Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 24

CHAPITRE III

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Vie déréglée que je mène. - Zawoiski. - Rinaldi. - L’Abbadie. - La jeune comtesse. - D. Steffani capucin. - Ancilla. - La Ramon. - Je monte dans une gondole à Saint-Job pour aller à Mestre.

La fortune, qui se plut à me donner un échantillon de son caprice despotique en me rendant heureux par un chemin inconnu à la sagesse, n’eut pas le pouvoir de me faire embrasser un système de modération et de prudence qui aurait pu assurer solidement mon avenir.

Mon caractère ardent, mon inclination irrésistible au plaisir et mon invincible amour de l’indépendance ne me permettaient guère de m’imposer la gêne de la modération que mon nouvel état semblait me conseiller. Aussi commençai-je à vivre indépendant de tout ce qui pouvait mettre des bornes à mes inclinations, et respectant les lois, je crus pouvoir me mettre au-dessus de tous les préjugés. Je croyais pouvoir vivre en parfaite liberté dans un pays soumis à un gouvernement entièrement aristocratique ; mais je me serais trompé quand bien même la fortune m’aurait fait devenir membre du gouvernement ; car la république de Venise, reconnaissant que son premier devoir est de se conserver, se trouve elle-même l’esclave de l’impérieuse raison d’État. Elle doit, au besoin, tout sacrifier à ce devoir, à l’égard duquel les lois mêmes cessent d’être inviolables.

Mais quittons cette matière désormais trop connue ; car le genre humain, en Europe au moins, est persuadé que la liberté sans bornes n’est compatible nulle part avec l’état social. Je n’ai effleuré cette matière que pour donner au lecteur une idée de ma conduite dans ma patrie, où je commençai cette année-là à battre un sentier qui devait aboutir à une prison d’État, impénétrable par cela même qu’elle était inconstitutionnelle.

Assez riche, doué par la nature d’un extérieur agréable et imposant, joueur déterminé, vrai panier percé, grand parleur toujours tranchant, rien moins que modeste, intrépide, courant les jolies femmes, supplantant des rivaux, ne connaissant pour bonne compagnie que celle qui me divertissait, je ne pouvais être que haï ; mais toujours prêt à payer de ma personne, je me croyais tout permis ; car l’abus qui me gênait me paraissait devoir être brusqué.

Une conduite pareille ne pouvait que déplaire aux trois honnêtes gens dont j’étais devenu l’oracle ; mais ils n’osaient point me le dire. Le bon M. de Bragadin se contentait de me dire que je lui donnais la répétition de la folle vie qu’il avait menée à mon âge, mais que je devais me préparer à en payer les amendes et à m’en voir puni quand je serais arrivé au sien. Sans manquer au respect que je lui devais, je tournais en plaisanteries ses terribles prophéties et j’allais mon train. Cependant voici le premier essai qu’il me donna de sa véritable sagesse.

J’avais, chez Mme Avogadro, femme d’esprit et très aimable en dépit de ses soixante ans ; j’avais, dis-je, fait la connaissance d’un jeune gentilhomme polonais nommé Zawoiski. Il attendait de l’argent de son pays ; mais, en attendant, les Vénitiennes ne manquaient pas de lui en procurer, enchantées de sa jolie figure et de ses manières polonaises. Nous devînmes bon amis : je lui ouvris ma bourse ; mais vingt ans après il m’ouvrit plus amplement la sienne à Munich. C’était un honnête homme qui n’avait qu’une petite dose d’esprit, mais qui suffisait à son bien-être. Il est mort à Dresde, il y a cinq ou six ans, ministre de l’électeur de Trèves. J’en parlerai en son lieu.

Cet aimable jeune homme que tout le monde aimait, et qu’on croyait esprit fort parce qu’il fréquentait MM. Angelo Querini et Lunardo Venier, me présenta à la promenade à une comtesse étrangère qui me plut. Le soir nous allâmes lui faire visite, et après m’avoir présenté à son mari, le comte Rinaldi, elle nous engagea à souper.

Le mari fit une banque de pharaon à laquelle, pontant de moitié avec sa femme, je gagnai une cinquantaine de ducats.

Charmé d’avoir fait cette belle connaissance, je fus la voir tout seul le lendemain matin. Le comte, après m’avoir fait des excuses de ce que sa femme n’était pas levée, me fit entrer. Elle me reçut de la manière la plus aisée, et, demeuré seul avec elle, elle eut l’art, sans se compromettre, de me laisser tout espérer ; et, lorsqu’elle me vit sur le point de partir, elle m’invita à souper. J’y fus, et ayant joué comme la veille, toujours de, moitié avec elle, je gagnai encore, et je me retirai amoureux. Je ne manquai pas d’aller la voir le lendemain matin, espérant la trouver docile ou au moins complaisante : mais lorsque je m’annonçai, on me dit qu’elle était sortie.

Je me hâtai d’y retourner le soir, et après mille excuses, la banque s’établit et je perdis tout ce que j’avais de moitié avec elle. Nous soupâmes, et après le repas, les étrangers étant partis, je restai avec Zawoiski, parce que le comte Rinaldi voulut nous donner notre revanche. N’ayant plus d’argent, je jouai sur parole, et le comte, me voyant engagé pour cinq cents sequins, mit bas les cartes. Je me retirai fort triste. L’honneur m’obligeait à payer le lendemain ; et je n’avais pas le sou. L’amour augmentait mon désespoir, car je me voyais au moment de faire une pitoyable figure aux yeux d’une femme dont j’étais épris, et le trouble que cette situation imprimait à mes traits n’échappa point le lendemain à M. de Bragadin. Il me sonda avec amitié et m’encouragea à me confier à lui. Je sentais que je n’avais rien de mieux à faire ; je lui contai naïvement toute l’histoire et je finis en lui disant que je me croyais déshonoré et que j’en mourrais. Il me consola en me disant qu’il acquitterait ma dette dans la journée si je voulais lui promettre de ne plus jouer sur parole. Je lui en fis le serment en lui baisant la main, et j’allai me promener déchargé d’un énorme fardeau. J’étais sûr que ce digne père me donnerait cinq cents ducats dans la journée, et je jouissais de l’honneur que mon exactitude me ferait auprès de la charmante comtesse. Cela relevait mes espérances et m’empêchait de regretter une somme aussi forte ; mais, pénétré de l’extrême générosité de mon bienfaiteur, je me sentais fermement déterminé à lui tenir parole.

Je dînai fort gaiement avec les trois amis, sans qu’il fût dit un mot de l’affaire. Un instant après nous être levés de table, un domestique vint remettre à M. de Bragadin une lettre et un paquet. Ayant lu la lettre et renvoyé le domestique, mon père m’invita à le suivre dans son cabinet, et dès que nous y fûmes : « Tiens, me dit-il, un paquet qui t’appartient. » Je l’ouvre, et je trouve une quarantaine de sequins. M. de Bragadin, me voyant surpris, se mit à rire et me donna la lettre qui contenait ces mots : « M. de Casanova peut être assuré que notre jeu de la nuit passée n’a été qu’une plaisanterie : il ne me doit rien. Ma femme lui envoie la moitié de l’or qu’il a perdu comptant.

« LE COMTE RINALDI »

Je regarde M. de Bragadin d’un air étonné ; et lui de rire de toutes ses forces. Je devine tout, je le remercie, et en l’embrassant tendrement, je lui jure d’être plus sage à l’avenir. Le bandeau qui me couvrait les yeux se déchire, je me sens guéri de mon amour et tout honteux d’avoir été doublement dupe et du mari et de la femme.

« Ce soir, me dit mon savant médecin, tu souperas gaiement avec la charmante comtesse.

- Ce soir, mon digne bienfaiteur, je souperai avec vous. Vous m’avez donné une leçon en grand maître.

- La première fois que tu perdras sur parole, tu feras fort bien de ne pas payer.

- Je me déshonorerais.

- N’importe. Plus tu te hâteras de te déshonorer, plus tu épargneras ; car tu seras toujours obligé de te déshonorer lorsque tu te trouveras dans l’impossibilité positive de payer. Il est donc bien plus prudent de ne pas attendre ce fatal moment.

- Mais il vaut encore beaucoup mieux l’éviter en ne jouant jamais qu’argent comptant.

- Nul doute, car tu sauverais à la fois l’honneur et l’argent. Mais, puisque tu aimes les jeux de hasard, je te conseille de ne jamais ponter. Taille, et tu auras de l’avantage.

- Oui, mais petit.

- Petit, tant que tu voudras ; mais tu l’auras ; et tu verras que de la perte au gain, à la fin du compte, la différence sera énorme. Le ponte est fou, le banquier raisonne. Ce dernier dit : « Je gage que vous ne devinez pas », tandis que le premier dit : « Je gage que je devine. » Quel est le fou ? Quel est le sage ?

- La réponse est facile.

- Au nom de Dieu, sois sage ; mais, s’il t’arrive de ponter et de gagner, souviens-toi que tu n’es qu’un sot si tu finis par perdre.

- Comment, sot ? La fortune change.

- Et doit changer par la force de la chose même, si elle ne change point par d’autres raisons. Quitte le jeu, crois-moi, dès que tu la vois changer, lors même que tu ne gagnerais qu’une obole. »

J’avais lu Platon, et je m’étonnais de trouver un homme qui raisonnait comme Socrate.

Le lendemain Zawoiski vint me voir de très bonne heure pour me dire qu’on m’avait attendu à souper, et qu’on y avait vanté ma ponctualité à payer mes dettes d’honneur. Je ne crus pas nécessaire de le désabuser ; mais je n’allai plus chez le comte Rinaldi, que je n’ai revu qu’à Milan seize ans après. Quant à Zowoiski, il n’a su l’histoire que quarante ans plus tard à Carlsbad, où je l’ai trouvé sourd.

A trois ou quatre mois de là, M. de Bragadin me donna une autre leçon bien plus forte. Zawoiski m’avait fait faire la connaissance d’un Français nommé de l’Abbadie qui sollicitait auprès du gouvernement la place d’inspecteur de toutes les troupes de terre de la république. Son élection dépendait du sénat, et je le présentai à mon protecteur, qui lui promit son suffrage ; mais l’accident que je vais raconter l’empêcha de tenir sa promesse.

Me trouvant avoir besoin de cent sequins pour payer des dettes, je le priai un jour de vouloir me les donner.

« Pourquoi, mon cher, ne demandes-tu pas ce plaisir à M. de l’Abbadie ?

- Je n’oserais, mon père.

- Ose ; je suis sûr qu’il te prêtera volontiers cette somme.

- J’en doute fort ; mais je vais essayer. »

J’allai le voir le lendemain, et après un court préambule de politesse, je lui fis la demande du service que j’attendais de lui. Il s’excusa avec beaucoup de politesse aussi, noyant son refus dans ces mille lieux communs qu’on ne manque jamais de répéter quand on ne peut pas ou qu’on ne veut pas rendre un service. Dans ces entrefaites, Zawoiski étant survenu, je le saluai et sortis. Vite je cours chez mon patron lui rendre compte de mon infructueuse démarche. Il me dit en riant que ce Français manquait d’esprit.

C’était précisément ce jour-là même que le décret de sa nomination devait être discuté au sénat. Je sortis pour vaquer à mes affaires, c’est-à-dire à mes plaisirs ; et ce jour-là, n’étant rentré qu’après minuit, j’allai me coucher sans voir mon père. Le lendemain j’allai lui donner le bonjour eu lui disant que j’irais féliciter le nouvel inspecteur.

« Épargne-toi cette peine, mon ami, car le sénat a rejeté la proposition.

- Comment cela ? Il y a trois jours que l’Abbadie était sûr du contraire.

- Il ne se trompait pas, car le décret aurait été porté en sa faveur, si je ne me fusse déterminé à parler contre. J’ai démontré au sénat qu’une saine politique ne devait point nous permettre de confier cet emploi important à un étranger.

- J’en suis surpris, car Votre Excellence ne pensait pas ainsi avant-hier.

- C’est vrai, mais alors je ne le connaissais pas bien. Je m’aperçus hier que cet homme n’avait pas assez de tête pour l’emploi qu’il sollicitait. Peut-il en effet posséder un jugement sain et te refuser cent sequins ? Ce refus lui a lait perdre une charge importante et un revenu de trois mille écus dont il serait actuellement en possession. »

Je sors, et voilà Zawoiski avec l’Abbadie que je ne cherche point à éviter. Ce dernier était furieux et on peut l’être à moins.

« Si vous m’aviez averti, me dit-il, que les cent sequins auraient servi à fermer la bouche à M. de Bragadin, j’aurais trouvé le moyen de vous les procurer.

- Si vous aviez une tête d’inspecteur, vous l’auriez facilement deviné. »

Cet homme, dans son ressentiment, me fut fort utile en racontant le fait à qui voulut bien l’entendre ; de sorte que depuis lors tous ceux qui avaient besoin du suffrage de mon protecteur s’adressaient à moi. Sans commentaires, ceci était avant et sera longtemps après ; car, pour obtenir parfois la plus belle grâce, il ne s’agit que de se rendre favorable le favori d’un ministre ou souvent même son valet de chambre. Bientôt mes dettes furent payées.

Dans ce temps-là, mon frère Jean vint à Venise, avec l’ex-juif Guarienti, grand connaisseur en tableaux, et qui voyageait aux frais de Sa Majesté le roi de Pologne, électeur de Saxe. C’était cet ex-juif qui avait procuré à ce monarque l’acquisition de la galerie du duc de Modène pour cent mille sequins. Ils allèrent ensemble à Rome, où mon frère resta à l’école du célèbre Raphaël Mengs. Je parlerai de lui plus tard.

Maintenant, en historien fidèle, je dois à mes lecteurs la relation d’un événement dont dépendirent l’honneur et le bonheur d’une des plus aimables femmes de l’Italie, et qui aurait été malheureuse si je n’avais pas été un franc évaporé.

Au commencement du mois d’octobre de 1746, les théâtres étant ouverts, je me promenais en masque, quand J’aperçus une figure de femme enveloppée dans le capuchon de son mantelet, sortant du coche de Ferare qui venait d’arriver. La voyant seule, observant sa démarche incertaine, je me sens poussé vers elle comme par une puissance occulte. Je m’approche et je lui offre mes services, si elle est dans le cas d’en avoir besoin.

Elle me répond d’une voix timide qu’elle aurait besoin de quelques renseignements.

« Nous ne sommes pas en lieu convenable, lui dis-je, mais daignez me suivre dans une malvoisie où vous pourrez me parler en liberté. »

Elle hésite, j’insiste, elle cède. Le magasin n’était pas à vingt pas de là ; nous y entrons et nous voilà assis tête à tête. Je me démasque et la politesse l’oblige à ôter son capuchon. Une énorme coiffe de mousseline lui cache la moitié du visage ; mais ses yeux, son nez et sa jolie bouche me suffirent pour discerner sur ses traits la beauté, la noblesse, la douleur, et cette candeur de la vertu qui donne un charme indéfinissable à la jeunesse. Il est inutile de dire que cette lettre de recommandation lui captiva de suite tout l’intérêt dont j’étais susceptible. Après avoir essuyé quelques larmes qui se faisaient jour comme à son insu, elle me dit qu’elle était fille de condition, qu’elle s’était enfuie de la maison paternelle, seule, à la garde de Dieu, pour rejoindre un Vénitien qui, ayant su la séduire, l’avait trompée en la rendant malheureuse pour le reste de ses jours.

« Vous avez donc quelque espérance de le rappeler au devoir, et j’imagine qu’il vous a promis sa main ?

- Il m’a donné sa foi par écrit. La seule grâce que je vous demande, c’est de me conduire chez lui, de m’y laisser et d’être discret.

- Comptez, madame, sur les sentiments d’un homme d’honneur. Je le suis ; fiez-vous à moi, car je m’intéresse déjà à tout ce qui vous regarde. Dites-moi son nom.

- Hélas ! monsieur, je me livre à ma destinée. »

En disant ces mots, elle tire de son sein un papier qu’elle me remet. Je reconnais l’écriture de Zanetto Steffani. C’était une promesse de mariage par laquelle il donnait sa parole d’épouser à Venise, dans la huitaine, la jeune comtesse A. S. Après avoir lu l’écrit, je le lui rends en lui disant que je connaissais parfaitement celui qui l’avait fait, qu’il était attaché à la chancellerie, grand libertin, chargé de dettes ; mais qu’il serait riche à la mort de sa mère.

« Daignez, de grâce, me conduire chez lui.

- Je ferai, mademoiselle, tout ce que vous m’ordonnerez ; mais ayez pleine confiance en moi, et daignez m’écouter. Je vous conseille de ne pas aller chez lui. Il vous a déjà fait un grand outrage, et en supposant que vous le trouviez chez lui, il est très possible qu’il s’abaisse jusqu’à vous mal recevoir ; s’il n’y est pas, il est probable que vous serez mal reçue par sa mère, si vous vous faites connaître. Fiez-vous à moi, et croyez que Dieu m’a fait trouver sur votre passage pour vous servir de refuge. Je vous promets que demain au plus tard vous saurez si Steffani est à Venise, ce qu’il pense faire de vous et ce qu’on pourra l’obliger à faire. Avant cela, mon avis est que ce jeune homme ignore que vous êtes à Venise.

- Grand-Dieu ! où irai-je cette nuit ?

- Dans une maison respectable.

- Chez vous, si vous êtes marié.

- Je suis garçon. »

Je connaissais une honnête veuve qui demeurait dans une rue impasse et qui avait deux chambres garnies. Je la persuade de s’abandonner à ma conduite. Nous montons dans une gondole et nous partons. Chemin faisant, elle me dit qu’il y avait un mois que Steffani s’était arrêté dans son endroit pour faire réparer sa voiture, et que le même jour il avait fait sa connaissance dans une maison où elle était allée avec sa mère pour complimenter une nouvelle mariée.

« J’eus le malheur, dit-elle, de lui inspirer de l’amour, et il ne pensa plus à partir. Il resta un mois à C., ne sortant jamais que le soir : il passait toutes les nuits sous mes fenêtres à s’entretenir avec moi. Il me jura mille fois qu’il m’adorait, que ses intentions étaient pures. Je lui disais de se faire connaître à mes parents, de me demander en mariage ; mais il alléguait des raisons bonnes ou mauvaises, m’assurant qu’il ne pourrait être heureux qu’autant que je lui montrerais une confiance entière. Je devais me décider à partir avec lui à l’insu de tout le monde, m’assurant que mon honneur n’en souffrirait pas, puisque trois jours après mon évasion toute la ville saurait que j’étais sa femme, et il me promettait de me reconduire publiquement comme telle. Hélas ! monsieur, que vous dirai-je ? L’amour m’aveugla ; je tombai dans le précipice : je le crus ; je consentis à tout. Il me remit l’écrit que vous avez lu, et la nuit suivante je lui permis de pénétrer dans ma chambre par la fenêtre d’où je lui parlais. Je consentis à un crime qui devait être effacé dans trois jours, et il me quitta en me jurant que la nuit suivante il viendrait sous la même fenêtre me recevoir dans ses bras. Est-il vraisemblable que j’en doutasse après l’énorme faute que je venais de faire ? Je fis mon paquet, et la nuit suivante je l’attendis, mais en vain. Quelle nuit cruelle ! Le lendemain j’appris que le monstre était parti avec son domestique une heure après avoir consommé ma honte. Figurez-vous mon désespoir. Je pris le parti qu’il me suggéra et qui ne pouvait être que mauvais. Une heure avant minuit, je quittai seule le toit paternel, achevant ainsi de me déshonorer, mais déterminée à mourir, si l’homme cruel qui m’avait ravi ce que j’avais de plus cher, et que l’instinct m’a fait espérer de trouver ici, ne me rend un bien que lui seul peut me rendre. J’ai marché à pied toute la nuit et presque tout le jour suivant sans prendre aucune nourriture jusqu’avant de rentrer dans le coche qui m’a transportée ici en vingt-quatre heures. Il y avait dans la barque cinq hommes et deux femmes, mais personne n’a vu ma figure ni entendu le son de ma voix. Je me suis constamment tenue assise, la tête baissée et à demi assoupie, tenant toujours entre mes mains ce livre de prières. On m’a laissée tranquille ; personne ne m’a adressé la parole, et j’en ai remercié Dieu. Descendue à peine sur le quai, vous ne m’avez pas laissé le temps de penser comment je pourrais me diriger vers la maison de mon perfide séducteur ; mais vous pouvez vous figurer l’impression qu’a dû faire sur moi l’apparition d’un homme masqué, qui de prime abord, comme si la Providence l’eût placé là à dessein, vient m’offrir ses services : il m’a semblé que vous deviniez ma détresse, et loin d’éprouver aucune répugnance, je me suis sentie portée à répondre à vos offres en me confiant à vous, malgré la maxime de la prudence qui aurait dû me rendre sourde à votre langage et à l’invitation d’entrer seule avec vous dans la maison où vous m’avez menée. Vous savez tout maintenant, monsieur ; mais je vous prie de ne pas me juger trop sévèrement. J’ai été sage toute ma vie : il y a un mois que mon front n’avait à rougir d’aucune faute ; et les larmes cruelles que je verse chaque jour me serviront à effacer ma tache auprès de Dieu. J’ai reçu une éducation soignée ; mais l’amour et le défaut d’expérience m’ont précipitée dans le gouffre. Je suis entre vos mains, et je ne sens pas que je doive jamais me repentir de m’y être mise. »

J’avais besoin de tout ce qu’elle venait de me dire pour me confirmer dans l’intérêt qu’elle m’avait inspiré. Je lui dis cruellement que Steffani l’avait séduite et trompée avec préméditation ; qu’elle ne devait se le rappeler que pour tirer vengeance de sa perfidie. Ces mots la firent frissonner : elle cacha son beau visage dans ses mains.

Arrivés chez la veuve, je l’établis dans une jolie chambre et je lui ordonnai un petit souper, recommandant à la bonne femme d’avoir pour elle toutes les attentions et de ne la laisser manquer de tien. Un instant après, je pris affectueusement congé d’elle en lui promettant de la revoir le lendemain matin.

En quittant cette intéressante infortunée, je me rendis chez Steffani. J’appris d’un des gondoliers de sa mère qu’il était revenu à Venise il y avait trois jours, mais que vingt-quatre heures après il en était reparti tout seul et que personne ne savait où il était allé, pas même sa propre mère. Le même soir, me trouvant au théâtre à côté d’un abbé bolonais, je m’informai de la famille de ma malheureuse protégée ; et comme il se trouvait que cet abbé la connaissait particulièrement, j’en appris tout ce qu’il m’importait d’en savoir ; entre autres que la jeune comtesse avait un frère officier au service du pape.

Le lendemain de grand matin, je me rendis chez elle. Elle dormait encore. La veuve me dit qu’elle avait assez bien soupé sans lui dire un mot, et qu’aussitôt après elle s’était enfermée. Dès qu’elle se fit entendre, j’entrai ; et, coupant court à toutes ses excuses, je lui communiquai ce que j’avais appris.

Ses traits portaient l’empreinte d’une profonde tristesse, mais du reste son teint était légèrement coloré et elle avait l’air plus calme.

« Il n’est pas vraisemblable, me dit-elle, que Steffani soit reparti sans retourner à C. »

Trouvant cette réflexion très naturelle dans sa situation, je m’empresse de lui offrir de me rendre de suite chez elle pour m’assurer de la vérité et revenir la chercher sans retard si ses pressentiments étaient fondés. Ensuite, avant de lui donner le temps de me répondre, je lui conte tout ce que j’avais appris de son honorable famille, ce qui lui causa une extrême joie.

« Je ne m’oppose point, me dit-elle, que vous alliez à C., et je reconnais toute la générosité de votre offre ; mais daignez encore suspendre l’exécution de ce projet. J’ai quelque espérance que Steffani reviendra, je pourrai alors prendre un parti à tête reposée.

- Je trouve, lui dis-je, votre observation très raisonnable. Voulez-vous me permettre de déjeuner avec vous ?

- Avez-vous le droit de vous attendre à un refus ?

- Je serais au désespoir de vous gêner. A quoi passiez-vous vos journées à la maison ?

- J’aime beaucoup la lecture et la musique ; et le clavecin faisait mes délices. »

Je la quittai après le déjeuner, et le soir je revins la voir avec un panier plein de bons livres, de musique et un bon clavecin. Cette attention la rendit confuse, mais j’augmentai sa surprise quand je tirai de ma poche trois paires de pantoufles. La rougeur lui monta au visage en me remerciant avec une sensibilité inexprimable. Ayant fait, pour elle, une longue marche à pied, ses souliers devaient être usés et ses pieds très sensibles : elle dut donc trouver mon attention délicate. Comme je n’avais sur elle aucun dessein offensant, je jouissais de sa reconnaissance et de l’idée que mes soins pouvaient lui donner de ma délicatesse. Je n’avais d’autre but que celui de rassurer son cœur et d’effacer en elle la mauvaise impression que l’indigne Steffani avait dû lui donner des hommes. Je n’avais pas la moindre idée de lui inspirer de l’amour, et j’étais loin de penser que je pusse devenir amoureux d’elle. Elle était malheureuse, et ce titre sacré à mes yeux lui méritait d’autant plus de ma part l’intérêt le plus loyal que, sans me connaître elle m’avait accordé toute sa confiance. Je n’aurais pu, dans sa situation, la supposer susceptible d’une nouvelle affection, et j’aurais eu horreur de la séduire d’aucune manière.

Je ne restai avec elle qu’un quart d’heure, et je la quittai pour lui ôter l’embarras que ma présence pouvait lui causer en ce moment, d’autant qu’elle ne savait de quelles expressions se servir pour m’exprimer sa reconnaissance.

Je me voyais engagé dans une affaire délicate dont je ne prévoyais point l’issue ; mais cela ne refroidissait pas mon zèle, et, ne me trouvant point embarrassé pour l’entretenir, je n’en désirais pas la fin. Cette rencontre singulière, qui m’offrait l’inappréciable avantage de me reconnaitre des inclinations généreuses plus fortes que mes penchants au plaisir, me flattait au delà de toute expression. Je faisais une grande expérience sur moi-même, et, sachant que j’avais besoin de m’étudier, je m’y livrais avec abondance.

Le troisième jour, se confondant encore en remerciements que je m’efforçais en vain d’arrêter, elle me dit qu’elle ne concevait pas comment je lui montrais tant d’intérêt, la facilité avec laquelle elle m’avait suivi dans une malvoisie n’ayant pas dû me donner une grande opinion d’elle. Mais, lui ayant répondu que je ne comprenais pas non plus comment, avec un masque sur la figure, j’avais pu lui inspirer assez de confiance dans ma vertu, mon costume devant annoncer tout le contraire, elle sourit.

« Moi, madame, il me fut facile de deviner la beauté malheureuse en voyant votre jeunesse, la noblesse de vos traits et surtout votre candeur. Le caractère de vérité dont vos premières paroles furent empreintes ne me laissèrent aucun doute que vous ne fussiez victime du plus naturel de tous les sentiments, et que l’honneur seul ne vous eût forcée à fuir le toit paternel. Votre faute fut celle d’un cœur séduit sur lequel la raison ne saurait exercer son empire, et votre fuite, effet d’une âme noble qui crie réparation ou vengeance, vous justifie pleinement. Votre indigne séducteur doit expier son crime en perdant la vie, et non en recevoir la récompense en vous épousant ; car il n’est pas fait pour vous posséder après s’être avili par l’action la plus déshonorante.

- Tout ce que vous dites est vrai. J’ai un frère qui, je l’espère, me vengera.

- Vous vous trompez si vous croyez que Steffani se batte ; c’est un lâche qui n’est pas en état de s’exposer à une mort honorable. »

Comme j’achevais ces mots, elle met la main dans sa poche, et après avoir réfléchi quelques instants, elle en retira un stylet de six pouces et le mit sur la table.

« Qu’est-ce que cela ?

- C’est une arme sur laquelle j’ai compté jusqu’à ce moment pour m’en servir contre moi-même, si je ne parvenais pas à effacer ma faute. Vous venez de m’éclairer. Emportez, je vous prie, ce poignard, qui me devient inutile. Je compte sur votre amitié et je sens en moi-même que je vous devrai l’honneur et la vie. »

Je fus frappé de ce qu’elle venait de me dire, et je sentis que ses mots et ses regards avaient trouvé le chemin de mon cœur autrement que par une généreuse compassion. Je pris le stylet et je la quittai avec un trouble qui m’annonçait la faiblesse d’un héroïsme dont j’étais bien près de me moquer, tant je commençais à le trouver ridicule : j’eus cependant la force d’être un demi-Caton jusqu’au septième jour.

Il faut que je dise comment je sentis naître dans mon esprit un soupçon sur le compte de cette jeune personne. Ce soupçon pesait sur mon cœur : car, s’il avait été vrai j’aurais été dupe et cette idée était humiliante. Elle m’avait dit qu’elle était musicienne, je lui avais procuré le même jour un clavecin et de la musique, et pourtant depuis trois jours que l’instrument était à sa disposition elle ne l’avait pas encore ouvert ; ce que la vieille m’avait assuré. Il me semblait cependant qu’elle aurait dû me remercier de mes attentions en me donnant un échantillon de ses talents. M’en aurait-elle imposé ? Cela l’aurait perdue dans mon esprit. Voulant éviter de porter un jugement téméraire, je me tins sur mes gardes, décidé à profiter du premier moment favorable pour éclaircir mes doutes.

J’allai la voir le lendemain après dîner, contre mon ordinaire, résolu d’amener ce moment d’une manière quelconque. Je la surpris assise devant un miroir, prêtant sa tête à la veuve qui mettait en ordre la plus belle chevelure blonde qu’il soit possible de voir. Je lui fis mes excuses sur mon apparition hors de saison, et, de son côté, s’étant excusée de ce que je la trouvais en désordre, elle continua. C’était la première fois que je voyais toute sa figure, son cou et la moitié de ses bras arrondis par les grâces. Je me tais et je contemple. Je loue par hasard l’odeur de la pommade, et la vieille saisit cet instant pour lui dire qu’elle avait dépensé en peignes, poudre et pommade les trois livres qu’elle lui avait données. Je me rappelle alors qu’elle m’avait dit le premier jour qu’elle était partie de C. avec dix paoli. Je me sentis monter le feu au visage de confusion, car j’aurais dû y penser.

Dès que la veuve eut fini, elle sortit pour nous aller faire du café. Je prends une bague sur sa toilette et je vois un portrait qui lui ressemblait parfaitement ; mais je me mets à rire du caprice qu’elle a eu de se faire peindre en homme avec des cheveux noirs.

« Vous vous trompez, me dit-elle, c’est le portrait de mon frère. Il a deux ans plus que moi et il est maintenant officier au service du saint-père, comme je vous l’ai dit. »

Je lui demande la permission de lui mettre la bague, elle m’allonge le doigt, et, voulant ensuite par forme de galanterie lui baiser la main, elle la retira en rougissant. Craignant qu’elle ne se trouvât offensée, je m’empressai de l’assurer de mon respect

« Ah ! monsieur, me dit-elle, dans la situation où je me trouve, je dois bien plus penser à me défendre de moi-même que de vous. »

Le compliment me parut si fin et si flatteur pour moi, que je crus devoir le laisser tomber ; mais elle put lire dans mes yeux qu’elle ne pourrait jamais avoir à mon égard de vains désirs ni craindre de me trouver ingrat. Cependant cette entrevue fit tellement croître mon amour, que je ne sus plus comment le dissimuler.

Bientôt, prenant occasion de me remercier des livres que je lui avais choisis, ayant deviné son goût, car elle n’aimait pas les romans, elle me dit :

« Je vous dois bien des excuses, sachant que vous aimez la musique, de ne vous avoir pas encore chanté un air comme je le sais. »

Je respirai à ces mots ; et, sans attendre ma réponse, elle se mit au clavecin et exécuta plusieurs morceaux avec une facilité, une précision et une expression que rien ne saurait rendre. J’étais en extase. Je la supplie de vouloir bien chanter un air, et après s’être un peu fait prier, elle prit un des cahiers que je lui avais apportés, et à prima vista elle chanta avec accompagnement d’une manière à m’enlever. Je la suppliai alors de me donner sa main à baiser : elle n’en fit rien, mais elle ne m’opposa pas de résistance quand je la lui pris, et malgré le feu que j’éprouvai, j’eus la modération de ne la baiser qu’avec une tendresse mêlée d’admiration et de respect.

Je la quittai enfin, épris, amoureux et presque décidé à me déclarer. La contrainte devient niaiserie quand on vient à connaître que l’objet qu’on adore partage nos sentiments. Je n’avais pas encore acquis cette conviction.

Toute la ville parlait de la disparition de Steffani, mais je n’en disais rien à ma belle comtesse. On s’accordait généralement à dire que sa mère avait refusé de payer ses dettes, et qu’il s’était enfui pour n’être pas poursuivi par ses créanciers. La chose était vraisemblable. Mais, soit qu’il revînt ou qu’il ne revînt pas, je ne pouvais me résigner à la perte du trésor que j’avais entre les mains. Ne sachant cependant ni comment ni à quel titre je pourrais m’en faciliter la jouissance, je me trouvais dans un véritable labyrinthe. Parfois l’idée de consulter mon père me venait, mais je la repoussais bientôt avec horreur ; car je l’avais connu trop empirique dans l’affaire de Rinaldi et plus encore dans celle de l’Abbadie. Je craignais tant ses remèdes que j’aimais mieux être malade que de guérir en m’en servant.

Un matin j’eus la sottise de demander à la veuve si madame lui avait demandé qui j’étais. Quelle balourdise ! Je le reconnus bien vite quand, au lieu de me répondre, cette bonne femme me dit :

« Est-ce qu’elle ne sait pas qui vous êtes ?

- Répondez donc et n’interrogez pas, » lui dis-je pour cacher ma confusion.

La bonne femme avait raison. La voilà nécessairement devenue curieuse de l’aventure ; le caquet va s’en mêler, et le tout par une étourderie d’écolier ! J’étais impardonnable. Il ne faut jamais être plus sur ses gardes que lorsqu’on fait des questions à des demi-sots. Depuis quinze jours qu’elle était entre mes mains, ma comtesse ne s’était jamais montrée curieuse de savoir qui j’étais ; mais cela ne me faisait pas croire qu’elle ne désirât pas le savoir. Si j’avais bien fait, je le lui aurais dit le premier jour ; mais ce soir-là même je réparai mon tort mieux que personne n’aurait pu le faire, et après l’avoir instruite de tout, je lui demandai pardon de ne l’avoir pas fait plus tôt. Elle m’avoua, en me remerciant de ma confidence, qu’elle avait éprouvé beaucoup de curiosité de me connaître ; mais elle m’assura aussi qu’elle n’aurait jamais commis l’imprudence de s’informer de moi à son hôtesse. Les femmes ont le tact plus délicat et plus sûr que les hommes, et je pris de ces dernières paroles la part qui m’en revenait.

Notre conversation roulant sur l’incompréhensibilité de la longue absence de Steffani, elle me dit qu’il était impossible que son père ne crût pas qu’il se tenait caché quelque part avec elle.

« Il doit avoir su, ajouta-t-elle, que je lui parlais toutes les nuits sous ma fenêtre, et il ne lui aura pas été difficile de découvrir que je me suis embarquée pour Venise sur le coche de Ferrare. Mon père doit être à Venise, et je suis sûre qu’il fait en secret toutes les diligences pour me découvrir. Il loge ordinairement chez Boncousin : tâchez de savoir s’il y est. »

Elle ne nommait plus Steffani qu’avec une expression d’horreur et de haine, et elle ne parlait que d’aller loin de sa patrie s’enfermer dans un couvent, où sa honteuse histoire serait ignorée de tout le monde.

Je me retirai dans l’intention d’aller le lendemain à la recherche des informations ; mais je n’en eus pas besoin ; car le soir en soupant M. Barbaro nous dit : « On me recommande un gentilhomme sujet du pape pour que je l’aide de mon crédit dans une affaire délicate et épineuse. Un de nos citoyens a enlevé sa fille, et depuis quinze jours il doit être caché quelque part avec elle ; mais personne ne sait où. Il faudrait porter l’affairé au conseil des Dix. La mère du ravisseur prétend être ma parente : je compte ne pas m’en mêler. »

Je fis semblant d’écouter ce récit sans intérêt, et le lendemain de très bonne heure je me rendis chez ma charmante comtesse pour lui faire part de cette intéressante nouvelle. Elle dormait encore ; mais, étant pressé, j’envoyai la veuve lui dire que je n’avais besoin que de deux minutes pour lui communiquer quelque chose d’important. Elle me reçut couchée, ayant la couverture jusqu’au menton.

Dès qu’elle sut tout, elle me pria instamment de supplier M. Barbaro de devenir médiateur entre son père et elle, m’assurant qu’elle préférait la mort à devenir la femme du monstre qui l’avait déshonorée. Je le lui promis, et elle me remit la promesse de mariage dont le perfide s’était servi pour la séduire, afin que je pusse la faire voir à son père.

Pour engager M. Barbaro à ce qu’elle désirait, j’aurais eu besoin de lui dire qu’elle était entre mes mains, et je sentais que cette confidence nuirait à ma protégée. Je ne pris d’abord aucune détermination, et cela en partie parce que je me voyais au moment de la perdre, et que cela me répugnait souverainement.

Après-dîner on annonça à M. Barbaro le comte A. S. Il entra avec son fils, vivant portrait de sa sœur. M. Barbaro les mena dans son cabinet pour parler de leur affaire, et une heure après ils repartirent. Dès que ces messieurs furent sortis, le bon M. Barbaro me pria, comme je m’y étais attendu, d’interroger mon ange pour savoir s’il lui convenait de s’intéresser en faveur du comte A. S. Il écrivit lui-même la question, et je lui écrivis nonchalamment cette réponse : « Vous devez vous mêler de cette affaire, mais uniquement pour engager le père à pardonner à sa fille, abandonnant l’idée de la forcer à lui faire épouser son ravisseur, car Steffani est condamné à mort par la volonté de Dieu. »

Cette réponse fut trouvée étonnante, et j’étais étonné moi-même d’avoir osé la donner ; mais j’étais entraîné par un pressentiment que Steffani devait périr par la main de quelqu’un, et peut-être était-ce l’amour qui me faisait penser ainsi. M. de Bragadin, qui croyait mon oracle infaillible, dit qu’il n’avait jamais parlé si clairement, et que Steffani était sûrement mort à cette heure.

« Invitez, dit-il à Barbaro, le père et le fils à venir dîner demain ici. Il faut aller doucement en besogne, et avant de le persuader à pardonner à sa fille, il faut savoir où elle est. »

M. Barbaro, prenant la parole, me fit presque sortir de mon sérieux en disant que, si je le voulais, je pourrais le leur faire savoir de suite.

« Je vous promets, lui répondis-je, de le demander demain à mon bon génie. »

Ainsi je gagnais du temps, afin de connaître d’avance l’opinion du père et du fils. Cependant je riais en moi-même de la nécessité où je m’étais mis d’envoyer Steffani à l’autre monde pour ne pas compromettre mon oracle.

Je passai toute la soirée avec la jeune comtesse, qui ne doutait point de la bonté que son père aurait pour elle, ni de l’entière confiance qu’elle devait avoir en moi.

Quel plaisir pour cette charmante personne d’apprendre que le lendemain je dînerais avec son père et son frère, et que je lui répéterais tout ce qui serait dit sur son compte ! Mais, à mon tour, quel plaisir de la voir convaincue qu’elle devait me chérir et que sans moi elle se serait infailliblement perdue dans une ville où la politique du gouvernement tolère volontiers le libertinage comme esquisse de la liberté individuelle qui devrait y exister, mais que l’on trouve mille moyens de restreindre. Nous nous félicitions réciproquement sur notre rencontre si inopinée et sur la conformité de nos volontés que nous qualifiions de prodigieuse. Nous étions enchantés de ne pas pouvoir attribuer à l’attraction de nos physionomies, elle sa condescendance à se rendre à mon invitation, moi mon empressement à la persuader de me suivre et de s’abandonner à mes conseils ; car j’étais masqué, et son capuchon faisait l’effet d’un masque. Nous ne mettions aucun doute que le ciel n’eût arrangé tout cela, pour que nous nous connussions, et sans y penser nous devenions ainsi amoureux l’un de l’autre.

« Avouez, lui dis-je dans un moment d’enthousiasme et en couvrant sa main de mille baisers, avouez que si vous me découvriez amoureux, vous me craindriez.

- Hélas ! je ne crains que de vous perdre. »

Cette déclaration, qu’accompagnaient un ton de voix et un regard qui m’en garantissaient la vérité, fut l’éclair électrique qui me mit tout en feu. La prenant subitement dans mes bras et collant ma bouche sur ses lèvres, ne voyant dans ses beaux yeux ni l’orgueilleuse indignation, ni l’indice d’une froide complaisance qu’aurait pu faire naître en elle la crainte de me perdre, je m’abandonnai au doux penchant que l’amour m’inspirait, et, nageant dans une mer de délices, je les sentis s’accroître en lisant sur les traits de l’être charmant qui me les procurait la satisfaction, l’amour, la pudeur et la sensibilité qui rehaussent les charmes du plus doux triomphe.

A peine rendue à elle-même, elle baisse les yeux et un profond soupir s’exhale de son sein. Croyant en deviner la cause, je me précipite à ses genoux et du ton le plus tendre, je la supplie de me pardonner.

« Quelle offense, mon ami, faut-il que je vous pardonne ? Vous avez mal deviné ma pensée. Votre tendresse me faisait réfléchir à mon bonheur, et dans ce moment un cruel souvenir m’a arraché ce soupir. Levez-vous. »

Minuit était sonné ; je lui dis que son honneur exige que je la quitte ; je me remasque et je pars. J’étais si saisi, si étonné d’avoir obtenu un bonheur dont je ne me croyais pas encore digne, que mon départ dut lui paraître un peu brusque. Je ne dormis pas. Je passai une de ces nuits agitées où l’imagination d’un jeune homme amoureux court sans cesse après les apparences de la réalité. Cette réalité, je l’avais goûtée, mais non savourée, et je m’élançais idéalement vers l’objet qui devait compléter ma jouissance. Dans ce drame nocturne l’amour et l’imagination étaient les acteurs principaux ; l’espérance, en seconde ligne, ne jouait plus qu’un rôle muet. Quoi qu’on en dise, l’espérance n’est dans le fond qu’un être adulateur que la raison ne souffre que parce qu’elle a besoin de palliatifs. Heureux les hommes qui, pour jouir de la vie, n’ont besoin ni d’espoir ni de prévoyance !

A mon réveil, réfléchissant à la sentence de mort que j’avais lancée contre Steffani, j’en fus un peu embarrassé. J’aurais voulu pouvoir la révoquer et pour l’honneur de mon oracle que je voyais dangereusement compromis, et pour Steffani lui-même que je commençais à ne plus tant haïr depuis que je lui devais le trésor que je possédais.

Le comte et son fils vinrent dîner. Le père était un homme tout uni, sans art ni apprêt. On lisait sur ses traits la tristesse que lui causait la désagréable aventure et l’embarras d’en venir à bout ; mais on n’y découvrait pas la moindre trace de colère. Le fils, beau comme l’amour, avait de l’esprit et des manières nobles. Son air libre me plut, et dans le dessein de captiver son amitié, je m’occupai particulièrement de lui.

Au dessert, M. Barbaro sut si bien persuader au comte que nous étions quatre personnes avec une seule tête, que ce brave homme nous parla sans réserve. Il nous fit sous tous les rapports l’éloge de sa fille ; ensuite il nous assura que Steffani n’avait jamais mis les pieds dans sa maison, que par conséquent il ne pouvait pas concevoir par quel sortilège, ne lui parlant que dans la nuit, de la rue, par une fenêtre, il était parvenu à la séduire au point de la faire partir seule à pied, deux jours après qu’il était parti en poste lui-même.

« On ne peut donc pas affirmer, lui objecta M. Barbaro, qu’elle ait été séduite, ni prouver qu’elle a été enlevée par Steffani.

- Je le sens ; mais, quoi qu’on ne le puisse pas, le fait n’en est pas moins certain. C’est si vrai, qu’actuellement que personne ne sait où il est, il ne peut être qu’avec elle. Mais tout ce que je demande, c’est qu’il l’épouse.

- Il me semble qu’il vaudrait mieux ne pas solliciter un mariage forcé qui rendrait votre fille malheureuse ; car Steffani est à tous égards un des plus mauvais sujets que nous ayons dans l’ordre des secrétaires.

- Si j’étais à votre place, dit M. de Bragadin, je me laisserais attendrir par le repentir de ma fille, et je lui pardonnerais.

- Où est-elle ? Je suis prêt à la recevoir dans mes bras ; mais je ne puis la supposer repentie, puisque, je le répète, elle ne peut être qu’avec lui.

- Est-il bien sûr qu’en partant de C. elle soit venue ici ?

- Je le sais du patron même du coche, et elle descendit au rivage à vingt pas de la porte de Rome. Un personnage masqué qui l’attendait la joignit alors, et tous deux disparurent sans qu’on sache où ils sont allés.

- C’était peut-être Steffani.

- Non, car il est petit, et le masque était grand. J’ai su en outre que Steffani était parti deux jours avant l’arrivée de ma fille. Le masque avec lequel elle est allée doit être un ami de Steffani, qui la lui aura conduite.

- Mais ce ne sont là, mon cher comte, que des conjectures.

- Quatre personnes qui ont vu le masque prétendent savoir qui c’était ; mais ils ne s’accordent pas entre eux. Voici la note. Je dénoncerai cependant tous ces quatre noms aux chefs du conseil des Dix, si Steffani nie avoir ma fille en son pouvoir. »

La note qu’il remit à M. Barbaro contenait non seulement les noms des quatre accusés, mais encore les noms des accusateurs. Le dernier nom que M. Barbaro lut était le mien. Je fis en l’entendant un mouvement de tête qui fit partir les trois amis d’un éclat de rire simultané.

M. de Bragadin, voyant le comte s’étonner de cette hilarité, lui dit : « Casanova que voilà est mon fils, et je vous donne ma parole que si Mlle votre fille est entre ses mains, elle est en lieu de sûreté, quoiqu’il ne paraisse guère fait pour qu’on lui confie des filles. »

L’étonnement, la surprise et l’embarras du père et du fils faisaient tableau. Ce bon et tendre père me demanda excuse les larmes aux yeux, en me priant de me mettre à sa place. Je lui répondis en l’embrassant à plusieurs reprises. Celui qui m’avait reconnu était un Mercure provéditeur de plaisir, que j’avais rossé quelque temps auparavant parce qu’il m’avait trompé. Si j’avais tardé un seul instant de m’emparer de la malheureuse comtesse, elle ne lui aurait pas échappé, et il aurait consommé sa ruine en la conduisant dans quelque mauvais lieu.

Le résultat de cet entretien fut que le comte suspendrait son recours au conseil des Dix jusqu’à ce qu’on eût découvert où était Steffani.

« Il y a six mois, monsieur le comte, lui dis-je, que je ne le vois ; mais je vous promets de le tuer en duel dès qu’il paraîtra.

- Vous ne le tuerez, dit le jeune comte d’un air froid, que quand il m’aura tué.

- Messieurs, s’écria M. de Bragadin, je puis vous assurer que vous ne vous battrez ni l’un ni l’autre avec Steffani, car il est mort.

- Mort ! dit le comte.

- Il ne faut pas, dit le prudent Barbaro, prendre ce mot à la lettre ; mais le malheureux est certainement mort à l’honneur. »

Après cette scène vraiment dramatique, pendant laquelle je vis que la pièce touchait au dénouement, je me rendis chez mon adorable comtesse en changeant trois fois de gondole, précaution nécessaire pour déjouer les espions.

Je rendis un compte exact de tout à ma curieuse comtesse, que je trouvai très impatiente de me voir. Elle pleura de joie quand je lui rapportai les propos de son père et le désir qu’il avait manifesté de la recevoir dans ses bras ; mais, lorsque je l’assurai que personne ne savait que Steffani avait été dans sa chambre, elle se prosterna à terre pour en remercier Dieu. Ensuite, lui ayant rapporté ces paroles de son frère en imitant son sang froid : « Vous ne le tuerez pas avant qu’il m’ait tué », elle m’embrassa en me nommant son ange tutélaire, son sauveur, et en arrosant mon visage de ses larmes. Je lui promis de lui amener ce cher frère le surlendemain au plus tard ; ensuite nous soupâmes sans parler ni de Steffani, ni de vengeance. Après ce repas délicieux, l’amour fit de nous tout ce qu’il voulut pendant deux heures entières.

Je la quittai vers minuit, en lui promettant qu’elle me reverrait le matin de bonne heure, et si je n’y passai pas la nuit, ce fut pour que l’hôtesse pût jurer en conscience, si le cas venait à être nécessaire, que je n’y en avais passé aucune. Je fus, au reste, bien inspiré, car je trouvai en rentrant mes trois vieux amis qui m’attendaient debout avec impatience pour me donner une nouvelle surprenante que M. de Bragadin avait apprise au sénat.

« Steffani, me dit-il, est mort comme notre ange Paralis nous l’a révélé, il est mort au monde, car il s’est fait capucin. Tout le sénat, comme de raison, en est informé. Quant à nous, nous savons que c’est une punition de Dieu. Adorons l’auteur de toutes choses et les hiérarchies célestes qui nous rendent dignes de savoir ce que personne ne sait. Maintenant il faut achever l’ouvrage et consoler ce bon père. Il faut demander à Paralis où est cette fille qui, pour le coup, ne saurait être avec Steffani, car elle n’est pas condamnée à se faire capucine.

- Je ne consulterai pas mon ange, mon chère père, car c’est pour lui obéir que j’ai dû jusqu’à ce moment faire un mystère de l’endroit où la jeune comtesse se trouve. »

Je leur contai alors toute l’histoire, excepté ce qu’il ne fallait pas qu’ils en sussent ; car, dans la tête de ces trois excellents hommes, auxquels l’amour avait fait payer d’énormes tributs, les crimes d’amour étaient devenus épouvantables. MM. Dandolo et Barbaro témoignèrent une grande surprise quand ils surent que cette jeune personne était sous ma protection depuis quinze jours ; mais M. de Bragadin leur dit qu’il n’y avait rien d’étonnant à cela, que c’était dans l’ordre cabalistique, et que, bien plus, il le savait.

« Il faut seulement, ajouta-t-il, en faire un mystère au comte jusqu’à ce que nous soyons bien certains qu’il lui pardonnera et qu’il la conduira dans sa patrie ou partout où il voudra.

- Il faut bien qu’il lui pardonne, dis-je, puisque cette excellente fille ne serait jamais partie de C., si le séducteur ne lui eût donné la promesse de mariage que voici. Elle gagna à pied le coche d’où elle descendit au moment où je sortais de la porte de Rome. Une inspiration m’ordonna de l’aborder et de l’inviter à me suivre. Elle obéit elle-même comme par inspiration, et je l’ai conduite dans un endroit impénétrable sous la garde d’une femme qui craint Dieu. »

Mes trois amis m’écoutaient si attentivement qu’ils avaient l’air de trois statues. Je leur dis d’inviter le comte à dîner pour le surlendemain, parce que je devais avoir le temps de consulter Paralis de modo tenendi. Ensuite je dis à M. Barbaro de faire savoir au comte de quelle manière il devait considérer Steffani comme mort. Cela fut convenu ; ensuite nous allâmes nous coucher.

Je ne dormis que quatre ou cinq heures ; ensuite, m’étant habillé à la hâte, je cours trouver mon ange, ordonnant à la veuve de ne nous apporter le café que quand nous l’appellerions, ayant besoin d’être quelques heures tranquilles pour écrire plusieurs lettres.

Je trouve ma divinité couchée, mais éveillée, et je lis dans ses regards la satisfaction et le contentement. Je ne l’avais vue pendant une douzaine de jours que triste, sombre, pensive : sa nouvelle satisfaction, que je pouvais m’attribuer, me remplissait d’allégresse. Nous débutâmes en amants heureux, et nous fûmes prodigues de témoignages d’amour, de tendresse et de reconnaissance.

Après nos délicieux ébats, je lui rendis compte de tout ; mais l’amour avait tellement pénétré cette âme pure et sensible, que l’affaire principale n’était plus qu’accessoire pour elle. Elle demeura pourtant comme stupéfaite à la nouvelle que son séducteur s’était fait capucin, et, faisant sur cet événement des réflexions très sensées, elle finit par le plaindre. Quand on plaint, on ne hait plus ; mais cela n’arrive qu’aux âmes grandes et généreuses. Elle fut très contente que j’eusse confié à mes trois amis qu’elle était en mon pouvoir, s’abandonnant entièrement à moi sur les arrangements à prendre pour la présenter à son père.

De temps en temps nous pensions que l’instant de nous séparer pour toujours approchait, et nous éprouvions une angoisse pénible que nous oubliions un moment après dans la plus parfaite volupté.

« Que ne pouvons-nous être l’un à l’autre pour la vie ! me disait cette adorable fille. Ah ! ce n’est point la connaissance de Steffani qui m’a rendue malheureuse, c’est ta perte qui va faire mon malheur ! »

Il fallut enfin rompre ce doux tête-à-tête, car les heures s’écoulaient avec une effrayante rapidité. Je la quittai heureuse, les yeux humides des larmes du bonheur.

A table, M. Barbare me dit qu’il avait fait une visite à la mère de Steffani, sa prétendue parente, et qu’il ne l’avait pas trouvée fâchée du parti que son fils avait pris, quoiqu’il fût son unique enfant. « Il a bien fallu, avait-elle dit, qu’il optât entre se tuer ou se faire capucin, et il a choisi le parti le plus sage. »

Cette femme parlait en bonne chrétienne, et elle avait la prétention de l’être ; mais elle parlait en mauvaise mère, et elle l’était ; car, étant riche, si elle n’avait pas été cruellement avare, son fils n’aurait ni été réduit à se tuer, ni forcé à se faire capucin.

La dernière et la plus forte raison du désespoir de Steffani, qui vit encore, fut ignorée de tout le monde. Mes Mémoires la feront connaître lorsqu’elle n’intéressera plus personne.

Le comte et son fils, que cet événement surpris beaucoup, ne désirèrent plus que de recouvrer la jeune comtesse pour la reconduire à C., au sein de leur famille. Mais, afin de parvenir à savoir où elle était, le comte était décidé à faire citer les dix personnes dénoncées ou dénonciatrices, moi excepté. Cela nous obligeant à lui déclarer qu’elle était en mon pouvoir, M. de Bragadin se chargea de lui en faire la révélation.

Nous étions tous invités à souper chez le comte, à l’exception de M. de Bragadin qui s’en était dispensé ; nous y allâmes, et cela m’empêcha d’aller voir ma divinité ce soir-là ; mais le lendemain de bonne heure je ne manquai pas d’aller regagner le temps perdu, et comme il avait été décidé que ce jour-là même son père serait instruit qu’elle était sous ma sauvegarde, nous ne nous séparâmes qu’à midi.

Nous n’avions pas l’espoir de nous retrouver seuls, car dans l’après-midi je devais lui amener son frère.

Le comte et son fils dînèrent avec nous, et en nous levant de table, M. de Bragadin dit : « Réjouissons-nous, monsieur le comte, votre chère fille est retrouvée ! » Quel mouvement d’agréable surprise pour le père et pour le fils ! M. de Bragadin, leur présentant la promesse de mariage que Steffani avait fait à la comtesse, leur dit :

« Voilà, messieurs, ce qui a causé un moment de transport au cerveau à cette aimable personne en apprenant qu’il était parti de C. sans elle. Elle partit à pied toute seule, et, à peine arrivée ici, le hasard lui fit rencontrer ce grand jeune homme que vous voyez là, qui lui persuada de le suivre et qui l’a mise entre les mains d’une honnête femme dont elle ne s’est point séparée depuis, et d’où elle ne sortira que pour se jeter dans vos bras dès qu’elle sera assurée qu’elle y trouvera le pardon et l’oubli de la faute qu’elle a commise.

- Qu’elle ne doute pas de mon pardon, » dit le père avec un transport de tendresse.

Et, se tournant vers moi : « Oh ! monsieur, daignez ne pas différer à me donner une satisfaction d’où dépend le bonheur de ma vie. »

Je l’embrassai avec effusion de cœur en lui disant qu’elle lui serait rendue le lendemain, mais que ce même jour je conduirais son fils auprès d’elle pour qu’il la disposât à cette douce réunion par une transition insensible. M. Barbaro voulut être de la partie, et le jeune comte, enchanté de cet arrangement, m’embrassa en me jurant une amitié à toute épreuve.

Nous sortîmes, et une gondole nous mena en peu d’instants au lieu où je gardais un trésor bien plus précieux que les pommes des Hespérides. Mais, hélas ! ce trésor me cause encore aujourd’hui un doux frémissement, j’allais le perdre sans retour !

Je précédai mes deux compagnons pour prévenir ma jeune et belle amie de leur approche, et quand je lui eus dit que j’avais arrangé que son père ne la verrait que le lendemain : « Ah ! s’écria-t-elle avec l’accent du bonheur, nous pourrons donc passer encore quelques heures ensemble ! Va, mon ami, va chercher mon frère. »

Je rentre avec ces messieurs, mais comment exprimer ce coup de théâtre ? Oh ! combien l’art sera toujours distant de la nature ! L’amour fraternel et le ravissement qui s’expriment sur deux figures enchanteresses, avec une petite teinte de confusion sur celle de l’adorable sœur, la joie pure qui brille à travers les plus tendres embrassements, les plus éloquentes exclamations suivies d’un silence plus éloquent encore, leurs tendres regards qui semblent des éclairs au milieu d’une rosée de larmes de tendresse, un retour de politesse qui la rend confuse d’avoir négligé ses devoirs vis-à-vis d’un seigneur d’importance qu’elle voyait pour la première fois, enfin mon personnage muet et principal mobile de cette scène, entièrement oublié dans tous ces élans, tout cela faisait un tableau que le peintre le plus habile aurait bien de la peine à rendre.

On finit pourtant par s’asseoir, la comtesse entre son frère et M. Barbaro sur un canapé ; moi, en face d’elle, sur un tabouret.

« A qui donc, ma chère sœur, devons-nous le bonheur de t’avoir recouvrée ?

- A mon ange tutélaire, dit-elle en me tendant la main, à cet homme généreux qui m’attendait comme s’il eut été inspiré du ciel pour veiller sur ta sœur : c’est lui qui m’a sauvée, qui m’a garantie du précipice ouvert sous mes pas, qui m’a sauvée de l’opprobre qui me menaçait et dont je n’avais aucune idée, et qui, comme vous voyez, baise ma main pour la première fois. »

Elle mit alors son mouchoir sur ses beaux yeux pour recueillir quelques larmes auxquelles nous mêlâmes les nôtres.

Voilà la vertu véritable, qui ne perd jamais son noble caractère, lors même que la pudeur lui arrache un innocent mensonge. Au reste, l’aimable comtesse ne savait pas dans ce moment qu’elle mentait. Celle qui parlait par sa jolie bouche était une âme pure, vertueuse, et elle ne s’opposait pas à son action. Sa vertu aimait à la peindre comme pour lui dire que, malgré ses égarements, elle ne s’était jamais séparée d’elle. Une jeune fille qui obéit à l’amour uni au sentiment ne saurait commettre un crime, ni par conséquent être accessible au remords.

Quand la tendre visite tira vers sa fin, elle dit qu’il lui tardait de se voir aux pieds de son père ; mais qu’elle désirait que ce ne fût que vers le soir, afin de ne pas fournir matière au caquet des voisins. Il fut donc convenu que l’entrevue qui devait faire le dénouement du drame n’aurait lieu qu’à l’entrée de la nuit du lendemain.

Nous allâmes souper chez le comte, et ce bon et brave homme, fermement persuadé qu’il m’était redevable de son honneur et de celui de sa fille et de sa famille, ne me parlait, ne me regardait qu’avec admiration. Il était cependant bien aise d’avoir su avant que j’en convinsse que c’était moi qui lui avait parlé le premier à la sortie du coche. Avant de nous séparer, M. Barbaro les pria à dîner pour le lendemain.

Je me rendis de grand matin chez ma belle, et quoiqu’il y eut du danger à passer trop longtemps tête à tête, ce soin nous occupa peu, ou plutôt, si nous y pensâmes, ce ne fut que pour mieux mettre à profit le peu d’instants que l’amour nous laissait encore.

Après avoir savouré jusqu’à l’agonie tout ce que la tendresse la plus vive peut fournir de douces voluptés à deux amants jeunes, vigoureux et passionnés, ma jeune comtesse s’habilla, mit ses souliers et, baisant ses pantoufles, elle dit qu’elle était bien sûre de ne s’en séparer qu’à la mort. Je lui demandai une mèche de ses cheveux, que j’obtins à l’instant : c’était pour faire le pendant du cordon de ceux de Mme F. que je portais encore.

Sur la brune, le comte, son fils, MM. Dandolo, Barbaro et moi, nous nous rendîmes chez la comtesse. Dès qu’elle vit son père, elle se précipita à ses genoux, et lui, pleurant à chaudes larmes, s’empressa de la relever, l’embrassa, lui pardonna et lui donna sa bénédiction paternelle. Tout se passa avec tendresse, sentiment et amour. Une heure après, nous accompagnâmes la famille à leur auberge, et après leur avoir souhaité le plus heureux voyage, je rentrai avec mes deux amis chez M. de Bragadin, à qui je fis le récit de ce qui s’était passé.

Le lendemain, nous les croyions partis, quand nous les vîmes venir au palais dans une péotte à six rames. Ils n’avaient pas voulu quitter Venise sans nous revoir et sans nous remercier du grand service qu’ils croyaient que nous leur avions rendu, moi spécialement. M. de Bragadin, qui n’avait pas encore vu la jeune comtesse, fut frappé de l’extrême ressemblance du frère et de la sœur.

Après avoir pris quelques rafraîchissements, ils remontèrent dans leur péotte, qui en vingt-quatre heures devait les débarquer au Pont-de-Lac-Obscur, sur le Pô, lieu qui confine aux États du pape. Je ne pus que des yeux exprimer à cette adorable fille tout ce que mon cœur éprouvait dans cet instant ; mais elle comprit leur langage, et celui des siens me fut facile à interpréter.

Jamais recommandation plus à propos que celle qui dans cette affaire fut adressée à M. Barbaro. Elle servit à sauver l’honneur d’une famille respectable, et à m’éviter les désagréments que j’aurais eus, si j’avais dû rendre compte devant le conseil de ce que la demoiselle était devenue après que j’aurais été convaincu que je l’avais conduite avec moi.

A peu de jours de là, nous partîmes tous quatre pour Padoue pour y rester jusqu’à la fin de l’automne. J’eus la douleur de n’y plus trouver le docteur Gozzi ; il était devenu curé d’un village où il vivait avec Bettine qui n’avait pu vivre avec le coquin qui ne l’avait épousée que pour la dépouiller de sa petite dot et qui la rendait extrêmement malheureuse.

La tranquille oisiveté de cette grande ville devait peu me plaire, et, pour m’arracher à l’ennui, je devins amoureux de la courtisane la plus célèbre de Venise. Elle s’appelait Ancilla, et c’est la même que le fameux danseur Campioni épousa plus tard, et qu’il conduisit à Londres, où elle fut cause de la mort d’un très aimable Anglais. J’en parlerai plus au long dans quatre ans ; mais aujourd’hui je ne dois parler que d’un événement qui fit que mon amour ne dura que trois ou quatre semaines.

Le comte Medini, jeune étourdi comme moi et ayant les mêmes inclinations que moi, me présenta à cette fille. Le comte était joueur déterminé et ennemi déclaré de la fortune. On jouait chez Ancilla dont il l’était l’amant aimé, et le bon apôtre ne me procura la connaissance de sa maîtresse que pour me rendre sa dupe en jouant aux cartes.

Je commençai effectivement par être dupe, mais ne m’apercevant de rien, je faisais bonne mine à mauvais jeu ; mais un jour, me voyant volé d’une manière palpable, je tire un pistolet de ma poche, et, tout armé, lui en appuyant le bout sur la poitrine, je le menaçai de le tuer s’il ne me restituait à l’instant ce qu’ils m’avaient volé.

Ancilla s’évanouit, et lui, en me remettant mon argent, me défia à sortir pour mesurer nos épées. J’accepte, je pose mes pistolets sur la table, et nous sortons. Arrivés en un lieu commode, nous mîmes l’épée à la main au clair de la lune, et j’eus le bonheur de lui donner une estafilade au travers de l’épaule. Le comte, ne pouvant plus étendre le bras, fut forcé de me demander quartier.

Après cette expédition, j’allai me coucher et je dormis d’un bon sommeil ; mais le matin, ayant conté mon affaire à mon père, je crus devoir suivre le conseil qu’il me donna de quitter incontinent Padoue.

Le comte Medini fut mon ennemi tout le reste de sa vie ; j’aurai occasion de reparler de lui quand le lecteur me retrouvera à Naples.

Tout le reste de l’année se passa dans mes habitudes, sans grand événements, tantôt content, tantôt mécontent de la fortune.

Vers la fin de janvier 1747, je reçus une lettre de la jeune comtesse A. S., qui ne portait plus son nom, ayant épousé le marquis de***. Elle me priait de faire semblant, si le hasard me conduisait dans la ville qu’elle habitait, de ne point la connaître ; car elle avait le bonheur de s’être unie à un homme qui avait captivé son cœur après lui avoir donné sa main.

J’avais déjà su par son frère qu’à peine arrivée à C. sa mère l’avait conduite à la ville d’où elle m’écrivait, et que là, chez un parent où elle demeurait, elle avait fait la connaissance de l’homme qui s’était chargé de faire son bonheur. Je la vis un an après, et sans la lettre qu’elle m’avait écrite, je me serais bien certainement fait présenter à son époux. Les douceurs de la paix sont bien préférables aux charmes de l’amour ; mais on ne pense pas ainsi quand on est amoureux.

Dans ce temps-là, une jeune Vénitienne, très jolie, que son père, Ramon, exposait à l’admiration du public en la faisant danser sur le théâtre, me captiva pendant une quinzaine de jours. Mes fers auraient peut-être duré plus longtemps, si l’hymen ne fut venu les rompre. Mme Cécilia Valmarano, sa protectrice, lui trouva un mari de sa compétence dans un danseur français nommé Binet, qui prit le nom de Binetti. Cela fit que sa jeune femme ne fut pas obligée de changer son rôle italien en celui d’une Française. Cette Binetti eut le singulier et rare privilège que les ans n’imprimèrent sur ses traits que de légères traces de leur passage. Elle parût toujours jeune à tous ses amants, même aux plus fins connaisseurs des traits surannés. Les hommes en général n’en demandent pas davantage, et ils ont raison de ne pas vouloir se fatiguer à se convaincre qu’ils sont dupes de l’apparence. Le dernier amant que cette singulière femme fit mourir par excès de plaisir fut un certain Mosciuski, Polonais, que sa destinée appela à Venise il y a sept à huit ans : la Binetti en avait alors soixante-trois.

La vie que je menais à Venise aurait pu me paraître heureuse si j’avais pu m’abstenir de ponter à la bassette. Il n’était permis, aux ridottos, qu’aux seuls nobles, non masqués et en robe patricienne, portant la grande perruque devenue indispensable au commencement du siècle. Je jouais et j’avais tort, car je n’avais ni la prudence de quitter quand la fortune m’était contraire, ni la force de m’arrêter quand j’avais fait quelque gain. Je jouais véritablement alors par un sentiment d’avarice. J’aimais la dépense, et je la regrettais quand ce n’était pas de l’argent gagné au jeu ; car celui-là seul me semblait ne m’avoir rien coûté.

A la fin du mois de janvier, me trouvant dans la nécessité de me procurer deux cents sequins, Mme Manzonni me fit prêter par une autre dame un brillant qui en valait cinq cents. Je me déterminai à me rendre à Trévise, à quinze milles de Venise, pour le mettre au mont-de-piété, qui prête à 5 pour 100. Ce bel et utile établissement manque à Venise, où les juifs ont toujours trouvé le moyen de l’empêcher.

Je me lève de bonne heure et je vais à pied jusqu’au bout du Canal regio (canal Majeure ou canal Royal) avec l’intention de prendre une gondole pour Mestre, où j’aurais pris une voiture de poste qui m’aurait mis en moins de deux heures à Trévise, d’où je serais reparti le même jour après que j’aurais eu mis mon brillant en gage, et j’aurais couché à Venise.

En passant sur le quai de Saint-Job, je vois dans une gondole à deux rames une villageoise très richement coiffée. M’étant arrêté pour la considérer, le barcarol de proue s’imagine que je veux profiter de l’occasion pour aller à Mestre à meilleur marché et dit au barcarol de poupe de revenir au rivage. Je n’hésite pas un instant en voyant le joli minois de la villageoise, je monte et je lui paye double pour qu’il ne prît plus personne. Un vieux prêtre occupait la première place auprès de la fille, il se lève pour me la céder, mais je l’oblige poliment à la reprendre.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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