Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 43
CHAPITRE XXII
ОглавлениеJe rentre en fortune. - Mon aventure à Dolo. - Analyse d’une longue lettre de mon amie. - Mauvais tour que P. C. me joue à Vicence. - Ma scène comi-tragique à l’auberge.
La nécessité, cette loi impérieuse et ma seule excuse, m’ayant à peu près rendu sociétaire d’un capon, restait la difficulté de trouver les trois cents sequins nécessaires : je remis à m’occuper de ce soin après que j’aurais fait la connaissance des dupes et de l’idole à laquelle ils adressaient leurs hommages. Croce me conduisit au Prato della Valle, où nous trouvâmes madame au café environnée d’étrangers. Elle était jolie, et un secrétaire du comte de Rosemberg, ministre impérial, s’étant attaché à sa suite, faisait qu’aucun noble vénitien n’osait se mettre sur les rangs. Ceux qui m’intéressèrent furent précisément le Suédois Gilenspetz, un Hambourgeois, l’Anglais Mendex, dont j’ai déjà parlé, et trois ou quatre autres que Croce me fit remarquer.
Nous dînâmes fort bien tous ensemble, et après dîner tous les convives demandèrent une banque de pharaon ; mais Croce n’accepta point, ce qui me surprit ; car, étant adroit joueur, avec trois cents sequins, il y avait de quoi tenter fortune. Il ne me laissa pas longtemps dans l’incertitude du soupçon, car, m’ayant conduit dans son cabinet, il me montra cinquante doblones da ocho (Quadruple de 80 piécettes ou 85 francs de France), ce qui faisait trois cents sequins. Quand je vis que ce correcteur de fortune n’avait pas jeté son dévolu sur moi pour me faire sa dupe, je lui dis que je procurerais la somme, et alors il invita tout le monde à souper pour le lendemain. Nous convînmes de partager avant de nous séparer, et qu’il ne tiendrait aucune somme sur parole.
Il fallait trouver la somme, et à qui avoir recours ? Je ne vis que M. de Bragadin à qui je pusse les demander. Ce bon et généreux vieillard ne l’avait pas, car sa caisse habituellement était à sec ; mais il trouva un usurier, engeance assez commune pour le malheur de la jeunesse, et sur un billet qu’il signa, il me donna mille ducats vénitiens à cinq pour cent par mois, l’intérêt du mois prélevé d’avance. C’était la somme qu’il me fallait. Je me rendis au souper ; Croce tailla jusqu’au point du jour, et nous partageâmes seize cents sequins. On rejoua le lendemain, et le seul Gilenspetz perdit deux mille sequins : le juif Mendex en perdit mille. Le dimanche fut sanctifié par un relâche, mais le lundi la banque gagna quatre mille sequins. Le mardi, ayant tous dîné ensemble, on recommença à jouer ; mais à peine y avait-il quelques tours de faits, qu’un exempt du podestat entra et dit à Croce qu’il avait ordre de lui dire deux mots à l’écart. Ils sortirent ensemble, et, étant rentré peu après avec un air un peu confus, il nous dit qu’il venait de recevoir l’ordre de ne plus tailler chez lui. Madame se trouva mal, les pontes filèrent, et moi, après avoir pris la moitié de l’or qui se trouvait sur la table, je fis comme les autres : je m’en allai, crainte de pis. Croce me dit en partant que nous nous reverrions à Venise, car il avait ordre de quitter l’endroit dans les vingt-quatre heures. Je m’y attendais, car il était trop connu ; mais son plus grand crime aux yeux du podestat, c’est qu’on voulait que les amateurs allassent perdre leur argent au foyer de l’Opéra, où la plupart des banquiers étaient des nobles vénitiens.
Je partis par un temps affreux, au commencement de la nuit, à franc étrier ; car rien n’aurait pu me retenir, puisque le lendemain je devais recevoir de bonne heure une lettre de ma chère recluse. A six milles de Padoue, mon cheval s’abattit sur le flanc et je me trouvai pris dessous avec la jambe gauche. J’étais en bottes molles et je craignais de m’être blessé. Le postillon qui me précédait, ayant entendu le bruit de ma chute, vint à moi et me dégagea, sans encombre ; mais mon cheval s’était estropié. J’use de mon droit en montant le cheval du postillon, mais l’insolent le prend au mors et veut m’empêcher d’aller plus loin. Je cherche à lui démontrer qu’il a tort, mais, n’entendant pas raison, il persiste à m’arrêter, et moi, pressé d’arriver, je lui tire un coup de pistolet à brûle-pourpoint, mais sans le toucher ; effrayé, il s’éloigne et je pique des deux. Arrivé au Dolo, j’entre à l’écurie et je selle moi-même un cheval que le postillon, au moyen d’un écu, m’indiqua comme excellent. On ne trouve pas extraordinaire que mon autre postillon soit resté en arrière, et nous partons. Il était une heure après minuit ; l’orage avait abîmé les chemins et il faisait noir à ne pas voir à deux pas devant soi : l’aube commençait à paraître quand j’arrivai à Fusine.
Les bateliers me menacent d’un nouvel orage ; mais, bravant tout, je monte une remorque à quatre rames et j’arrive chez moi sain et sauf ; mais transi et mouillé jusqu’aux os. Il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais arrivé quand la messagère de Muran me remit une lettre en me disant qu’elle reviendrait dans deux heures pour en recevoir la réponse. Cette lettre était un journal de sept pages, dont la traduction fidèle pourrait ennuyer le lecteur ; mais en voici l’extrait.
Le père de C.C., après avoir parlé à M. de Bragadin, était rentré chez lui, avait appelé la mère et la fille dans sa chambre et lui avait demandé avec douceur où elle m’avait connu. Elle lui répondit qu’elle m’avait parlé quatre ou cinq fois dans la chambre de son frère, où je lui avais demandé si elle consentirait à devenir ma femme, à quoi elle avait répondu qu’elle dépendait de son père et de sa mère. Le père lui avait dit alors qu’elle était trop jeune pour penser à se marier, et que d’ailleurs je n’avais pas encore d’état. Après cette sentence, il était allé dans la chambre du fils, avait fermé la petite porte en dedans ainsi que celle qui communiquait avec la chambre de la mère, et lui ordonna de me faire dire qu’elle était allée à la campagne, dans le cas où je me présenterais pour lui faire visite.
Deux jours après, il alla la trouver au lit de sa mère qui était malade, et lui dit que sa tante allait la conduire à un couvent, où elle resterait en pension jusqu’au moment où elle recevrait un époux des mains de son père et de sa mère. Elle lui avait répondu que, parfaitement soumise à ses volontés, c’était avec plaisir qu’elle lui obéissait. Content de sa docilité, son père lui promit de l’aller voir et l’assura que sa mère irait aussi dès qu’elle serait rétablie. Un quart d’heure après, sa tante vint la prendre, et une gondole les conduisit au couvent où elle se trouvait. On lui avait apporté son lit et ses effets ; elle était très contente de sa chambre et de la religieuse à laquelle on l’avait consignée et dont elle dépendait. C’était d’elle qu’elle avait reçu la défense de recevoir ni lettres ni visites, ni d’écrire à personne sous peine d’excommunication du saint-père, de damnation éternelle et autres bagatelles pareilles ; cependant cette même religieuse lui avait donné du papier, de l’encre et des livres, et c’était la nuit qu’elle transgressait les ordres monastiques en s’occupant à m’écrire tous ces détails. Mon amie me marquait qu’elle croyait la porteuse discrète et fidèle, et qu’elle pensait qu’elle le serait toujours, car elle était pauvre et nos sequins étaient une petite fortune pour elle.
Elle me disait d’une manière très plaisante que la plus belle de toutes les religieuses du couvent l’aimait à la folie, qu’elle lui donnait deux fois par jour des leçons de langue française et qu’elle lui avait défendu amicalement de lier connaissance avec les pensionnaires. Cette religieuse n’avait que vingt-deux ans ; elle était belle, riche et généreuse : toutes les autres lui témoignaient beaucoup d’égards. « Quand nous sommes seules, me disait mon amie, elle me donne des baisers si tendres que tu en serais jaloux si elle n’était pas femme. » Quant au projet d’enlèvement, elle me disait qu’elle n’en croyait pas l’exécution difficile, pourtant que la prudence devait nous conseiller d’attendre qu’elle eût pu m’informer exactement des localités, qu’elle ne connaissait pas encore suffisamment. Elle me recommandait la fidélité comme garant de la constance, et elle finissait par me demander mon portrait en bague, mais avec un secret qui ne fût connu que de nous. Elle me disait que je pourrais lui faire tenir ce bijou par sa mère qui se portait bien, et qui tous les jours allait seule à la première messe de sa paroisse. Elle m’assurait que sa bonne mère serait ravie de me voir et de faire ce que je lui demanderais. « Au reste, j’espère me trouver dans quelques mois dans un état à scandaliser le couvent, si l’on s’obstine à vouloir m’y retenir. »
Je finissais ma réponse quand Laure, la messagère, revint pour la prendre. Après lui avoir donné le sequin promis, je lui remis un paquet avec de la cire d’Espagne, du papier, des plumes et un briquet, qu’elle me promit de remettre à ma belle. Mon amie lui avait dit que j’étais son cousin, et Laure faisait semblant de le croire.
Ne sachant que faire à Venise, et croyant mon honneur engagé à paraître à Padoue, où l’on pouvait croire que j’avais reçu le même ordre que Croce, je me hâtai de déjeuner, ensuite j’allai prendre un boleton (billet) à la poste de Rome ; car je prévoyais que mon coup de pistolet et le cheval estropié aurait mis les maîtres de poste de mauvaise humeur ; mais ils ne pouvaient me refuser des chevaux, s’il y en avait, en montrant ce qu’on appelle en Italie le boleton. Quant au coup de pistolet, je ne craignais rien, car j’avais manqué exprès l’insolent postillon ; et quand bien même je l’aurais couché sur le carreau, il n’en aurait rien été.
Je pris à Fusine une voiture à deux roues, car j’étais si fatigué qu’il m’aurait été impossible de monter à cheval, et en cet état j’arrive au Dolo, où étant reconnu, on me refuse des chevaux. Je crie, le maître de poste sort et me menace de me faire arrêter si je ne lui paye le cheval que j’avais crevé. Je lui réponds que si le cheval était mort, j’en rendrais compte au maître de poste à Padoue, et que pour lui il eût à me fournir des chevaux sans retard. En disant cela, je lui montrai le redoutable boleton. Cette vue lui fit baisser le ton, mais il me dit que, quand même il me donnerait des chevaux, j’avais si maltraité le postillon, qu’aucun ne voudrait m’accompagner. « Dans ce cas, lui dis-je, ce sera vous qui m’accompagnerez. » Pour toute réponse il me rit au nez, me tourne le dos et s’en va. Je prends deux témoins et je me rends chez un notaire qui dresse un procès-verbal dans lequel j’intime au maître de poste la dépense de dix sequins par heure de retard, jusqu’à ce qu’il m’ait fourni des chevaux.
Dès qu’il eut connaissance du procès-verbal, s’étant sans doute préparé d’avance, il fit sortir deux chevaux furieux. Je vois le projet qui était de me verser en route et de me jeter peut-être dans la rivière ; mais je dis froidement au postillon qu’au moment même où il me verserait, je lui ferais sauter la cervelle d’un coup de pistolet : effrayé, il rentre ses chevaux en déclarant au maître qu’il ne me conduirait pas. Au même instant arrive un courrier qui demande six chevaux de voiture et deux chevaux de selle. Je signifie au maître de poste que personne ne partira avant moi, et que s’il fait résistance, il y aura du sang versé, et, pour donner du poids à ma menace, je tire mes pistolets. Mon homme jure, peste ; mais tous les assistants lui donnant tort, il s’en va.
Cinq minutes après, voilà Croce dans une belle berline à six chevaux avec sa femme, une femme de chambre et deux domestiques en grande livrée. Il descend, nous nous embrassons, et je lui dis d’un air triste qu’il ne partira pas avant moi. Je lui conte l’affaire, il m’approuve, gronde en grand seigneur et fait trembler tout le monde. Le maître de poste avait disparu, sa femme vient et ordonne qu’on me serve. Croce pendant ce temps me dit que je faisais bien de me remontrer à Padoue, où le bruit courait que j’en étais parti par ordre.
« On a également fait partir, me dit-il, M. de Gondoin, colonel au service du duc de Modène, parce qu’il tenait une banque chez lui. »
Je lui promis d’aller le voir à Venise la semaine suivante. Cet homme, qui m’était tombé des nues dans un instant de détresse, avait gagné dix mille sequins en quatre séances : j’en avais touché cinq mille et je m’empressai de payer mes dettes et de retirer tous les effets que j’avais mis en gage. Ce gredin me remit en fortune, car depuis cet instant je perdis le guignon qui s’était comme attaché à mes pas.
J’arrivai heureusement à Padoue, et le postillon, qui, par crainte peut-être, m’avait parfaitement mené, fut content de moi : c’était pour faire ma paix avec cette sorte de gens. Mon arrivée combla de joie mes trois amis, que mon départ précipité avait mis en alarme, à l’exception de M. de Bragadin, entre les mains duquel j’avais mis ma cassette la veille. Les deux amis croyaient au bruit qui s’était répandu que le podestat m’avait aussi envoyé l’ordre de partir. Ils ne réfléchissaient pas qu’étant citoyen de Venise, on ne pouvait point m’intimer un pareil ordre sans s’exposer à des poursuites. J’étais fatigué ; mais, au lieu d’aller me coucher, je fis grande toilette pour aller à l’Opéra sans masque. Je dis à mes amis qu’il fallait que je me montrasse pour démentir tout ce que de mauvaises langues avaient débité sur mon compte. De la Haye me dit :
« Je suis charmé si tout ce qu’on a dit est faux ; mais vous ne pouvez vous en prendre qu’à vous, car votre départ précipité fournissait ample matière aux conjectures.
- Et la calomnie ?
- C’est possible ; mais le public veut tout savoir, et ce qu’il ne peut deviner, il l’invente.
- Et les sots et les méchants s’empressent de répéter ses inventions.
- Mais il est certain cependant que vous avez voulu tuer le postillon. Est-ce encore une calomnie ?
- La plus grande de toutes. Croyez-vous qu’une main sûre puisse, sans le vouloir, manquer un homme à brûle-pourpoint ?
- Cela paraît difficile ; mais il est au moins certain que le cheval est mort, et vous le payerez.
- Non, pas même quand il serait à vous ; car le postillon me devançait. Vous qui savez beaucoup, connaissez-vous le règlement des postes ? D’ailleurs, j’étais pressé, car j’avais promis à une jolie femme de déjeuner ce matin avec elle, et ces promesses, vous le savez, on n’y manque pas. »
Le sieur de La Haye me parut piqué de l’ironie un peu caustique dont j’avais assaisonné le dialogue, mais il le fut bien davantage quand, tirant un rouleau de sequins de ma poche, je lui rendis la somme qu’il m’avait prêtée à Vienne. L’homme ne raisonne bien que quand il a la bourse bien fournie ; alors il a la verve facile, à moins qu’une passion en tumulte ne l’hébète. M. de Bragadin m’approuva fort de vouloir me montrer à l’Opéra à visage découvert.
Dès que je parus au parterre, l’étonnement se montra sur toutes les figures, et, vrais ou faux, je reçus des compliments d’une foule de gens. Après le premier ballet, je passai à la salle de jeu et en quatre tailles je gagnai cinq cents sequins. Mourant de faim et de sommeil, je rentrai chez mes amis pour y chanter ma victoire. L’ami Bavois, étant présent, profita du moment pour m’emprunter cinquante sequins qu’il ne m’a jamais rendus : il est juste aussi de dire que je ne les lui ai jamais demandés.
Toujours occupé de ma chère C. C., je passai tout le lendemain à me faire peindre en miniature par un habile Piémontais qui se trouvait à la foire de Padoue, et qui plus tard gagna beaucoup d’argent à Venise. Dès que mon portrait fut achevé, il me peignit une jolie sainte Catherine de la même grandeur, et un Vénitien, habile bijoutier, me fit la bague supérieurement bien. On ne voyait dans le chaton que la sainte, mais un point bleu presque invisible sur l’émail blanc qui l’entourait répondait au ressort qui faisait paraître mon portrait, ce qu’on obtenait en pressant ce point bleu avec la pointe d’une épingle.
Le vendredi, au moment où nous sortions de table, on vint me remettre un billet. Je fus fort surpris de reconnaître l’écriture de P. C. Il me disait d’aller le voir à l’Étoile, où il me donnerait une nouvelle qui m’intéresserait beaucoup. M’imaginant que ce pouvait être quelque chose concernant sa sœur, je m’y rendis à l’instant.
Je le trouvai avec Mme C., et après lui avoir fait compliment sur sa délivrance, je lui demandai quelle nouvelle il avait à me donner.
« Je suis sûr, me dit-il, que ma sœur est dans un couvent, et je saurai vous en dire le nom dès que je serai de retour à Venise.
- Vous m’obligerez, » lui dis je, faisant semblant de ne rien savoir.
Mais cette nouvelle n’avait été qu’un prétexte pour m’engager à l’aller voir, et son grand empressement avait une tout autre cause que ma satisfaction. « J’ai vendu, me dit-il, mon droit d’approvisionnement pour trois ans pour la somme de quinze mille florins, et la personne avec laquelle j’ai fait ce marché m’a fait sortir de prison en cautionnant pour moi, et elle m’a avancé six mille florins en quatre lettres de change. » Il me montra ces effets endossés par un nom que je ne connaissais pas, mais dont il me fit l’éloge. « Je veux, continua-t-il, acheter pour six mille florins d’étoffes de soie des fabriques de Vicence, et je donnerai aux fabricants ces mêmes lettres de change en payement. Je suis sûr de vendre bien vite ces étoffes et d’y faire un bénéfice de dix pour cent. Venez avec nous ; je vous en donnerai pour deux cents sequins, et vous serez à couvert de la caution que vous avez eu la bonté de me faire pour la bague. En vingt-quatre heures tout sera fini. »
La partie n’était pas de mon goût, mais je me laissai aveugler par l’envie de me couvrir de la somme que j’avais cautionnée et que je prévoyais devoir payer tôt ou tard. « Si je n’y vais pas, me dis-je à moi-même, il vendra les étoffes à vingt-cinq pour cent de perte, et je n’aurai rien. » Je promis d’y aller. Il me fit voir différentes lettres de recommandation pour les premières maisons de Vicence, et nous convînmes de partir le lendemain de bonne heure.
Je fus à l’Étoile au point du jour. On attelle une voiture à quatre chevaux ; l’hôte monte avec sa carte et P. C. me prie de payer. La carte se montait à cinq sequins, dont quatre avaient été déboursés par l’hôte pour payer le voiturier qui les avait amenés de Fusine. Je vis le coup, mais je payai d’assez bonne grâce, car je devinais que mon bandit était parti de Venise sans le sou. Nous partons et nous arrivons à Vicence en trois heures, et nous allons descendre au Chapeau où M. P. C. ordonna un dîner délicat, puis il me laissa avec la dame pour aller parler aux fabricants.
Resté seul avec la belle, elle commence à me faire d’aimables reproches.
« Il y a, me dit-elle, dix-huit ans que je vous aime, car la première fois que je vous vis, c’était à Padoue, et nous avions alors neuf ans. »
Je ne m’en souvenais assurément pas. Elle était fille de l’antiquaire, ami de M. de Grimani, qui m’avait mis en pension chez la fatale Esclavone. Cela me fit rire, car cela me rappelait que sa mère m’avait aimé.
Voilà bientôt des garçons de boutique qui apportent des pièces d’étoffes, et le visage de Mme C. s’épanouit. En moins de deux heures la chambre en était encombrée, et P. C. rentre avec deux négociants qu’il avait invités. Mme C. fait d’aimables agaceries ; on dîne, on fait profusion de vins exquis. L’après-dîner on porte encore des étoffes : P. C. prend les états avec les prix : mais il en veut encore et on lui en promet pour le lendemain, quoique ce soit un dimanche.
Sur la brune, voilà des comtes qui arrivent ; car à Vicence tous les nobles sont comtes. P. C. avait laissé chez eux les lettres qui le leur recommandaient. C’était un Velo, un Sesso, un Trento, tous fort aimables. Ils nous invitent au casino de la noblesse, et C. y brille par les charmes et sa coquetterie. Après y avoir passé deux heures, P. C. engage tous ces messieurs à venir souper avec nous, et tout fut joie et profusion. Tout cela m’ennuyait fort, et par conséquent je n’étais pas aimable ; aussi personne ne m’adressait la parole. Je me lève et je vais me coucher, laissant la bande joyeuse à table. Le matin je descends, je déjeune et j’observe. La chambre était si encombrée de marchandises, qu’il me parut impossible que P. C. pût suffire au payement avec les six mille florins en question. Il me dit que toute l’affaire serait achevée le lendemain et que nous étions invités à un bal où devait se trouver toute la noblesse. Les fabricants avec lesquels il avait fait affaire vinrent tous dîner avec nous, et le dîner fut servi avec une profusion marquée.
Nous allons au bal, mais je ne fus pas longtemps à m’y impatienter sérieusement, car tout le monde parlait à C., à P. C., qui ne disait rien qui vaille, et quand j’ouvrais la bouche on avait l’air de ne pas m’entendre. Je prends une dame pour danser un menuet, elle le danse, mais ayant toujours les yeux à droite ou à gauche et me faisant figurer comme un mannequin. On forme une contredanse, et on arrange la chose de manière que j’en suis exclu, et la même dame qui m’avait refusé danse avec un autre. Si j’avais été de bonne humeur, je ne l’aurais pas souffert ; mais, après lui avoir jeté un regard de mépris, je préférai quitter le bal. J’allai me coucher, ne comprenant pas la raison que la noblesse vicentine pouvait avoir de me traiter ainsi. Peut-être ne me négligeait-on que parce que je n’étais pas nommé dans les lettres de P. C. ; mais on aurait dû connaître les lois de la politesse. Je prends patience, car nous devions partir le lendemain.
Le lundi, le couple fatigué dormit jusqu’à midi, et après dîner P. C. sortit pour aller payer les étoffes qu’il avait choisies.
Nous devions partir le lendemain, mardi, de bonne heure, et je soupirais par instinct après ce moment. Les comtes que P. C. avait invités, enchantés par sa maîtresse, vinrent souper ; mais j’évitai de me trouver à table avec eux.
Le mardi matin on vint m’annoncer que le déjeuner était servi. Je tarde, le garçon remonte et me dit que Mme mon épouse me priait de me hâter. A ce mot d’épouse, je réponds au pauvre jeune homme par un vigoureux soufflet, et dans ma fureur je le poursuis à coups de pied jusqu’au bas de l’escalier, qu’il descend en quatre sauts au risque de se casser le cou. J’entre en fureur dans la salle où l’on m’attendait, et m’adressant à P. C., je lui demande quel est le gredin qui m’a annoncé à l’auberge pour l’époux de madame. Il me répond qu’il n’en sait rien, mais au même instant l’hôte entre dans la salle avec un grand couteau à la main, et me demande avec colère pourquoi j’avais fait sauter l’escalier à son garçon. Je saisis promptement un pistolet, et, le menaçant à mon tour, je le somme d’un ton impératif de me dire qui m’a fait passer dans son auberge pour l’époux de madame.
« C’est, me répond l’hôte, M. le capitaine P. C. qui lui-même a dicté la consigne. »
A ces mots, je saisis l’impudent au collet, et d’un bras vigoureux je le pousse contre la muraille, où l’hôte vint m’empêcher de lui briser le crâne avec la crosse de mon pistolet. Madame avait fait semblant de s’évanouir, car les femmes de cette sorte ont toujours des larmes et des évanouissements à leurs ordres, tandis que l’indigne P. C. s’évertuait à crier : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! »
L’hôte court chercher son livre de consignes et d’un air furieux vint le mettre sous le nez du lâche en le défiant de répéter que ce n’était pas lui qui avait dicté : M. P. C., capitaine impérial, avec M. et Mme Casanova. Le drôle répond qu’il avait mal entendu, et l’hôte lui colle le livre contre la figure avec assez de force pour le jeter tout étourdi contre la muraille.
Quand je vis l’indigne poltron souffrir ce traitement avilissant sans se souvenir qu’il avait une épée, je sors de la salle en priant l’hôte de me faire atteler deux chevaux à une calèche pour Padoue. Écumant de rage et rougissant de honte, je monte dans ma chambre, reconnaissant trop tard la faute énorme que j’avais faite de m’associer à un coquin, et je prépare à la hâte mon sac de nuit. J’allais sortir quand la C. entre dans ma chambre.
« Sortez, lui dis-je, car dans ma fureur je pourrais ne pas respecter votre sexe. »
Elle se jette tout en pleurs sur un siège, me supplie de lui pardonner, m’assurant qu’elle était innocente et qu’elle n’était pas présente lorsque le drôle avait dicté la consigne. La femme de l’hôte survient et m’assure la même chose. Ma colère alors commence à s’évaporer en paroles, et je vois par la fenêtre la voiture que j’avais commandée, attelée de deux bons chevaux. Je fais monter l’hôte pour lui payer ce à quoi ma part pouvait se monter ; il me répond que, ne lui ayant rien ordonné, je ne lui devais rien. Dans ces entrefaites, voilà le comte Vélo qui paraît.
« Je gage, monsieur le comte, que vous avez cru que cette personne était ma femme.
- C’est ce que toute la ville sait.
- Comment, sacr… ! et vous avez pu le croire, sachant que je loge seul dans cette chambre, et surtout après avoir vu que je m’étais retiré avant-hier du bal, et hier au soir seul et la laissant au milieu de tout le monde
- Il y a des maris si commodes !
- Je ne crois pas avoir l’air d’être du nombre, et vous ne vous connaissez pas en hommes d’honneur : sortons d’ici, je vous le prouverai. »
Le comte prit vite l’escalier et sortit de l’auberge. La malheureuse C. étouffait et me faisait pitié ; car les larmes d’une femme sont une arme à laquelle je n’ai guère pu résister de ma vie. Je réfléchis que, partant sans rien payer, on pourrait se moquer de mon tapage et supposer que je participais à l’escroquerie, j’ordonnai à l’hôte de m’apporter le compte, voulant en payer la moitié. Il court le chercher ; mais voilà une nouvelle scène. Mme C., se jetant à genoux tout en pleurs, me dit que si je l’abandonnais, elle était perdue, car elle n’avait point d’argent et nul effet pour mettre en gage.
« Comment ! madame, n’avez-vous pas pour six mille florins de lettres de change, ou les étoffes que vous avez achetées pour cette somme ?
- Il n’y a plus d’étoffes ; on les a toutes emportées, car les lettres de change que vous avez vues et que nous regardions comme de l’argent comptant, n’ont excité que le rire des fabricants. Ils ont tout fait reprendre. Aurait-on pu s’attendre à cela ?
- Le coquin ! il avait tout prévu, et voilà pourquoi il m’a engagé à venir ici. Il est juste que je porte la peine de ma faute. »
Le mémoire que l’hôte m’apporta se montait à quarante sequins, somme énorme pour la dépense de trois jours ; mais dans cette somme, il y avait beaucoup d’argent déboursé par l’hôte. Je compris tout de suite que mon honneur exigeait que je payasse le mémoire en entier, et je ne balançai pas, ayant soin d’en tirer une quittance par-devant deux témoins. Je donnai ensuite deux sequins au neveu de l’hôte pour le consoler de la chasse que je lui avais donnée, et j’en refusai deux à la misérable C., qui me les fit demander par l’hôtesse.
C’est ainsi que se termina cette vilaine aventure qui m’apprit à vivre, et dont je n’aurais pas dû avoir besoin. Deux ou trois semaines après, j’appris que le comte Trento fit partir ces malheureux avec lesquels je ne voulus plus avoir affaire. Un mois après, P. C. fut emprisonné de nouveau, l’homme qui l’avait cautionné ayant fait banqueroute. Il eut l’effronterie de m’écrire une longue lettre pour me supplier d’aller le voir : je ne lui fis point de réponse. Je fus également inexorable envers la C., que je refusai constamment de voir, et qui se trouva réduite à la misère.
Je revins à Padoue, où je ne m’arrêtai que pour prendre ma bague et dîner avec M. de Bragadin, qui, peu de jours après, retourna à Venise.
La messagère du couvent m’apporta ma lettre de bonne heure ; je la lus avec avidité ; elle était tendre, mais ne contenait rien de nouveau. Dans la réponse que je fis à mon amie, je lui détaillai le tour affreux que venait de me faire son mauvais sujet de frère, et je lui annonçai la bague en lui apprenant le secret.
Suivant l’instruction que C. C. m’avait donnée, je fus un beau matin me poster dans un endroit d’où je pouvais voir sa mère entrer dans l’église. J’y entrai après elle, et, m’étant mis à genoux à ses côtés, je lui dis que j’avais besoin de lui parler ; elle me suivit dans le cloître. Après avoir tâché de la consoler et lui avoir assuré que je me conserverais inviolablement à sa fille, je lui demandai si elle allait la voir.
« Je compte, me dit-elle, aller embrasser cette chère enfant dimanche, et je lui parlerai de vous, ce qui lui fera un grand plaisir ; mais je suis au désespoir de ne pouvoir vous dire où elle est.
- Je ne veux pas que vous me le disiez, ma bonne mère ; mais permettez-moi seulement de vous prier de lui remettre cette bague. C’est l’image de sa patronne, lui dis-je, et vous devez l’engager à la porter toujours à son doigt ; qu’elle lui adresse chaque jour ses prières, car sans sa protection, elle ne pourra jamais devenir ma femme. De mon côté, dites-lui que je m’adresse à saint Jacques en récitant un Credo. »
Enchantée de mes pieux sentiments et ravie de pouvoir inspirer à sa fille cette nouvelle dévotion, la bonne femme me promit de faire ce que je désirais. Je la quittai alors en lui remettant dix sequins, que je la priai de faire agréer à sa fille pour ses petits besoins. Elle s’en chargea en m’assurant que son père avait soin qu’elle ne manquât pas du nécessaire.
La lettre qu’elle m’écrivit le mercredi suivant était l’expression du sentiment le plus tendre et le plus vif. Elle me disait que sitôt qu’elle était seule, rien n’était plus prompt que la pointe de l’épingle qui faisait faire la culbute à la sainte en présentant à ses avides baisers les traits chéris de l’être qui était tout pour elle.
« Je ne cesse pas de te baiser, me disait-elle, lors même que quelque religieuse me surprend, car lorsqu’elle s’approche, je n’ai qu’à faire tomber le couvercle, et ma bonne sainte cache tout. Les religieuses sont toutes édifiées de ma dévotion et de la confiance que je témoigne en la protection de ma bienheureuse patronne qui, à ce qu’elles disent, est tout à fait mon portrait. »
Ce n’était qu’une belle figure d’imagination ; mais ma chère petite femme était si belle que la beauté lui ressemblait toujours. Elle me disait que la religieuse qui lui enseignait le français lui avait offert cinquante sequins de la bague à cause de la ressemblance du portrait de la sainte, mais non par amour pour sa patronne, dont elle se moquait en lisant sa vie. Elle me remerciait des dix sequins que je lui avais envoyés, car, sa mère les lui ayant remis devant plusieurs religieuses, elle se voyait en état de faire quelques dépenses sans éveiller les soupçons de ces nonnes jaseuses et curieuses. Elle aimait à faire de petits présents aux pensionnaires, et cela la mettait à même de satisfaire ce goût innocent.
« Ma mère, ajoutait-elle, m’a fait le plus bel éloge de ta piété ; elle est enchantée de te voir aussi dévot. Ne me parle plus, je t’en prie, de mon indigne frère. »
Pendant quatre ou cinq semaines, il ne fut question dans ses lettres que de la sainte Catherine qui la faisait tressaillir de peur chaque fois qu’elle était obligée de la confier à la curiosité mystique de quelque vieille recluse, qui, pour mieux la voir avec leurs lunettes, l’approchait à deux doigts de leurs yeux et frottaient sans cesse l’émail.
« Je tremble, me disait-elle, qu’elles ne viennent par hasard à presser l’imperceptible bouton, et que ferais-je si ma sainte sautant allait offrir à leurs regards une figure divine, mais qui n’a pas du tout l’air d’un saint ! Dis-moi, quel parti aurais-je à prendre ? »
Un mois après la seconde arrestation de P. C., le marchand auquel j’avais cautionné la bague vint m’apporter le billet. Je composai avec lui, et moyennant vingt sequins et tous les droits sur la créance, il me laissa tranquille. L’indigne P. C., de sa prison, ne cessait de me faire de basses supplications et de me demander l’aumône.
Croce était à Venise et faisait beaucoup parler de lui. Il tenait maison, avait bonne table et faisait une banque de pharaon où les dupes allaient vider leurs bourses. Prévoyant ce qui tôt ou tard devait arriver, je m’étais abstenu de mettre les pieds chez lui ; mais nous avions l’air de bonne connaissance lorsque nous nous rencontrions. Sa femme ayant accouché d’un garçon, il me pria de le tenir sur les fonts baptismaux, et je ne crus pas devoir lui refuser ; mais, après la cérémonie et le souper qui s’ensuivit, je ne remis plus les pieds chez mon compère, et je fis bien. Je n’ai pas toujours agi aussi sagement.