Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 22

CHAPITRE PREMIER

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Horrible malheur qui m’opprime. - Refroidissement d’amour. - Mon départ de Corfou et mon retour à Venise. - Je quitte l’état militaire et je deviens joueur de violon.

La blessure se cicatrisait, et je voyais s’approcher le moment où, sortant de son lit, elle reprendrait ses premières habitudes.

Le général des galères ayant ordonné une revue générale à Gouyn, M. F. s’y rendit en me laissant l’ordre de l’y rejoindre le lendemain de bonne heure dans la felouque. Je soupai seul avec madame ; et, m’étant plaint que je ne la verrais pas le jour suivant :

« Vengeons-nous cette nuit de cette privation, me dit-elle, et passons-la à causer. Voici les clefs ; quand vous aurez vu que ma femme de chambre m’aura quittée, passez par la chambre de mon mari, et revenez. »

Je ne manque pas de suivre l’avis à la lettre, et nous voilà vis-à-vis l’un de l’autre, ayant cinq heures devant nous. Nous étions au mois de juin ; la chaleur était brûlante. Elle était couchée ; je la serre dans mes bras, elle me presse contre son sein ; mais, exerçant sur elle-même la tyrannie la plus cruelle, elle croit que je ne dois pas me plaindre si je ne suis soumis qu’aux mêmes privations qu’elle s’impose. Mes remontrances, mes prières, mes supplications, ne servent de rien.

« Il faut, dit-elle, tenir l’amour en bride et en rire, puisqu’en dépit de la dure loi que nous lui imposons, nous n’en parvenons pas moins à satisfaire nos désirs. »

Après l’extase, nos yeux, nos bouches s’ouvrent à la fois, et à quelque distance l’un de l’autre, nous nous complaisons à considérer la satisfaction mutuelle qui brille sur nos traits.

Nos désirs renaissaient ; je la vois porter un regard sur mon état d’innocence entièrement exposé à sa vue. Elle semble se fâcher ; et, rejetant loin d’elle tout ce qui rendait la chaleur plus incommode, et le plaisir moins parfait, elle s’élance vers moi. Je crus voir quelque chose de plus qu’une fureur amoureuse ; c’était une espèce d’acharnement. Je partage son délire, je la presse avec une sorte d’emportement, je jouis d’un bonheur qui va m’anéantir…, mais au moment de compléter l’offrande, elle me démonte, s’esquive, fuit et revient d’une main officieuse, mais qui me parut de glace, achever l’œuvre par un demi-bonheur.

« Ah ! cruelle amie, tu es toute de feu, et tu te prives du seul remède qui pourrait le calmer. Ta main charmante est plus humaine que toi ; mais tu n’as point goûté des délices que tu m’as fait savourer. Que ma main ne doive rien à la tienne ! Viens, cher objet de mes vœux ! L’amour double mon existence dans l’espoir de mourir encore, mais seulement dans ce joli réduit dont tu m’as chassé au moment du bonheur. »

Pendant que je l’entretenais ainsi, son âme s’exhalait en tendres expressions, et, me serrant étroitement dans ses bras, je sentis qu’elle était inondée de jouissance.

Le temps du silence fut un peu long ; mais cette jouissance contre nature, puisqu’elle était imparfaite, me désolait en doublant mon irritation.

« Comment peux-tu t’en plaindre, me disait-elle avec une tendre vivacité, puisque c’est à cette imperfection que nous en devons la durée ? Je t’aimais il y a quelques instants, maintenant je t’aime cent fois plus ; et je t’aimerais moins sans doute si tu avais complété la jouissance.

- Que tu t’abuses, charmante amie ! Que ton erreur est grande ! Tu te nourris de sophismes, et tu négliges la réalité, la nature qui seule donne le véritable plaisir. Les désirs sans cesse renaissants et jamais pleinement satisfaits sont pires que les peines de l’enfer.

- Mais ces désirs ne sont-ils pas le bonheur, puisqu’ils sont toujours accompagnés de l’espérance ?

- Non, quand cette espérance est toujours trompée. C’est un enfer véritable, puisqu’il n’y a point d’espoir, et il n’y en a plus quand on l’use par la déception.

- Mon ami, s’il n’y a point d’espérance en enfer, il ne doit point y avoir de désirs ; car concevoir les désirs sans l’espérance, c’est pire que folie.

- Eh bien ! réponds-moi. Si tu désires être toute à moi et que tu en nourrisses l’espoir, ce qui, selon ton raisonnement, va naturellement ensemble, d’où viens que tu mets un obstacle constant à ton propre espoir ? Cesse, ma divine amie, cesse de t’en imposer par d’astucieux sophismes. Soyons volontairement heureux autant que la nature le veut, et sois assurée que la réalité du bonheur ajoutera encore à notre amour, et que l’amour renaîtra par nos jouissances.

- Ce que je vois me persuade du contraire : tu vis, et si tes désirs avaient été satisfaits, tu serais sans existence, sans mouvement. Je le sais par expérience. Si tu avais expiré de bonheur comme tu l’aurais voulu, tu n’aurais retrouvé une faible vie qu’après de longs intervalles.

- Ah ! femme charmante, ton expérience est bien peu de chose ; cesse de t’y fier. Tu n’as, je le vois, jamais connu l’amour. Ce que tu appelles son tombeau est le temple où il reçoit la vie, le séjour qui le rend immortel. Rends-toi à mes justes prières, mon adorable amie, et tu connaîtras alors la différence entre l’hymen et l’amour. Tu verras que si l’hymen se plait à mourir pour se débarrasser de la vie, l’amour au contraire n’expire que pour en jouir et s’empresse de renaître pour savourer encore l’existence. Désabuse-toi, et crois que la satisfaction ne sert qu’à augmenter la tendresse de deux cœurs qui s’adorent.

- Fort bien, je veux te croire, mais différons. En attendant, jouissons de tous les badinages, de tous les préliminaires de nos facultés. Dévore ton amante, mais laisse-moi maîtresse de tout ton être. Si cette nuit nous semble trop courte, nous nous en consolerons demain en pensant à nous en procurer une nouvelle.

- Et si l’on vient à découvrir notre tendresse ?

- Est-ce que nous en faisons un mystère ? Tout le monde peut voir que nous nous aimons, et ceux qui pensent que nous ne nous rendons pas heureux sont précisément ceux que nous pourrions craindre. Ne soyons soigneux que d’éviter une surprise de fait. Au reste, le ciel et la nature seront d’accord pour protéger notre amour ; car, quand deux cœurs s’aiment aussi tendrement que nous nous aimons, on n’est point coupable. Depuis que je me connais, l’amour m’a toujours semblé le dieu de mon être ; car toutes les fois que je voyais un homme, j’étais ravie ; il me semblait que je voyais la moitié de moi-même, puisque je le sentais fait pour moi et que je me sentais faite pour lui. Il me tardait d’être mariée. C’était ce besoin vague du cœur qui fait toute l’occupation d’une jeune fille vers son quinzième printemps. Je n’avais aucune idée de l’amour, mais je m’imaginais qu’il devait venir tout naturellement après le mariage. Aussi tu peux te figurer ma surprise lorsque mon mari, en me rendant femme, ne me donna que la douleur sans me faire soupçonner le plaisir ! Mon imagination au couvent me servait bien mieux que la réalité que j’avais acquise ! Aussi il est arrivé tout naturellement de là que nous sommes devenus de bons amis et des époux très froids, nullement curieux l’un de l’autre. Il a, du reste, tout lieu d’être content de moi, car je suis toujours docile à ses ordres ; mais, la jouissance n’étant pas assaisonnée par l’amour, il doit la trouver sans saveur, et y il vient rarement. Dès que je m’aperçus que tu m’aimais, je me sentis pleine d’aise, et je te fournis toutes les occasions de devenir chaque jour plus amoureux, me croyant certaine de ne jamais t’aimer ; mais, quand je sentis que j’étais amoureuse aussi, je te maltraitai pour te punir de m’avoir rendue sensible. Ta patience, ta persistance m’ont étonnée et ont causé mes torts ; mais, après le premier baiser, je n’ai plus été maîtresse de moi-même. J’étais confondue du ravage qu’avait pu faire un simple baiser, et je sentis que je ne pouvais être heureuse qu’en faisant ton bonheur. Cela m’a flattée, ravie, et j’ai reconnu, principalement cette nuit, que je ne le suis qu’autant que tu l’es toi-même.

- C’est là, mon ange, le plus délicat de tous les sentiments de l’amour ; mais tu ne me rendras jamais parfaitement heureux qu’en suivant en tout les inductions de la nature. »

La nuit se passa au milieu des tendres plaintes et des voluptés, et ce ne fut pas sans douleur qu’aux premiers rayons de l’aurore je m’arrachai de ses bras pour me rendre à Gouyn. Elle pleura de joie en voyant que je la quittai en conquérant, ne se figurant pas la chose possible.

Après cette nuit si riche en délices, il se passa une douzaine de jours sans que nous pussions éteindre une étincelle du feu qui nous dévorait, et précisément ce fut alors que m’arriva un affreux malheur.

Un soir après souper, M. D. R. s’étant retiré, M. F. ne se gêna pas de dire à sa femme en ma présence qu’il se proposait d’aller lui faire une visite, après qu’il aurait écrit deux petites lettres qu’il devait envoyer le matin de bonne heure. A peine sorti, nous nous regardons et d’un mouvement spontané nous tombons dans les bras l’un de l’autre : un torrent de délices circule dans nos âmes sans contrainte ni réserve ; mais dès que le premier feu fut apaisé, sans me laisser le temps de me reconnaître et de jouir du charme de ma plus belle victoire, elle se retire en me repoussant et va se jeter d’un air éperdu sur un fauteuil à côté de son lit. Immobile, étonné, presque confus, je la regarde en tremblant pour deviner, s’il m’était possible, d’où naissait ce singulier mouvement. Me regardant à son tour, elle me dit, les yeux brillants d’amour :

« Mon tendre ami, nous allions nous perdre.

- Quoi, nous perdre ! Ah ! cruelle amie, vous m’avez tué ! Je sens, hélas ! que je me meurs, et peut-être ne me reverrez-vous plus. »

Je la quitte dans une sorte de frénésie et je m’achemine vers l’esplanade pour y respirer un air plus frais ; car je me sentais suffoqué. L’homme qui ne connaît pas par expérience la cruauté d’un mouvement pareil et dans la situation physique et morale où je me trouvais, se ferait difficilement une idée de ma souffrance : il me serait à moi, qui l’ai éprouvée, impossible de l’exprimer.

Dans le trouble affreux où j’étais, je m’entends appeler d’une fenêtre, et j’eus la fatale condescendance de répondre. Je m’approche et je vois au clair de la lune la fameuse Melulla sur son balcon.

« Que faites-vous là à cette heure ? lui dis-je.

- Je prends le frais ; montez un moment. »

Cette Melulla de fatale mémoire était une courtisane de Zante, d’une beauté rare et qui depuis quatre mois faisait les délices ou la folie de tous les libertins de Corfou. Tous ceux qui l’avaient vue célébraient ses charmes ; il n’était bruit que d’elle. Je l’avais vue plusieurs fois, mais quoique belle, j’étais loin de la trouver comparable à Mme F., quand bien même je n’en aurais pas été amoureux. Je me rappelle avoir vu à Dresde, en 1790, une femme superbe qui me rappela tout à fait les traits de Melulla.

Je monte machinalement, et elle me conduit dans un boudoir voluptueux, où après qu’elle m’eût reproché d’être le seul qui ne lui eût point rendu visite, quoique je fusse celui qu’elle aurait préféré à tous, j’eus l’infamie de me laisser faire, - je devins le plus criminel des hommes.

Ce ne fut ni le désir, ni l’imagination, ni le mérite de l’objet qui me firent succomber, car elle ne méritait d’aucune façon de me posséder ; ce fut l’indolence, la faiblesse, l’état d’irritation où je me trouvais encore ; ce fut enfin une sorte de dépit dans un moment où l’être que j’adorais m’avait déplu par un caprice qui, si je n’avais pas été indigne d’elle, n’aurait dû avoir d’autre effet que de m’en rendre plus amoureux.

Melulla satisfaite refusa les monnaies d’or que je voulais lui donner, et me laissa sortir après avoir passé deux heures avec elle.

A peine revenu à moi-même, je n’eus plus de sentiment que pour me détester avec l’indigne objet qui m’avait fait commettre un si vil outrage envers la femme la plus adorable. Je rentre rongé de remords, je me couche, et le sommeil ne vint pas durant toute cette cruelle nuit se fixer une seule seconde sur mes paupières embrasées.

Le matin, accablé d’insomnie et de douleur, je me lève, et dès que je fus habillé je me rendis chez M. F., qui m’avait fait appeler pour me donner quelques ordres à transmettre. De retour, et après lui avoir rendu compte de ma mission, j’entre chez madame, et la trouvant à sa toilette, je lui donne le bonjour à travers le miroir, observant sur sa belle figure la gaieté et le calme du bonheur ; mais, tout à coup, ses yeux ayant rencontré les miens, je vois ses traits se décomposer et l’expression de la tristesse remplacer celle du contentement. Elle baisse sa paupière comme absorbée dans ses réflexions, la relève un instant après, comme pour lire dans mon âme, et ne rompt un pénible silence qu’après le départ de sa femme de chambre.

« Mon ami, me dit-elle de l’accent le plus tendre et le plus solennel, point de fiction, ni de votre part, ni de la mienne. Je suis resté accablée de tristesse en vous voyant partir hier au soir, comprenant par la réflexion le mal qui pouvait résulter pour vous de ce que j’avais fait. Sur un tempérament comme le vôtre, de pareilles scènes pourraient opérer un bouleversement dangereux ; aussi me suis-je résolue à ne plus rien faire à demi. J’ai pensé que vous alliez prendre l’air, et je m’en suis félicitée, espérant que cela vous ferait du bien. Pour m’en assurer, j’ai été me mettre à la fenêtre, où je me suis tenue plus d’une heure sans voir la lumière dans votre chambre. Mon mari étant venu, j’ai dû m’aller coucher avec la triste certitude que vous n’étiez pas chez vous. Fâchée de ce que j’avais fait, et vous chérissant toujours davantage, je n’ai presque pas fermé l’œil. Ce matin, monsieur à ordonné à un sous-officier d’aller vous dire qu’il voulait vous parler, et je l’ai entendu lui rapporter la réponse que vous dormiez parce que vous étiez rentré tard. J’en ai eu le cœur navré. Je ne suis pas jalouse, mon ami, car je sais que tu ne saurais aimer que moi ; mais je redoute quelque malheur. Enfin, ce matin, en vous entendant entrer chez moi, le cœur me battait de joie ; je me disposais à vous montrer mon repentir, mais en vous regardant j’ai cru voir un autre homme. Je vous examine encore, et mon âme, malgré moi, lit sur votre figure que vous êtes coupable, que vous m’avez outragée. Dites-moi sans crainte, cher ami, si je me trompe : si vous m’avez trahie, dites-le-moi sans détour. Ne trahissez pas l’amour et la vérité. Me reconnaissant la cause funeste de votre faute, je ne me le pardonnerai pas, mais votre excuse est dans mon cœur comme dans tout mon être. »

Je me suis dans le cours de ma vie trouvé plus d’une fois dans la dure nécessité de faire quelques menteries aux femmes que j’aimais ; mais, dans la circonstance, après un discours aussi vrai, aussi touchant, pouvais-je ne pas être sincère ? Je me sentais trop rabaissé par ma cruelle faute pour m’avilir encore par le mensonge. J’en étais si peu capable dans ce moment, que, le cœur gros de tendresse et de remords, il me fut impossible de proférer un seul mot avant d’avoir donné un libre cours à mes larmes.

« Mon tendre ami, tu pleures ! Tes larmes me font mal. Tu ne devais en répandre avec moi que de bonheur et d’amour. Vite, homme chéri, dis-moi si tu m’as rendue malheureuse. Dis-moi quelle horrible vengeance tu as pu exercer contre moi qui voudrais plutôt mourir que de t’offenser. Je ne puis t’avoir causé du chagrin que dans l’innocence de mon cœur amoureux et dévoué.

- Ange chéri, je n’ai point pensé à me venger, car mon cœur qui ne peut cesser de t’adorer ne saurait jamais en concevoir l’affreuse pensée. C’est contre moi que ma lâcheté m’a entraîné à commettre un crime qui me rend indigne de tes bontés pour le reste de ma vie.

- Tu t’es donc donné à quelque malheureuse ?

- Oui, j’ai passé deux heures dans une débauche avilissante et où mon âme ne s’est trouvée que pour être le témoin de ma tristesse, de mes remords, de mon affreuse indignité,

- Triste et des remords ! Ah ! mon pauvre ami, je le crois. Mais c’est ma faute, c’est moi seule qui dois être punie : c’est à moi de t’en demander pardon. »

Les larmes qu’elle répandait redoublèrent les miennes.

« me sublime, lui dis-je, les reproches que tu te fais redoublent la gravité de mes torts. Tu n’en aurais jamais eu si j’avais été réellement digne de sa tendresse. »

Je sentais la vérité de ce que je disais.

Nous passâmes le reste de la journée dans une assez grande tranquillité apparente, renfermant notre tristesse au fond de nos âmes. Curieuse de connaître toutes ces circonstances de ma pitoyable aventure, je me soumis par manière d’expiation à lui en faire le dégoûtant récit. Pleine de bonté, elle m’assura que nous devions l’un et l’autre considérer cet accident comme une fatalité, et qu’il serait arrivé à l’homme le plus sage.

« Enfin, ajouta-t-elle, tu es plus à plaindre que coupable, et je ne dois pas t’en aimer moins. »

Nous étions sûrs de saisir le premier instant favorable, elle pour sceller mon pardon, moi pour réparer mon outrage, en nous donnant de nouvelles preuves de la brûlante tendresse que nous nous inspirions mutuellement ; mais le ciel juste en ordonna autrement, et je fus cruellement puni de mon horrible débauche.

Le troisième jour, au moment où je sortais de mon lit, d’affreux picotements m’annoncèrent l’horrible état où m’avait mis la malheureuse Zantiote. Je demeurai confondu ! Et quand je vins à réfléchir au malheur dont j’aurais pu être la cause, si dans les trois derniers jours j’avais obtenu de ma divine amie quelque nouvelle faveur, je fus au point d’en perdre l’esprit. Quelle aurait été ma position si je l’avais rendue malheureuse pour le reste de ses jours ? Celui qui, dans ce cas, aurait su mon histoire, aurait-il pu me condamner si je m’étais défait de la vie pour me délivrer de mes remords ? Non, car celui qui se tue par désespoir, mais comme juste exécuteur de la peine qu’il aurait méritée, ne peut encourir le blâme ni d’un philosophe vertueux, ni d’un chrétien tolérant. Ce qu’il y a de bien certain, c’est que si pareil malheur me fût arrivé, je me serais certainement tué.

Plongé dans le chagrin que venait de me causer ma nouvelle découverte, et comptant en être quitte comme les trois premières fois, je me disposais à un régime qui en six semaines m’aurait rendu la santé sans que personne eût pu soupçonner que j’étais malade ; mais je n’étais pas au bout de mes peines ; Melulla avait injecté dans mes veines tous les poisons qui corrompent les sources d’où découle la vie. Je connaissais un vieux docteur plein d’expérience dans la partie ; je le consultai et il me promit de me rendre mon intégrité en deux mois : il me tint parole. Au commencement de septembre je me revis en parfaite santé, et ce fut vers ce temps que je retournai à Venise.

La première chose à laquelle je me résolus après avoir reconnu mon cruel état, ce fut de le faire connaître à Mme F. Je ne voulus pas attendre un moment où ma déclaration forcée l’aurait obligée à rougir d’une faiblesse, ni l’exposer à la réflexion des conséquences affreuses où sa passion aurait pu la mettre. Sa tendresse m’était trop chère pour m’exposer au risque de la perdre faute de confiance en elle. Connaissant son esprit, la candeur de son âme, et la générosité avec laquelle elle ne m’avait trouvé qu’à plaindre, je crus devoir par ma sincérité lui prouver que j’étais digne de mériter son estime.

Je lui fis naïvement le récit de l’état où je me trouvais, en lui peignant celui où me jetait la pensée des affreuses conséquences que ce même état aurait pu avoir pour elle. Je la vis frémir et frissonner à cette réflexion, et elle pâlit d’effroi lorsque je lui dis que je l’aurais vengée en me donnant la mort.

« Scélérate ! infâme Melulla ! » s’écriait-elle.

Et moi je répétais cette expression contre moi-même en voyant quel bien j’avais sacrifié à la plus dégoûtante des faiblesses.

Tout Corfou savait que j’avais été faire une visite à cette malheureuse, et tout le monde s’étonnait de voir sur mes traits tous les signes de la santé ; car le nombre des victimes qu’elle avait traitées comme moi n’était pas petit.

Ma maladie n’était pas le seul chagrin qui me dévorât ; j’en avais d’autres qui, pour être de nature différente, n’étaient pas moins accablants. Il était écrit que je retournerais à Venise simple enseigne comme j’en étais parti ; car le provéditeur général m’avait manqué de parole, et l’on m’avait préféré le bâtard d’un patricien. Dès cet instant, l’état militaire, le plus sujet au despotisme de l’arbitraire, me devint en horreur, et je pris la détermination de le quitter. A ce chagrin s’en joignait un plus fort encore, c’était l’inconstance de la fortune qui m’avait entièrement tourné le dos. Je remarquai que du moment où je m’étais avili avec la Melulla, tous les revers s’accumulèrent sur moi comme pour m’accabler. Celui qui me fut le plus sensible, mais que j’eus le bon esprit de considérer bientôt comme une grâce, fut que huit à dix jours avant le départ de l’armée, M. D. R. me reprit à son service et M. F. dut faire choix d’un nouvel adjudant. A cette occasion, madame me dit avec un air affligé qu’à Venise nous ne pourrions pas nous voir, pour plusieurs raisons. Je la suppliai de me les épargner, présumant bien qu’elles ne pourraient être qu’humiliantes pour moi. Je m’apercevais que cette prétendue divinité n’était qu’une pauvre mortelle tout comme les autres femmes, et je commençai à penser que j’aurais eu grand tort de renoncer à la vie pour elle. Je dévoilai un jour le fond de son âme ; car je ne sais à quel propos elle me dit que je lui faisais pitié. Je vis clairement qu’elle ne m’aimait plus ; car la pitié, ce sentiment avilissant, n’entre point dans un cœur amoureux, puisque le mépris est toujours trop voisin de ce triste sentiment. Depuis cet instant je ne me suis plus trouvé seul avec elle. Je l’aimais encore, il m’aurait été facile de la faire rougir ; je n’en fis rien.

Dès que nous fûmes arrivés à Venise, elle s’attacha à M. F. R. et elle l’aima jusqu’à ce qu’il mourut. Vingt ans après, elle perdit la vue. Je crois qu’elle vit encore.

Les deux derniers mois de mon séjour à Corfou furent une des plus grandes leçons de ma vie, et je me les suis rappelés bien souvent pour en tirer d’utiles conseils.

Avant mon aventure nocturne avec la misérable Melulla, je me portais bien, j’étais riche, heureux au jeu, aimé de tout le monde, adoré de la plus belle femme de la ville. Quand je parlais, tout le monde tendait l’oreille, vantait mon esprit ; mes paroles étaient des oracles et tout le monde se rangeait à mes avis. Après ma fatale rencontre, je perdis rapidement la santé, mon argent, mon crédit ; bonne humeur, considération, esprit, tout jusqu’à la faculté de m’exprimer, s’évanouit avec la fortune. Je jasais, mais on me savait malheureux, et je ne persuadais plus. L’ascendant que j’avais sur Mme F. s’évanouit insensiblement, et, presque à son insu, cette belle dame devint à mon égard d’une indifférence complète.

Je partis sans argent, après avoir vendu ou mis en gage tous les objets de quelque valeur. J’étais venu riche deux fois, et deux fois je partis pauvre ; mais cette fois j’avais fait des dettes que je n’ai jamais payées, non par mauvaise volonté, mais par insouciance.

Riche et bien portant, chacun me fêtait ; pauvre et maigre, on ne me donna plus aucune marque de considération. La bourse pleine et le ton assuré, on me trouvait spirituel, amusant ; la bourse vide et le ton modeste, tous mes récits paraissaient plats et insipides. Si j’étais redevenu riche, j’aurais été de nouveau une huitième merveille. O hommes ! ô fortune ! On m’évitait comme si le guignon qui m’accablait eût été pestilentiel.

Nous partîmes à la fin de septembre, cinq galères, deux galéasses et plusieurs petits bâtiments, sous le commandement de M. Renier, longeant la côte de la mer Adriatique au nord du golfe, riche en ports de ce côté-là, tandis qu’il en est très pauvre de l’autre. Nous prenions port tous les soirs, et par conséquent je voyais Mme F. tous les soirs : elle venait avec son mari souper sur notre galéasse. Notre voyage fut très heureux ; nous jetâmes l’ancre au port de Venise le 14 octobre 1745, et après avoir fait la quarantaine sur notre galéasse, nous débarquâmes le 25 de novembre. Deux mois après, les galéasses furent supprimées. C’étaient des bâtiments dont l’institution remontait à des temps très anciens, dont l’entretien était très coûteux et l’utilité nulle. Une galéasse avait le corps d’une frégate et les bancs d’une galère, et cinq cents galériens ramaient quand il n’y avait point de vent.

Avant que le bon sens parvînt à faire supprimer ces inutiles carcasses, il y eut de grands débats au sénat ; mais la principale raison que donnaient les opposants, c’est qu’il fallait respecter et conserver tout ce qui était vieux. Cette maladie est celle des gens qui ne savent jamais s’identifier avec les améliorations successives qui sont le fruit de la raison aidée de l’expérience ; bonnes gens qu’il faudrait envoyer à la Chine ou au grand lama, pays qui leur conviendraient beaucoup mieux que l’Europe.

Cette raison, toute ridicule qu’elle est, est celle qui a le plus de force dans les républiques ; car elles doivent trembler au mot de nouveauté, dans ce qui est frivole comme dans ce qui est important. La superstition au reste est toujours de la partie.

Ce que la république de Venise ne réformera jamais, ce sont ses galères : d’abord parce qu’elle a besoin de ces sortes de bâtiments pour voguer en tout temps dans une mer étroite en dépit du calme ; ensuite parce qu’elle ne saurait que faire des hommes qu’elle condamne aux galères.

Une singularité que j’ai remarquée à Corfou, où il y a souvent trois mille galériens, c’est que ceux qui le sont par suite de condamnation pour crime sont dans une sorte d’opprobre, tandis que les galériens volontaires sont en quelque sorte respectés. J’ai toujours pensé qu’il devrait en être tout au contraire ; car le malheur, quel qu’il soit, exige une sorte de respect, tandis que l’être vil qui se voue par métier à l’état d’esclave forçat me semble souverainement méprisable. Au reste, les galériens de la république jouissent de plusieurs privilèges, et sont à tous égards beaucoup mieux traités que les soldats. Il arrive souvent que des soldats désertent leurs compagnies et qu’ils vont se rendre à un sopracomito pour être galériens. Alors le capitaine qui perd un soldat n’a rien de mieux à faire que de prendre patience, car il réclamerait en vain. Cela vient de ce que la république a toujours cru avoir plus besoin de galériens que de soldats ; mais aujourd’hui peut-être commence-t-elle à s’apercevoir de son erreur. (J’écris ceci en 1797.)

Un galérien, par exemple, a le singulier privilège de pouvoir voler impunément. C’est, dit-on, le moindre crime qu’il puisse commettre, et on doit le lui pardonner. « Tenez-vous sur vos gardes, dit le maître du galérien, et si vous le prenez sur le fait, battez-le, mais ne l’estropiez pas, car alors vous seriez obligé de me payer les cents ducats qu’il me coûte. »

La justice elle-même ne saurait faire pendre un galérien criminel sans payer préalablement au maître la somme qu’il lui a coûté.

A peine descendu à Venise, je vais chez madame Orio : mais je trouve la maison vide. Un voisin me dit que le procureur Rosa l’avait épousée, et qu’elle demeurait chez lui. Je m’y rends à l’instant et l’on me reçoit à merveille. La première chose qu’elle m’apprit fut que Nanette était devenue comtesse R., et qu’elle habitait Guastala avec son époux.

Vingt-quatre ans plus tard j’ai vu son fils aîné officier distingué au service de l’infant duc de Parme.

Quant à Marton, touchée d’un beau mouvement de grâce, elle s’était faite religieuse à Muran. Deux ans après, j’en reçus une lettre pleine d’onction, dans laquelle elle me conjurait, au nom de Jésus-Christ et de la Sainte-Vierge, de ne point me présenter à ses yeux. Elle me disait que, devant me pardonner le crime que j’avais commis en la séduisant, elle était heureuse de ce devoir, puisque par les remords dont mon crime l’avait remplie elle était sûre d’atteindre à la félicité des élus. Elle finissait en m’assurant qu’elle ne cesserait de prier Dieu pour ma conversion.

Je ne l’ai plus vue, mais elle me vit en 1754, ainsi que je le dirai en son lieu.

Je retrouvai Mme Manzoni toujours la même. Elle m’avait prédit que je ne resterais pas dans le militaire, et quand je lui eus dit que j’étais déterminé à le quitter, ne pouvant souffrir l’injustice qu’on m’avait faite, elle éclata de rire à se tenir les côtes. Elle me demanda quel état je me disposais à prendre en quittant l’épée. Je lui dis que je voulais me faire avocat. Elle recommença à rire en me disant que c’était trop tard. Je n’avais pourtant que vingt ans.

Lorsque je me présentai à M. Grimani, j’en fus bien reçu ; mais, lui ayant demandé des nouvelles de mon frère François, il me dit qu’il le tenait au fort Saint-André, le même où il m’avait fait mettre avant l’arrivée de l’évêque de Martorano.

« Il y travaille, me dit-il, pour le major : il copie des batailles de Simonetti que le major lui paye : ainsi il vit et il devient bon peintre.

- Mais il n’est pas aux arrêts ?

- C’est comme s’il y était, car il n’est pas le maître de sortir du fort. Ce major, qui se nomme Spiridion, est un ami de Razzetta, qui n’a pas eu de difficulté à lui accorder le plaisir d’avoir soin de votre frère. »

Je trouvai horrible que le fatal Razzetta dût être le bourreau de toute ma famille ; mais je dissimulai.

« Ma sœur, lui dis-je, est-elle toujours chez lui ?

- Non, elle est à Dresde, auprès de votre mère. »

Cette nouvelle me fit plaisir.

Je sors de chez l’abbé Grimani d’une manière très cordiale, et je me rends au fort Saint-André. J’y trouve mon frère le pinceau à la main, ni content ni mécontent de son sort, mais jouissant d’une bonne santé. Après l’avoir embrassé, je lui demande quel crime il a commis pour être ainsi enfermé :

« Demande cela au major, je t’en prie ; car pour moi, je n’en sais rien. »

Le major entre dans ce moment ; je le salue militairement et lui demande de quel droit il retient mon frère aux arrêts ?

« Je n’ai point de comptes à vous rendre.

- C’est ce que nous verrons. »

Je dis alors à mon frère de prendre son chapeau et de venir dîner avec moi. Le major se met à rire et me dit : « Je le veux bien, si la sentinelle le laisse sortir. » Voyant que je perdrais mon temps à contester, je pars sans répliquer, mais bien déterminé à me faire rendre justice.

Dès le lendemain je me rends au bureau de la guerre, où j’ai le plaisir de trouver mon cher major Pelodoro qui commandait alors le fort de Chiozza. Je l’informai de la plainte que je voulais porter au Sage en faveur de mon frère et de la résolution que j’avais prise de me démettre de mon emploi d’enseigne. Il me promit que dès que j’en aurais obtenu l’agrément du Sage, il me ferait vendre ma commission ce qu’elle m’avait coûté.

Je n’eus qu’un instant à attendre ; le Sage arriva, et tout fut arrangé en moins d’une demi-heure. Il me promit son agrément pour ma démission dès qu’il aurait reconnu pour capable le sujet qui voudrait m’acheter mon brevet ; et, le major Spiridion étant survenu dans ces entrefaites, le Sage lui ordonna d’un ton impératif de rendre la liberté à mon frère et de ne plus se permettre à l’avenir des actes arbitraires aussi répréhensibles. Je ne tardai pas à l’aller chercher et je le menai loger avec moi en chambre garnie.

Peu de jours après, ayant reçu ma démission et cent sequins, je quittai l’uniforme et je redevins mon maître.

Obligé alors de penser à un métier pour gagner ma vie, j’optai pour celui de joueur de profession : mais dame fortune fut d’un avis contraire, car elle m’abandonna dès les premiers pas que je fis dans la carrière, et huit jours après je me trouvai sans le sou. Que devenir ? il fallait vivre, et je me fis loueur de violon. Le docteur Gozzi m’en avait assez appris pour aller racler dans l’orchestre d’un théâtre, et ayant exprimé mes vœux à M. Grimani, il m’installa à celui de son théâtre de Saint-Samuel, où, gagnant un écu par jour, je pouvais me suffire en attendant mieux.

Me rendant justice moi-même, je ne mis plus le pied dans les maisons du bon ton que je fréquentais avant d’être descendu si bas. Je savais qu’on devait me traiter de mauvais sujet ; mais je m’en moquais. On devait me mépriser : je m’en consolais par la conscience que je n’étais pas méprisable. La position où je me trouvais, après avoir joué un rôle assez brillant, m’humiliait ; mais, me gardant le secret à moi-même, si j’étais honteux, je n’étais pas avili ; car, n’ayant pas renoncé à la fortune, j’espérais pouvoir encore compter sur elle parce que j’étais jeune, et que cette volage déité n’en veut guère qu’à la jeunesse.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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