptant et je le traitai en conséquence ; malgré cela, je lui trouvai l’air engourdi et le maintien bien différent de celui qu’aurait dû avoir un jeune homme à la veille d’épouser une aussi jolie personne qu’Angélique. Mais il était honnête et riche, ce qui vaut beaucoup mieux que l’air galant et l’érudition.

Lorsque nous fûmes près de monter en voiture, l’avocat me dit qu’il serait mon compagnon dans la mienne, et que les trois dames iraient avec don Francesco dans l’autre. Je me hâtai de lui répondre qu’il devait aller avec don Francesco et que donna Cecilia devait être mon lot ; que je serais déshonoré, si les choses s’arrangeaient autrement. En disant cela, j’offris le bras à la belle veuve, qui trouva mon arrangement dans les convenances de la bonne société, et un regard approbateur de ma Lucrèce me causa le plus agréable sentiment. Cependant la proposition de l’avocat me laissa une sensation pénible, car elle était en contradiction avec sa conduite antérieure, et surtout avec les discours qu’il m’avait tenus chez moi. « Serait-il devenu jaloux ? me disais-je. » Cela m’aurait presque donné de l’humeur ; mais l’espoir de le ramener à Testaccio dissipa le brouillard, et je fus aimable avec donna Cécile.

La promenade et le goûter aux dépens de l’avocat nous traînèrent facilement jusqu’à la fin du jour : je fis les frais de la gaieté, et mon amour pour Lucrèce ne fut pas mis une seule fois sur le tapis ; toutes mes attentions furent pour la mère. Je dis quelques mots en passant à Lucrèce, je ne parlai pas du tout à l’avocat ; il me semblait que c’était le meilleur moyen de lui faire comprendre qu’il m’avait manqué.

Au moment du départ, l’avocat m’enleva donna Cécile et courut se mettre dans la voiture avec elle ; Angélique et don Francesco s’y trouvaient déjà. Contenant à peine le plaisir que j’éprouvais, je présentai mon bras à donna Lucrezia, en lui faisant un compliment qui n’avait pas le sens commun, tandis que l’avocat, riant de tout son cœur, semblait s’applaudir du tour qu’il croyait m’avoir joué.

Combien de choses ne nous serions-nous pas dites avant de nous livrer à notre tendresse, si les moments n’avaient pas été aussi précieux ! Mais, sachant que nous n’avions devant nous qu’une demi-heure, nous en fûmes avares.

Nous étions dans l’ivresse du bonheur, quand tout à coup Lucrèce s’écrie : « O ciel ! que nous sommes malheureux ! »

Elle me repousse, se remet, la voiture s’arrête et le domestique ouvre la portière.

« Qu’est-il donc arrivé, lui dis-je ?

- Nous sommes chez nous. »

Toutes les fois que je me rappelle cet événement, il me semble fabuleux ; car il n’est pas possible de réduire le temps à rien, et les chevaux étaient de véritables rosses. Mais nous eûmes bonheur sur bonheur. La nuit était sombre, et mon ange se trouvait à la place où elle devait descendre la première ; de sorte que, quoique l’avocat fût à la portière aussi vite que le laquais, tout se passa à merveille par la lenteur que Lucrèce mit à descendre. Je restai chez donna Cécile jusqu’à minuit.

Rentré chez moi, je me couchai, mais le moyen de dormir ? J’avais en moi toute l’ardeur de cette flamme que la trop courte distance de Testaccio à Rome m’avait empêché de renvoyer au foyer dont elle émanait. J’en étais dévoré. Malheureux ceux qui croient que les plaisirs de Cythérée sont quelque chose, à moins que deux cœurs qui s’entr’aiment n’en jouissent dans un accord parfait !

Je ne me levai qu’à l’heure où je devais prendre ma leçon de français. Mon maître de langue avait une fille qui s’appelait Barbara, et qui pendant les premiers temps était toujours présente à mes leçons, et qui même me les donnait quelquefois elle-même avec plus d’exactitude que son père. Un joli garçon qui venait également prendre leçon lui faisait la cour et en était aimé : je n’eus pas de peine à m’en apercevoir. Ce jeune homme venait souvent me voir, et je l’aimais, surtout à cause de sa discrétion ; car, l’ayant fait convenir de son amour, chaque fois que je le mettais sur ce chapitre, il détournait adroitement la conversation.

J’avais fini par respecter son secret, je ne lui en parlais plus depuis quelques jours. Tout à coup je remarquai que je ne le voyais plus ni chez moi ni chez mon maître, et, observant de même que la jeune personne ne venait plus assister à mes leçons, je me sentis curieux de savoir ce qui pouvait être arrivé, bien qu’au fait cela m’intéressât fort peu.

Un jour, en sortant de la messe, j’aperçois mon jeune homme et je l’aborde en lui faisant des reproches de ce qu’il ne se laissait plus voir. Il me dit qu’un chagrin qui le dévorait lui avait fait perdre la tête, et qu’il était désespéré. Ses yeux étaient gros de larmes ; je veux le quitter, il me retient : je lui dis qu’il ne devait plus me compter au nombre de ses amis, s’il ne m’ouvrait pas son cœur. Il me mena dans un cloître où il me parla ainsi :

« Il y a six mois que j’aime Barbe, il y en a trois qu’elle m’a donné des preuves incontestables de son amour. Il y a cinq jours que, trahis par la servante, le père nous surprit ensemble dans une situation délicate. Il sortit en silence et je pensai pouvoir m’aller jeter à ses pieds mais au moment où je parus il me prit, me mena rudement à la porte et me défendit de jamais reparaître dans sa maison. « Je ne puis pas la demander en mariage, car j’ai un frère marié, et mon père n’est pas riche : je n’ai point d’état, et mon amante n’a rien. Hélas ! puisque je vous ai tout confié, dites-moi, de grâce, en quel état elle est. Elle doit être aussi malheureuse que moi. Il est impossible que je lui fasse parvenir une lettre, car elle ne sort pas même pour aller à la messe. Malheureux ! que ferai-je ? »

Je ne pouvais que le plaindre, car en tout honneur je ne pouvais point me mêler de cette affaire. Je lui dis que depuis cinq jours je ne l’avais point vue, et, ne sachant que lui dire, je lui donnai le conseil qu’en pareil cas donnent tous les sots, c’est-à-dire de l’oublier.

Nous étions alors sur le quai de Ripetta, et, m’apercevant qu’il fixait les eaux du Tibre d’un air égaré, je craignis quelque acte de désespoir, et je lui dis, pour le tranquilliser, que je m’informerais de son amie à son père et que je lui en donnerais des nouvelles. Plus tranquille en effet après cette promesse, il me pria de ne pas l’oublier.

Malgré le feu que la partie de Testaccio avait répandu dans tous mes sens, il y avait quatre jours que je n’avais vu ma Lucrèce. Je redoutais la douceur du père Georgi et plus encore le parti qu’il aurait pris de ne plus me donner des conseils. Cédant au désir qui me dominait, je fus la voir dès que j’eus pris ma leçon de français, et je la trouvai seule et l’air triste et abattu.

« Ah ! me dit-elle en soupirant dès que je fus auprès d’elle, il n’est pas possible que vous ne puissiez trouvez le temps de venir me voir.

- Ma tendre amie, ce n’est pas le temps qui me manque. Je suis jaloux de mon amour au point de préférer la mort plutôt que de le découvrir. J’ai pensé à vous inviter tous à dîner à Frascati. Je vous enverrai un phaéton et j’espère que là quelque heureux hasard favorisera notre amour !

- Oh ! oui, mon ami, faites ; je suis sûre qu’on ne vous refusera pas. »

Un quart d’heure après, tout le monde rentra, et je fis la proposition à mes frais pour le dimanche prochain. C’était précisément le jour de la Sainte-Ursule et la fête de la jeune sœur de Lucrèce. Je priai donna Cécile de la mener avec nous, ainsi que son fils. Ma proposition étant acceptée, je leur dis que le phaéton serait à leur porte à sept heures, ainsi que moi dans une voiture à deux places.

Je fus le lendemain chez M. Dalacqua, et, quand j’eus pris ma leçon, je vis en sortant Barbaruccia qui, passant d’une chambre à l’autre, laissa tomber un papier en me regardant. Je crus devoir le ramasser parce qu’une servante qui descendait aurait pu l’apercevoir et le prendre. C’était une lettre qui en contenait une seconde pour son amant. La mienne était ainsi conçue : « Si vous craignez de commettre une faute en remettant cette lettre à votre ami, brûlez-la. Plaignez une fille malheureuse et soyez discret. »

L’incluse contenait ces mots ; elle n’était point cachetée : « Si votre amour est égal au mien, vous n’espérez pas de pouvoir vivre heureux sans moi. Nous ne pouvons ni nous parler ni nous écrire par aucun autre moyen que par celui que j’ose employer. Je suis prête à faire sans restriction tout ce qui peut unir nos destinées jusqu’à la mort. Pensez et décidez. »

La cruelle situation de cette pauvre fille m’émut jusqu’au fond de l’âme. Cependant je me déterminai à lui remettre sa lettre le lendemain, et je l’enfermai dans un billet où je m’excusais de ne pouvoir lui rendre le service qu’elle attendait de moi. Je mis cette lettre dans ma poche.

Le lendemain j’allai prendre ma leçon comme de coutume ; mais, n’ayant point vu Barbe, je ne pus lui remettre sa lettre, et je pensai que je la lui remettrais le jour suivant. Mais, comme je venais de rentrer chez moi, voilà le pauvre amant qui vient. Son œil était enflammé, sa voix altérée. Il me peignit si vivement son désespoir que, craignant quelque action de démence, je crus ne pas devoir lui refuser le soulagement que je pouvais lui accorder. Voilà ma première faute dans cette fatale affaire : je fus victime de la sensibilité de mon cœur.

Ce pauvre malheureux lut et relut la lettre ; il la baisa avec transport ; il pleura, me sauta au cou, me remercia de lui avoir sauvé la vie, et finit par me supplier de me charger d’une réponse, parce que son amie devait avoir besoin d’une consolation pareille à la sienne, m’assurant que sa lettre ne me compromettrait en rien, et que d’ailleurs je pourrais la lire.

Effectivement sa lettre, quoique fort longue, ne contenait que les assurances d’une fidélité éternelle et des espérances chimériques ; malgré cela, je n’aurais pas dû me constituer le Mercure galant de ces jeunes gens. Pour m’en défendre, je n’aurais eu qu’à réfléchir que l’abbé Georgi n’aurait assurément point donné son consentement à ma complaisance.

Le lendemain, ayant trouvé le père Dalacqua malade, je fus charmé de voir sa fille au chevet de son lit, et je jugeai qu’il pouvait lui avoir pardonné. Ce fut elle qui, sans s’éloigner du lit de son père, me donna ma leçon. Je trouvai facilement moyen de lui remettre la missive de son amant, qu’elle mit dans sa poche ; mais le feu qui lui monta au visage aurait trahi le sentiment qu’elle éprouvait. Ma leçon finie, je les prévins qu’ils ne me verraient pas le lendemain, parce que c’était la Sainte-Ursule, l’une des mille vierges martyres et princesses royales.

Le soir à la réunion de Son Éminence, où j’allais régulièrement, quoiqu’il ne m’arrivât que rarement que quelque personne de distinction m’adressât la parole, le cardinal me fit signe d’approcher. Il parlait à la belle marquise G., à laquelle Gama avait dit que je l’avais trouvée la plus jolie.

« Madame, me dit le cardinal, désire savoir si vous faites bien des progrès dans la langue française, qu’elle parle à merveille.

- Je lui répondis en italien que j’avais beaucoup appris, mais que je n’osais pas encore me hasarder à parler.

- Il faut oser, me dit la marquise, mais sans prétention. On se met ainsi à l’abri de la critique. »

Mon esprit ayant à mon insu donné au mot oser une acception à laquelle vraisemblablement la marquise n’avait pas pensé, le rouge me monta au visage ; et cette belle femme s’en étant aperçue, changea de conversation ; je m’éloignai.

Le lendemain à sept heures j’étais chez donna Cécile. Mon phaéton était à la porte ainsi que ma voiture à deux places, qui cette fois était un élégant vis-à-vis, doux et si bien suspendu que donna Cécile en fit l’éloge. J’aurai mon tour en retournant à Rome, dit Lucrèce. Je lui fis une révérence, comme pour la prendre au mot. C’est ainsi que pour dissiper le soupçon elle le défiait. Sûr d’être heureux, je me livrai à toute ma gaieté naturelle. Après avoir ordonné un dîner choisi, nous sortîmes pour aller à la Villa-Ludovisi, et, comme il pouvait arriver que nous nous égarassions, nous nous donnâmes rendez-vous à une heure à l’auberge. La discrète veuve prit le bras de son gendre, Angélique celui de son futur, et Lucrèce fut mon délicieux partage. Ursule et son frère s’en allèrent courir ensemble, et en moins d’un quart d’heure ma belle amie se trouva seule avec moi.

« As-tu entendu, me dit-elle, avec quelle candeur je ne suis assuré deux heures d’un doux vis-à-vis avec toi ? Aussi est-ce un vis-à-vis. Que l’amour est savant !

- Oui, mon adorable amie, l’amour a confondu nos esprits pour n’en faire qu’un seul. Je t’adore, et je ne passe tant de longs jours sans te voir que pour mieux m’assurer la jouissance d’un seul.

- Je ne croyais pas la chose possible. C’est toi qui as tout fait, mon ami : tu en sais trop pour ton âge.

- Il y a un mois, mon adorable amie, que je n’étais qu’un ignorant, et tu es la première femme qui m’ait initié aux véritables mystères de l’amour. Ton départ, Lucrèce, me rendra malheureux, car l’Italie ne peut posséder une autre femme qui t’égale.

- Comment ! je suis ton premier amour ? Ah ! malheureux ! tu n’en guériras pas. Que ne suis-je à toi ! Tu es aussi le premier amour de mon cœur, et tu seras certainement le dernier. Heureuse celle que tu aimeras après moi ! Je n’en serai pas jalouse, mais je souffrirai de ne pas lui connaître un cœur tel que le mien. »

Lucrèce, voyant alors mes yeux humides de larmes, donna un libre cours aux siennes, et, nous étant assis sur le gazon, nos lèvres savourèrent leur nectar au milieu des plus doux baisers. Qu’elles sont douces les larmes de l’amour savourées dans les élans d’une tendresse réciproque ! Je les ai goûtées dans toute leur suavité, ces larmes délicieuses, et je puis dire avec connaissance de cause que les anciens physiciens avaient raison et que les modernes ont tort.

Dans un instant de calme, contemplant le plus ravissant des désordres, je lui dis que nous pourrions être surpris.

« Ne crains pas cela, mon ami, nous sommes sous la garde de nos génies. »

Nous nous reposions en puisant dans nos regards amoureux des forces nouvelles, quand Lucrèce, regardant à sa droite, s’écria : « Tiens, mon cœur, ne te l’ai-je pas dit ! oui, nos génies nous gardent ! Ah ! comme il nous observe ! Son regard cherche à nous rassurer. Vois ce petit démon. C’est tout ce que la nature a de plus occulte. Admire-le. C’est certainement ton génie ou le mien. »

Je la crus dans le délire.

« Que dis-tu, mon cœur ? je ne te comprends pas. Que faut-il que j’admire ?

- Tu ne vois pas ce beau serpent à dépouille flamboyante et qui, la tête levée, semble nous adorer ? »

Je regarde alors du côté qu’elle m’indiquait, et je vois un serpent à couleurs changeantes, long d’une aune et qui réellement nous regardait. Cette vue ne m’amusait pas, mais je ne voulus point me montrer moins intrépide qu’elle.

« Est-il possible, lui dis-je, mon adorable amie, que son aspect ne t’effraye point ?

- Son aspect me ravit, te dis-je, et je suis sûre que cette idole n’a de serpent que la forme, ou plutôt que l’apparence.

- Et si, sillonnant le gazon, il venait en sifflant jusqu’à toi ?

- Je te serrerais plus étroitement contre mon sein, et je le défierais de me faire du mal. Lucrèce entre tes bras n’est susceptible d’aucune crainte. Tiens, il s’en va. Vite, vite ! Il nous annonce par sa fuite l’approche de quelque profane, et nous dit que nous devons aller chercher une autre retraite pour y renouveler nos plaisirs. Allons ! »

A peine debout, nous nous avançons à pas lents, et nous voyons sortir d’une allée voisine donna Cecilia avec l’avocat. Sans les éviter et sans nous presser, comme s’il était très naturel de se rencontrer, je demande à donna Cecilia si sa fille craint les serpents.

« Malgré tout son esprit, dit-elle, elle craint le tonnerre jusqu’à s’évanouir, et elle jette les hauts cris à l’aspect du plus petit serpent. Il y en a ici, mais elle aurait tort d’en avoir peur, car ils ne sont point venimeux. »

Mes cheveux se dressèrent sur ma tête d’étonnement, car ces paroles me prouvaient que je venais d’être témoin d’un vrai miracle d’amour. Dans cet instant les enfants survinrent, et sans façon nous nous séparâmes de nouveau.

« Dis-moi, être étonnant, femme ravissante, qu’aurais-tu fait, si, au lieu de ton joli serpent, tu avais vu apparaître ton mari et ta mère ?

- Rien. Ne sais-tu pas qu’en des moments si solennels les amants ne sont qu’amoureux ? Douterais-tu de m’avoir possédée tout entière ? »

Lucrèce en me parlant ainsi ne composait pas une ode : point de fiction ; la vérité était tout à la fois dans ses regards et dans le son de sa voix !

« Crois-tu, lui dis-je, que personne ne nous soupçonne ?

- Mon mari ou ne nous croit pas amoureux, ou n’ajoute aucun prix à certaines bagatelles que la jeunesse se permet ordinairement. Ma mère a de l’esprit et peut-être imagine-t-elle la vérité ; mais elle sait que ce ne sont plus ses affaires. Quant à ma sœur, elle doit tout savoir, car aurait-elle pu oublier le lit enfoncé ? mais elle est prudente et outre cela elle s’avise de me plaindre. Elle n’a pas une idée de la nature de mes sentiments pour toi. Sans toi, mon ami, j’aurais probablement traversé la vie sans avoir de ce sentiment une idée exacte ; car ce que j’éprouve pour mon époux… j’ai pour lui la complaisance que mon état m’impose.

- Il est pourtant bien heureux, et j’envie son bonheur ! Il peut quand il le désire presser tout ton être dans ses bras ; nul voile importun ne s’interpose pour lui ravir le moindre de tes charmes.

- Où es-tu, mon cher serpent ? Accours, viens me mettre à l’abri des regards profanes, et à l’instant je comble les vœux de celui que j’adore. »

Nous passâmes toute la matinée à nous dire que nous nous aimions et à nous en donner des preuves réitérées.

Nous eûmes un dîner délicat, et pendant tout le repas je comblai d’attentions l’aimable Cecilia. Ma jolie tabatière d’écaille remplie d’excellent tabac fit souvent le tour de la table. Dans un moment où elle se trouvait entre les mains de Lucrèce qui était à ma gauche, son mari lui dit qu’elle pourrait me donner sa bague et garder la boîte en échange. Croyant que la bague valait moins que la tabatière, je m’empressai de dire que je le prenais au mot ; mais elle valait plus. Donna Lucrezia ne voulut pas entendre raison, elle mit la boîte dans sa poche, et force me fut d’accepter la bague.

A la fin du dessert, quand la conversation s’animait, voilà le prétendu d’Angélique qui nous force au silence pour nous lire un sonnet de sa façon et qu’il avait fait pour moi. Je dus naturellement l’en remercier, et prenant le sonnet, que je mis dans ma poche, je lui en promis un de ma façon. Ce n’était pas répondre à son désir : il s’attendait que, piqué d’émulation, j’allais demander de l’encre et du papier et sacrifier à Apollon des heures que je voulais consacrer à un dieu que son flegme ne connaissait que de nom. Nous prîmes le café, je payai l’hôte, et nous allâmes nous enfoncer dans les labyrinthes de la Villa-Aldobrandini.

Que ces lieux m’ont laissé de doux souvenirs ! Il me semblait que je voyais ma divine Lucrèce pour la première fois. Nos regards étaient brûlants, nos cœurs palpitaient à l’unisson de la plus tendre impatience, et l’instinct nous guidait vers l’asile le plus solitaire et que la main de l’amour semblait avoir créé pour y consommer les mystères de son culte secret. Là, au milieu d’une longue allée et sous une touffe de verdure, s’élevait un large siège de gazon adossé à un fourré très épais ; devant nous nos yeux plongeaient sur une plaine immense, et nos regards parcouraient l’allée à droite et à gauche dans une étendue qui nous mettait à l’abri de toute surprise. Nous n’eûmes pas besoin de nous parler, nos cœurs s’entendirent.

Sans nous rien dire, debout l’un devant l’autre, nos mains adroites eurent bientôt écarté tous les obstacles et rendu à la nature tous les charmes que lui dérobent les voiles importuns. Deux heures entières se passèrent dans les plus doux transports. A la fin, charmés et satisfaits l’un de l’autre, nous regardant de l’air le plus tendre, nous nous écriâmes ensemble : « Amour, je te remercie ! »

Nous nous acheminâmes à pas lents vers nos voitures et nous égayâmes le chemin par les plus tendres confidences. Ma Lucrèce me dit que le prétendu d’Angélique était riche, qu’il avait une belle maison à Tivoli, et que probablement il nous inviterait à y faire une partie et à y passer la nuit. « Je conjure l’amour, ajouta-t-elle, pour qu’il m’inspire le moyen de la passer sans obstacle comme j’ai passé cette heureuse journée. » Ensuite, prenant un ton triste, elle dit : « Mais, hélas ! l’affaire ecclésiastique qui a amené ici mon mari s’arrange si heureusement que je crains mortellement qu’il n’obtienne trop tôt la sentence. »

Nous fûmes deux heures en route et dans mon vis-à-vis, excédant pour ainsi dire la nature et lui demandant plus qu’elle ne pouvait donner : en arrivant à Rome, nous fûmes obligés de baisser la toile avant le dénouement du drame que nous avions joué à la grande satisfaction des acteurs. Je rentrai chez moi un peu fatigué ; mais un sommeil comme on en a à cet âge me rendit toute ma vigueur, et le matin j’allai à l’heure accoutumée prendre ma leçon de français.

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