Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 33
CHAPITRE XII
ОглавлениеJe reçois de bonnes nouvelles de Venise, où je retourne, emmenant de La Haye et Bavois. - Excellent accueil de mes trois amis, et leur surprise en me voyant un modèle de dévotion. - Bavois me ramène à ma vie première. - De La Haye vrai hypocrite. - Aventure de la fille Marchetti. - Je gagne à la loterie. - Je retrouve Balletti. - De La Haye quitte le palais Bragadin. - Je pars pour Paris.
Pendant que chaque jour de La Haye acquérait plus d’empire sur mon esprit affaibli et que chaque jour j’assistais dévotement à la messe, au sermon et à l’office, je reçus de Venise une lettre qui m’annonçait que mon affaire avait suivi le cours de ces sortes de choses, c’est-à-dire qu’elle était tombée dans un parfait oubli ; et une seconde de M. de Bragadin qui m’apprenait que le Sage de semaine avait écrit à l’ambassadeur qu’il pouvait assurer le saint-père que lorsque le baron Bavois se présenterait, on aurait soin de lui donner dans les troupes de la république un emploi au moyen duquel il pourrait vivre honorablement et aspirer à tout par son propre mérite.
Avec cette lettre je portai la joie dans le cœur de M. de La Haye ; et j’y mis le comble en lui annonçant que rien ne pouvait plus désormais m’empêcher de retourner dans ma patrie.
Là-dessus il se décida à se rendre à Modène pour se concerter avec son néophyte sur la conduite qu’il devait tenir à Venise pour s’y ouvrir le chemin de la fortune. Il ne pouvait douter de moi en aucune façon ; il me voyait fanatique, et il savait que c’était une maladie incurable aussi longtemps que les causes subsistent ; et comme il venait à Venise, il se flattait bien d’entretenir le feu qu’il avait allumé. Il écrivit donc à Bavois qu’il allait le rejoindre, et deux jours après il prit congé de moi, fondant en larmes, faisant le plus bel éloge des vertus de mon âme, m’appelant son fils, son cher fils, et m’assurant qu’il ne s’était attaché à moi qu’après avoir lu sur ma physionomie le divin caractère de la prédestination. On voit que je puis être certain de mon fait.
Peu de jours après le départ de de La Haye je quittai Parme dans ma voiture que je laissai à Fusine, d’où je me rendis à Venise. Après une semaine d’absence, mes trois amis me reçurent comme leur ange tutélaire. Ils me marquèrent leur impatience de voir arriver les deux élus que je leur avais promis dans mes lettres. Un appartement pour de La Haye avait été disposé dans le palais même de M. de Bragadin, et comme la politique s’opposait à ce que mon père logeât chez lui un étranger qui n’était pas encore au service de la république, on avait eu soin de trouver pour Bavois deux jolies chambres dans le voisinage.
Leur surprise fut extrême lorsqu’ils s’aperçurent du prodigieux changement qui s’était opéré en moi sous le rapport des mœurs. Tous les jours à la messe, souvent aux sermons, suivant les quarante heures, point de casino, ne fréquentant que le café où se rassemblaient les personnages pieux et d’une prudence reconnue, et toujours assidu à l’étude lorsque je n’étais pas auprès d’eux. En comparant mon genre de vie actuel avec mes mœurs d’autrefois, ils s’émerveillaient et ne savaient comment remercier la Providence dont ils admiraient les voies inconcevables. Ils bénissaient les crimes qui m’avaient forcé d’aller passer un an loin de ma patrie. J’achevais de les jeter dans le ravissement en payant toutes mes dettes sans rien demander à M. de Bragadin, qui, ne m’ayant rien remis depuis un an, avait eu un soin religieux d’augmenter mon pécule mois par mois de toute la pension qu’il m’avait assignée. Je n’ai pas besoin de dire combien ces braves gens se félicitaient de voir que je n’allai plus au jeu.
Au commencement de mai, je reçus une lettre de La Haye. Il m’annonçait qu’il allait s’embarquer avec le cher fils de son âme pour se résigner aux ordres des respectables personnages auxquels je l’avais annoncé.
Sachant l’heure à laquelle le coche de Modène arrivait, nous allâmes tous à leur rencontre, M. de Bragadin excepté, qui ce jour-là était au sénat. Nous étions arrivés avant lui, et nous trouvant tous réunis, il fît aux nouveaux venus le meilleur accueil possible. De La Haye me dit d’abord cent choses, mais je l’écoutais à peine tant j’étais occupé de Bavois. C’était un personnage si différent de ce que je m’étais imaginé d’après la peinture qui m’en avait été laite, que toutes mes idées en étaient renversées. Il me fallut l’étudier trois jours avant de pouvoir me résoudre à un véritable attachement. Je dois en faire le portrait à mes lecteurs.
Le baron Bavois était un jeune homme de vingt-cinq ans, d’une taille moyenne, de jolie figure, très bien fait, blond, d’une humeur toujours égale, parlant bien et avec esprit et s’énonçant avec un ton de modestie aisée qui lui seyait fort bien. Il avait les traits du visage agréables et réguliers, les dents fort belles, de longs cheveux bien plantés, bien soignés et exhalant l’odeur des parfums qu’il y employait. Cet individu, qui ne ressemblait ni en matière ni en forme à celui que de La Haye m’avait fait concevoir, surprit beaucoup mes trois amis ; cependant le bon accueil qu’ils lui firent ne s’en ressentit en aucune façon, car leur âme pure ne se permit point un jugement défavorable à la belle idée qu’ils devaient avoir de ses mœurs.
Dès que de La Haye fut installé dans son superbe appartement, j’allai conduire le baron dans celui qui l’attendait, et où j’avais eu soin de faire porter ses effets. Se voyant très bien logé chez de très honnêtes bourgeois qui, prévenus d’avance en sa faveur, le traitèrent avec distinction, il m’embrassa tendrement en m’assurant de toute sa reconnaissance, me disant qu’il se sentait pénétré de tout ce que j’avais fait pour lui sans le connaître et dont de La Haye l’avait bien informé.
Je fis l’ignorant, et pour détourner la conversation, je lui demandai à quoi il comptait passer son temps à Venise jusqu’à ce qu’un emploi lui donnât une occupation de devoir.
« J’espère, me dit-il, que nous nous amuserons agréablement, car je ne doute pas que nos penchants ne soient en harmonie. »
Dans l’hébétement où Mercure et de La Haye m’avaient réduit, j’aurais été embarrassé à donner sur-le-champ la véritable signification de ces mots, du reste fort intelligibles ; mais, si je m’arrêtai à la superficie, je ne laissai pas de m’apercevoir qu’il avait plu aux deux filles de son hôtesse. Elles n’étaient ni jolies ni laides ; mais il les gracieusa en homme qui s’y entend. Je ne pris cela que pour de la politesse courante, tant j’avais déjà fait de progrès dans le mysticisme.
Pour le premier jour je ne conduisis mon baron qu’à la place Saint-Marc et au café, où nous ne restâmes que jusqu’à l’heure du souper. Il avait le couvert chez M. de Bragadin. Pendant le repas, il brilla par de jolis propos, et M. Dandolo fixa avec lui l’heure où il irait le prendre pour le présenter le lendemain au Sage à la guerre. Après souper je le reconduisis chez lui, où je trouvai les deux jeunes filles charmées que leur seigneur suisse n’eût point de domestique, espérant pouvoir le convaincre qu’il pourrait s’en passer.
Le lendemain, un peu avant l’heure convenue, j’accompagnai chez lui MM. Dandolo et Barbaro, qui devaient le présenter au Sage. Nous le trouvâmes à sa toilette, sous la main délicate de l’aînée des deux sœurs, qui le coiffait. Sa chambre embaumait de l’odeur de la pommade et des eaux de senteur dont il était parfumé. Ce n’était pas là l’indice d’un petit saint ; cependant mes deux amis n’en furent point scandalisés, quoique je remarquasse leur surprise, ne s’étant nullement attendus à cette grande marque de galanterie dans un nouveau converti. Je manquai d’éclater de rire quand j’entendis M. Dandolo dire d’un air d’onction que si on ne se hâtait un peu nous n’aurions pas le temps d’aller à la messe, et Bavois lui demander avec un air de surprise si c’était un jour de fête. M. Dandolo ne fit aucun commentaire, il répondit que non ; et les jours suivants il ne fut plus question de la messe. Dès qu’il fut prêt, je les laissai aller seuls et je m’en fus d’un autre côté. Je ne revis ces messieurs qu’à dîner, où l’on s’entretint de l’accueil que le Sage avait fait au jeune baron, et l’après-midi mes amis le conduisirent chez des dames leurs parentes, qui toutes parurent enchantées de lui. En moins de huit jours il se trouva si bien connu qu’il fut en état de braver l’ennui ; mais pendant ces huit jours aussi je connus parfaitement son caractère et sa façon de penser. Je n’aurais pas eu besoin d’une aussi longue étude, si je n’avais été prévenu du contraire, ou plutôt si mon intelligence n’avait été épaissie par mon bigotisme. Bavois aimait les femmes, le jeu et la dépense, et comme il était pauvre, les femmes étaient sa principale ressource. Quant à la religion, il n’en n’avait aucune, et comme il n’était pas hypocrite, il ne m’en fit pas un mystère.
« Comment, lui dis-je un jour, avez-vous pu, tel que vous êtes, en imposer à de La Haye ?
- Que Dieu me garde d’en imposer à personne ! De La Haye sait fort bien quel est mon système et ma façon de penser ; mais, pieux comme il l’est, il s’est épris d’un bel amour pour mon âme, et je l’ai laissé faire. Il m’a fait du bien, je lui suis reconnaissant ; et je l’aime d’autant plus qu’il ne m’ennuie jamais par ses entretiens sur le dogme et sur mon salut, auquel Dieu, en bon père, aura pourvu sans lui. C’est arrangé entre nous, et ainsi nous vivons en bons amis. »
Le plaisant de l’affaire, c’est que pendant que j’étudiais Bavois, Bavois sans le chercher, me remit l’esprit dans son premier état, et je rougis d’avoir été la dupe d’un jésuite qui, malgré le rôle de parfait chrétien qu’il jouait à merveille, n’était qu’un franc hypocrite. Dès lors je repris mes premières habitudes ; mais revenons à de La Haye.
Cet ex-jésuite qui, dans le fond, n’aimait que son bien-être, qui était avancé en âge et qui par conséquent n’avait plus aucun penchant pour le sexe, était précisément taillé pour enchanter mes trois simples et bénévoles amis. Ne leur parlant que Dieu, anges et gloire éternelle, les suivant assidûment à l’église, il leur semblait adorable. Il leur tardait de voir arriver le moment où il se découvrirait ; car ils s’imaginaient que c’était pour le moins un rose-croix ou l’ermite de Courpègne qui, en m’apprenant la cabale, m’avait fait présent de l’immortel Paralis. Ils étaient affligés que je leur eusse défendu par les paroles mêmes de l’oracle de parler jamais de ma science en présence du vieillard.
Cela, je l’avais prévu, me laissait jouir de tout le temps que j’aurais dû donner à leur pieuse crédulité ; et d’ailleurs je devais craindre que de La Haye, tel qu’il m’avait paru, n’eût jamais voulu se prêter à cette bagatelle, et que dans l’intention de se faire un mérite à leurs yeux, il ne cherchât à les désabuser pour me supplanter.
Je m’aperçus bientôt que j’avais agi de prudence ; car en moins de trois semaines ce fin renard s’était tellement rendu maître de l’esprit de mes trois amis, qu’il eut la faiblesse non seulement de croire qu’il n’avait plus besoin de moi pour soutenir son crédit auprès d’eux, mais encore d’être en état de me culbuter, si l’envie lui en venait. Je voyais clairement cela par le style avec lequel il me parlait comme par la différence de ses procédés.
Il commençait à avoir de fréquents entretiens avec mes trois amis sans que j’en fusse ; et il s’était fait présenter à plusieurs familles où je n’allais pas. Il se donnait déjà des airs à la jésuite, et, quoiqu’avec des paroles mielleuses, il se permettait de trouver à redire que je passasse parfois la nuit on ne savait où.
Je commençais à m’impatienter surtout de ce que lorsqu’il me faisait ses onctueux sermons à table en présence de mes amis et de son prosélyte, il avait l’air de m’accuser de le séduire. Il cherchait à prendre le ton d’un homme qui veut badiner ; mais je n’étais plus sa dupe. Je crus devoir mettre fin à ce jeu, et dans ce dessein je lui fis une visite dans sa chambre. Dès que j’y fus :
« Je viens, lui dis-je, en véritable adorateur de l’Évangile, vous dire tête à tête et sans détour quelque chose qu’une autre fois je vous dirai en public.
- De quoi s’agit-il, mon cher ami ?
- Gardez-vous bien à l’avenir de me lancer le moindre brocard sur la vie que je mène avec Bavois, lorsque nous serons en présence de mes trois amis. Tête à tête, je vous écouterai toujours avec plaisir.
- Vous avez tort de prendre au sérieux de simples badinages.
- Tort ou raison, ce n’est pas là l’affaire. Pourquoi ne tirez-vous jamais sur votre prosélyte ? Soyez prudent à l’avenir, ou craignez de ma part, en badinant aussi, une répartie que je vous ai épargnée hier, mais que je vous lancerai avec usure la première fois que vous vous y exposerez. »
Là-dessus je le saluai et je sortis.
A peu de jours de là, je passai quelques heures avec mes amis et Paralis, et mon oracle leur prescrivit de ne rien faire sans mon avis de tout ce que Valentin pourrait leur insinuer. Valentin était le nom cabalistique du disciple d’Escobar. Je ne pouvais pas douter de leur parfaite déférence à cet ordre.
De La Haye, qui s’aperçut bientôt de quelque changement, devint plus réservé, et Bavois, à qui je fis part de ma démarche, me loua de m’y être pris ainsi. Il avait ainsi que moi la persuasion que La Haye ne lui avait été utile que par faiblesse ou par intérêt ; c’est-à-dire qu’il n’aurait rien fait pour son âme s’il n’avait eu une jolie figure et pour se faire un mérite de sa prétendue conversion.
Bavois, voyant qu’on différait de jour en jour à lui donner un emploi, se mit au service de l’ambassadeur de France, ce qui l’obligea non seulement à ne plus venir chez M. de Bragadin, mais même à ne plus fréquenter de La Haye, parce qu’il était domicilié avec ce seigneur.
C’est une loi des plus rigoureuses de la police souveraine de la république, que les patriciens ni leurs familles ne peuvent avoir aucune liaison avec les maisons des ministres étrangers. Cependant le parti que Bavois s’était vu forcé de prendre n’empêcha pas mes amis de solliciter pour lui ; et ils réussirent à le faire employer, comme on le verra plus loin.
Le mari de Christine, que je n’allais jamais voir, m’engagea à entrer au casino où sa tante allait avec sa femme, qui lui avait déjà donné un gage de leur mutuelle tendresse. Je me rendis à son invitation, et je trouvai Christine charmante, et parlant vénitien comme son mari. Je fis à ce casino la connaissance d’un chimiste qui m’inspira le désir de faire un cours de chimie. J’allai chez lui et j’y trouvai une jeune fille qui me plut. Elle était sa voisine et venait simplement pour tenir compagnie à sa vieille femme jusqu’à une certaine heure où une servante venait la chercher pour l’accompagner chez elle. Je ne lui avais conté fleurettes qu’une seule fois et même en présence de la vieille épouse du chimiste. Surpris de ne plus la revoir pendant plusieurs jours, j’en témoignai mon étonnement, et la bonne femme me dit qu’apparemment son cousin l’abbé avec lequel elle demeurait, ayant appris que je la voyais tous les soirs chez eux, en était devenu jaloux et qu’il ne lui permettait plus de venir.
« Un cousin abbé et jaloux ?
- Pourquoi pas ? Il ne la laisse sortir que les jours de fête pour aller à sa première messe à l’église de Sainte-Marie-Mater-Domini, qui n’est qu’à vingt pas de sa demeure. Il la laissait venir chez nous parce qu’il savait que personne n’y venait ; et ce sera sans doute la servante qui lui aura dit que vous y venez. »
Ennemi des jaloux et très ami de mes caprices amoureux, j’écrivis à cette cousine que si elle voulait quitter son cousin pour moi, je lui donnerais une maison où elle serait maîtresse, et que je la pourvoirais d’une société et de tous les agréments que Venise pouvait offrir. Je lui remis cette lettre pendant la messe et je lui marquais qu’elle m’y reverrait le premier jour de fête pour y recevoir sa réponse.
Je ne manquai pas au rendez-vous, et sa réponse portait que, l’abbé étant son tyran, elle se croirait heureuse de pouvoir sortir de ses mains, mais qu’elle ne pouvait se résoudre à me suivre qu’autant que je voudrais l’épouser. Elle finissait en me disant que si j’avais cette honnête intention, je n’avais qu’à parler à Jeanne Marchetti, sa mère, qui demeurait à Lusia, ville à trente milles de Venise (dix lieues de France).
Cette lettre me piqua, et j’allai jusqu’à me figurer qu’elle me l’avait écrite de concert avec l’abbé. Pensant alors qu’on voulait m’attraper et trouvant d’ailleurs ridicule la proposition d’épouser, je formai le projet de me venger. Cependant, ayant besoin de tout savoir, je me décidai à me rendre chez la mère de cette fille. Elle fut très flattée de ma visite et de m’entendre dire, après lui avoir communiqué la lettre de sa fille, que je voulais l’épouser, mais que je ne pouvais point m’y résoudre aussi longtemps qu’elle demeurerait chez l’abbé.
« L’abbé, me dit la mère, est un peu mon parent. Il vivait dans sa maison de Venise tout seul, et il y a deux ans qu’il me dit qu’il avait un besoin indispensable d’une gouvernante ; il me demanda ma fille, m’assurant qu’à Venise elle pourrait facilement trouver une occasion de se marier. Il m’offrit une obligation par écrit dans laquelle il est spécifié qu’à son mariage il lui donnera tous ses meubles évalués à mille ducats courants, l’instituant en même temps héritière d’un petit bien qu’il a ici et qui lui rapporte cent ducats par an. Le marché me paraissant bon et ma fille en étant contente, il me remit l’acte passé par-devant notaire, et ma fille partît avec lui. Je sais qu’il la tient comme une esclave ; mais elle l’a voulu. Au reste, vous pouvez bien vous imaginer que ce que je désire le plus au monde, c’est de la voir se marier ; car aussi longtemps qu’une fille est sans mari, elle est trop exposée pour qu’une pauvre mère puisse être tranquille.
- Venez donc avec moi à Venise ; vous la retirerez des mains de l’abbé, et je l’épouserai. Je ne le puis autrement ; car, en la recevant de ses mains, je me déshonorerais.
- Oh ! point du tout, car il est mon cousin, quoiqu’au quatrième degré, et, qui plus est, prêtre et dit la messe tous les jours.
- Vous me faites rire, ma bonne mère : on sait bien qu’un abbé dit la messe sans se priver de certaines bagatelles. Prenez-la avec vous ; sans cela, renoncez à la voir jamais mariée.
- Si je la prends avec moi, il ne lui donnera jamais ses meubles, et il vendra peut-être son bien.
- J’en fais mon affaire. Je la ferai sortir de ses mains pour passer dans les vôtres avec tous ses meubles, et quand elle sera ma femme, j’aurai sa terre. Si vous me connaissiez, vous n’en douteriez pas. Venez, et je vous assure que vous serez de retour ici en quatre ou cinq jours avec votre fille. »
Elle relit la lettre que sa fille m’avait écrite, puis elle me dit qu’étant une pauvre veuve elle n’avait ni l’argent pour aller à Venise, ni celui qu’il lui faudrait pour son retour.
« A Venise, lui dis je, il ne vous manquera rien ; mais en tout cas voilà dix sequins.
- Dix sequins ! je puis donc y aller avec ma belle-sœur ?
- Venez avec qui vous voudrez, et partons pour aller coucher à Chiozza : demain nous dînerons à Venise, et je payerai tout. »
Nous arrivâmes à Venise le lendemain à dix heures, et j’allai loger ces deux femmes à Castello dans une maison où le premier étage se trouvait entièrement sans meubles. Je les y laissai, et muni de l’obligation notariée du cousin abbé, j’allai dîner avec mes amis auxquels je dis que j’avais passé la nuit à Chiozza pour une affaire d’importance. Après dîner, je me rendis chez un procureur, Marco de Lesse, qui me dit que moyennant un placet que la mère présenterait au président du conseil des Dix, elle obtiendrait de suite main forte pour retirer sa fille des mains du prêtre avec tous les meubles qui se trouveraient dans la maison et qu’elle pourrait faire transporter où elle voudrait. Je lui dis de préparer l’écrit et que le lendemain matin je reviendrais le prendre avec la mère, qui le signerait en sa présence.
J’y menai la mère le matin de bonne heure, et de là nous allâmes à la Boussole où elle présenta son placet au chef du conseil. Un quart d’heure après, un huissier du tribunal eut ordre de se rendre à la maison du prêtre avec la mère et de la mettre en possession de sa fille avec tous les meubles qu’elle ferait enlever de la maison.
La chose fut exécutée à la lettre. Je me trouvai avec la mère dans une gondole sur la rive de la place voisine de la maison, et avec un grand bateau dans lequel les sbires chargèrent tous les meubles de la maison. Quand tout fut fait, je vis venir la fille, qui fut très surprise de me trouver dans la gondole. Sa mère l’embrassa et lui dit que j’allais devenir son mari dès le lendemain. Elle lui répondit qu’elle s’en réjouissait et qu’elle n’avait laissé à son tyran que son lit et ses habits.
Nous arrivâmes à Castello, où je fis décharger tous les meubles ; ensuite nous dînâmes et je dis à ces dames qu’elles devaient m’aller attendre à Lusia, où elles me verraient arriver aussitôt que j’aurais mis ordre à mes affaires. Je passai l’après-midi en propos joyeux avec ma future. Elle nous dit que l’abbé s’habillait quand on vint lui présenter l’ordre du conseil avec injonction d’en permettre la libre exécution sous peine de la vie ; que l’abbé, après avoir fini de s’habiller, était sorti pour aller dire sa messe et que le tout s’était fait sans la moindre opposition.
« Ma tante, ajouta-t-elle, m’a dit que ma mère m’attendait dans la gondole, mais elle ne m’a point prévenue que vous y fussiez : je ne soupçonnais pas que le coup partît de vous.
- C’est, ma belle, la première preuve de tendresse que je vous donne. »
Cela la fit sourire de plaisir.
J’eus soin qu’on nous servit un bon souper et d’excellents vins ; et, après avoir passé deux heures à table au sein de la joie qu’excite Bacchus, j’en passai quatre à rire en tête à tête avec ma future.
Le matin, après avoir déjeuné et fait charger tout le bagage sur une péote que j’avais louée et payée d’avance à cet effet, je remis dix autres sequins à la mère et je les fis partir toutes trois fort joyeuses. Voyant mon affaire achevée à ma gloire autant qu’à ma parfaite satisfaction, je revins chez moi.
Cette affaire avait été faite avec trop d’éclat pour qu’elle pût être ignorée de ces messieurs ; aussi, en me voyant me montrèrent-ils leur tendresse autant que leur surprise. De La Haye m’embrassa avec l’air de la plus grande affliction. Sentiment de commande, habit d’Arlequin dont il se revêtait avec une extrême facilité. Le seul M. de Bragadin riait de tout son cœur et disait aux autres qu’ils n’y entendaient rien, et que toute cette aventure ne présageait que quelque chose de grand qui n’était connu que des intelligences supérieures. De mon côté, ignorant comment ils concevaient cette histoire et persuadé qu’ils n’en connaissaient pas les circonstances, je riais avec M. de Bragadin, mais sans rien dire. Je ne craignais rien et je voulais me divertir de tout ce qu’on dirait. Nous nous mîmes à table dans ces dispositions, et M. Barbaro fut le premier à me dire d’un ton amical qu’il espérait pourtant que je n’étais pas au lendemain de mes noces ?
« On dit donc que je me suis marié ?
- Tout le monde le dit et partout. Les chefs mêmes du conseil le croient, et ont raison de le croire.
- Pour avoir raison de le croire, il faudrait en être certain ; et ces messieurs ne le sont pas. Comme ils ne sont pas infaillibles, non plus que qui que ce soit, excepté Dieu, je vous dis qu’ils sont dans l’erreur. J’aime à faire de bonnes actions et à m’amuser au prix de mon argent ; mais non pas au prix de ma liberté. Quand vous voudrez savoir mes affaires, c’est de moi seul que vous pourrez les apprendre, et la voix du public n’est faite que pour amuser les sots.
- Mais, dit M. Dandolo, tu as passé la nuit avec ce qu’on appelle ton épouse ?
- Sans doute ; mais je n’ai de comptes à rendre à personne sur ce que j’ai fait cette nuit. N’êtes-vous pas de mon avis, monsieur de La Haye ?
- Je vous prie de ne pas me demander mon avis, car je n’en sais rien. Je vous dirai cependant qu’il ne faut pas tant mépriser la voix du public. La tendre affection que je ressens pour vous est cause que ce qu’on dit me peine.
- D’où vient que ce qu’on dit ne peine point M. de Bragadin, qui bien certainement m’aime plus tendrement que vous ?
- Je vous respecte ; mais j’ai appris à mes dépens à craindre la calomnie. On dit que pour vous emparer d’une fille qui vivait avec son oncle digne prêtre, vous avez payé une femme pour qu’elle se dît sa mère et qu’elle allât ainsi demander la force des chefs du conseil suprême pour vous la faire obtenir. L’huissier même du conseil jure que vous étiez dans la gondole avec la prétendue mère lorsque la fille y est entrée. On dit que l’acte en vertu duquel vous avez fait enlever les meubles de ce bon père, de ce digne ecclésiastique, est faux, et on vous blâme d’avoir fait servir le premier corps de l’État d’instrument à ces crimes. On dit enfin que, quand bien même vous auriez épousé la fille, ce qui doit être immanquable, les chefs du conseil ne se tairont pas sur les moyens que vous avez osé employer pour parvenir à votre but.
- Voilà, monsieur, une fort longue péroraison, lui dis-je froidement ; mais apprenez qu’un homme sage qui a entendu conter une histoire criminelle avec tant de circonstances absurdes, cesse d’être sage s’il répète ce qu’il a entendu ; car si l’histoire est calomnieuse, il devient alors complice du calomniateur. »
Après cette espèce de sentence qui fit rougir le jésuite, et dont mes amis admirèrent la sagesse, je le priai d’un air significatif d’être tranquille sur mon compte, d’être persuadé que je connaissais les lois de l’honneur, que j’avais assez de jugement pour me conduire, et qu’il devait laisser dire sur mon compte comme je le faisais quand j’entendais de mauvaises langues parler mal de lui.
Cette historiette amusa la ville pendant cinq ou six jours, ensuite elle tomba dans l’oubli.
Cependant, trois mois après, n’étant jamais allé à Lusia, et n’ayant répondu à aucune des lettres que la demoiselle Marchetti m’avait écrites, ni remis aux porteurs l’argent qu’elle me demandait, elle se détermina à une démarche qui pouvait avoir des suites, mais qui pourtant n’en eut aucune.
Un Jour Ignace, huissier du tribunal redoutable des inquisiteurs d’État, se présenta à moi au moment où j’étais encore à table avec mes trois amis, de La Haye et deux autres convives. Il me dit poliment que le chevalier Cantarini dal Zoffo désirait me parler et qu’il se trouverait chez lui à la Madona de l’Orto le lendemain à telle heure. Je me levai et lui dis en le saluant que je ne manquerais pas de me rendre aux ordres de Son Excellence : il partit.
Je ne pouvais pas deviner ce que ce haut personnage pouvait vouloir à ma petite personne, et cependant ce message était fait pour nous causer une certaine consternation, car celui qui me mandait était un inquisiteur d’État, sorte d’oiseau de fort mauvais augure. M. de Bragadin, qui l’avait été du temps qu’il était conseiller, et qui en connaissait les habitudes, me dit que je n’avais rien à craindre.
« Ignace, me dit-il, vêtu en habit de campagne, n’est pas venu comme messager du redoutable tribunal, et M. Cantarini ne veut te parler que comme particulier, puisqu’il te fait dire d’aller le trouver à son palais et non au sanctuaire. C’est un sévère vieillard, mais juste, et auquel tu dois parler clair et surtout convenir de la vérité, car, en la niant, tu risques d’empirer l’affaire. »
Cette instruction me plut, et elle m’était nécessaire. Je fus exact au rendez-vous.
Dès que je parus on m’annonça, et il ne me fit pas attendre. J’entre, et Son Excellence, assise, passe une minute à m’observer en long et en large sans me rien dire ; ensuite il sonne et ordonne à son valet de chambre de faire entrer les deux femmes qui étaient dans la chambre voisine. Je sus de suite de quoi il s’agissait, et ce fut sans la moindre surprise que je vis entrer la mère Marchetti et sa fille. Alors Son Excellence me demanda si je connaissais ces deux personnes ?
« Je dois les connaître, monseigneur, puisque l’une sera ma femme quand par sa conduite elle m’aura convaincu qu’elle est digne de l’être.
- Elle se conduit bien, elle demeure avec sa mère à Lusia : vous l’avez trompée. Pourquoi différez-vous de l’épouser ? Pourquoi n’allez-vous pas la voir ? Vous ne répondez pas à ses lettres et vous la laissez dans le besoin.
- Je ne puis l’épouser, monseigneur, qu’en ayant de quoi vivre, et cela viendra dans trois ou quatre ans d’ici moyennant un emploi que j’aurai par la protection de M. de Bragadin, mon seul soutien. Dans cet intervalle il faut qu’elle vive en honnête fille du fruit de son travail. Je ne l’épouserai que lorsque j’en serai convaincu, et que surtout j’aurai la certitude qu’elle ne voit plus l’abbé son cousin au quatrième degré. Je ne vais pas chez elle, parce que mon confesseur et ma conscience me défendent d’y aller.
- Elle veut que vous lui fassiez une promesse de mariage dans les formes et que vous lui donniez de quoi vivre.
- Monseigneur, rien ne m’oblige à lui faire la promesse ; et n’ayant rien moi-même, je ne saurais lui donner de quoi vivre. En travaillant avec sa mère, il faut qu’elle se procure l’existence.
- Quand elle était chez son cousin, dit la mère, elle ne manquait de rien ; elle y retournera.
- Si elle y retourne, je ne me donnerai plus la peine de l’en retirer ; et Son Excellence verra alors que j’ai eu raison de ne point l’épouser avant d’être sûr qu’elle fût devenue sage. »
Le juge me dit alors que je pouvais me retirer, et tout fut dit. Je n’ai plus entendu parler de cette affaire, et la relation du dialogue égaya le dîner de M. de Bragadin.
Au commencement du carnaval 1750 je gagnai à la loterie un terne de trois mille ducats courants. La fortune me fit ce cadeau dans un moment où je n’en avais pas besoin ; car j’avais passé l’automne à tenir la banque et j’avais gagné. C’était dans un casino, où aucun noble vénitien n’osait se présenter parce que l’un des associés était officier du duc de Montalègre, ambassadeur d’Espagne. Les nobles gênaient les bourgeois ; et cela arrive toujours dans un gouvernement aristocratique où l’égalité n’existe de fait qu’entre les membres du gouvernement.
Ayant intention d’aller faire un voyage en France, je remis mille sequins à M. de Bragadin, et poursuivant ce projet j’eus la force de passer le carnaval sans risquer mon argent au pharaon. Un patricien, très honnête homme, m’avait intéressé d’un quart à sa banque, et aux premiers jours du carême il me remit une assez forte somme.
Vers la mi-carême, mon ami Balletti revint de Mantoue à Venise. Il était engagé au théâtre Saint-Moïse pour y faire les ballets pendant la foire de l’Ascension. Il était avec Marine, mais ils ne logeaient pas ensemble. Elle fit la capture d’un juif anglais nommé Mendex, qui dépensa pour elle beaucoup d’argent. Ce juif me donna des nouvelles de Thérèse, qu’il avait connue à Naples, et à laquelle il avait laissé de bons souvenirs. Cela me fit plaisir, et je me félicitai qu’Henriette m’eût empêché d’aller la trouver quand j’en avais le projet ; car j’en serais facilement redevenu amoureux ; et Dieu sait ce qui serait advenu.
Dans ce temps-là Bavois fut installé au service de la république en qualité de capitaine, et il y fit fortune, comme je le dirai en son lieu.
De La Haye se chargea de l’éducation d’un jeune seigneur nommé Félix Calvi et quelque temps après il le conduisit en Pologne. Trois ans plus tard je le revis à Vienne.
Dans le temps où je me disposais à partir pour aller à la foire de Reggio, puis à Turin, où, à l’occasion du mariage du duc de Savoie avec une infante d’Espagne, fille de Philippe V, toute l’Italie s’y trouvait rassemblée, ensuite à Paris, où, madame la Dauphine étant grosse, on préparait des fêtes superbes dans l’attente d’un prince, Balletti se disposait aussi à faire le même voyage, rappelé par ses parents qui étaient acteurs ; sa mère était l’illustre Silvia.
Il allait danser au théâtre italien et y jouer les premiers rôles des jeunes amoureux. Je ne pouvais faire choix d’une société plus agréable et plus faite pour me procurer à Paris mille avantages et de nombreuses connaissances.
Je pris congé de mes trois vertueux amis en leur promettant de revenir en deux ans. Je laissai mon frère François à l’école du peintre de batailles Simonetti, surnommé le Parmesan, lui promettant de penser à lui quand je serais à Paris, où, dans ce temps-là surtout, le génie est toujours sûr de faire fortune. Le lecteur verra comment je lui tins parole.
Je laissai aussi à Venise mon frère Jean, qui, après avoir fait le tour de l’Italie avec Guarienti, y était revenu. Il allait partir pour Rome, où il resta quatorze ans, à l’école de Raphaël Mengs. Il retourna à Dresde en 1764 et il y mourut en 1795.
Balletti partit avant moi, et je quittai Venise pour l’aller rejoindre à Reggio le 1er juin 1750. J’étais fort bien équipé, bien fourni d’argent et sûr de ne point en manquer si j’avais une bonne conduite. Nous verrons bientôt, mon cher lecteur, le jugement que vous en porterez vous-même ; ou plutôt je ne le verrai pas, car je sais que vous ne pourrez en juger que lorsque je n’aurai plus que faire de votre jugement.