Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 26

CHAPITRE V

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Petits malheurs qui m’obligent à partir de Venise. - Ce qui m’arrive à Milan et à Mantoue.

La seconde fête de Pâques, Charles vint nous faire visite avec sa charmante femme, qui sous tous les rapports me parut être une autre personne que Christine ; mais c’était sa coiffure poudrée qui ne valait pas le noir d’ébène de ses superbes cheveux, et ses habits de dame, bien moins piquants que ceux d’une riche paysanne. Le bonheur était écrit sur leurs physionomies. Charles me fit de tendres reproches de n’être pas allé les voir une seule fois, et pour réparer ce tort apparent, j’allai leur faire visite avec M. Dandolo le surlendemain. Charles me dit que sa femme était l’idole de sa tante et la meilleure amie de sa sœur ; qu’elle était douce, complaisante, affectueuse et du caractère le plus insinuant. Cela me fit le plus grand plaisir, et j’en eus presque autant de voir que Christine commençait à s’approprier parfaitement le dialecte vénitien.

Nous ne trouvâmes point Charles à la maison, Christine était seule avec ses deux parentes. Nous fûmes parfaitement bien accueillis, et d’un propos à l’autre la tante fit l’éloge des progrès qu’elle faisait dans l’écriture et l’engagea à me faire voir son livre. Nous passâmes dans la chambre voisine, où elle me dit qu’elle était heureuse, que chaque jour elle découvrait des qualités angéliques dans son époux. Il lui avait dit sans le moindre air de soupçon ni de déplaisir qu’il savait que nous avions passé deux jours ensemble, et qu’il avait ri au nez de la personne bien intentionnée qui lui avait donné cet avis officieux dans l’intention de troubler leur bonheur.

Charles avait toutes les vertus et les nobles qualités d’un homme honnête et distingué. Vingt-six ans après son mariage, j’eus besoin qu’il m’offrit sa bourse, et je le trouvai mon vrai ami. Je n’ai jamais fréquenté sa maison, et il sut apprécier ma délicatesse. Il est mort quelques mois avant mon dernier départ de Venise, laissant sa veuve très à son aise et trois garçons bien élevés, tous bien employés et qui vivent peut-être encore avec leur mère.

Au mois de juin, étant allé à la foire de Padoue, je me liai d’amitié avec un jeune homme de mon âge qui étudiait les mathématiques sous le célèbre professeur Succi. Il s’appelait Tognolo, mais il changea ce nom malsonnant en celui de Fabris ; et c’est lui qui, devenu comte de Fabris et lieutenant général de Joseph II, mourut en Transylvanie, où il commandait pour ce souverain. Cet homme, qui dut sa fortune à ses vertus, serait peut-être mort dans l’obscurité s’il avait gardé son nom de Tognolo, qui est un nom tout à fait paysan. Il était d’Uderzo, gros bourg du Frioul vénitien. Il avait un frère abbé, homme d’esprit, grand joueur, et qui, connaissant le monde, avait pris le nom de Fabris, ce qui fit que son frère dut le prendre pour ne pas lui donner un démenti. Bientôt, ayant acheté un fief avec un titre de comte, il devint noble vénitien et cessa d’être paysan. S’il avait gardé son nom de Tognolo, ce nom lui aurait fait du tort, car il n’aurait jamais pu le prononcer sans rappeler ce que, par le plus méprisable des préjugés, on appelle basse extraction ; et la classe privilégiée, par un coupable abus, ne croit pas que dans un paysan il puisse y avoir de l’élévation et du génie. Le temps viendra sans doute où la société, plus éclairée et par conséquent plus raisonnable, reconnaîtra que dans tous les états les sentiments nobles, l’honneur et l’héroïsme peuvent se trouver tout aussi facilement que dans une classe dont le sang n’est pas toujours exempt de la souillure des mésalliances.

Le nouveau comte, d’ailleurs, en faisant oublier aux autres son origine, était trop sage pour l’oublier lui-même, et dans tous ses actes publics son nom de famille a toujours figuré à côté de son nom adoptif. Son frère lui offrit deux sentiers à suivre pour son avancement dans le monde, et lui laissa l’option de l’un des deux. L’un ou l’autre exigeait une dépense de mille sequins, mais l’abbé les tenait en réserve. Il s’agissait pour mon ami d’opter entre l’épée de Mars et l’oiseau de Minerve. L’abbé était certain de pouvoir acheter à son frère une compagnie dans les armées de Sa Majesté Impériale apostolique, ou de lui procurer une chaire à l’université de Padoue ; car argent fait tout. Mais mon ami, doué d’un sens droit et plein de nobles sentiments, savait que dans l’un et l’autre cas il lui fallait des connaissances pour fournir honorablement sa carrière, et en attendant qu’il eût fait un choix, il étudiait les mathématiques avec succès. Il se décida pour la carrière des armes, imitant Achille qui préféra le glaive à la quenouille. Aussi paya-t-il de sa vie comme le fils de Pelée ; mais moins jeune à la vérité que le vainqueur d’Hector, et non d’un coup de flèche, mais de la peste, qu’il gagna dans le malheureux pays où l’indolente Europe permet aux Turcs de la perpétuer.

L’air distingué, les nobles sentiments, les lumières et les vertus de Fabris auraient été ridicules sous le nom de Tognolo ; car telle est la force des préjugés, et surtout de ceux qui n’ont de point d’appui qu’un sot orgueil, qu’un nom malsonnant est dégradant dans le plus sot des mondes possibles. Je crois que ceux qui ont un nom malsonnant ou qui présente une idée indécente ou ridicule doivent en changer, s’ils aspirent aux honneurs, à la considération et à la fortune dépendante des sciences et des arts. Personne raisonnablement ne devrait pouvoir leur contester ce droit, pourvu que le nom qu’ils prennent n’appartienne à personne. L’alphabet est une propriété universelle et chacun est libre de s’en servir pour créer un mot et en faire son appellatif. Il doit en être l’auteur. Voltaire, malgré son génie, ne serait peut-être pas allé à la postérité avec son Arouet, et surtout chez un peuple où l’équivoque et le ridicule marchent en première ligne. Comment aurait-on trouvé un grand homme dans un auteur à rouer ? Et d’Alemhert aurait-il atteint sa haute illustration et sa célébrité s’il se fut contenté d’être M. Le Rond ou le rond ? Quel éclat aurait eu Metastasio sous son vrai nom de Trapasso ? Quelle impression Melanchthon aurait-il faite avec son nom de Terrenoire ? Aurait-il osé parler en philosophe moraliste et en réformateur de l’eucharistie et de tant d’autres choses saintes ? Et M. de Beauharnais n’aurait-il pas fait rire les uns et rougir les autres s’il avait conservé son nom de Beauvit, lors même que le premier de son ancienne famille aurait dû sa fortune à la réalité du nom ? Enfin les Bourbeux auraient-ils fait sur le trône une aussi belle figure que les Bourbons ? Les Coraglio changeraient certainement de nom s’ils allaient s’établir en Portugal. Le roi Poniatowski aurait, je pense, dû abdiquer le nom d’Auguste qu’il avait pris à son avènement au trône, quand il abdiqua la royauté. Les seuls Coleoni de Bergame seraient embarrassés de changer de nom, car ils seraient en même temps obligés de changer le signe de leurs armoiries, puisqu’ils ont sur l’écu de leur ancienne famille les deux glandes génératrices, et de détruire par là la gloire du héros Bartolomeo, leur aïeul.

Vers la fin de l’automne, mon ami Fabris me présenta à une famille faite pour nourrir le cœur et l’esprit. C’était à la campagne, du côté de Zero. On jouait, on faisait l’amour, on s’évertuait à se faire des niches. On en faisait de sanglantes, et la bravoure consistait à ne se fâcher de rien, à rire de tout ; car il fallait entendre raillerie ou passer pour butor. On faisait tomber des lits, on imitait des revenants, on donnait aux demoiselles des pilules ou des dragées diurétiques, et quelquefois de celles qui donnent des vents qu’on ne saurait retenir. Ces plaisanteries allaient quelquefois un peu loin ; mais tel était l’esprit de la coterie : il fallait rire. Je n’étais pas moins aguerri que les autres tant au passif qu’à l’actif ; mais on finit par me jouer un tour pendable, qui m’en inspira un autre dont les conséquences fâcheuses mirent fin à la manie qui possédait tout le monde.

Nous allions ordinairement nous promener à une ferme à une demi-lieue de distance par le chemin ordinaire ; mais on abrégeait de moitié en passant un fossé profond et bourbeux sur une planche étroite, et c’était toujours le chemin que je forçais à prendre, malgré la peur de nos belles qui tremblaient, quoique je les précédasse toujours en leur donnant la main de loin. Un beau jour, passant le premier pour exciter le courage, tout à coup vers le milieu, la planche cède sous moi, et me voilà dans le fossé embourbé dans une boue puante qui me venait jusqu’au menton, et malgré la rage que je sentais au fond du cœur, obligé par convention d’unir une allégresse factice à l’allégresse générale, qui cependant ne dura qu’un instant, car le tour était abominable et toute la société le déclara tel. On appela des paysans qui me tirèrent de là avec peine et à faire pitié. Un habit de saison tout neuf, brodé en paillettes, mes dentelles, mes bas, tout enfin était perdu ; mais n’importe, je riais plus fort que les autres, bien qu’intérieurement je pensasse à me venger le plus cruellement que je pourrais. Pour connaître l’auteur de ce mauvais tour, je n’avais qu’à me taire et à me montrer calme et indifférent. Il était évident que la planche avait été sciée. On me reconduisit à la maison et on me prêta un habit, une chemise, tout enfin, car n’étant là cette fois que pour vingt-quatre heures, je n’avais rien avec moi. Le lendemain je me rendis en ville, et le soir je revins retrouver la joyeuse compagnie. Fabris, qui n’était pas moins irrité que moi, me dit que l’auteur du guet-apens devait sentir son tort, car il ne se découvrait pas. Un sequin promis à une paysanne, si elle pouvait me dire par qui la planche avait été sciée, me fit tout connaître. Elle découvrit que c’était un jeune homme qu’elle me nomma. Je fus le trouver, et un autre sequin que je lui promis, mais plus encore mes menaces, le forcèrent à m’avouer qu’il avait été payé pour cela par le signor Demetrio, Grec, marchand épicier, homme de quarante-cinq à cinquante ans, bon et aimable, auquel je n’avais joué d’autre tour que celui de lui escamoter une gentille petite soubrette dont il était amoureux.

Satisfait de ma découverte, je me creusais le cerveau pour trouver un tour à lui jouer ; mais pour que ma vengeance fût pleine et entière, il fallait que mon tour fût plus fort que celui qu’il m’avait fait ; cependant mon imagination en défaut ne me fournissait rien de satisfaisant. Un enterrement me tira d’embarras.

Armé de mon couteau de chasse, je me rends au cimetière tout seul, un peu après minuit, je découvre le mort qu’on avait enterré le même jour, je lui coupe le bras auprès de l’épaule, non sans quelque peine ; et après avoir recouvert le cadavre, je rentre dans ma chambre avec le bras du défunt. Le lendemain, après avoir soupé avec toute la société, je me lève et je rentre dans ma chambre comme pour m’aller coucher ; mais j’en sors bientôt muni de mon bras, et, étant entré dans la chambre du Grec, je me cache sous son lit. Un quart d’heure après, mon homme entre, se déshabille, éteint sa lumière et se couche. J’attends qu’il commence à s’endormir ; alors, m’étant placé au pied du lit, je tire peu à peu la couverture pour qu’il reste découvert jusqu’aux hanches.

Il se met à rire en disant : « Qui que vous soyez, allez-vous-en et laissez-moi dormir ; car je ne crois pas aux revenants.»

En disant cela, il retire à lui la couverture et tâche de se rendormir.

J’attends cinq ou six minutes et je recommence à le découvrir ; mais lorsqu’il veut retirer sa couverture en me répétant qu’il ne craint pas les revenants, j’oppose de la résistance. Il se lève sur son séant pour tâcher de saisir la main qui tient la couverture, mais j’ai soin de lui faire trouver la main du mort. Comptant tenir l’homme ou la femme qui le plaisantait, il tire à lui en riant, mais je tiens ferme le bras pendant quelques instants ; ensuite le lâchant tout à coup, le Grec retombe sur son chevet, et ne prononce pas le mot.

Ma pièce étant jouée, je m’en vais doucement et, rentré dans ma chambre, je me couche.

Je dormais profondément quand un bruit d’allants et de venants m’éveilla le matin d’assez bonne heure. N’en comprenant pas la raison, je me lève et la maîtresse de la maison, que je rencontre la première, me dit que ce que j’avais fait était trop fort.

« Qu’ai-je donc fait ?

- M. Demetrio est mourant.

- L’ai-je donc tué ? »

Elle s’en va sans me répondre. Je m’habille un peu effrayé, mais dans tous les cas déterminé à faire l’ignorant ; je vais dans la chambre du Grec. J’y trouve toute la maison, et, tous me regardant avec horreur, on me fait les plus violents reproches. Je proteste de mon innocence, mais chacun me rit au nez. L’archiprêtre et le bedeau qu’on était allé chercher, et qui ne voulaient pas enterrer le bras qui était là, me dirent que j’avais fait un grand crime.

« Je suis étonné, mon révérend, dis-je à l’archiprêtre, du jugement téméraire que l’on se permet de porter sur mon compte sans qu’aucune preuve l’autorise.

- C’est vous, il n’y a que vous, dirent ensemble tous les assistants, qui soyez capable d’une telle abomination ; cela vous ressemble. Nul autre que vous n’aurait osé faire cela.

- Je suis obligé, ajouta l’archiprêtre, de dresser un procès-verbal.

- Puisque vous le voulez, je vous en laisse parfaitement le maître, lui dis-je ; mais sachez d’avance que je ne crains rien. Je sors. »

A dîner, me montrant calme et indifférent, on me dit qu’on avait saigné le Grec, qu’il avait recouvré le mouvement des yeux, mais non encore la parole ni la fermeté des membres. Le lendemain il parla et j’appris après mon départ qu’il était resté stupide et spasmodique.

Il a passé le reste de sa vie dans ce triste état. Son sort me peina ; mais, n’ayant pas eu l’intention de lui faire autant de mal, pensant que le tour qu’il m’avait joué aurait facilement pu me coûter la vie, je m’en suis consolé.

Le même jour, l’archiprêtre se décida à faire remettre le bras dans la tombe, et il envoya contre moi à la chancellerie épiscopale de Trévise une dénonciation en forme.

Ennuyé des reproches qu’on me faisait, je retournai à Venise. Quinze jours après je reçus une assignation pour comparaître devant le magistrat au blasphème. Je priai M. Barbaro de s’informer du motif de ladite assignation, car c’était une magistrature redoutable. Je m’étonnais qu’on procédât contre moi comme si l’on avait eu la certitude que j’eusse profané une tombe, tandis qu’on ne pouvait en avoir que le soupçon. Mais ce n’était pas cela. M. Barbaro me dit le soir qu’une femme avait porté plainte contre moi, demandant justice du viol de sa fille. Elle disait dans sa plainte qu’ayant attiré sa fille à la Zuecca, j’en avais abusé par force, et pour preuve, elle ajoutait que sa fille était dans son lit par suite des mauvais traitements que j’avais employés pour en venir à bout.

Cette affaire était une de celles que l’on intente souvent pour causer des dépenses et des embarras, lors même qu’on est innocent. Je l’étais sur le fait du viol ; mais il était vrai que j’avais rossé la fille d’importance. J’établis ma défense, et je priai M. Barbaro de vouloir bien la remettre au secrétaire du magistrat.

« DÉCLARATION.

« Je déclare que, tel jour, ayant rencontré telle femme avec sa fille, je les ai abordées en leur offrant d’entrer chez un limonadier pour s’y rafraîchir. Que là, la fille s’étant refusée à mes caresses, la mère me dit :

« - Elle est intacte, et elle fait bien de ne pas se rendre sans en profiter.

« - Si cela est vrai, lui dis-je, je vous donne six sequins pour les prémices.

« - Vous pouvez vous en assurer, » me dit la mère.

« M’en étant assuré au moyen du toucher et ayant reconnu que cela pouvait être, je lui dis de me l’amener dans l’après-midi à la Zuecca, et que je lui donnerais les six sequins. Mon offre ayant été reçue avec joie, cette mère me mena sa fille et me la laissa au bout du jardin de la Croix, où après avoir reçu les six sequins, elle nous laissa et partit.

« Lorsque je voulus profiter de mes droits acquis, la fille, instruite, je pense, par sa mère, trouva moyen de m’en empêcher. D’abord ce manège me plut ; mais enfin, fatigué, je lui dis sérieusement de finir. Elle me répondit avec douceur que ce n’était pas sa faute, si je ne pouvais pas. Piqué et ennuyé, je la mis alors dans une position qui la mettait en défaut ; mais, agissant de force, elle se dérangea et me mit dans l’impossibilité de rien entreprendre.

« - Pourquoi, lui dis-je, te déranges-tu ?

« - Parce que comme ça je ne veux pas.

« - Tu ne veux pas ?

« - Non. »

« Alors, me remettant et sans faire le moindre bruit, je prends un manche à balai qui se trouvait là et je lui donnai une leçon d’importance, pour tirer quelque profit des six sequins que j’avais eu la folie de payer d’avance. Mais je ne lui ai cassé ni bras ni jambes, ayant eu soin de ne la châtier que sur son postérieur, où doivent être toutes les marques de ma correction. Le soir, après l’avoir forcée à se rhabiller, je la fis entrer dans un bateau qui vint à passer par hasard et qui la débarqua en sûreté. La mère de cette fille eut six sequins, la fille a conservé sa détestable virginité ; et si je suis coupable, je ne le suis que d’avoir battu une fille, infâme élève d’une mère plus infâme qu’elle. »

Ma déclaration fut de nul effet, car le magistrat connaissait la fille, et la mère riait de m’avoir dupé. Les offices furent inutiles. On me cita, je ne comparus point ; et j’allais être décrété de prise de corps, lorsque la plainte en profanation des morts fut portée devant le même magistrat. C’eût été beaucoup moins mal pour moi que cette seconde affaire eût été portée au conseil des Dix ; car un tribunal m’aurait peut-être sauvé de l’autre.

Ce second crime, qui au fond n’était que risible, était par l’importance ecclésiastique, une félonie au premier chef. Je fus cité personnellement dans les vingt-quatre heures, avec la certitude d’être décrété de suite de prise de corps. M. de Bragadin, toujours homme de bon conseil, me conseilla, pour conjurer l’orage, de prendre la clef des champs. Trouvant le conseil très sage, j’allais faire mes préparatifs sans perdre une minute.

Jamais je n’ai quitté Venise avec plus de regret que cette fois-là ; car j’avais quelques intrigues galantes des plus agréables, et la fortune me favorisait au jeu. Mes amis m’assurèrent que dans un an au plus tard mes deux affaires seraient étouffées ; car à Venise tout s’accommode quand le public a oublié.

Je partis à l’entrée de la nuit, et le lendemain je couchai à Vérone. Je ne m’y arrêtai pas, car deux jours après j’allai coucher à Milan. J’étais seul, bien équipé, parfaitement monté en bijoux, sans lettres de recommandation, mais la bourse bien fournie, jouissant d’une brillante santé et affligé de vingt-trois ans.

Je me fis servir un excellent dîner, car il faut commencer par là dans un grand hôtel ; ensuite j’allai me promener. Le soir, après avoir vu les cafés, les promenades, j’allai au théâtre, et je fus ravi d’aise en voyant Marine paraître sur la scène en danseuse grotesque et applaudie à l’envi. Elle le méritait, car elle dansait parfaitement ; elle était grande, belle, parfaitement formée et très gracieuse. Je prends aussitôt la résolution de renouer avec elle si elle n’était pas engagée, et après l’opéra je me fis conduire chez elle. Elle venait de se mettre à table avec quelqu’un, mais dès qu’elle m’aperçut, elle jeta sa serviette et courut m’embrasser, ce que je lui rendis, jugeant à ses caresses l’individu sans conséquence. Le domestique, sans se le laisser dire, se hâte de mettre un troisième couvert, et Marine me prie de souper avec elle. Me sentant piqué que l’individu ne se fût point levé pour me saluer, avant d’accepter l’invitation de Marine, je lui demande qui était ce monsieur en la priant de me présenter.

« Ce monsieur, me dit-elle, est le comte Celi, Romain et mon amant.

- Je t’en fais mon compliment, » lui dis-je.

Et me tournant vers le soi-disant comte :

« Monsieur, lui dis-je, ne prenez point notre tendresse en mauvaise part, car c’est ma fille.

- C’est une p……

- C’est vrai, dit Marine, et tu peux l’en croire, car il est mon procureur. »

A ces mots le brutal lui lance le couteau à la figure, mais elle l’évita en se sauvant. Le butor la poursuit ; mais, lui mettant la pointe de mon épée sur la poitrine :

« Arrête, lui dis-je, ou tu es mort. »

Aussitôt j’ordonne à Marine de me faire éclairer ; mais, mettant vite son mantelet et s’accrochant à mon bras, elle me supplie de l’emmener.

« Volontiers, » lui dis-je.

Le prétendu comte m’invite alors à me trouver seul le lendemain à la Cassine de Pomi pour entendre ce qu’il avait à me dire. « A quatre heures après-midi », lui dis-je. Je conduisis Marine à mon auberge, où je la fis loger dans une chambre attenant à la mienne ; ensuite nous nous mîmes à table.

Marine, me voyant un peu pensif, me dit :

« Es-tu fâché que je me sois sauvée des fureurs de ce brutal ?

- Non, au contraire, je t’en sais gré ; mais dis-moi en détail ce que c’est que cet individu. ,

- C’est un joueur de profession qui se fait appeler comte Celi. J’ai fait sa connaissance ici. Il me fit des avances, il m’invita à souper, il fit une partie de jeu, et ayant gagné une forte somme à un Anglais qu’il y avait attiré en lui disant que j’y serais, il me donna cinquante guinées en me disant qu’il m’avait intéressée à la banque. A peine devenu mon amant, il a exigé que je fusse complaisante pour tous ceux qu’il voulait duper. Enfin il a fini par venir se loger avec moi. L’accueil que je t’ai fait lui a apparemment déplu. Tu sais le reste. Me voici, et j’y logerai jusqu’à mon départ pour Mantoue, où je suis engagée comme première danseuse. Mon domestique va m’apporter ce dont j’ai besoin pour cette nuit, et demain je lui ordonnerai de m’apporter tout ce qui m’appartient. Je ne verrai plus ce coquin. Je ne veux être qu’à toi, si tu n’es pas engagé comme à Corfou, et si tu m’aimes encore.

- Oui, ma chère Marine, je t’aime, mais si tu es à moi, il faut que ce soit sans partage.

- Oh ! bien certainement. J’ai trois cents sequins, et je te les donnerai demain sans autre condition que d’être à toi.

- Je n’ai pas besoin d’argent, et ne veux de toi que toi-même. Allons, c’est fait ; demain au soir nous serons plus tranquilles.

- Tu crois peut-être que tu te battras ? N’en crois rien, mon ami ; je connais l’homme, c’est un franc poltron.

- Je dois tenir ma parole.

- Je le sais bien ; mais il ne tiendra pas la sienne, et j’en suis charmée. »

Changeant de propos, et parlant de nos connaissances, elle me dit qu’elle s’était brouillée avec son frère, que sa sœur était cantatrice à Gênes et qu’enfin Bellino-Thérèse était toujours à Naples, où elle continuait à ruiner des ducs. Elle finit par ces mots :

« Je suis la seule malheureuse.

- Comment, malheureuse ? Tu es devenue belle, excellente danseuse ; sois moins prodigue de tes faveurs, et tu trouveras aussi qui se chargera de faire ta fortune.

- Avare de mes faveurs, c’est difficile ; car, lorsque j’aime, je ne suis plus à moi ; mais aussi, quand je n’aime pas, je ne saurais avoir bonne grâce. Enfin, mon ami, je serais heureuse avec toi.

- Marine, je ne suis pas riche, et mon honneur ne me permettrait pas….

- Tais-toi ; je t’entends.

- Pourquoi, au lieu d’un domestique, n’as-tu pas une femme de chambre ?

- Tu as raison, cela me ferait respecter un peu plus ; mais mon domestique est si adroit, si fidèle !

- Je devine tout ce qu’il est ; mais il ne te convient pas. »

Le lendemain, après avoir dîné avec elle, je la laissai à sa toilette de théâtre, et ayant mis dans mes poches ce que j’avais de plus précieux, je fis venir un fiacre et je me rendis à la Cassine de Pomi. J’avais la conviction de mettre mon fripon hors de combat, et je renvoyai la voiture. Je sentais que je faisais une sottise d’exposer mes jours contre un pareil homme, et que je pouvais lui manquer de parole sans manquer à l’honneur ; mais dans le fait j’avais envie de me battre, et, la raison me paraissant tout à fait de mon côté, la chose me semblait délicieuse. Une visite à une danseuse, un impudent soi-disant homme de condition qui l’outrage en ma présence, qui veut la tuer, qui se la laisse enlever à sa barbe, et qui pour toute opposition me donne un rendez-vous ! Il me semblait que si j’y avais manqué, je lui aurais donné le droit de me faire passer pour lâche.

Le supposé comte n’étant pas encore au rendez-vous, je vais l’attendre dans un café voisin. J’y trouve un jeune Français à la mine avenante et je lui adresse la parole. Sa conversation me plaisant, je lui dis qu’à l’arrivée d’un individu que j’attendais, mon honneur voulait qu’il me trouvât seul, et qu’ainsi je le priais de disparaître à son approche. Un quart d’heure après je vois venir mon antagoniste, mais avec un second. A cette apparition je dis au Français qu’il me ferait plaisir de rester, ce qu’il accepta comme une partie de plaisir. Mon homme entre avec son acolyte, qui portait une rapière d’au moins quarante pouces, et dont l’air annonçait un vrai coupe-jarret. Je me lève en disant d’un air sec au faquin :

« Vous m’avez dit que vous viendriez seul !

- Mon ami n’est pas de trop, puisque je ne viens ici que pour vous parler.

- Si j’avais su cela, je ne me serais pas incommodé. Mais point de bruit, et allons nous dire deux mots où nous ne soyons vus de personne. Suivez-moi. »

Je sors avec le Français qui, connaissant l’endroit, me mène au lieu le plus favorable, et là nous nous arrêtons pour attendre les deux champions qui venaient à pas lents et causant ensemble. Dès qu’ils furent à dix pas, je tire mon épée, disant à mon adversaire de se mettre en garde. Le Français dégaine aussi tenant son épée sous le bras.

« Deux contre un ! dit Celi.

- Faites partir votre ami, et monsieur partira aussi ; mais d’ailleurs votre ami a une épée, ainsi nous sommes deux contre deux.

- Oui, dit le Français, faisons partie carrée.

- Je ne me bats pas contre un danseur, » dit le coupe jarret.

A ces mots, mon second s’approche, et en lui disant qu’un danseur valait bien un jean-f…, il lui applique un vigoureux plat d’épée. Je suis son exemple sur Celi, qui recule avec son confrère en disant qu’il ne voulait que me dire un mot et qu’il se battrait ensuite.

« Parlez.

- Vous me connaissez, et je ne vous connais pas ; dites moi qui vous êtes. »

Pour toute réponse je recommence à taper d’importance, et le Français de déployer la plus grande adresse dans le même genre sur le dos de l’autre ; mais, nos deux poltrons s’étant mis à fuir à toutes jambes, nous fûmes obligés de rengainer. Voilà le grand duel fini plus risiblement encore que Marine ne l’avait prédit.

Mon brave Français attendait du monde, je le quittai en le priant de venir souper avec moi après le théâtre. Je lui dis le nom que je m’étais donné à la consigne, et l’hôtel où je logeais.

Je trouve Marine en rentrant, et je lui conte comment l’affaire s’était passée.

« Je vais, me dit-elle, conter cette plaisante histoire à tout le théâtre. Ce qui me fait le plus grand plaisir, ajouta la charmante fille, c’est que, s’il est vrai que ton second soit danseur, ce ne peut être que M. Balletti, qui doit danser avec moi à Mantoue. »

Après avoir remis dans ma malle mes bijoux et mes papiers, je me rendis à l’Opéra, au parterre, où je vis Balletti qui, m’ayant aperçu, me faisait remarquer en contant l’affaire à ses connaissances. Il me joignit à la fin de l’opéra, et je le menai chez moi. Marine, qui s’était hâtée de rentrer, vint dans ma chambre dès qu’elle m’entendit parler, et je jouis de la surprise de mon aimable Français en voyant la compagne pour laquelle il devait se résoudre à danser le demi-caractère, car Marine, excellente danseuse, ne pouvait pas s’exposer à danser le sérieux. Ces deux aimables adeptes de Terpsichore, qui ne s’étaient jamais trouvés ensemble, se déclarèrent à table une guerre amoureuse qui me fit faire un souper fort agréable ; car, comme il s’agissait d’un confrère, Marine prit un ton adapté à la circonstance et tout différent de celui qu’elle avait avec les autres hommes. Au reste, Marine ce soir-là se surpassait en gentillesse et en bonne humeur, car elle avait été extrêmement applaudie lorsqu’on avait su l’histoire du prétendu comte Celi.

Il n’y avait plus que dix représentations, et, Marine voulant partir le lendemain de la dernière, nous arrêtâmes que nous partirions ensemble. En attendant, je priai Balletti - c’était le nom italien qu’il avait adopté - d’être notre commensal pour tout ce temps. Je conçus pour ce charmant jeune homme une amitié qui a beaucoup influé sur tout ce qui m’est arrivé dans le cours de ma vie, ainsi que le lecteur le verra. Il avait beaucoup de talent comme danseur, mais c’était la dernière de ses qualités. Il était vertueux, il avait l’âme grande et noble, avait fait ses études et reçu la meilleure éducation qu’on pût dans ce temps-là donner en France à un homme de qualité.

Dès le troisième jour, je m’aperçus que Marine désirait captiver son collègue ; et, sentant combien cela serait avantageux à cette jeune fille, je me déterminai à l’aider. Elle avait une chaise de poste à deux places, et je la persuadai facilement à prendre Balletti avec elle, pour des raisons que je ne pouvais pas lui confier et qui m’obligeaient d’arriver seul à Mantoue. En effet, si j’y étais arrivé avec elle et qu’on m’eût vu, on aurait dit que j’en étais amoureux, et je ne le voulais pas. Balletti fut charmé de l’offre, mais il voulait absolument payer ses frais de poste, et Marine ne voulut pas y consentir. Les raisons que ce jeune homme alléguait étaient fort bonnes ; et j’eus toute la peine possible à lui faire accepter l’offre de sa compagne. J’en vins pourtant à bout. Je leur promis de les attendre à dîner et à souper, et, au jour fixé, je partis une heure avant eux.

Arrivé de bonne heure à Crémone où nous devions coucher, je sortis pour aller faire un tour et j’entrai dans un café. J’y fis connaissance d’un officier français et nous sortîmes ensemble pour faire quelques pas. Une femme charmante étant venue à passer en voiture, il s’en approcha pour lui parler, et la dame fit arrêter. Leur colloque fut court ; après quoi, l’officier vint me rejoindre.

« Qui est cette belle dame ? lui dis-je.

- C’est une femme charmante dont je veux vous conter une anecdote digne d’être transmise à la postérité. Vous ne me taxerez pas d’exagération, commençât-il par me dire, car ce que je vais vous conter est connu de toute la ville :

« L’aimable dame que vous venez de voir est encore plus distinguée par son esprit que par sa beauté, et en voici un échantillon. Un jeune officier, entre plusieurs qui lui faisaient leur cour lorsque le maréchal de Richelieu commandait à Gênes, se flatta d’être avec elle mieux que tous les autres. Un jour, dans ce même café, il conseilla à un de ses camarades de ne pas perdre son temps à la courtiser, « car, dit-il, vous pouvez être sûr de ne jamais parvenir à rien. - Mon cher, lui dit l’autre, je serais beaucoup plus fondé à vous donner ce conseil à vous-même ; car moi, j’en ai obtenu tout ce qu’un amant favorisé peut en obtenir. - Je suis certain que vous mentez, lui dit l’autre, et je vous prie de me suivre. - Rien de mieux ; mais à quoi bon, dit l’indiscret, faire dépendre la vérité d’un duel et se couper la gorge quand je puis vous faire certifier le fait par elle-même ? - Je parie vingt-cinq louis que non, repartit l’incrédule. - J’accepte la gageure ; partons. »

« Les deux contendants sortent ensemble et se rendent directement chez la dame que vous venez de voir et qui devait déclarer lequel des deux avait gagné les vingt-cinq louis.

« Ils la trouvèrent à sa toilette. « Eh ! messieurs, « leur dit-elle en les voyant entrer, quel bon vent vous amène ensemble à cette heure ? - Une gageure, madame, dit l’incrédule ; et il n’y a que vous qui puissiez être l’arbitre du différend qui la cause. Monsieur se vante d’avoir obtenu de vous tout ce qu’une femme peut accorder à l’amant préféré ; je lui ai donné un démenti formel qui allait être suivi d’un duel, lorsqu’il m’a proposé de me le faire certifier par vous-même. J’ai gagé vingt-cinq louis que vous n’en conviendriez pas, et il a accepté le pari. Madame, prononcez. - Vous avez perdu, monsieur, lui dit-elle, mais actuellement je vous prie l’un et l’autre de sortir de chez moi, et je vous préviens que si vous osez y reparaître, vous pourrez vous en repentir. »

« Les deux étourdis sortirent très mortifiés. L’incrédule paya ; mais, vivement piqué, il traita le vainqueur de fat, et huit jours après il le tua en duel.

« Depuis ce temps-là la dame va au casino, voit la société, mais elle ne reçoit plus chez elle et elle vit très bien avec son mari. »

- Comment le mari a-t-il pris la chose ?

- Au mieux, en homme d’esprit. Il a dit que si sa femme en avait agi autrement, il se serait divorcé, car alors personne n’en aurait douté.

- Ce mari est sage. Il est certain que si sa femme avait donné un démenti à l’imprudent indiscret, il aurait payé la gageure ; mais en riant il aurait soutenu son thème et tout le monde l’aurait cru. En le déclarant vainqueur, elle a coupé court, et elle a arrêté un jugement qui l’aurait déshonorée. L’indiscret eut un double tort qu’il a payé de sa vie ; mais son adversaire ne fut pas moins indélicat que lui, car en pareille matière les gens bien nés ne se permettent point des gageures. Si celui qui parie que oui est un imprudent, celui qui parie que non est une dupe. J’aime la présence d’esprit de la dame.

- Mais qu’en croyez-vous ?

- Je la crois innocente.

- Je le crois comme vous ; et telle est l’opinion générale, qu’on semble la traiter partout mieux qu’auparavant. Présentez-vous au casino, vous vous en convaincrez, et je vous la ferai connaître. »

J’engageai cet officier à souper avec nous, et sa société rendit la soirée fort agréable. Dès qu’il fut parti, je vis avec plaisir que Marine était susceptible d’observer les convenances ; elle avait pris une chambre pour elle, afin de ne pas blesser son respectable camarade.

Arrivé à Mantoue, j’allai me loger à l’hôtel Saint-Marc, et Marine, que j’avais prévenue que mon intention était de la voir rarement, alla se loger dans le quartier que l’entrepreneur lui avait destiné.

L’après-midi du même jour, étant allé me promener hors de la ville, j’entrai chez un libraire pour voir ce qu’il y avait de nouveau. La nuit étant survenue sans que je m’en aperçusse, on me prévint qu’on voulait fermer le magasin et je sortis. A quelques pas de là, une patrouille m’arrête, et l’officier qui la commandait me dit que, n’ayant point de lanterne et deux heures étant sonnées (deux heures après le coucher du soleil), il était obligé de me conduire au corps-de-garde. J’eus beau dire qu’étant arrivé ce jour-là même, j’ignorais l’ordonnance, il me fallut céder.

Arrivés au corps-de-garde, l’officier me présente à son capitaine, grand et beau jeune homme qui me reçut de l’air le plus jovial. Je le prie de vouloir bien me faire reconduire à mon auberge, ayant besoin de me reposer. Il me répond en riant :

« Non parbleu ! car je veux vous faire passer avec moi une joyeuse nuit, et en bonne compagnie. « Rendez l’épée à monsieur, » dit-il au sous-officier qui la portait ; et, me parlant de nouveau : « Je ne veux, monsieur, vous considérer ici que comme un ami, mon convive. »

Cette manière d’inviter son monde, toute despotique qu’elle était au fond, me parut agréable, et je témoignai mon adhésion par mon silence. Il donna quelques ordres à un soldat allemand, et une heure après on couvrit une table sur laquelle on mit quatre couverts. A l’instant, deux autres officiers étant arrivés, nous soupâmes fort gaiement. Au dessert, augmentation de société : c’étaient deux dévergondées dégoûtantes. La nappe levée, on recouvre la table d’un tapis, et voilà un officier qui se dispose à faire une banque de pharaon. Je ponte pour faire comme les autres et, après avoir perdu quelques sequins, je me lève pour aller prendre l’air, car nous avions fait quelques fortes libations à Bacchus. L’une des deux malheureuses me suit, m’entreprend, et finit, malgré moi, par me mettre six semaines au régime. Après ce triste exploit, je rentre.

Un jeune officier très aimable, qui avait perdu quinze ou vingt sequins, jurait comme un grenadier, parce que le banquier ramassait son argent et quittait. Ce jeune homme avait beaucoup d’or devant lui, et il prétendait que le banquier aurait dû l’avertir que c’était la dernière taille.

« Monsieur, lui dis-je poliment, vous avez tort, car le pharaon est le plus libre de tous les jeux. Pourquoi ne faites-vous pas la banque vous-même ?

- Cela m’ennuierait, car ces messieurs pontent pour rire ; mais si cela vous amuse, ajouta-t-il en souriant, faites-la vous-même.

- Capitaine, voulez-vous vous intéresser d’un quart ! »

Il accepte.

« Messieurs, dis-je, j’ai l’honneur de vous prévenir que je ne ferai que six tailles. »

Je demande des cartes neuves, je mets trois cents sequins sur la table ; le capitaine écrit sur le dos d’une carte : Bon pour cent sequins, O’Neilan ; et l’ayant placée sur mon or, je commence.

Le jeune officier, tout joyeux, dit : « Il est possible que votre banque expire avant la fin de la sixième. »

Je ne réponds rien, et je continue.

A la cinquième taille, ma banque était à l’agonie : mon jeune officier triomphait. Je le surpris un peu en lui disant que j’étais enchanté de perdre, car depuis qu’il gagnait je le trouvais beaucoup plus aimable.

Il y a des politesses qui portent malheur à la personne qui en est l’objet ; et ce fut le cas, car mon compliment lui tourna la tête. Pendant la cinquième taille un déluge de cartes contraires lui fit perdre tout ce qu’il avait gagné ; et, voulant forcer la fortune pendant la sixième taille, il joua en vrai étourdi et perdit tout l’or qu’il avait devant lui.

« Monsieur, me dit-il, vous avez joué de bonheur, mais je vous demande ma revanche pour demain.

- Ce serait avec plaisir, monsieur, lui dis-je ; mais je ne joue que quand je suis aux arrêts. »

Je comptai mon argent ; j’avais gagné deux cent cinquante sequins, plus une dette de cinquante sequins d’un officier qui avait joué et perdu sur parole, et qu’O’Neilan prit pour son compte. Je complétai sa part, et au point du jour il me laissa partir.

Rentré à mon auberge, je me couche, et à mon réveil je vois paraître le capitaine Laurent, le même qui avait joué sur parole. Croyant qu’il était venu pour me payer, je lui dis qu’il était débiteur envers M. O’Neilan, mais il me répond qu’il était venu pour me prier de lui prêter six sequins sur un billet d’honneur dans lequel il s’engageait à me payer dans la huitaine. Je les lui donnai, et m’ayant prié de n’en rien dire à personne : « Je vous le promets, lui dis-je ; mais ne me manquez pas de parole. »

Le lendemain je me trouvai malade, et le lecteur sait pourquoi. Je me mis au régime, fort ennuyeux à cet âge, mais j’y fus constant et je m’en trouvai bien.

Trois ou quatre jours, après le capitaine O’Neilan vint me rendre visite, et dès que je lui eus dit que j’étais malade, il se mit à rire, ce qui me surprit fort.

« Vous étiez donc bien portant ? me dit-il.

- Je me portais à merveille.

- Je suis fâché que vous ayez perdu votre santé dans ce vilain réduit. Je vous aurais averti, si je l’avais cru.

- Vous le saviez donc ?

- Parbleu ! si je le savais. Il n’y a que huit jours que je vous ai précédé, et je crois qu’alors elle n’était pas malade.

- Je vous suis donc reconnaissant du présent qu’elle m’a fait ?

- C’est possible, mais c’est une bagatelle, car vous pouvez en guérir aisément, si cela vous amuse.

- Est-ce que vous ne vous amusez pas à cela ?

- Ma foi, non. Un régime me causerait trop d’ennui et puis à quoi bon guérir d’une pareille vétille, lorsqu’on est sûr de n’être pas quinze jours sans retomber dans le même besoin ? J’ai eu dix fois cette patience, mais je me suis lassé, et depuis deux ans, j’ai pris mon parti.

- Je vous plains, car tel que je vous vois, la fortune en amour ne vous serait pas souvent contraire.

- Je ne m’en soucie pas. Les soins que cela coûte me sont plus à charge que la petite incommodité à laquelle je suis fait.

- Je ne pense pas comme vous ; car le plaisir amoureux est insipide si l’amour ne l’assaisonne. Vous semble-t-il, par exemple, que cette laideron vaille la peine que je souffre à présent ?

- Non, certes ; et c’est pour cela que j’en suis fâché. Si j’avais su, j’aurais pu vous faire faire une meilleure rencontre.

- La meilleure en ce genre ne vaut pas ma santé, qu’on ne doit sacrifier qu’à l’amour.

- Vous voulez donc des femmes dignes d’être aimées ? Nous en avons ici quelques-unes. Restez, et quand vous serez guéri, vous pourrez faire des conquêtes. »

O’Neilan avait vingt-trois ans ; son père était mort général, et la belle comtesse Borsati était sa sœur. Il me fit voir une comtesse Zanardi Nerli, encore plus belle ; mais j’eus la prudence de n’offrir mon encens à aucune : il me semblait que tout le monde devinait mon état.

Je n’ai jamais trouvé de jeune homme plus livré à la débauche que ce jeune O’Neilan. J’ai souvent passé des nuits à courir avec lui, et j’étais étonné de son audace et de son cynisme. Cependant il était noble, généreux, brave et plein d’honneur.

Si les jeunes officiers alors osaient se permettre tant de choses immorales, tant de turpitudes, ce qui certes n’était pas rare, c’était moins leur faute que celle des privilèges dont ils jouissaient par coutume, par indulgence et par esprit de caste. En voici un exemple :

Un jour O’Neilan, la tête un peu échauffée, entre en ville à bride abattue. Une vieille femme qui traversait la rue n’a pas le temps de l’éviter, elle tombe la tête fendue par les pieds du cheval. O’Neilan se rend aux arrêts, mais le lendemain il est en liberté, car il lui suffit de dire que ç’avait été un accident de pur hasard.

L’officier au billet de six sequins n’étant pas venu au bout des huit jours, je lui dis dans la rue que je ne me croyais plus obligé de lui garder le secret.

Au lieu de s’excuser, « Cela m’est égal, » me répondit-il.

Cette réponse me paraissant un affront, je pensais à m’en faire rendre raison, quand O’Neilan me dit le lendemain que le capitaine Laurent était devenu fou et qu’on l’avait enfermé. Il guérit dans la suite, mais sa mauvaise conduite le fit chasser du corps.

O’Neilan, brave comme l’épée de Bayard, périt quelques années après à la bataille de Prague. Tel qu’il était, il ne pouvait manquer de périr victime de Mars ou de Vénus. Il vivrait peut-être encore s’il n’avait eu que le courage du renard, mais il avait celui du lion. Dans un soldat c’est une vertu ; mais dans un officier c’est presque un défaut. Ceux qui bravent le danger avec connaissance de cause sont dignes d’éloges ; mais ceux qui ne le connaissent pas, n’y échappent que par miracle et sans mérite. Il faut cependant respecter ces grands guerriers, car leur courage indomptable ne peut être que l’effet d’une âme forte, d’une sorte de vertu qui les met au-dessus des mortels.

Toutes les fois que je pense au prince Charles de Ligne je verse des larmes. Il était courageux comme Achille, mais Achille était invulnérable. Il vivrait encore, si pendant le combat il eût pu se souvenir qu’il était mortel. Qui sont ceux qui l’ont connu et qui n’ont pas versé des larmes à sa mémoire ? Il était beau, doux, poli, très instruit, aimant les arts, gai, plaisant dans ses propos, d’un commerce sûr et d’une humeur toujours égale. Fatale et terrible révolution ! Un coup de canon l’a enlevé à sa famille, à ses amis et au bonheur qui semblait lui sourire.

Le prince de Waldeck a aussi payé d’un bras sa noble intrépidité ! On dit qu’il se console de cette perte par l’idée qu’avec celui qui lui reste il peut encore commander une armée.

O vous qui méprisez la vie, dites-moi si par ce mépris vous pensez vous en rendre plus dignes !

L’opéra commença immédiatement après Pâques. J’y allais tous les jours ; car, étant parfaitement guéri, j’avais repris mon train de vie. Je jouissais de voir que Balletti faisait valoir sa compagne. Je n’allais pas chez, elle, mais Balletti venait presque tous les matins déjeuner avec moi.

Il m’avait souvent parlé d’une vieille comédienne qui depuis vingt ans avait quitté le théâtre et qui, disait-elle, avait été amie de mon père. Un jour, il me prit envie de la voir, il me mena chez elle.

Je vis une vieille décrépite dont la parure m’étonna autant que toute sa personne. Malgré ses rides, son visage était plâtré de rouge et de blanc, et ses sourcils d’un noir foncé devaient leur couleur à l’eau de la Chine. Elle laissait voir la moitié de sa gorge flasque et dégoûtante, et on ne pouvait se méprendre à son râtelier postiche. Elle avait une perruque qui collait fort mal, et qui laissait apercevoir quelques poils qui avaient échappé au ravage des ans. Ses mains tremblantes firent trembler les miennes quand elle me les serra. Elle sentait l’ambre à vingt pas, et ses minauderies me donnaient à la fois des nausées et envie de rire. Son habillement fort recherché avait pu être de mode vingt ans auparavant. Je voyais avec frayeur les traces horribles de la hideuse vieillesse sur une figure qui, avant que les ans l’eussent flétrie, avait dû être belle ; mais ce qui m’étonnait le plus, c’était l’effronterie enfantine avec laquelle ce rebut du temps mettait encore en jeu ses prétendus appas.

Balletti, qui craignait que mon étonnement trop visible ne la choquât, lui dit que ce qui me ravissait était que le temps n’eût pas eu la force de faner la belle fraise qui brillait sur sa poitrine. C’était une envie qui ressemblait à une fraise. « C’est elle, me dit la matrone en souriant grimacièrement, qui m’a donné mon nom. Je suis encore et je serai toujours la Fragoletta. » A ces mots je ne pus m’empêcher de frémir.

J’avais devant moi le fatal simulacre cause de mon existence. Je voyais l’objet qui par ses prestiges avait séduit mon père trente ans plus tôt ; car sans elle il n’aurait point pensé à quitter la maison paternelle, et ne serait probablement jamais allé m’engendrer dans une Vénitienne. Je n’ai jamais été de l’avis de l’ancien qui a dit : Nemo vitam vellet si daretur scientibus (Nul ne voudrait de la vie s’il savait ce qu’elle vaut).

Me voyant distrait, elle demanda poliment mon nom à Balletti, car il m’avait présenté simplement comme un ami et sans la prévenir de ma visite. Quand elle entendit que je m’appelais Casanova, sa surprise fut extrême.

« Oui, madame, lui-dis-je, je suis le fils de Gaetan Casanova de Parme.

- Qu’entends-je ! Que vois-je ! Ah ! mon ami, J’adorais votre père. Injustement jaloux, il m’a abandonnée. Sans cela, vous auriez été mon fils ! Laissez-moi vous embrasser comme une tendre mère. »

Je m’y attendais, et de peur qu’elle ne tombât, j’allai au-devant de son embrassade et je me livrai à son tendre souvenir. Toujours comédienne, elle porta son mouchoir à ses yeux, faisant semblant de répandre une larme, et en m’assurant que je ne devais pas douter de ce qu’elle me disait, quoiqu’elle n’eût pas l’apparence d’une vieille.

« Le seul défaut de votre cher père, me dit-elle ensuite, était l’ingratitude. »

Elle aura sans doute porté le même jugement sur le fils, puisque, malgré ses offres obligeantes, je ne remis plus les pieds chez elle.

Me trouvant la bourse bien fournie, et Mantoue ne m’offrant plus aucun attrait, je me décidai à partir pour Naples pour revoir ma chère Thérèse, dona Lucrezia, Palo père et fils, don Antonio Casanova et toutes mes anciennes connaissances. Ce projet sans doute n’était pas du goût de mon bon génie, car il s’opposa à son exécution. Je serais parti trois jours après, si l’envie ne me fut venue d’aller à l’Opéra.

Pendant les deux mois que je passai à Mantoue, je puis dire que j’y vécus en sage, par suite de la folie que j’avais faite le premier jour. Je ne jouai que cette seule fois, et heureusement ; et, mon petit écart amoureux m’ayant obligé à vivre de régime, je me sauvai peut-être de plus grands malheurs que je n’aurais pas évités sans cela.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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