Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 34
CHAPITRE XIII
ОглавлениеMon passage à Ferrare et aventure comique que j’y ai. - Mon arrivée à Paris.
A midi précis la péote me débarque au pont du Lac-Obsur, et je prends de suite une chaise pour aller dîner à Ferrare, où je descends à l’auberge Saint-Marc. Je monte, précédé d’un valet, quand tout à coup un bruit de gaieté qui se faisait entendre dans une salle ouverte m’inspira la curiosité de voir ce que c’était. J’avance ma tête dans la salle, et je vois une douzaine de personnes, hommes et femmes, assises autour d’une table abondamment servie. C’était tout simple, et j’allais continuer mon chemin quand je me vis arrêté par un : Ah ! le voilà ! prononcé par une jolie voix de femme ; et au même instant cette même femme, s’étant levée de table, vient à moi les bras ouverts, et m’embrasse en disant :
« Vite, mettez un couvert auprès de moi, et qu’on mette sa malle dans cette chambre. »
Un jeune homme s’étant approché pendant ce temps, elle lui dit :
« Eh bien ! je vous l’avais bien dit qu’il arriverait aujourd’hui ou demain. »
Elle me mène asseoir près d’elle, après avoir été salué par tous les convives qui s’étaient levés pour me faire honneur.
« Mon cher cousin, me dit-elle, vous devez avoir bon appétit ; » et en disant cela elle me marchait sur le pied ; « voilà mon futur que je vous présente, et voilà mon beau-père et ma belle-mère. Tout le reste de la société sont des amis de la maison. Mais, mon cher cousin, d’où vient que ma mère n’est pas arrivée avec vous ? »
Voilà enfin le moment de parler !
« Votre mère, ma chère cousine, sera ici dans trois ou quatre jours au plus tard. »
Je ne croyais pas connaître cette singulière personne ; mais, en regardant bien, je crois me rappeler ses traits ; c’était la Catinella, danseuse très connue, mais à laquelle je n’avais jamais parlé. Je vis facilement qu’elle me faisait jouer un rôle impromptu dans une pièce de sa composition, et que je devais lui être nécessaire pour le dénouement. Le singulier m’a toujours plu, et comme ma cousine était jolie, je me prêtai au jeu de bonne grâce, ne doutant pas de la récompense qui m’attendait. Il s’agissait de bien jouer mon rôle et surtout sans me compromettre ; ainsi, sous prétexte d’avoir besoin de manger, je lui laissai tout le temps de parler à demi-mots, pour savoir à quoi m’en tenir, afin de ne pas faire quelque bévue. Sentant mes besoins et le motif de ma réserve, elle me donna un échantillon de son esprit en disant, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, tout ce qu’il m’était nécessaire de savoir. Je sus que le mariage ne pouvait se faire qu’à l’arrivée de sa mère, qui devait lui apporter ses habits et ses diamants. J’appris aussi que j’étais le maître de chapelle qui allait à Turin pour composer la musique de l’opéra que l’on devait jouer pendant les noces du duc de Savoie. Cette dernière découverte me fit grand plaisir ; car je vis que je n’éprouverais aucune difficulté pour partir le lendemain, et cela me donna du goût pour mon rôle. Cependant, sans la récompense sur laquelle je comptais, j’aurais bien pu dire à la compagnie que ma prétendue cousine était folle ; mais, quoique Catinella frisât la trentaine, elle était fort jolie et célèbre par ses intrigues ; que de motifs pour me rendre souple comme un gant !
La prétendue belle-mère était assise vis-à-vis, et pour me faire honneur, elle remplit un verre qu’elle me présenta. Déjà identifié avec mon rôle, j’étends la main pour le prendre ; mais, s’apercevant que je la tenais un peu courbée :
« Qu’avez-vous, monsieur, me dit-elle ?
- Rien, madame, une entorse légère que je me suis donnée et qui guérira avec un peu de repos. »
A ces mots, Catinella, éclatant de rire, dit qu’elle en était fâchée, puisque cela priverait la compagnie de m’entendre jouer du clavecin.
« Je trouve singulier, ma cousine, que cela vous fasse rire.
- Je ris parce que cela me rappelle une entorse de commande que je me suis donnée il y a deux ans pour ne point danser. »
Après le café, la belle-mère, femme qui connaissait sans doute les convenances, dit que mademoiselle Catinella devait sans doute avoir à me parler sur ses affaires de famille ; qu’ainsi il fallait nous laisser en liberté : tout le monde sortit.
Seul avec Catinella dans la chambre que cette intrigante m’avait fait préparer auprès de la sienne, elle se jeta sur un canapé pour se livrer à un rire immodéré.
« Quoique je ne vous connaisse que de nom, me dit-elle, je suis sûre de vous ; mais vous ferez fort bien de repartir demain. Je suis ici, continua-t-elle, sans le sou depuis deux mois. Je n’ai que quelques robes et du linge que j’aurais été obligée de vendre pour vivre, si par bonheur je n’avais rendu amoureux le fils de l’hôte. Je l’ai flatté de devenir sa femme en lui apportant une dot de vingt mille écus en diamants que je dois avoir à Venise et que ma mère doit m’apporter. Ma mère n’a rien et ne sait rien de cette intrigue : elle ne bougera donc pas de Venise.
- Mais, belle extravagante, dis-moi, je t’en prie, quel sera le dénouement de cette farce. Je prévois qu’il sera tragique.
- Tu te trompes ; il sera comique et très risible. J’attends à chaque instant le comte de Holstein, frère de l’électeur de Mayence. Il m’a écrit de Francfort ; il en est parti et il doit être maintenant à Venise, il viendra me prendre pour me conduire à la foire de Reggio, et si mon prétendu s’avisait de faire le méchant, il le rosserait en lui payant ma dépense ; mais je veux qu’il ne soit ni rossé ni payé. Au moment de partir, je lui dirai doucement à l’oreille que je reviendrai, et tout sera fini ; car je le rendrai heureux en lui promettant de l’épouser à mon retour.
- C’est à merveille ! tu as de l’esprit comme un ange ; mais moi je n’attendrai pas ton retour pour t’épouser : nos noces doivent avoir lieu de suite.
- Quelle folie ! attends au moins la nuit.
- Point du tout, car il me semble déjà entendre la voiture du comte. S’il n’arrive pas, nous n’y perdrons rien pour la nuit.
- Tu m’aimes donc ?
- A la folie ! et quand même ? mais ta pièce vaut bien qu’on t’adore. Ne perdons pas de temps.
- Tu as raison ; c’est un épisode, et d’autant plus joli qu’il est impromptu. »
Je me souviens encore que je le trouvai charmant.
Vers le soir, toute la société vint nous trouver, et on parla d’aller prendre l’air. On s’y disposait lorsqu’on entendit le bruit d’un équipage à six chevaux qui arrivait en poste. Catinella, ayant regardé par la fenêtre, dit à tout le monde de se retirer, que c’était un prince qui venait pour elle ; qu’elle en était sûre. Chacun s’en va, elle me pousse dans ma chambre et m’y enferme. La berline s’arrête effectivement devant l’auberge, et j’en vois sortir un seigneur quatre fois plus gros que moi, soutenu par quatre domestiques. Il monte, il entre chez la future épouse, et il ne me reste pour tout amusement que la satisfaction d’avoir saisi la fortune par le toupet, le plaisir d’entendre tous leurs discours et la commodité de voir par une fente tout ce que Catinella parvenait à faire avec cette lourde masse. A la fin, ce sot amusement finit par m’ennuyer, car il dura cinq heures consécutives, qui furent employées en caresses, puis à faire les paquets des guenilles de Catinella, ensuite à les charger sur la berline et enfin à souper et à vider à grands verres bon nombre de bouteilles de vin du Rhin. A minuit, le comte de Holstein partit comme il était entré, enlevant au fils de l’hôte le tendre objet de son amour.
Personne, dans ce long intervalle, n’étant venu à ma chambre, je n’eus garde d’appeler. Je craignais d’être découvert, et je ne savais pas comment le prince allemand aurait pris la chose, s’il avait su qu’il avait été à la merci d’un témoin caché pendant les lourdes démonstrations de sa tendresse qui ne faisaient honneur ni à l’un ni à l’autre des acteurs, et qui me fournirent d’amples réflexions sur les misères du genre humain.
Après le départ de l’héroïne, apercevant par ma fente le pauvre amant berné, je l’appelai pour m’ouvrir. Le pauvre benêt me répondit d’une voix lamentable qu’il fallait abattre la serrure puisque mademoiselle avait emporté la clef. Je le priai de le faire sans tarder, parce que j’avais faim. Dès que je fus libre, on m’apporta à manger, et le pauvre garçon me tint compagnie. Il me dit que mademoiselle avait trouvé un moment pour l’assurer qu’elle serait de retour en six semaines, qu’elle pleurait en lui donnant cette assurance, et qu’elle l’avait embrassé tendrement.
« Le prince aura payé sa dépense ?
- Point du tout. Nous n’en aurions pas voulu s’il l’avait offert. Ma future se serait offensée ; car vous ne sauriez croire combien elle pense noblement.
- Que dit votre père de son départ ?
- Mon père pense toujours mal : il dit qu’elle ne reviendra plus, et ma mère est plus de son avis que du mien. Mais vous, signor maestro, qu’en dites-vous ?
- Que si elle vous l’a dit, elle reviendra sans doute.
- Oui, si elle n’avait pas l’intention de revenir, elle ne me l’aurait pas assuré.
- Précisément : voilà qui s’appelle raisonner ! »
Mon souper se composa du reste de celui que le cuisinier du comte avait fait pour son maître, et je bus une bouteille d’excellent vin du Rhin que Catinella avait escamotée pour en régaler son futur époux, et que celui-ci ne crut pouvoir mieux employer qu’en en régalant son futur cousin. Après souper, je pris la poste et je partis en assurant le malheureux abandonné que je ferais tout mon possible pour persuader à ma cousine de revenir au plus tôt. Je voulus payer ; mais il refusa absolument de rien prendre. J’arrivai à Bologne un quart d’heure après Catinella, et je descendis à la même auberge qu’elle, où je trouvai l’occasion de lui rapporter ce que m’avait dit son amant. J’arrivai à Reggio avant elle ; mais il me fut impossible de lui parler ; elle ne quittait pas un instant son puissant et impuissant seigneur.
A la fin de la foire, où rien de remarquable ne m’arriva, je quittai Reggio avec mon ami Balletti, et nous allâmes à Turin que j’avais envie de voir ; car, lorsque j’y étais passé la première fois avec Henriette, je ne m’y étais arrêté que pour y changer de chevaux.
Je trouvai tout également beau à Turin, la ville, la cour, le théâtre et les femmes, à commencer par la duchesse de Savoie ; mais je ne pus m’empêcher de rire quand on me dit que la police y était excellente, et que je vis les rues pleines de mendiants. Cette police cependant était la principale affaire du roi, qui avait beaucoup d’esprit, à ce que nous apprend l’histoire ; mais j’avoue que je fus assez badaud pour m’étonner de la ridicule figure de ce monarque.
N’ayant jamais vu de roi de ma vie, une idée bâtarde me faisait croire qu’un roi devait avoir quelque chose de fort rare en beauté ou en majesté dans sa physionomie, quelque chose enfin de supérieur aux autres hommes. En ma qualité de jeune républicain qui pensait, mon idée n’était pas tout à fait sotte ; mais je m’en défis bien vite en voyant ce roi de Sardaigne laid, bossu, maussade, et ayant l’air ignoble jusque dans ses moindres manières : je vis bien qu’on pouvait être roi sans être tout à fait homme.
Je vis sur la scène l’Astrua et Gafarello, ces deux superbes voix, et je vis danser la Geofroi, qu’un danseur très honnête homme, nommé Bodin, épousa dans ce même temps.
Pendant mon séjour à Turin, aucun penchant amoureux n’altéra la paix de mon âme, si ce n’est la fille de ma blanchisseuse, avec laquelle il m’arriva un accident que je ne rappelle ici que parce qu’il augmenta d’une manière singulière mes connaissances en physique.
Cette fille était fort jolie, et, sans en être précisément amoureux, je désirais en obtenir les faveurs. Piqué de faire de vains efforts pour obtenir un rendez-vous, je me hasardai un jour à l’obtenir avec un peu de violence au bas d’un escalier dérobé par où elle passait en venant chez moi. M’étant caché à cet effet dans un moment où je savais qu’elle allait venir, je la saisis par surprise, et moitié par persuasion, moitié par la vivacité de mon action, elle se trouva en position convenable, et moi en action. Mais au premier mouvement de l’union, une forte explosion ralentit un peu mon ardeur, d’autant plus que la jeune fille porta la main à son visage comme pour cacher la honte qu’elle en avait. Je crois devoir la rassurer par un tendre baiser, et puis je recommence. Mais grand Dieu ! un bruit plus fort que le premier frappe à la fois mon nez et mon oreille.
Je poursuis ; un troisième, puis un quatrième, un enfin à chaque mouvement avec autant de régularité qu’un chronomètre pour marquer la mesure d’une pièce de musique. Ce phénomène bizarre, la confusion de la pauvre fille, notre position, tout me parut si comique que le rire s’empara de moi au point de me forcer à quitter la place. Honteuse et déconcertée, la jeune fille s’enfuit, et je ne cherchai pas à la retenir. Depuis ce jour, elle n’osa plus se remontrer à mes yeux. Je restai assis sur l’escalier plus d’un quart d’heure après son départ, réfléchissant sur le comique d’une scène dont le souvenir excite encore mon hilarité. Je pense que c’est à ce singulier défaut que cette fille était redevable de sa sagesse, et il est probable que s’il était commun à tout le sexe, il y aurait bien moins de femmes galantes, à moins toutefois que nous n’eussions d’autres organes ; car c’est trop cher payer un instant de jouissance que de le payer aux dépens de l’ouïe et de l’odorat.
Balletti, pressé d’arriver à Paris, où l’on préparait des fêtes superbes pour la naissance d’un duc de Bourgogne, car Mme la Dauphine touchait au terme de sa grossesse, me persuada facilement d’abréger mon séjour à Turin. Nous en partîmes, et en cinq jours nous arrivâmes à Lyon, où je restai une huitaine de jours.
Lyon est une fort belle ville, où il n’y avait pas de mon temps trois ou quatre maisons nobles ouvertes aux étrangers ; mais, en revanche, il y en a cent de négociants, de fabricants, de commissionnaires, beaucoup plus riches que les fabricants, et la société s’y trouve parfaitement bien montée, avec aisance, civilité, franchise et bon ton, sans la raideur et la sotte morgue que l’on trouve dans les maisons nobles de province, à quelques honorables exceptions près. Il est vrai que le ton y est au-dessous de celui de Paris ; mais on s’y fait, on y vit plus méthodiquement. Ce qui fait la richesse de Lyon, c’est le bon goût et le bon marché, et la divinité à laquelle cette ville doit sa prospérité, c’est la mode. Elle change chaque année ; et telle étoffe que le goût du jour met aujourd’hui à trente, n’en vaut plus l’année prochaine que vingt ou quinze ; et alors on l’envoie dans l’étranger, où elle est recherchée comme toute nouvelle.
Les Lyonnais payent cher les dessinateurs qui ont du goût ; c’est le secret. Le bon marché vient de la concurrence, source féconde de richesses, et fille de la liberté. Donc un État qui veut assurer chez lui la prospérité du commerce, doit le laisser agir en pleine liberté ; attentif seulement à prévenir la fraude que l’intérêt privé, souvent malentendu, peut inventer au détriment de l’intérêt général. Les gouvernements doivent tenir la balance, et les citoyens la charger à leur gré.
Je trouvai à Lyon la plus célèbre courtisane de Venise. On convenait généralement de n’avoir point vu son égale : son nom était Ancilla. Ceux qui la voyaient la convoitaient, et son bon cœur était tel qu’elle ne pouvait se refuser à personne ; car, si tous les hommes l’aimaient un à un, elle le leur rendait en les aimant tous ensemble, et l’intérêt chez elle n’était qu’un mobile absolument secondaire.
Venise a toujours eu des courtisanes célèbres plus par leur beauté que par leur esprit ; les principales de mon temps sont cette Ancilla et une autre appelée Spina, toutes deux filles de barcarols ; l’une et l’autre mortes jeunes de l’excès d’un métier qui leur semblait un titre de noblesse. Ancilla à vingt-deux ans se fit danseuse, et Spina voulut être chanteuse. Un danseur fameux, nommé Campioni, Vénitien, donna à la belle Ancilla toutes les grâces dont ses perfections physiques étaient susceptibles, et l’épousa. Spina eut pour maître un castrato qui ne parvint qu’à en faire une chanteuse médiocre, et, à défaut de talent, elle se vit forcée, pour vivre, de tirer parti de son propre fonds.
J’aurai encore occasion de parler d’Ancilla avant sa mort. Elle était alors à Lyon avec son mari ; ils revenaient d’Angleterre, où ils s’étaient fait applaudir au théâtre de Hay-Market. Elle ne s’était arrêtée à Lyon que pour son plaisir, et dès qu’elle s’était montrée, elle avait vu à ses pieds toute la brillante jeunesse de la ville, faisant tout ce qu’elle voulait pour lui plaire. Le jour, parties de plaisir ; le soir soupers splendides, et la nuit grande banque de pharaon. Celui qui tenait la banque était un nommé don Joseph Marrati, le même que j’avais connu à l’armée espagnole sous le nom de don Bepe il Cadetto et qui, quelques années après, prit le nom d’Afflisio et qui finit si mal. Cette banque en peu de jours gagna trois cent mille francs. Dans une ville de cour, une pareille somme n’aurait fait aucune sensation, mais dans une cité essentiellement commerçante et industrielle, elle donna l’alarme à tous les pères de famille, à tous les chefs de maison, et la bande noire des ultramontains pensa à partir.
Ce fut à Lyon qu’un respectable personnage, dont je fis la connaissance chez M. de Rochebaron, me procura la grâce d’être admis à participer aux sublimes bagatelles de la franc-maçonnerie. Arrivé apprenti à Paris, quelques mois après, j’y devins compagnon et maître. La maîtrise est certainement le suprême grade de la franc-maçonnerie ; car tous les autres, que dans la suite on m’a fait prendre, ne sont que des inventions agréables qui, bien que symboliques, n’ajoutent rien à la dignité de maître.
Il n’y a personne au monde qui puisse parvenir à tout savoir, mais tout homme qui se sent des facultés et qui sait se rendre à peu près compte de sa force morale, doit chercher à connaître le plus possible. Un jeune homme bien né qui veut voyager et connaître le monde et ce qu’on appelle le grand monde, qui ne veut pas se trouver en certains cas l’inférieur de ses égaux et être exclu de la participation de tous leurs plaisirs, doit se faire initier dans ce qu’on appelle la franc-maçonnerie, quand ce ne serait que pour savoir, même superficiellement, ce que c’est. La franc-maçonnerie est une institution de bienfaisance qui, en certains temps et en certains lieux, a pu servir de prétexte à des menées criminelles et subversives du bon ordre ; mais, bon Dieu ! de quoi n’a-t-on pas abusé ? N’a-t-on pas vu les jésuites, sous l’égide sacrée de la religion, armer le bras parricide d’aveugles enthousiastes pour frapper les rois ? Tout homme de quelque importance, je veux dire ceux dont l’existence sociale est marquée par le mérite, le savoir ou la fortune, peuvent être maçons, et grand nombre le sont ; comment supposer que des réunions pareilles, où les membres s’imposent la loi de ne parler jamais intra muros ni de politique, ni de religions, ni de gouvernements ; qui ne s’entretiennent que d’emblèmes ou moraux ou puérils ; comment supposer, dis-je, que ces réunions où les gouvernements peuvent avoir leurs créatures, puissent offrir des dangers tels que des souverains les proscrivent et que des papes s’amusent à les excommunier ? C’est au reste manquer le but, et le pape, malgré son infaillibilité, n’empêchera pas que les persécutions ne donnent à la franc-maçonnerie une importance qu’elle n’aurait peut-être jamais acquise sans elles. Le mystère est dans la nature de l’homme, et tout ce qui se présentera à la foule sous un aspect mystérieux piquera toujours la curiosité et sera recherché, quelque persuadé que l’on soit du reste que le voile souvent ne cache qu’un zéro.
Au résumé, je conseille à tout jeune homme bien né qui veut voir le monde de se faire recevoir maçon ; mais je l’engage aussi à bien choisir la loge ; car, quoique la mauvaise compagnie ne puisse point agir en loge, elle peut cependant s’y trouver, et le candidat doit se garder des liaisons dangereuses.
Les hommes qui ne se font recevoir francs-maçons que dans l’intention de parvenir à connaître le secret de l’ordre, courent grand risque de vieillir sous la truelle sans jamais atteindre leur but. Il y a cependant un secret, mais il est tellement inviolable qu’il n’a jamais été dit ou confié à personne. Ceux qui s’arrêtent à la superficie des choses pensent que le secret consiste en mots, signes et attouchements, ou qu’enfin le grand mot est au dernier degré. Erreur. Celui qui devine le secret de la franc-maçonnerie, car on ne le sait jamais qu’en le devinant, ne parvient à cette connaissance qu’à force de fréquenter les loges, qu’à force de réfléchir, de raisonner, de comparer et de déduire. Il ne le confie pas à son meilleur ami en maçonnerie, car il sait que s’il ne l’a pas deviné comme lui, il n’aura pas le talent d’en tirer parti dès qu’il le lui aura dit à l’oreille. Il se tait, et ce secret est toujours secret.
Tout ce qui se fait en loge doit être secret ; mais ceux qui, par une indiscrétion malhonnête, ne se sont pas fait un scrupule de révéler ce qu’on y fait, n’ont point révélé l’essentiel : ils ne le savaient pas ; et s’ils l’avaient su, certes ils n’auraient pas révélé les cérémonies.
La sensation qu’éprouvent aujourd’hui les profanes, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas maçons, est de la même nature que celle qu’éprouvaient jadis ceux qui n’étaient pas admis aux mystères qu’on célébrait à Éleusis en l’honneur de Cérès. Mais les mystères d’Éleusis intéressaient toute la Grèce, et tout ce qu’il y avait d’éminent dans la société d’alors aspirait à en faire partie ; tandis que la franc-maçonnerie, au milieu de grand nombre d’hommes du premier mérite, renferme une foule de gredins qu’aucune société ne devrait avouer, parce qu’ils sont le rebut de l’espèce humaine sous les rapports moraux.
Dans les mystères de Cérès, on garda longtemps un silence impénétrable à cause de la vénération dont ils étaient l’objet. Au reste, que pouvait-on révéler ? les trois mots que l’hiérophante disait aux initiés ; mais à quoi cela aboutissait-il ? à déshonorer l’indiscret ; car il ne révélait que des mots barbares inconnus du vulgaire. J’ai lu quelque part que les trois mots sacrés et secrets des mystères d’Éleusis signifiaient : Veillez et ne faites pas de mal. Les mots sacrés et secrets des divers grades maçonniques sont à peu près tout aussi criminels.
L’initiation durait neuf jours ; les cérémonies étaient très imposantes et la compagnie très respectable. Plutarque nous apprend qu’Alcibiade fut condamné à mort et tous ses biens confisqués pour avoir osé tourner en ridicule, chez lui, les grands mystères avec Polition et Théodore, contre les Eumolpides. On voulut même qu’il fût maudit par les prêtres et les prêtresses ; mais la malédiction ne fut point prononcée, parce qu’une prêtresse s’y opposa disant : Je suis prêtresse pour bénir, et non pour maudire ! paroles sublimes ! leçon de morale et de sagesse que le pape méprise, mais que l’Évangile enseigne et que le sauveur du monde prescrit.
Rien n’est important aujourd’hui, comme rien n’est sacré pour une certaine classe d’hommes cosmopolites.
Botarelli publie dans une brochure toutes les pratiques des maçons, et on se contente de dire : « C’est un coquin. » On le savait d’avance. Un prince à Naples et M. Hamilton chez lui font le miracle de saint Janvier, et ils en rient sans doute, et bien d’autres avec eux. Cependant le roi fait semblant de ne pas savoir qu’il porte sur sa poitrine royale un crachat avec cette devise autour de la figure de saint Janvier : In sanguine fœdus. Tout aujourd’hui est inconséquent, et rien ne signifie quelque chose ; cependant on fera bien d’aller en avant ; car s’arrêter à moitié chemin, ce serait aller de mal en pis.
Nous partîmes de Lyon par la diligence et nous mîmes cinq jours pour arriver à Paris. Balletti avait prévenu sa famille du moment de son départ : elle savait par conséquent l’instant de notre arrivée.
Nous étions huit dans la diligence et nous y étions tous très incommodément assis ; car c’était une grosse carcasse ovale, de façon que personne n’occupait un coin, puisqu’il n’y en avait pas. Si cette voiture avait été construite dans un pays où l’égalité eût été consacrée par les lois, le moyen aurait été fort plaisant. Je trouvai simplement que c’était fort mal raisonné ; mais j’étais en pays étranger, et je gardais le silence. D’ailleurs, en ma qualité d’Italien, aurais-je eu bonne grâce de ne pas admirer tout ce qui était français et surtout en France ? Voiture ovale : je révérais la mode, tout en la maudissant, car le singulier mouvement de cette voiture faisait sur moi le même effet que le roulis d’un vaisseau par une grosse mer. Du reste, elle était fort bien suspendue ; mais le cabotage m’aurait bien moins incommodé.
Comme dans la célérité de son allure elle ondoyait, on lui avait donné le nom de gondole ; mais j’étais connaisseur, et je ne lui trouvais guère d’analogie avec ces gondoles vénitiennes poussées par deux vigoureux rameurs, qui vont si vite et si doucement.
L’effet de ce mouvement fut tel que je fus obligé de rendre tout ce que j’avais dans l’estomac. Cela fit qu’on me trouva de mauvaise compagnie ; mais on ne me le dit pas : j’étais en France et avec des Français qui se connaissent en politesse. On se contenta de me dire que j’avais trop soupé ; et un abbé parisien, pour prendre ma défense, dit que j’avais l’estomac faible. Là-dessus on disputa.
Impatienté : « Messieurs, dis-je, vous avez également tort ; car j’ai l’estomac excellent et je n’ai pas soupé. »
A ces mots, un homme d’un certain âge me dit d’un ton mielleux que je ne devais pas dire à ces messieurs qu’ils avaient tort ; mais que j’aurais pu leur dire qu’ils n’avaient pas raison, imitant Cicéron qui ne dit pas aux Romains que Catilina et les autres conjurés étaient morts, mais qu’ils avaient vécu.
« N’est-ce pas la même chose ?
- Je vous demande pardon, monsieur ; l’un est poli, et l’autre ne l’est pas. »
Il se mit alors à faire une longue dissertation sur la politesse, et il termina en me disant d’un air riant :
« Je pense que monsieur est Italien ?
- Oui, je le suis ; mais me feriez-vous le plaisir de me dire à quoi vous l’avez reconnu ?
- Oh ! oh ! à l’attention avec laquelle vous avez écouté mon long bavardage. »
Tout le monde se mit à rire, et moi, charmé de son originalité, je commençai à l’amadouer. Il était gouverneur d’un jeune garçon de douze ou treize ans qui était assis à son côté. Je l’employai pendant tout le voyage à me donner des leçons de politesse française, et lorsque nous dûmes nous séparer, il me prit amicalement à part et me dit qu’il voulait me faire un petit cadeau.
« Quoi ?
- Il faut abandonner et oublier pour ainsi dire la particule non, dont vous faites un fréquent usage à tort et à travers. Non n’est pas un mot français ; au lieu de cette syllabe désobligeante, dites : Pardon. Non est un démenti ; laissez-le, monsieur, ou préparez-vous à donner et à recevoir des coups d’épée à tout bout de champ.
- Je vous remercie, monsieur ; votre cadeau est précieux, et je vous promets de ne plus dire non de toute ma vie. »
Pendant la première quinzaine de mon séjour à Paris, il me paraissait que j’étais devenu le plus fautif de tous les hommes, car je ne discontinuais pas de demander pardon sur pardon. Je crus même un soir au théâtre qu’on me faisait une querelle pour avoir demandé pardon mal à propos. Un jeune petit maître, étant au parterre, me marcha sur le pied, et je m’empressai de lui dire :
« Pardon, monsieur.
- Monsieur, pardonnez vous-même.
- Vous-même.
- Vous-même.
- Hélas ! monsieur, pardonnons-nous tous deux et embrassons-nous. »
L’embrassade termina le différend.
Un jour, pendant le voyage, m’étant endormi de fatigue dans l’incommode gondole, je me sens tiré fortement par le bras :
« Ah ! monsieur, voyez ce château, me dit mon voisin.
- Je le vois ; eh bien ?
- Ah ! de grâce, ne le trouvez-vous pas…
- Je n’y trouve rien ; et qu’y trouvez-vous vous-même ?
- Rien d’étonnant s’il n’était à quarante lieues de Paris. Mais ici ! ah ! le croiront-ils, mes badauds de compatriotes, qu’il y ait un si beau château à quarante lieues de la capitale ! Qu’on est ignorant quand on n’a pas voyagé !
- Vous dites fort bien. »
Cet homme était Parisien lui-même et badaud dans l’âme, comme un Gaulois au temps de César.
Cependant si les Parisiens badaudent du matin au soir, s’amusant de tout, un étranger comme moi devait être bien plus badaud qu’eux ! La différence entre eux et moi était qu’accoutumé à voir les choses telles qu’elles sont, j’étais surpris de les voir souvent sous un masque qui les changeait de nature, tandis que leur surprise dépend souvent de ce qu’on leur fait soupçonner le dessous du masque.
Ce qui me plut beaucoup en arrivant à Paris, ce fut cette magnifique route, ouvrage immortel de Louis XV, la propreté des auberges, la chère qu’on y fait, la promptitude avec laquelle on est servi, les lits excellents, l’air modeste de la personne qui vous sert à table qui, le plus souvent, est la fille la plus accomplie de la maison, dont l’air décent, le maintien modeste, la propreté et les manières inspirent le respect au libertin le plus déhonté. Quel est l’Italien qui voit avec plaisir les valets d’auberge en Italie avec leur air effronté et leur insolence ? De mon temps on ne savait pas en France ce que c’était que surfaire : c’était véritablement la patrie des étrangers. On avait, il est vrai, le désagrément de voir souvent des actes d’un despotisme odieux, des lettres de cachet, etc. ; c’était le despotisme d’un roi. Depuis, les Français ont le despotisme du peuple. Est-il moins odieux ?
Nous dinâmes à Fontainebleau, nom qui vient de Fontaine-belle-eau, et à deux lieues de Paris nous aperçûmes une berline qui venait à notre rencontre. Dès qu’elle fut près de nous, mon ami Balletti cria d’arrêter ; c’était sa mère qui me reçut comme un ami qu’elle attendait. C’était la célèbre comédienne Silvia, et dès que je lui fus présenté, elle me dit : « J’espère, monsieur, que l’ami de mon fils voudra bien souper avec nous ce soir. »
Je saluai en acceptant, et remonté dans la gondole, tandis que Balletti était avec sa mère dans la berline, nous continuâmes notre route.
A mon arrivée à Paris, je trouvai un domestique de Silvia avec un fiacre qui me conduisit à mon logement pour y déposer mes effets, ensuite nous allâmes chez Balletti, à cinquante pas de ma demeure.
Balletti me présenta à son père, qui s’appelait Mario. Mario et Silvia étaient les noms que M. et Mme Balletti portaient dans les comédies qu’ils jouaient à canevas ; et les Français avaient alors l’habitude de ne désigner les acteurs italiens que par les noms qu’ils portaient sur la scène. Bonjour, monsieur Arlequin, bonjour, monsieur Pantalon : c’est ainsi qu’on saluait ceux qui jouaient ces personnages.