Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 36

CHAPITRE XV

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Mes balourdises dans la langue française, mes succès, mes nombreuses connaissances. - Louis XV. - Mon frère arrive à Paris.

Tous les comédiens italiens à Paris voulurent me fêter pour me faire voir leur magnificence. Je fus somptueusement fêté par tous. Carlin Bertinazzi, qui jouait les rôles d’Arlequin, acteur chéri de tout Paris, me rappela qu’il m’avait vu il y avait treize ans à Padoue en revenant de Petersbourg avec ma mère. Il me donna un superbe dîner chez Mme de la Caillerie, où il logeait. Cette dame était amoureuse de lui. Je lui fis compliment sur quatre enfants charmants qui voltigeaient autour de nous. Le mari présent me répondit :

« Ce sont les enfants de M. Carlin.

- Cela se peut, monsieur ; mais, en attendant, c’est vous qui en avez soin ; et comme ils portent votre nom, c’est vous qu’ils doivent reconnaître pour père.

- Oui, cela sera en droit ; mais Carlin est trop honnête homme pour ne pas s’en charger le jour où il me conviendra de m’en défaire. Il sait bien qu’ils sont à lui, et ma femme serait la première à s’en plaindre s’il n’en convenait pas. »

Cet homme n’était pas ce qu’on appelle un bon homme, tant s’en faut ; mais, comme il voyait la chose très philosophiquement, il en parlait avec calme, et même avec une sorte de dignité. Il aimait Carlin en ami, et des affaires de cette nature n’étaient pas rares à Paris dans ce temps-là parmi les gens d’une certaine classe. Deux grands seigneurs, Bouflers et Luxembourg, avaient troqué de femme en toute bonne amitié, et tous deux en avaient des enfants. Les petits Bouflers s’appelaient Luxembourg, et les petits Luxembourg portaient le nom de Bouflers. Les descendants de ces tiercelets sont connus aujourd’hui en France sous le même nom. Eh bien ! ceux qui savaient le mot de l’énigme en riaient avec raison ; et la terre ne se mouvait pas moins selon les lois de la gravitation.

Le plus riche des comédiens italiens était Pantalon, père de Coraline et de Camille, et usurier reconnu. Il voulut aussi me donner à dîner en famille, et ses deux filles m’enchantèrent. La première était entretenue par le prince de Monaco, fils du duc de Valentinois, qui vivait encore, et Camille était amoureuse du comte de Melfort, favori de la duchesse de Chartres, devenue dans ce temps-là duchesse d’Orléans par la mort de son beau-père.

Coraline était moins vive que Camille, mais elle était plus jolie. Je commençai à lui faire ma cour aux heures indues, comme un homme sans conséquence ; mais ces heures-là appartiennent aussi à l’amant en titre. Je me trouvais donc chez elle quelquefois à l’heure même où le prince venait la voir. Dans les premières rencontres, je tirais ma révérence et je partais ; mais dans la suite on me pria de rester ; car ordinairement les princes, tête à tête avec leurs maîtresses, ne savent que s’ennuyer. Nous soupions ensemble, et leur rôle était d’écouter, tandis que le mien était de manger et de conter.

Je crus devoir faire ma cour à ce prince, et j’en fus parfaitement bien reçu ; mais un matin, aussitôt qu’il me vit entrer, il me dit :

« Ah ! je suis bien aise de vous voir, car j’ai promis à la duchesse de Rufé de vous conduire chez elle, et nous allons y aller. »

Voilà encore une duchesse. Je suis en bon vent. Allons ! Nous montons dans un diable, voiture de mode, et nous voilà à onze heures du matin chez ladite duchesse.

Lecteur, si j’étais fidèle, le tableau que je vous ferais de cette lubrique mégère vous épouvanterait. Imaginez-vous soixante hivers accumulés sur un visage plâtré de rouge, un teint couperosé, une figure hâve et décharnée, toute la laideur et la flétrissure du libertinage empreintes sur cette dégoûtante physionomie, mollement étendue sur un sopha et qui à mon apparition s’écrie avec une joie enragée : « Ah ! voilà un joli garçon ! Prince, tu es charmant de me l’avoir amené. Viens t’asseoir ici, mon garçon. »

J’obéis respectueusement, mais une odeur infecte de musc qui me parut cadavéreuse faillit me faire trouver mal. L’infâme duchesse s’était relevée et présentait à découvert un sein hideux, capable d’en imposer au plus brave. Le prince, affectant une affaire, sortit en me disant qu’il m’enverrait son diable dans quelques instants.

Dès que nous fûmes seuls, le squelette plâtré étend ses bras, et sans me laisser le temps de me reconnaître, elle applique sur ma joue ses lèvres baveuses qui me font frissonner ; et l’une de ses mains s’égarant avec le comble de l’indécence :

« Voyons donc, mon poulet, me dit-elle, si tu as un beau…..»

Je frémissais ; je résiste.

« Allons donc ! tu fais l’enfant, dit cette nouvelle Messaline ; es-tu si novice ?

- Non, madame, mais….

- Eh bien, quoi ?

- J’ai….

- Oh ! le vilain ! s’écria-t-elle en lâchant prise. A quoi j’allais m’exposer ! »

Je profite du moment, et prenant mon chapeau, je me sauve à toutes jambes, craignant que le portier ne me refusât la sortie.

Je prends un fiacre et je m’en vais raconter l’aventure à Coraline. Elle en rit beaucoup et demeura d’accord que le prince m’avait joué un fort vilain tour. Elle loua la présence d’esprit avec laquelle j’avais affecté un empêchement ; mais elle ne me mit pas à même de la convaincre que j’avais trompé la duchesse.

Cependant je nourrissais quelque espérance, et je soupçonnais qu’elle ne me croyait pas assez amoureux.

Trois ou quatre jours après, soupant tête à tête avec elle, je lui dis tant de choses et je lui demandai mon congé en termes si clairs qu’elle me renvoya au lendemain.

« Le prince, me dit-elle, ne reviendra de Versailles qu’après-demain ; ainsi demain nous irons à la garenne, nous dînerons tête à tête, nous chasserons au furet et nous reviendrons contents à Paris.

- A la bonne heure ! »

Le lendemain à dix heures nous montons dans un cabriolet et nous arrivons à la barrière. Au moment de la passer, voilà un vis-à-vis à livrée étrangère, et celui qui s’y trouvait se met à crier : « Arrête ! arrête. »

C’était le chevalier de Wirtemberg qui, sans même m’honorer d’un regard, commence à dire des douceurs à Coraline ; puis, mettant toute sa tête dehors, il lui parle à l’oreille. Elle lui répond de la même façon ; puis elle dit en me prenant la main et d’un air riant : « J’ai une grande affaire avec ce prince : allez à la garenne, mon cher ami ; dînez-y, chassez et venez me voir demain. » En même temps elle descend, monte dans le vis-à-vis et me voilà resté comme la femme de Loth, mais non pas immobile.

Lecteur, si tu t’es trouvé dans une situation pareille, il te sera facile de t’imaginer le genre de fureur dont je me sentis saisi ; si pareille chose ne t’est jamais arrivée, tant mieux pour toi ; mais alors il est inutile que je cherche à t’en donner une idée, tu ne me comprendrais pas.

Le cabriolet me devint en horreur, et je sautai à bas en disant au cocher de s’en aller au diable ; et, prenant le premier fiacre que je trouvai, je m’en fus droit chez Patu, auquel je contai mon aventure, écumant presque de fureur. Au lieu de me plaindre ou de partager mon ressentiment, Patu, plus sage, rit de mon aventure et me dit :

« Je voudrais volontiers que pareille chose me fût arrivée ; car tu es certain d’être en possession de cette belle à la première rencontre.

- Je n’en veux plus : je la méprise trop.

- Tu aurais dû la mépriser plus tôt. Mais, puisque c’est une affaire faite, veux-tu pour te dédommager que nous allions dîner à l’hôtel du Roule ?

- Ma foi, oui ; le projet est excellent, partons ! »

L’hôtel du Roule était fameux à Paris, et je ne le connaissais pas encore. La maîtresse l’avait meublé avec élégance et elle y tenait douze à quatorze nymphes choisies, avec toutes les commodités qu’on peut désirer ; bonne table, bons lits, propreté, solitude dans de superbes bosquets. Son cuisinier était excellent et ses vins exquis. Elle s’appelait Mme Paris, nom de guerre sans doute, mais qui satisfaisait à tout. Protégée par la police, elle était assez loin de Paris pour être sûre que ceux qui allaient visiter son établissement libéral étaient des gens au-dessus de la classe moyenne. La police intérieure était réglée comme un papier de musique, et tous les plaisirs y étaient soumis à un tarif raisonnable. On payait six francs pour déjeuner avec une nymphe, douze pour y dîner et le double pour y passer la nuit. Je trouvai que la maison était au-dessus de sa réputation et qu’elle valait mieux que la garenne.

Nous montons dans un fiacre, et Patu dit au cocher :

« A Chaillot !

- J’entends, mon bourgeois. »

Après une demi-heure de course, il s’arrête à une porte cochère sur laquelle on lisait : Hôtel du Roule.

La porte était fermée. Un Suisse à grosses moustaches sort d’une porte bâtarde et vient gravement nous toiser. Nous jugeant gens de mise, il ouvre et nous entrons. Une femme borgne d’environ cinquante ans, mais qui portait encore les restes d’une belle femme, nous aborde et après nous avoir salués poliment, elle nous demande si nous venons dîner chez elle. Sur notre réponse affirmative, elle nous mène dans une belle salle où nous voyons quatorze jeunes personnes, toutes belles et uniformément mises en robes de mousseline. A notre aspect elles se levèrent et nous firent une révérence très gracieuse. Toutes à peu près du même âge, les unes blondes, les autres brunes ou châtaines : il y avait de quoi contenter tous les goûts. Nous les parcourons en disant quelques mots à chacune et nous fixons notre choix. Les deux élues, poussant un cri de joie, nous embrassèrent avec une volupté qu’un novice aurait pu prendre pour de la tendresse, et nous entraînent dans le jardin en attendant qu’on vînt nous appeler pour dîner. Ce jardin était vaste et artistement distribué pour servir les amours ou les plaisirs chargés de les représenter.

Mme Paris nous dit :

« Allez, messieurs, allez jouir du bel air et de la sécurité sous tous les rapports ; ma maison est le temple de la tranquillité et de la santé. »

La belle que j’avais choisie avait quelque chose de Coraline, et cette circonstance me la fit trouver délicieuse. Mais au milieu de la plus douce occupation on nous appela pour dîner. Nous fûmes assez bien servis ; et le dîner nous avait donné de nouvelles dispositions, quand, montre à la main, la borgnesse vint nous prévenir que notre partie était finie. Le plaisir était mesuré à l’heure.

Je dis un mot à Patu, et, après quelques considérations philosophiques, s’adressant à Mme la gouvernante :

« Nous allons renouveler la dose, lui dit-il en doublant le salaire.

- Vous en êtes les maîtres, messieurs. »

Nous montons, et, après notre second choix, nous renouvelons notre promenade. Même désagrément que la première fois par la rigoureuse exactitude de la dame.

« Bah ! c’est trop fort, madame.

- Mon ami, montons pour la troisième fois, faisons un nouveau choix et passons ici la nuit.

- Projet délicieux auquel je souscris de grand cœur.

- Madame Paris approuve-t-elle le plan ?

- Je ne l’aurais pas mieux fait, messieurs ; c’est fait de main de maître. »

Arrivés dans la salle, et notre choix étant fait, toutes les autres se moquèrent des premières qui n’avaient point su nous captiver ; et elles, pour se venger, leur dirent que nous étions des flandrins.

Pour le coup, je fus étonné de mon choix. J’avais pris une véritable Aspasie, et je remerciai le hasard qu’elle me fût échappée les deux premières fois, puisque j’avais la perspective de la posséder quatorze heures de suite. Cette beauté s’appelait Saint-Hilaire ; et c’est la même qui sous ce nom devint célèbre en Angleterre avec un riche lord qui l’y mena l’année d’après. D’abord, piquée de ce que je ne l’avais distinguée ni la première ni la seconde fois, elle me regardait avec fierté et dédain ; mais je ne tardai pas à lui faire comprendre que cela était heureux, puisqu’elle en resterait plus longtemps avec moi. Alors elle commença à rire et devint charmante.

Cette fille avait de l’esprit, de la culture et des talents ; tout ce qu’il lui fallait enfin pour réussir dans la carrière qu’elle parcourait. Patu, pendant que nous soupions, me dit en italien qu’il était près de la choisir lorsque je la pris, et le lendemain il me dit qu’il avait dormi toute la nuit. La Saint-Hilaire fut très contente de moi et s’en vanta à ses camarades. Elle fut cause que je fis plusieurs visites à l’hôtel du Roule, et elle en fut toujours l’objet : elle était toute glorieuse de m’avoir fixé.

Ces visites furent cause que je me refroidis pour Coraline. Un musicien de Venise nommé Guadagni, beau, savant dans son art et plein d’esprit, sut la captiver trois semaines après que je me fus brouillé avec elle. Le beau garçon, qui n’avait que l’apparence de la virilité, la rendit curieuse, et fut cause de sa rupture avec le prince, qui la trouva en flagrant délit. Cependant Coraline sut l’amadouer, et quelque temps après ils se réconcilièrent et de si bonne foi qu’un poupon en fut le résultat. Ce fut une fille, que le prince nomma Adélaïde et qu’il dota. Après la mort de son père le duc de Valentinois, le prince la quitta tout à fait pour aller épouser Mlle de Brignole, Génoise, et Coraline devint maîtresse du comte de La Marche, aujourd’hui prince de Conti. Coraline ne vit plus, non plus qu’un fils qu’elle en eut et que le prince nomma comte de Monréal.

Mme la dauphine accoucha d’une princesse qu’on décora du titre de Madame de France.

Au mois d’août on fit au Louvre l’exposition des tableaux que les peintres de l’académie royale de peinture exposaient au public, et n’y voyant aucun tableau de bataille, je conçus le projet d’appeler mon frère à Paris. Il était à Venise et avait du talent dans ce genre. Parosselli, seul peintre de batailles que la France possédât, étant mort, je crus que François pourrait y réussir et y faire sa fortune. J’écrivis en conséquence à M. Grimani et à mon frère, et je les persuadai ; néanmoins il ne vint à Paris qu’au commencement de l’année suivante.

Louis XV, qui aimait passionnément la chasse, avait coutume d’aller passer chaque année six semaines à Fontainebleau. Il était toujours de retour à Versailles à la mi-novembre. Ce voyage lui coûtait, ou plutôt coûtait à la France cinq millions. Il menait avec lui tout ce qui pouvait contribuer aux plaisirs de tous les ministres étrangers et de sa nombreuse cour. Il se faisait suivre par les comédiens français et italiens et par ses acteurs et actrices de l’Opéra.

Pendant ces six semaines, Fontainebleau était beaucoup plus brillant que Versailles ; malgré cela, l’Opéra, les théâtres Français et Italien ne manquaient pas à Paris, tant les acteurs attachés à ces spectacles étaient nombreux.

Le père de Balletti, qui avait parfaitement recouvré sa santé, devait y aller avec Silvia et toute la famille. Ils m’invitèrent à les y accompagner et à accepter un logement dans une maison qu’ils y avaient louée.

L’occasion était belle ; j’étais avec des amis ; je ne crus pas devoir refuser, car je n’aurais pu m’en procurer une meilleure pour connaître toute la cour de Louis XV et tous les ministres étrangers. J’allai me présenter à M. de Morosini, aujourd’hui procureur à Saint-Marc et alors ambassadeur de la république à Paris.

Le premier jour qu’on donna l’opéra, il me permit de le suivre : c’était une musique de Lulli. J’étais assis dans le parquet précisément au-dessous de la loge de la Pompadour, que je ne connaissais pas. A la première scène, je vois la fameuse Le Maur qui entre en scène et qui fait un cri si fort et si inattendu que je la crus folle. Je fis un petit éclat de rire et de très bonne foi, ne m’imaginant point que personne pût le trouver mauvais. Un cordon bleu qui était auprès de la marquise me demanda d’un ton sec de quel pays j’étais. Du même ton je lui réponds :

« De Venise.

- J’y ai été et j’y ai beaucoup ri au récitatif de vos opéras.

- Je le crois, monsieur, et je suis sûr que personne ne s’est avisé de vous empêcher de rire. »

Ma réponse un peu verte fit rire Mme de Pompadour, qui me demanda si j’étais vraiment de là-bas.

« D’où donc, de là-bas ?

- De Venise.

- Venise, madame, n’est pas là-bas ; elle est là-haut. »

Cette réponse fut trouvée plus singulière que la première, et voilà toute la loge en consultation pour savoir si Venise était là-bas ou là-haut. On trouva apparemment que j’avais raison, car on ne m’attaqua plus. J’écoutais cependant l’opéra sans rire ; mais comme j’étais enrhumé, je me mouchais souvent. Le même cordon bleu, m’adressant de nouveau la parole, me dit qu’apparemment les fenêtres de ma chambre n’étaient pas bien fermées. Ce monsieur, que je ne connaissais pas, était le maréchal de Richelieu. Je lui répondis qu’il se trompait, car mes fenêtres étaient calfoutrées. Aussitôt toute la loge part d’un éclat de rire, et je demeure confondu parce que je sentis mon tort : j’aurais dû prononcer calfeutrées. Mais ces eu et ces u font le supplice de la plupart des nations étrangères.

Une demi-heure après, M. de Richelieu me demanda laquelle des deux actrices me plaisait le plus pour la beauté.

« Celle-là, monsieur.

- Mais elle a de vilaines jambes.

- On ne les voit pas, monsieur ; et puis dans l’examen de la beauté d’une femme, la première chose que j’écarte, ce sont les jambes. »

Ce mot dit par hasard, et dont je ne sentais pas la portée, me donna de l’importance et rendit toute la loge curieuse de me connaître. Le maréchal sut qui j’étais de M. de Morosini, lequel me dit de la part du duc que je lui ferais plaisir de lui faire ma cour. Mon bon mot de hasard devint fameux, et M. le maréchal me fit l’accueil le plus gracieux. Parmi les ministres étrangers, celui auquel je m’attachai le plus fut milord maréchal d’Écosse Keith, qui l’était du roi de Prusse. J’aurai occasion de parler de lui.

Le lendemain de mon arrivée à Fontainebleau j’allai seul à la cour, et je vis Louis XV, le beau roi, allant à la messe, et toute la famille royale, et toutes les dames de la cour, qui me surprirent par leur laideur autant que celles de la cour de Turin m’avaient surpris par leur beauté. Cependant, au milieu de tant de laiderons, je fus surpris par la vue d’une beauté véritable. Je demande qui est cette dame.

« C’est, me répond un seigneur mon voisin, Mme de Brionne, plus sage encore que belle ; car non seulement il n’y a aucune histoire sur son compte, mais elle n’a pas même fourni à la médisance le moindre motif pour en inventer une.

- On n’en a peut-être rien su.

- Ah ! monsieur, on sait tout à la cour. »

J’allais seul, rôdant dans les appartements intérieurs, lorsque je vis tout à coup une douzaine de femmes, laides, qui avaient plutôt l’air de courir que de marcher : elles étaient si mal placées sur leurs jambes qu’elles paraissaient tomber le visage en avant. Quelqu’un se trouvant à ma portée, la curiosité me poussa à demander d’où elles venaient et pourquoi elles allaient ainsi.

« Elles sortent de chez la reine qui va dîner, et elles marchent si mal parce que leurs pantoufles ont des talons de six pouces de haut, ce qui les oblige à marcher les jarrets pliés pour ne pas tomber sur le nez.

- Pourquoi ne portent-elles pas des talons plus bas ?

- C’est la mode.

- Oh ! la sotte mode ! »

J’enfile une galerie au hasard et je vois le roi qui passe, ayant un bras appuyé de tout son long sur les épaules de M. d Argenson.

« Oh ! servilité, pensai-je en moi-même ; un homme peut-il se soumettre ainsi à porter le joug, et un homme peut-il se croire si fort au-dessus des autres pour prendre des allures pareilles ! »

Louis XV avait la plus belle tête qu’il soit possible de voir, et il la portait avec autant de grâce que de majesté, Jamais habile peintre n’est parvenu à rendre l’expression de cette magnifique tête quand ce monarque la tournait avec bienveillance pour regarder quelqu’un. Sa beauté et sa grâce forçaient l’amour de prime abord. Je crus en le voyant avoir rencontré la majesté idéale que j’avais été si choqué de ne pas trouver dans le roi de Sardaigne ; et je ne doutai pas que Mme de Pompadour ne fût amoureuse de cette belle physionomie lorsqu’elle brigua la connaissance de ce souverain. Je me trompais peut-être ; mais la figure de Louis XV forçait le spectateur à penser ainsi.

J’arrive dans une salle superbe où je vois une douzaine de courtisans qui se promenaient, et une table d’au moins douze couverts, qui cependant n’était préparée que pour une seule personne.

« Pour qui est ce couvert ?

- Pour la reine. La voilà qui vient. »

Je vois la reine de France, sans rouge, simplement vêtue, la tête couverte d’un grand bonnet, ayant l’air vieux et la mine dévote. Dès qu’elle fut près de la table, elle remercia gracieusement deux nonnes qui y déposaient une assiette avec du beurre frais. Elle s’assit, et aussitôt les douze courtisans se placèrent en demi-cercle à dix pas de la table : je me tins auprès d’eux imitant leur respectueux silence.

Sa Majesté commence à manger sans regarder personne, tenant les yeux baissés sur son assiette. Ayant trouvé bon un mets qu’on lui avait servi, elle y revint, et alors elle parcourut des yeux le cercle devant elle, sans doute pour voir si dans le nombre de ses observateurs il n’y avait pas quelqu’un à qui elle dût compte de sa friandise.

Elle le trouva et dit : « M. de Löwendal. »

A ce nom, je vois un superbe homme qui s’avance en inclinant la tête, et qui dit :

« Madame.

- Je crois que ce ragoût est une fricassée de poulets.

- Je suis de cet avis, madame. »

Après cette réponse faite du ton le plus sérieux, la reine continue à manger et le maréchal reprend sa place à reculons. La reine acheva de dîner sans dire un mot de plus et rentra dans son appartement comme elle en était venue. Je pensai que si la reine de France faisait ainsi tous ses repas, je n’aurai pas envié l’honneur d’être son commensal.

J’étais enchanté d’avoir vu ce guerrier fameux à qui Berg-op-Zoom avait dû se soumettre ; mais je souffrais de voir un aussi grand homme être obligé de répondre sur une fricassée de poulets du même ton qu’un juge prononce une sentence de mort.

Riche de cette anecdote, j’en régalai la société chez Silvia pendant un excellent dîner où se trouvait l’élite de l’agréable compagnie.

A quelques jours de là, me trouvant à dix heures du matin en haie avec une foule de courtisans, pour avoir le plaisir, toujours nouveau, de voir passer le roi qui allait à la messe - plaisir auquel il faut ajouter celui de voir à découvert et en entier le sein et les épaules de Mmes de France, ses filles - je vois la Cavamacchi, que j’avais laissée à Césène sous le nom de Mme Querini. Si je fus surpris de la voir, elle ne le fut pas moins en me voyant dans un endroit comme celui-là. Le marquis de Saint-Simon, premier gentilhomme de la maison du prince de Condé, lui donnait le bras.

« Madame Querini à Fontainebleau ?

- Vous ici ? Je me souviens de la reine Élisabeth qui dit : Pauper ubique jacet.

- La comparaison est très juste, madame.

- Je badine, mon cher ami, je viens ici pour voir le roi, qui ne me connaît pas ; mais demain l’ambassadeur me présentera. »

Elle se mit en haie à cinq ou six pas de moi du côté par où le roi devait sortir. Sa Majesté entra, ayant M. de Richelieu à son côté, et il se mit à lorgner la prétendue Mme Querini. Elle ne lui plut pas sans doute, car, tout en continuant à marcher, il dit à son ami ces paroles remarquables que Juliette dut entendre : « Nous en avons ici de plus belles. »

L’après-dîner, j’allai chez l’ambassadeur de Venise. Je le trouvai au dessert en grande compagnie, ayant à sa droite Mme Querini qui me dit les choses les plus flatteuses et les plus amicales : chose extraordinaire dans une évaporée qui n’avait aucun sujet de m’aimer, car elle savait que je la connaissais à fond et que j’avais su la mener ; mais, comprenant la raison de tout son manège, je me résolus à ne point la désobliger, et même à lui rendre, par une noble vengeance, tous les bons offices en mon pouvoir.

Étant venue à parler de M. Querini, l’ambassadeur lui fit compliment sur ce qu’il lui avait rendu justice en l’épousant.

« C’est, ajouta-t-il, ce que je ne savais pas.

- Il y a cependant plus de deux ans, dit Juliette.

- C’est un fait, dis-je à mon tour ; car il y a deux ans que le général Spada l’a présentée sous le nom et avec le titre de Son Excellence Mme Querini à toute la noblesse de Césène, où j’avais l’honneur de me trouver.

- Je n’en doute pas, dit l’ambassadeur en me fixant, puisque Querini lui-même me l’écrit. »

Quelques instants après, comme je me disposais à partir, l’ambassadeur, prétextant quelques lettres dont il voulait me communiquer le contenu, me pria de passer avec lui dans son cabinet, et là il me demanda ce qu’on disait à Venise de ce mariage.

« Personne n’en sait rien, et on dit même que l’aîné de la maison des Querini allait épouser une Grimani ; mais j’écrirai cette nouvelle à Venise.

- Quelle nouvelle ?

- Que Juliette est vraiment Querini, puisque Votre Excellence la présentera pour telle à Louis XV.

- Qui vous l’a dit ?

- Elle-même.

- Il se peut qu’elle ait changé d’avis. »

Je lui rapportai alors les paroles que le roi avait dites à M. de Richelieu à son sujet.

« Cela, dit Son Excellence, me fait deviner pourquoi Juliette ne désire plus de lui être présentée. »

J’ai su plus tard que M. de Saint-Quintin, ministre secret des volontés particulières de Louis, était allé après la messe dire à la belle Vénitienne qu’il fallait que le roi de France eût bien mauvais goût, puisqu’il ne l’avait pas trouvée plus belle que plusieurs autres dames qui étaient à sa cour. Juliette partit de Fontainebleau le lendemain.

J’ai parlé au commencement de mes Mémoires de la beauté de Juliette : elle avait dans sa physionomie des charmes extraordinaires ; mais elle en avait usé trop longtemps pour qu’ils ne fussent pas un peu fanés à Fontainebleau.

Je la revis chez l’ambassadeur à Paris, et elle me dit en riant qu’elle avait plaisanté en se disant Mme Querini, et que je lui ferais plaisir de ne la nommer à l’avenir que par son vrai nom de comtesse Preati. Elle me pria d’aller la voir à l’hôtel de Luxembourg où elle logeait. J’y allai souvent pour m’amuser de ses intrigues ; mais j’eus le bon esprit de ne jamais m’en mêler.

Elle passa quatre mois à Paris, et elle eut le talent de rendre fou M. Zanchi, secrétaire de l’ambassade de Venise, homme aimable, noble et lettré. Elle le rendit si amoureux qu’il était résolu de l’épouser ; mais par un caprice dont peut-être elle se repentit plus tard, elle le maltraita, et le sot en mourut de chagrin. Le comte de Kaunitz, ambassadeur de Marie-Thérèse, eut du goût pour elle, ainsi que le comte de Zinzendorf. Le médiateur de ces amours passagères était un certain abbé Guasco, peu favorisé des dons de Plutus et qui, laid par-dessus tout, ne pouvait espérer quelques faveurs que par ses complaisances. Mais l’homme sur lequel elle avait jeté un dévolu et dont elle voulait devenir la femme, était le comte de Saint-Simon. Ce comte l’aurait épousée, si elle ne lui avait pas donné de fausses adresses pour qu’il s’informât de sa naissance. La famille Preati de Vérone la renia, comme de juste, et M. de Saint-Simon, qui malgré son amour avait conservé du bon sens, eut la force de la quitter. Enfin Paris ne fut pas l’Eldorado pour ma belle compatriote ; car elle fut obligée d’y laisser ses diamants en gage. De retour à Venise, elle y épousa le fils de ce même Uccelli qui, seize ans plus tôt, l’avait tirée de la misère. Elle est morte il y a dix ans.

J’allais toujours prendre mes leçons de français chez mon bon vieux Crébillon ; malgré cela mon langage rempli d’italianismes me faisait souvent dire en compagnie l’opposé de ma pensée ; mais il résultait presque toujours de mes quiproquos des plaisanteries curieuses qui faisaient fortune, et ce qu’il y avait de bon, c’est que mon jargon ne me préjudiciait pas sous le rapport de l’esprit ; il me procurait au contraire de belles connaissances.

Plusieurs clames comme il faut me prièrent d’aller leur enseigner l’italien, pour se procurer, disaient-elles, le plaisir de m’apprendre le français : dans cet échange, je gagnais plus qu’elles.

Mme Préodot, qui était une de mes élèves, me reçut un jour dans son lit en me disant qu’elle n’avait pas envie de prendre sa leçon parce qu’elle avait pris médecine le soir. Traduisant alors sottement une phrase italienne, je lui demande avec le ton de l’intérêt le plus marqué si elle avait bien déchargé.

« Monsieur, que me demandez-vous donc ! Vous êtes insoutenable. »

Je renouvelle la question ; nouvelle explosion de sa part.

« Ne prononcez jamais ce mot affreux.

- Vous avez beau vous fâcher, c’est le mot propre.

- Très sale, au contraire, monsieur ; mais brisons. Voulez-vous déjeuner ?

- Non, c’est fait ; j’ai pris un café avec deux savoyards.

- Ah ! bon Dieu ! je suis perdue ; quel furieux déjeuner ! Expliquez-vous.

- J’ai pris un café et j’ai mangé deux savoyards trempés dedans, ainsi que je le fais tous les matins.

- Mais c’est bête, mon ami ; un café, c’est la boutique où on le vend, et ce qu’on prend, c’est une tasse de café.

- Bon ! est-ce que vous buvez la tasse ? Nous disons en Italie un café, et nous avons l’esprit de ne pas croire que c’est la boutique. .

- Il veut avoir raison ! Et les deux savoyards, comment les avez-vous avalés ?

- Trempés dedans, car ils n’étaient pas plus gros que ceux que vous avez sur votre table.

- Et vous appelez cela des savoyards ! Dites des biscuits.

- En Italie nous les appelons savoyards, parce que c’est en Savoie qu’on les a inventés, et ce n’est pas ma faute si vous avez pensé que j’avais avalé deux commissionnaires du coin, gros gaillards que vous nommez Savoyards à Paris, et qui bien souvent n’ont jamais été en Savoie. »

Voilà son mari qui entre, et elle de lui raconter tout notre entretien. Il en rit beaucoup, mais il me donna raison. Sa nièce vient dans ces entrefaites. C’était une jeune personne de quatorze ans, sage, modeste et pleine d’esprit. Je lui avais donné cinq on six leçons, et comme elle aimait beaucoup la langue et qu’elle s’y appliquait sans relâche, elle commençait à parler. Voulant me faire un compliment en italien :

« Signore, me dit-elle, sono incantata di vi vedere in buona salute.

- Je vous remercie, mademoiselle ; mais pour traduire je suis charmée, il faut dire ho piacere, et pour rendre de vous voir il faut dire di vedervi.

- Je croyais, monsieur, qu’il fallait mettre le vi devant.

- Non, mademoiselle, nous le mettons derrière. »

Voilà monsieur et madame qui se pâment de rire, la demoiselle confuse et moi interdit et désespéré d’avoir dit une bêtise de cette force : mais c’était fait. Je prends un livre en boudant dans l’espoir de faire cesser leur rire : il dura une semaine. Cette équivoque grossière courut tout Paris et me donna une sorte de célébrité, qui ne diminua que lorsque je vins à mieux connaître la force de la langue. Crébillon rit beaucoup de ma balourdise, et me dit qu’une autre fois il fallait dire après et non pas derrière. Mais pourquoi toutes les langues n’ont-elles pas le même génie ? Au reste, si les Français se divertissaient des fautes que je faisais dans leur langue, je ne prenais pas mal ma revanche en relevant certains usages ridicules.

« Monsieur, dis-je à quelqu’un, comment se porte Mme votre épouse ?

- Vous lui faites bien de l’honneur.

- Eh ! de grâce, monsieur, de quel honneur peut-il s’agir quand on ne parle que de santé ? »

Je vois au bois de Boulogne un jeune homme qui fait caracoler son cheval dont il n’est pas le maître et qui finit par le jeter par terre. J’arrête le cheval, je cours au secours du jeune homme que j’aide à se relever.

« Monsieur s’est-il fait du mal ?

- Oh ! merci, monsieur ; au contraire !

- Comment, diable, au contraire ! vous vous êtes donc fait du bien. Recommencez, monsieur ! »

Et mille contresens pareils. Mais c’est l’esprit de la langue !

Je me trouvais un jour pour la première fois chez Mme la présidente de N…, quand son neveu, brillant colifichet, arriva : elle me présenta en lui disant mon nom et ma patrie.

« Comment donc, monsieur, vous êtes Italien ? Par ma foi, vous vous présentez si bien que j’aurais gagé que vous étiez Français.

- Monsieur, en vous voyant, j’ai couru le même risque : j’aurais juré que vous étiez Italien. »

J’étais à dîner chez lady Lambert avec nombreuse et brillante compagnie. On vint à observer une cornaline que j’avais au doigt, sur laquelle était gravée avec beaucoup d’art la tête de Louis XV. Ma bague fait le tour de la table et chacun trouva la ressemblance frappante.

Une jeune marquise qui passait pour pétiller d’esprit, me dit de l’air le plus sérieux :

« Est-ce vraiment un antique ?

- La pierre, madame, sans doute. »

Tout le monde rit, excepté l’aimable étourdie qui n’y fit pas attention.

Au dessert on parla du rhinocéros qu’on montrait pour vingt-quatre sous à la foire Saint-Germain. « Allons le voir, allons le voir. » Nous montons en voiture et nous arrivons. Nous faisons plusieurs tours pour trouver l’endroit. J’étais le seul cavalier, je protégeais deux dames contre la foule, et la spirituelle marquise nous précédait. Au bout de l’allée où l’on nous avait dit que se trouvait l’animal, il y avait un homme assis pour recevoir l’argent. Il est vrai que cet homme, vêtu à l’africaine, était basané et d’une grosseur énorme ; mais néanmoins il avait forme humaine et très masculine, et la belle marquise n’aurait pas dû s’y méprendre. Cependant l’étourdie va droit à lui, et :

« Est-ce vous, monsieur, le rhinocéros ?

- Entrez, madame, entrez. »

Nous étouffions de rire, et la marquise, en voyant l’animal, se crut obligée de faire des excuses au maître en l’assurant que de sa vie elle n’avait vu de rhinocéros et que par conséquent il ne devait pas s’offenser si elle s’était trompée.

Un jour, étant au foyer de la Comédie-Italienne, où pendant les entr’actes les plus grands seigneurs viennent pour causer et s’amuser avec les actrices qui s’y tiennent assises en attendant leur tour dans les rôles qu’elles jouent, j’étais assis près de Camille, sœur de Coraline, que je faisais rire en lui contant fleurettes. Un jeune conseiller qui trouvait mauvais que je l’occupasse, suffisant dans ses propos, m’attaqua sur une idée que j’exprimais d’une pièce italienne, et se permit de montrer sa mauvaise humeur en critiquant ma nation. Je lui répondais de bricole en regardant Camille qui riait et la compagnie qui faisait cercle, attentive à l’assaut qui, jusque-là n’étant que d’esprit, n’avait rien de désagréable. Mais il parut vouloir devenir sérieux lorsque le petit-maître, faisant tourner le discours sur la police de la ville, dit que depuis quelque temps il était dangereux d’aller à pied la nuit dans les rues de Paris.

« Dans le courant du mois passé, ajouta-t-il, la place de Grève a vu sept pendus parmi lesquels il y avait cinq Italiens. C’est étonnant. »

- Rien d’étonnant à cela, repris je, car les honnêtes gens vont se faire pendre loin de leur pays ; et pour preuve de cela, soixante Français furent pendus dans le courant de l’année dernière entre Naples, Rome et Venise. Ainsi, cinq fois douze font soixante et vous voyez que ce n’est qu’un troc. »

Les rieurs furent pour moi, et le beau conseiller partit un peu confus. Un des assistants qui trouva ma réplique bonne, s’approcha de Camille et lui demanda à l’oreille qui j’étais. Voilà la connaissance faite. C’était M. de Marigni, que je fus enchanté de connaître à cause de mon frère que j’attendais de jour en jour. M. de Marigni était surintendant des bâtiments du roi, et l’académie de peinture dépendait de lui. Je lui en parlai, et il me promit gracieusement de le protéger. Un autre jeune seigneur, ayant lié conversation avec moi, me pria de l’aller voir : c’était le duc de Matalone.

Je lui dis que je l’avais vu enfant à Naples huit ans auparavant et que j’avais de grandes obligations à son oncle don Lelio. Le jeune duc eu fut enchanté, et nous devînmes intimes.

Mon frère arriva à Paris au printemps de 1751 et vint loger avec moi chez Mme Quinson. Il commença à travailler avec succès pour des particuliers ; mais, sa principale idée étant de faire un tableau pour le livrer au jugement de l’académie, je le présentai à M. de Marigni, qui l’accueillit avec distinction et l’encouragea en lui promettant sa protection. En conséquence, il se mit à l’étude, qu’il suivit avec beaucoup de soin.

M. de Morosini, ayant terminé son ambassade, était retourné à Venise, et M. de Mocenigo était venu le remplacer. Je lui étais recommandé par M. de Bragadin, et il m’ouvrit sa maison ainsi qu’à mon frère, se trouvant intéressé à le protéger en qualité de Vénitien et de jeune artiste qui cherchait à faire fortune par le moyen de son talent.

M. de Mocenigo était d’un caractère fort doux ; il aimait le jeu et il perdait toujours ; il aimait les femmes, et il était malheureux parce qu’il ne savait pas s’y prendre. Deux ans après son arrivée à Paris, il devint amoureux de Mme de Colande, et n’ayant pu s’en faire aimer, il se tua.

Madame la dauphine accoucha du duc de Bourgogne, et les réjouissances qui eurent lieu à cette occasion me paraissent incroyables aujourd’hui en voyant ce que cette même nation fait contre son roi. La nation veut se rendre libre ; son ambition est noble, car l’homme n’est pas fait pour être esclave de la volonté d’un autre homme ; mais chez une nation populeuse, grande, spirituelle et légère, que deviendra cette révolution ? c’est au temps à nous l’apprendre.

Le duc de Matalone me fit faire connaissance avec les princes don Marc-Antoine et don Jean-Baptiste Borghèse, Romains, qui se divertissaient à Paris où ils vivaient sans faste. J’eus occasion de remarquer que lorsque ces princes romains étaient présentés à la cour de France, on ne leur donnait que le titre de marquis. On refusait de même le titre de prince aux princes russes qui se faisaient présenter à la cour : on les appelait knees, et cela leur était égal, puisque ce mot veut dire prince. La cour de France fut toujours sottement minutieuse sur l’article des titres. On était avare et on l’est encore du simple titre de monsieur, qui d’ailleurs court les rues : on disait sieur à toute personne qui n’était pas titrée. J’ai observé que le roi n’appelait ses évêques que par le nom d’abbé, quoique ces messieurs tiennent fort à leurs titres. Il affectait aussi de ne connaître aucun seigneur de son royaume lorsque son nom n’était pas inscrit au nombre de ceux qui le servaient.

La hauteur de Louis XV cependant n’était que celle qu’on lui avait inculquée dans son éducation ; elle ne lui était pas naturelle. Lorsqu’un ambassadeur lui présentait quelqu’un, le présenté se retirait avec la certitude que le roi l’avait vu ; mais c’était tout. Du reste, le roi était fort poli et surtout envers les dames, même vis-à-vis de ses maîtresses en public. Il disgraciait quiconque osait leur manquer le moins du monde, et personne ne possédait mieux que lui la grande vertu royale qu’on nomme dissimulation. Gardien fidèle d’un secret, il était enchanté quand il se croyait sûr que personne que lui ne le savait.

Le chevalier d’Éon en est un petit exemple ; car le roi seul savait et avait toujours su que c’était une femme, et toute la querelle que ce faux chevalier eut avec le bureau des affaires étrangères fut une comédie que le roi laissa aller jusqu’à sa fin pour s’en divertir.

Louis XV était grand en tout, et il aurait été sans défauts si la flatterie ne l’eût forcé d’en avoir. Mais comment aurait-il pu s’en reconnaître quand on lui répétait chaque jour qu’il était le meilleur des rois ? or, roi, dans l’idée qu’on lui avait donnée de lui-même, était quelque chose d’une nature trop au-dessus de la simple humanité pour qu’il ne fût pas autorisé à se croire une espèce de dieu. Triste destinée des rois ! de vils flatteurs font constamment tout ce qu’il faut pour les réduire au-dessous de la condition d’homme.

La princesse d’Ardore accoucha dans ce temps-là d’un jeune prince. Son mari, qui était ambassadeur de Naples, désira que Louis XV en fût le parrain, et le roi y consentit. Il fit cadeau à son filleul d’un régiment ; mais la mère, qui n’aimait pas le militaire, n’en voulut point. M. le maréchal de Richelieu m’a dit qu’il n’avait jamais vu le roi rire de si bon cœur en apprenant ce singulier refus.

Je connus chez la duchesse de Fulvie Mlle Gaussin, qu’on appelait Lolotte. Elle était maîtresse de lord Albemarle, ambassadeur d’Angleterre, homme d’esprit, très noble et très généreux. Il se plaignit un soir à son amie de ce qu’elle louait la beauté des étoiles qui brillaient au firmament, tandis qu’elle savait qu’il ne pouvait pas lui en faire présent. Si milord Albemarle avait été ministre en France lors de la rupture entre la France et l’Angleterre, il aurait tout accommodé, et la malheureuse guerre qui fit perdre à la France tout le Canada n’aurait pas eu lieu. Il n’est pas douteux que la bonne harmonie entre deux nations ne dépende le plus souvent des ministres respectifs qu’elles tiennent auprès des cours qui sont dans le cas ou dans le danger de se brouiller.

Quant à la maîtresse de ce noble lord, il n’y avait qu’un sentiment sur son compte. Elle avait toutes les qualités pour devenir sa femme, et les premières maisons de France n’ont pas trouvé que le titre de milady Albemarle lui fût nécessaire pour l’accueillir avec distinction, et aucune dame n’était choquée de la voir assise à son côté, quoiqu’on sût qu’elle n’avait point d’autre titre que celui de maîtresse du lord. Elle était passée des bras de sa mère dans ceux de lord Albemarle à l’âge de treize ans, et sa conduite fut toujours respectable. Elle eut des enfants que milord reconnut, et elle mourut comtesse d’Éronville. Je parlerai d’elle plus tard.

J’eus également occasion de faire la connaissance chez M. de Mocenigo d’une dame vénitienne, veuve du chevalier Winne, Anglais. Elle venait de Londres avec ses enfants, et elle avait dû y aller pour leur assurer l’héritage de feu son époux, auquel ils auraient perdu leurs droits s’ils ne s’étaient pas déclarés de la religion anglicane. Elle retournait à Venise, contente de son voyage. Elle avait avec elle sa fille aînée, jeune personne de douze ans, qui, malgré sa jeunesse, portait sur son beau visage tous les caractères de la perfection. Elle vit aujourd’hui à Venise, veuve du comte de Rosenberg, mort à Venise ambassadeur de l’impératrice-reine Marie-Thérèse. Elle y brille par sa sage conduite, et par toutes les vertus sociales dont elle est ornée. Personne ne lui trouve que le seul défaut de n’être pas assez riche ; mais elle ne s’en aperçoit que par la nécessité où elle se trouve de ne point faire tout le bien qu’elle voudrait.

Le lecteur verra dans le chapitre suivant comment j’eus un petit démêlé avec la justice française.

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