Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 27
CHAPITRE VI
ОглавлениеJe vais à Cesène pour m’emparer d’un trésor. - Je m’établis chez Franzia. - Sa fille Javotte.
Je fus, vers la fin de l’opéra, abordé par un jeune homme qui, de but en blanc et sans autre préambule, me dit qu’étant étranger, j’avais grand tort d’être resté deux mois à Mantoue sans aller voir le cabinet d’histoire naturelle de son père don Antonio de Capitani, commissaire et président au canon.
« Monsieur, lui dis-je, je n’ai péché que par ignorance, et si vous voulez venir me prendre demain matin à mon auberge, demain au soir vous ne pourrez plus me faire le même reproche et j’aurai réparé mes torts.
Le fils du commissaire du Canon vint me prendre, et je trouvai dans M. son père un original des plus bizarres. Les raretés de son cabinet consistaient dans la généalogie de sa famille, dans des livres de magie, reliques de saints, monnaies soi-disant antédiluviennes, dans un modèle de l’arche pris d’après nature au moment où Noé aborda dans le plus singulier de tous les ports, le mont Ararat en Arménie ; dans plusieurs médailles, dont une de Sésostris, une autre de Sémiramis, et enfin dans un vieux couteau d’une forme bizarre, tout rongé de rouille. Il avait de plus, mais sous clef, tout l’attirail de la franc-maçonnerie.
« Dites-moi, lui dis-je, ce qu’il y a de commun entre l’histoire naturelle et ce cabinet ? Car je ne vois là rien qui regarde les trois règnes.
- Comment ! vous ne voyez pas le règne antédiluvien, celui de Sésostris et celui de Sémiramis ? Ne sont-ce pas là les trois règnes ? »
A cette réponse, je l’embrasse avec une exclamation de joie qui n’était qu’un persiflage, mais qu’il prit pour de l’admiration, et alors il déploya tous les trésors de sa burlesque érudition sur tout ce qu’il avait, finissant par son couteau rouillé, qu’il prétendit être celui avec lequel saint Pierre avait coupé l’oreille à Malek (Malchus).
« Vous possédez ce couteau, et vous n’êtes pas millionnaire ?
- Et comment pourrais-je l’être par la vertu de ce couteau ?
- De deux façons. La première, en vous mettant en possession de tous les trésors cachés dans les terres de l’Église.
- C’est naturel, car saint Pierre en a les clefs.
- La seconde, en le vendant au pape même, si vous avez les chirographes qui en attestent l’authenticité.
- Vous voulez dire la pancarte. Sans cela, je ne l’aurais pas acheté. J’ai tout cela.
- Tant mieux. Le pape, pour avoir ce couteau, ferait, j’en suis sûr, votre fils cardinal : mais il faudrait avoir aussi la gaine.
- Je ne l’ai pas ; mais elle n’est pas nécessaire. En tout cas, j’en ferai faire une.
- Ce n’est pas ça ; il faut celle dans laquelle saint Pierre mit lui-même le couteau quand Dieu lui dit : Mitte gladium tuum in vaginam (Mets ton glaive dans le fourreau). Elle existe, et elle est entre les mains de quelqu’un qui pourra vous la vendre à bon marché, à moins que vous ne vouliez lui vendre le couteau, car la gaine sans le couteau ne lui sert de rien, non plus qu’à vous le couteau sans la gaine.
- Et combien me coûterait-elle ?
- Mille sequins.
- Et combien me donnerait-il du couteau ?
- Mille sequins, car l’un vaut autant que l’autre. »
Le commissaire, tout ébahi, regarde son fils et lui dit d’un ton magistral :
« Eh bien ! mon fils, aurais-tu jamais cru que l’on m’offrirait mille sequins pour ce couteau ? »
Il ouvre alors un tiroir et en tire une paperasse qu’il déploie devant moi. Elle était en hébreu, et portait le dessin du couteau. Je fais semblant d’admirer, et je finis par lui conseiller fortement d’acheter la gaine.
« Il n’est nécessaire ni que j’achète la gaine, ni que votre ami achète le couteau ; car nous pouvons déterrer les trésors de moitié.
- Nullement. Le Magistère exige que le propriétaire du couteau, in vaginam, ne soit qu’un seul. Si le pape l’avait, il pourrait, par une opération magique que je connais, couper une oreille à tout roi chrétien qui voudrait empiéter sur les droits de l’Église.
- C’est curieux ! mais effectivement l’Évangile dit que saint Pierre coupa une oreille à quelqu’un.
- Oui, à un roi.
- Oh ! pas à un roi.
- A un roi, vous dis-je. Informez-vous si Malek ou Melekne veut pas dire roi.
- Et si je me déterminais à vendre mon couteau, qui me donnerait les mille sequins ?
- Moi ; la moitié demain argent comptant, et les autres cinq cents en une lettre de change payable à un mois de date.
- Voilà ce qui s’appelle parler. Faites-nous le plaisir de venir demain manger avec nous un plat de macaroni, et, sous le sceau du plus grand secret, nous parlerons d’une importante affaire. »
J’accepte, et je pars, résolu à pousser la plaisanterie.
Le lendemain j’y fus, et la première chose qu’il me dit fut qu’il savait qu’il y avait un trésor de caché dans les États de l’Église, et qu’il se déciderait à acheter la gaine indispensable. Persuadé alors qu’il ne me prendrait pas au mot, je tire ma bourse pleine d’or en lui disant que j’étais prêt à conclure le marché.
« Le trésor, me dit-il, vaut des millions ; mais allons dîner. Vous ne serez pas servi en vaisselle d’argent, mais en mosaïque de Raphaël.
- Monsieur le commissaire, vous êtes un seigneur magnifique ; ceci vaut bien mieux que de la vaisselle plate, quoiqu’un sot n’y vît que de la vilaine faïence. »
Le compliment lui plut.
« Un homme très à son aise, me dit-il après dîner, domicilié dans l’État du pape et maître de la maison de campagne où il habite avec toute sa famille, est sûr d’avoir un trésor dans sa cave. Il a écrit à mon fils qu’il est prêt à faire toutes les dépenses nécessaires pour s’en mettre en possession, s’il pouvait lui trouver un habile magicien capable de le déterrer. »
Le fils, présent à ce discours, tire de sa poche une lettre dont il me lit quelques articles, me demandant pardon si, ayant promis le secret, il ne me donnait pas à lire toute la lettre ; mais sans qu’il s’en aperçût, j’avais lu Césène, le nom de l’endroit, et cela me suffisait.
« Il s’agit donc, reprit le père, de me faire acheter à crédit le fourreau indispensable, car je n’ai point d’argent comptant pour le moment. Vous pouvez hardiment endosser mes lettres de change, et si vous connaissez le magicien, vous pouvez être de moitié avec lui.
- Le magicien est tout prêt : c’est moi ; mais, si vous ne commencez pas par me compter cinq cents sequins, nous ne ferons rien.
- Je n’ai pas d’argent.
- Vendez-moi donc le couteau.
- Non.
- Vous avez tort, car actuellement que je l’ai vu, je suis le maître de vous l’enlever. Cependant, je suis assez honnête homme pour ne pas vouloir vous jouer ce tour-là.
- Vous êtes le maître de m’enlever mon couteau ? Je voudrais en être convaincu ; car je n’en crois rien.
- Vous n’en croyez rien ? Fort bien ; demain vous ne l’aurez plus ; mais, une fois en mon pouvoir, n’espérez pas que je vous le rende. Un esprit élémentaire que j’ai à mes ordres me l’apportera à minuit chez moi, et le même esprit me dira où est votre trésor.
- Faites qu’il vous le dise, et je serai convaincu.
- Qu’on me donne plume, encre et papier. »
Je me mets à interroger mon oracle et je lui fais répondre que le trésor était à côté du Rubicon.
« C’est, leur dis-je, un torrent qui fut jadis un fleuve. »
Ils vont interroger un dictionnaire et ils trouvent que le Rubicon passait à Césène : je les vois ébahis. Voulant leur laisser la liberté de mal raisonner, je sors.
L’envie m’était venue, non pas de voler cinq cents sequins à ces pauvres idiots, mais d’aller à leurs frais les déterrer chez l’autre sot à Césène, et de me procurer à rire à leurs dépens. Il me tardait de jouer le rôle de magicien. A cette fin, en sortant de la maison du risible antiquaire, je me rendis à la bibliothèque publique, où, à l’aide d’un dictionnaire, j’écrivis ce morceau d’érudition bouffonne :
« Le trésor est à dix-sept toises et demie sous terre depuis six siècles. Sa valeur se monte à deux millions de sequins : la matière est enfermée dans une caisse, la même que Godefroi de Bouillon enleva à Mathilde, comtesse de Toscane, l’an 1081, quand il voulut aider l’empereur Henri IV à gagner la bataille contre cette princesse. Elle fut enterrée par lui-même au lieu où elle se trouve encore avant qu’il allât assiéger Rome. Grégoire VII, qui était grand magicien, ayant su où la caisse était enterrée, s’était déterminé à l’aller recouvrer en personne, mais la mort vint traverser ses projets. Après la mort de la comtesse Mathilde, l’an 1116, le génie qui préside aux trésors cachés donna à celui-ci sept gardiens.
« Dans une nuit de pleine lune, un philosophe savant pourra faire élever le trésor à la superficie du sol en se tenant dans le cercle maxime. »
Je m’attendais à voir chez moi le père ou le fils, et je les vis tous deux le lendemain matin. Après quelques propos insignifiants, je leur donne ce que j’avais composé à la bibliothèque, l’histoire du trésor enlevé à la comtesse Mathilde.
Je leur dis que j’étais décidé à recouvrer le trésor, et je leur en promis le quart, pourvu qu’ils se déterminassent à faire l’acquisition de la gaine. A cela j’ajoute la menace de leur enlever le couteau.
« Je me déterminerai, me dit le commissaire, quand je verrai le fourreau.
- Je m’engage, monsieur, à vous le faire voir demain, » lui répondis-je.
Et là-dessus nous nous séparâmes, tous fort contents les uns des autres.
Pour construire une gaine propre au couteau merveilleux, il fallait adapter l’idée la plus bizarre à la forme la plus baroque. J’avais la forme du couteau dans la tête, et tout en rêvant au moyen de produire quelque chose de bien extravagant, mais de convenable à l’objet, je vis dans la cour une vieille savate, reste d’une botte de cavalier, et me voilà fixé.
Je prends cette vieille semelle, je la fais bouillir et j’y pratique une ouverture dans laquelle le couteau devait infailliblement entrer. Ensuite je la rogne dans tous les sens pour la rendre méconnaissable ; je la frotte avec une pierre ponce, avec de l’ocre et du sable, et je parviens à lui donner une forme antique si bouffonne que je ne pouvais m’empêcher d’en rire. Quand je la présentai au commissaire et qu’il y eut mis le couteau qui y allait parfaitement, le bonhomme resta émerveillé. Nous dînâmes ensemble, et après dîner nous conclûmes que son fils m’accompagnerait pour me présenter au maître de la maison où était le trésor ; que je recevrais une lettre de change de mille écus romains sur Bologne à l’ordre de son fils ; mais qu’il ne la passerait au mien que lorsque j’aurais extrait le trésor, et que le couteau dans la gaine ne passerait entre mes mains que lorsque j’en aurais besoin pour faire la grande opération : jusqu’à ce moment, son fils devait toujours l’avoir sur lui.
Ayant adopté ces conditions, nous nous engageâmes par un écrit et nous fixâmes le départ au surlendemain. Au moment de notre départ, le père donna la bénédiction à son fils et me dit qu’il était comte palatin, me faisant voir le diplôme que lui en avait fait délivrer le pape. Je l’embrasse en l’appelant M. le comte, et je prends sa lettre de change.
Après avoir dit adieu à Marine, que je laissais maîtresse favorite du comte Arcorati, et avoir pris congé de Balletti que j’étais sûr de revoir à Venise avant un an, j’allai souper avec mon ami O’Neilan.
Le matin nous nous embarquâmes, et après avoir passé par Ferrare et Bologne, nous arrivâmes à Césène et nous nous logeâmes à la poste. Nous étant levés de bonne heure, nous allâmes en nous promenant chez Georges Franzia, riche paysan, maître du trésor. Il demeurait à un quart de mille de la ville, et notre arrivée inattendue le surprit agréablement. Il embrassa Capitani qu’il connaissait, et me laissant avec sa famille, il sortit avec mon compagnon pour aller parler d’affaires.
Faisant mon métier d’observateur, je scrutai tous les membres de la famille et je jetai mon dévolu sur la fille aînée. Sa sœur cadette était laide et son frère était un franc benêt. La mère paraissait être la maîtresse du logis, et trois ou quatre servantes allaient et venaient dans le ménage.
La fille aînée s’appelait Geneviève, comme presque toutes les paysannes de Césène. Dès que je sus son nom, je lui dis qu’elle devait avoir dix-huit ans ; mais d’un air demi-sérieux, demi-piqué, elle me répondit que je me trompais joliment, puisqu’elle n’en avait que quatorze.
« J’en suis charmé, mon aimable enfant. »
Cela lui rendit son air serein.
La maison était bien située et isolée à quatre cents pas de tous côtés. Je vis avec plaisir que je serais bien logé, mais je remarquai avec peine une exhalaison puante qui devait infecter l’air et qui ne devait pas plaire aux esprits que je devais conjurer.
« Madame Franzia, dis-je à la maîtresse, d’où vient cette mauvaise odeur ?
- Monsieur, c’est du chanvre que nous tenons en macération. »
Jugeant qu’en éloignant la cause, je n’aurais plus à souffrir de l’effet :
« Pour quelle somme en avez-vous, madame ? lui dis-je.
- Pour quarante écus.
- Les voilà ; le chanvre est à moi, et je dirai à votre mari de le faire enlever de suite. »
Mon compagnon m’ayant appelé, je descendis. Franzia me fit tout l’hommage qu’il croyait dû au plus fameux magicien, quoique je n’en eusse pas l’air.
Nous convînmes qu’il aurait un quart du trésor, qu’un autre quart appartiendrait à Capitani, et le reste à moi. On voit que nous n’eûmes guère égard aux droits de saint Pierre.
Je lui dis que j’avais besoin d’une chambre à deux lits pour moi seul, et d’une antichambre avec une baignoire. Capitani devait loger au côté opposé au mien, et je devais avoir trois tables dans ma chambre, deux petites et une grande. Je lui dis qu’il était indispensable qu’il me procurât une couturière vierge de quatorze à dix-huit ans ; mais que cette fille devait être fidèle au secret, ainsi que tous les gens de sa maison ; afin que l’Inquisition ne pût avoir vent de rien, parce que, dans ce cas, toutes les opérations seraient inutiles.
« Je viendrai, lui dis-je, loger chez vous dès demain, je ferai deux repas par jour et je ne puis boire à mes repas que du jevèse. Quant au déjeuner, je ne dois prendre que d’un chocolat que je fais moi-même et dont je suis pourvu. Je vous payerai toute la dépense que vous pourrez faire, si je manque mon entreprise. Vous ferez de suite transporter le chanvre assez loin, pour que son odeur n’incommode pas les esprits que je dois invoquer, et vous ferez purifier l’air avec de la poudre à canon. Maintenant assurez-vous d’un homme de confiance qui aille prendre demain nos effets à l’auberge et ayez cent bougies neuves et trois torches prêtes à mes ordres. »
A ces mots je quitte Franzia et je prends avec Capitani le chemin de Césène ; mais je n’étais pas à cent pas de chez lui que je l’entends courir après nous.
« Monsieur, me dit-il, tenez, je vous prie, reprenez les quarante écus que vous avez donnés à ma femme pour le chanvre.
- Non, monsieur, je n’en ferai rien, car vous ne devez absolument éprouver aucune perte.
- Reprenez-les, je vous en prie, car je vendrai facilement le chanvre dans la journée pour les quarante écus.
- J’y consens, lui dis-je, confiant sur votre parole. »
Ces procédés de ma part firent sur cet homme la plus grande impression, et il ne me considéra qu’avec la plus grande vénération. Mais cette vénération augmenta encore, quand, malgré l’avis de mon compagnon, je refusai obstinément d’accepter cent sequins qu’il voulait m’obliger à prendre pour mes frais de voyage. Je le ravis d’aise quand je lui dis qu’à la veille de posséder un trésor on ne faisait pas attention à de pareilles bagatelles.
Dès le lendemain, notre bagage nous ayant précédés, nous nous trouvâmes parfaitement établis chez le riche et simple Franzia.
Il nous servit un bon dîner, mais avec profusion, et je lui dis de faire économie et de me donner à souper simplement à la bonne marée, ce qui fut fait. Après souper le bonhomme Franzia vint me trouver et me dit que pour ce qui regardait la jeune fille vierge, il croyait avoir ce qu’il fallait dans sa fille Javotte, qu’il avait consulté sa femme, et que je pouvais en être sûr.
« C’est bien, lui dis-je ; mais maintenant dites-moi quels fondements avez-vous pour croire posséder un trésor dans votre maison ?
- D’abord, répondit-il, la tradition orale de père en fils depuis huit générations ; ensuite les grands coups qu’on frappe sous terre pendant la nuit. De plus, la porte de ma cave qui s’ouvre et se referme seule toutes les trois ou quatre minutes, ce qui est certainement l’ouvrage des démons que nous voyons errer toutes les nuits par la campagne sous la forme de flammes pyramidales.
- Si cela est, il est évident comme deux et deux font quatre que vous avez chez vous un trésor caché. Gardez-vous bien de mettre une serrure à la porte qui s’ouvre et se referme comme d’elle-même ; car vous auriez un tremblement de terre qui ferait de cette enceinte un abîme. Les esprits veulent être libres, et ils brisent toutes les entraves qu’on veut leur opposer.
- Dieu soit loué qu’un savant que mon père fit venir il y a quarante ans nous ait dit la même chose. Ce grand homme n’avait plus besoin que de trois jours pour extraire le trésor, lorsque mon père sut que l’Inquisition s’allait emparer de lui, et il le fit vite échapper. Dites-moi, je vous prie, comment se fait-il que la magie ne puisse pas résister à l’Inquisition ?
- Parce que les moines ont à leur disposition un plus grand nombre de diables que nous. Mais je suis sûr que votre père avait déjà dépensé beaucoup avec ce savant.
- Deux mille écus à peu près.
- Davantage, davantage. »
Je lui dis de me suivre, et pour faire quelque chose de magique, je trempai une serviette dans l’eau, et en prononçant des paroles épouvantables qui n’étaient d’aucune langue, je leur lavai à tous les yeux, les tempes et la poitrine, que Javotte ne m’aurait peut-être pas livrée, si je n’avais commencé par celle de son père, de sa mère et de son frère. Je leur fis jurer sur un portefeuille que je tirai de ma poche qu’ils n’avaient aucune maladie impure, et enfin il fallut que Javotte jurât qu’elle était vierge. Comme je la vis rougir jusqu’au blanc des yeux en me faisant ce serment, j’eus la cruauté de lui expliquer ce que c’était, et ensuite, voulant la faire jurer de nouveau, elle me dit que puisqu’elle savait ce que c’était, il n’était pas nécessaire qu’elle répétât son serment. Je leur ordonnai ensuite à tous de me donner un baiser, et ayant senti que Javotte avait mangé de l’ail, je défendis à tout le monde d’en faire usage, et Georges me promit qu’on n’en trouverait plus dans la maison.
Geneviève n’était pas une beauté sous les rapports du minois, car elle avait le teint halé et sa bouche était trop fendue ; mais elle avait des dents admirables et la lèvre inférieure un peu saillante, comme si elle avait été disposée pour recevoir des baisers. Elle avait la gorge bien prise et d’une résistance à l’épreuve ; mais elle était trop blonde et ses mains étaient trop grasses. Il fallait bien passer sur quelque chose, et, au demeurant, c’était un beau morceau d’ensemble. Mon dessein n’était pas de la rendre amoureuse ; il me suffisait de la façonner à l’obéissance, la besogne aurait été trop longue avec une paysanne ; car, au défaut de l’amour, ce qui m’a paru l’essentiel, il faut une docilité absolue. On ne jouit alors, il est vrai, ni de grâces, ni de transport ; mais on en est dédommagé par l’empire absolu qu’on exerce.
Je prévins le père, Capitani et Javotte que chacun à son tour souperait avec moi par ordre d’âge, et que Javotte coucherait toujours dans mon antichambre où l’on devait placer une baignoire dans laquelle il fallait que je lavasse mon convive une demi-heure avant qu’il pût se mettre à table, ordonnant aussi qu’il fût à jeun.
Je me fis une liste de tous les objets dont je prétendais avoir besoin, et l’ayant remise à Franzia, je lui dis d’aller lui-même à Césène le lendemain et de tout acheter, mais sans marchander. C’était une pièce de toile blanche de vingt à trente aunes, du fil, des ciseaux, des aiguilles, du storax, de la myrrhe, du soufre, de l’huile d’olive, du camphre, une rame de papier, des plumes, de l’encre, douze feuilles de parchemin, des pinceaux, une branche d’olivier bonne à faire un bâton d’un pied et demi.
Après avoir donné mes ordres de la manière la plus grave et sans éprouver le moindre besoin de rire, ravi de mon rôle de magicien, dans lequel j’étais tout étonné de me trouver si habile, j’allai me coucher.
Le lendemain, dès que je fus levé, je fis appeler Capitani, et je lui prescrivis de se rendre chaque jour à Césène, d’aller au grand café et d’y recueillir soigneusement tout ce qui s’y dirait et de me le rapporter. Franzia, docile à mes ordres, revint de la ville avant midi avec tous les objets que j’avais demandés.
« Je n’ai pas marchandé, me dit-il, et je suis sûr que les marchands m’ont pris pour fou, car j’ai bien payé un tiers de plus que les choses ne valent.
- Tant pis pour eux, s’ils vous ont trompé ; mais vous auriez tout gâté si vous aviez marchandé. Envoyez-moi votre fille et laissez-moi seul avec elle. »
Dès qu’elle fut venue, je lui fis couper la toile en sept morceaux, quatre de cinq pieds chacun, deux de deux pieds et un de deux pieds et demi : ce dernier devait former le capuchon de la robe qui m’était nécessaire pour faire la grande conjuration.
« Asseyez-vous près de mon lit, lui dis-je, et commencez à coudre. Vous dînerez ici et vous y resterez jusqu’au soir. Quand votre père viendra, vous nous laisserez seuls, mais vous reviendrez vous coucher dès que je l’aurai laissé partir. »
Elle dîna près de mon lit, où la mère lui servit en silence tout ce que je lui envoyai, ne lui laissant boire que du vin de Saint-Jevèse. Vers le soir, son père étant venu, elle sortit.
J’eus la patience de laver ce bonhomme dans le bain, ensuite je le fis souper avec moi. Il mangea comme un ogre, m’assurant que c’était la première fois de sa vie qu’il avait passé vingt-quatre heures sans rien prendre. Gris de vin de Saint-Jevèse, il se coucha et dormit d’un profond sommeil jusqu’à l’apparition de sa femme, qui vint m’apporter mon chocolat. Javotte vint comme la veille et cousit toute la journée. Elle disparut à l’arrivée de Capitani, que je traitai comme Franzia ; et le lendemain ce fut le tour de Javotte, et c’était là le but de mes travaux.
Quand l’heure fut venue :
« Allez, Javotte, allez, lui dis-je, vous mettre dans le bain, et vous m’appellerez dès que vous y serez, car je dois vous purifier comme votre père et Capitani. »
Elle obéit, et un quart d’heure après elle m’appela. Je lui fis de nombreuses ablutions dans tous les sens et dans toutes les postures, car elle était d’une docilité parfaite ; mais, dans ce manège, craignant de me trahir, je souffrais plus que je ne jouissais, et mes mains indiscrètes, parcourant toutes les parties de son corps et s’arrêtant plus volontiers et plus longtemps en certain endroit très irritable, la pauvre fille se trouvait agitée d’un feu qui la brûlait, mais qui s’apaisa par l’irritation même. Je la fis sortir du bain un instant après, et devant l’essuyer dans toutes les positions, je fus bien près d’oublier la magie pour me livrer à la nature ; mais la nature, plus prompte dans son action, s’étant soulagée d’elle-même, je fus en état d’achever cette scène sans toucher au dénouement, et la quittant, je lui dis de se rhabiller et de rentrer de suite après.
Elle était à jeun, et, la faim la pressant, sa toilette ne fut pas longue. Elle mangea d’un appétit dévorant, et le vin de Saint-Jevèse, qu’elle but comme elle aurait bu de l’eau, anima tellement son teint, qu’on ne s’apercevait plus qu’elle fût hâlée. Resté seul avec elle après le souper :
« Ma chère Javotte, lui demandai-je, ce que je t’ai obligée à faire t’a-t-il déplu ?
- Au contraire, cela m’a fait grand plaisir.
- J’espère donc que demain tu ne seras pas fâchée d’entrer dans le bain après moi et de me laver à ton tour comme j’ai fait.
- Bien volontiers ; mais saurai-je le faire ?
- Je vous instruirai, et à l’avenir vous coucherez toutes les nuits dans ma chambre, car je dois m’assurer par moi-même que la nuit de la grande opération magique, je vous trouverai dans l’état où vous devez être. »
Dès cette heure la jeune fille prit avec moi une contenance assurée, sa gêne disparut et elle me regardait souvent en souriant d’un air de confiance. La nature avait opéré, et l’esprit d’une jeune fille agrandit fortement sa sphère du moment où le plaisir a été son précepteur. Elle alla se coucher, et comme elle savait bien n’avoir rien de nouveau à me montrer, sa pudeur n’eut pas à souffrir de se déshabiller devant moi ; et, comme la chaleur rend les moindres voiles importuns, elle se mit à son aise et s’endormit. J’en fis de même, mais avec une sorte de repentir de m’être engagé à n’exploiter le terrain que la nuit de la grande conjuration des esprits. L’opération de l’extraction du trésor devait manquer, je le savais ; mais je savais aussi qu’elle ne manquerait pas par la raison que Javotte aurait été manquée.
Au point du jour, la fillette se lève et se met à l’ouvrage. Dès qu’elle eut fini la robe ou surplis, je la mis à me faire une couronne de parchemin à sept grandes pointes, sur laquelle je peignis des figures et des caractères effroyables.
Le soir, une heure avant souper, j’allai me mettre dans le bain, et Javotte y vint dès que je lui dis qu’il était temps qu’elle y entrât. Elle mit le plus grand zèle à me faire les mêmes ablutions que je lui avais faites la veille, et elle y mit toute la douceur et toute l’aménité dont elle était capable. Je passai dans ce bain une heure charmante, jouissant de tout, mais respectant l’essentiel.
Mes baisers lui faisant plaisir, elle se mit à m’en couvrir, dès qu’elle vit que je ne le lui défendais pas. Ravi de la voir jouir, je la mis à son aise en lui disant que le succès de la grande opération magique dépendait du degré de plaisir qu’elle prendrait sans contrainte. Elle rit des efforts incroyables pour me convaincre qu’elle était heureuse, et sans avoir franchi la borne que je m’étais posée moi-même, nous sortîmes du bain très satisfaits l’un de l’autre.
Au moment d’aller nous coucher :
« Est-ce que nous gâterions l’affaire si nous couchions ensemble ? me dit-elle.
- Non, ma chère, pourvu que tu sois vierge le jour de la grande opération, c’est tout ce qu’il faut. A ces mots, elle vint se jeter dans mes bras, et nous passâmes une nuit charmante pendant laquelle j’eus lieu d’admirer la richesse de son tempérament et la retenue du mien ; car je fus assez modéré pour ne pas rompre l’obstacle. »
Je passai une bonne partie de la nuit suivante avec le père Franzia et Capitani pour voir de mes propres yeux les phénomènes dont ce bon paysan me parlait. Placé sur le balcon de la cour, j’entendis distinctement des coups souterrains, à des intervalles égaux, trois ou quatre par minute. Le bruit ressemblait à celui que produirait un énorme pilon vigoureusement chassé dans un fort mortier de bronze. Je pris mes pistolets, et j’allai me placer avec eux auprès de la porte mouvante, tenant une lanterne sourde à la main. Je vis la porte s’ouvrir lentement, et trente secondes après se refermer avec violence. Je l’ouvris et la refermai moi-même à plusieurs reprises, et n’ayant pu découvrir aucune raison physique occulte à ce singulier phénomène, je me déterminai à croire en moi-même qu’il y avait quelque friponnerie adroite et cachée ; mais je ne me souciai pas d’en rechercher la cause.
Nous remontâmes, et, m’étant mis de nouveau sur le balcon, je vis dans la cour des ombres qui allaient et venaient. Ce ne pouvait être que l’effet d’un air humide et épais ; et pour ce qui était des flammes pyramidales que je voyais planer dans la campagne, c’était un phénomène que je connaissais. Je laissai cependant mes deux compagnons dans l’idée que c’étaient les esprits qui veillaient sur le trésor.
Ce phénomène est commun dans toute l’Italie méridionale, où la campagne est quelquefois couverte de ces météores que le peuple prend pour des diables et que la crédule ignorance désigne sous le nom d’esprits follets.
Vous verrez, lecteur, dans le chapitre suivant, comment mon entreprise magique se termina, et peut-être rirez-vous un peu à mes dépens sans que cela me blesse.