Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 39

CHAPITRE XVIII

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Mon séjour à Vienne. - Joseph II. - Mon départ pour Venise.

Me voilà pour la première fois dans la capitale de l’Autriche à l’âge de vingt-huit ans, bien monté en effets, mais un peu court d’argent, ce qui m’obligeait à mesurer mes dépenses jusqu’à l’arrivée d’une lettre de change que j’avais tirée sur M. de Bragadin. La seule lettre de recommandation dont je fusse muni était du poète Migliavacca, de Dresde, adressée à l’illustre abbé Metastasio, que je brûlais d’envie de connaître. Je fus la porter le lendemain de mon arrivée, et dans une heure d’entretien, je le trouvai plus grand sous le rapport de l’érudition que ses ouvrages ne l’annoncent. Metastasio était en outre si modeste, que d’abord je ne crus pas cette modestie naturelle ; mais je ne fus pas longtemps à m’assurer qu’elle était très réelle, car lorsqu’il récitait quelque chose de ses productions, il était le premier à faire remarquer les morceaux saillants et les beautés avec la même simplicité qu’il en accusait les parties faibles. Je lui parlai de son précepteur Gravina, et à ce sujet il me récita cinq ou six stances qu’il avait faites à sa mort et qui n’étaient pas imprimées. Ému par le souvenir de la perte de son ami et par la douceur de ses propres vers, ses yeux en les récitant se remplirent de larmes, et dès qu’il eut achevé, il me dit avec un ton de bonhomie vraiment touchant : « Dite mi il vero ; si puo dir meglio (Dites-moi la vérité ; peut-on dire mieux que cela ?). » Je lui répondis qu’il n’appartenait qu’à lui de croire la chose impossible. Lui ayant demandé alors si ses beaux vers lui coûtaient beaucoup de peine, il me montra quatre ou cinq pages remplies de ratures pour avoir voulu perfectionner quatorze vers, et il m’assura que jamais il n’avait pu en faire davantage en un jour. Il me confirma une vérité que je savais déjà, c’est que les vers qui coûtent le plus de peine à un poète sont ceux que le commun des lecteurs croit coulés de source.

« Lequel de vos opéras, lui dis-je, aimez-vous le plus ?

- Attilio Regolo ; ma questo non vuol gia dire che sia il migliore (Attilius Régulus ; mais cela ne veut pas dire qu’il soit le meilleur).

- On a traduit à Paris tous vos ouvrages en prose française, mais l’éditeur s’est ruiné, car il n’est pas possible de les lire : cela démontre l’élévation et la force de votre poésie.

- Il y a plusieurs années qu’un autre sot se ruina en traduisant en prose française les beaux vers de l’Arioste. Je ris de tous ceux qui soutiennent qu’un ouvrage en prose peut avoir le droit de passer pour un poème.

- Je le crois comme vous.

- Et vous avez raison. »

Il me dit ensuite qu’il n’avait jamais fait une ariette sans la mettre en musique lui-même, mais qu’ordinairement il ne montrait sa musique à personne.

« Les Français, ajouta-t-il, sont plaisants de croire qu’on puisse adapter des vers à une musique faite d’avance. » Et à cette occasion il fit cette comparaison très philosophique : « C’est comme si l’on disait à un sculpteur : Voilà un morceau de marbre, faites-moi une Vénus qui montre sa physionomie avant que vous ayez développé ses traits. »

Étant allé visiter la bibliothèque impériale, ce fut avec beaucoup de surprise que j’y rencontrai de La Haye avec deux Polonais et un jeune Vénitien que son père lui avait confié pour achever son éducation. Je le croyais en Pologne, et sa rencontre, réveillant des souvenirs intéressants, me fut agréable. Je l’embrassai de grand cœur à plusieurs reprises. Il me dit qu’il était à Vienne pour affaires et qu’il serait à Venise dans le courant, de l’été. Nous nous fîmes réciproquement des visites, et, lui ayant dit que je commençais à me trouver court d’argent, il me prêta cinquante ducats que je lui rendis peu de temps après. Il m’apprit que son ami Bavois était déjà lieutenant-colonel au service vénitien, et cette nouvelle me causa une véritable joie. Il avait eu le bonheur d’être choisi pour adjudant général par M. Morosini, qui, à son retour de l’ambassade de France, avait été nommé commissaire aux confins. J’étais enchanté de savoir heureux deux hommes qui devaient me reconnaître pour première cause de leur bonheur. Je sus à Vienne d’une manière certaine que de La Haye était jésuite : mais il ne fallait pas lui en parler.

Ne sachant où aller et ayant grande envie de me divertir, je fus à la répétition de l’opéra que l’on devait jouer après Pâques, et j’y trouvai Bodin, premier danseur, qui avait épousé la belle Jeoffroi et que j’avais vu à Turin. Je trouvai aussi au même endroit Campioni, mari de la belle Ancilla. Il me dit qu’il avait été forcé de divorcer, parce qu’elle le déshonorait trop publiquement.

Ce Campioni était à la fois grand danseur et grand joueur. Je me logeai avec lui.

Tout à Vienne était beau ; il y avait beaucoup d’argent et beaucoup de luxe ; mais le bigotisme de l’impératrice y rendait les plaisirs de Cythère extrêmement difficiles, surtout pour les étrangers. Une légion de vils espions qu’on décorait du beau nom de commissaires de chasteté, étaient les bourreaux impitoyables de toutes les filles. La souveraine n’avait pas la sublime vertu de la tolérance quand il s’agissait de ce qu’on appelle amour illégitime ; et, dévote jusqu’au bigotisme, elle croyait se faire un grand mérite auprès de Dieu en persécutant en détail le penchant le plus naturel aux deux sexes. Ayant pris entre ses impériales mains le registre des péchés mortels, elle crut pouvoir dissimuler sur six et ne frapper que sur la luxure, qui lui parut impardonnable.

« On peut, dit-elle, ne pas connaître l’orgueil, car la dignité en porte la livrée. L’avarice est affreuse, c’est vrai ; mais on peut s’y méprendre, car elle ressemble beaucoup à l’économie. Quant à la colère, c’est une maladie meurtrière dans ses accès ; mais l’homicide est puni de mort. La gourmandise peut n’être que friandise, et la religion ne punit pas ce péché-là ; car en bonne compagnie elle passe pour vertu ; d’ailleurs, elle s’allie avec l’appétit, et tant pis pour qui meurt d’une indigestion. Pour ce qui est de l’envie, c’est une passion basse qui n’est jamais avouée ; pour la punir autrement que par le venin qui la ronge, il faudrait commencer à mettre toute ma cour à la torture ; et quant à la paresse, l’ennui est là pour la punir. Pour l’incontinence, c’est autre chose ; mon âme chaste ne saurait lui pardonner, et je lui déclare guerre ouverte. Mes sujets seront les maîtres de trouver jolies toutes les femmes qui leur paraîtront telles, et les femmes feront tout ce qu’elles pourront pour le paraître ; qu’on s’entretienne tant qu’on voudra, puisque je ne saurais le défendre ; mais je m’oppose à ce qu’on satisfasse des désirs dont dépend la conservation de l’espèce humaine, à moins que ce ne soit en bon et légitime mariage. Partant on enverra à Temeswar toutes les malheureuses qui vivent du trafic de leurs caresses et des charmes qu’elles ont reçus de la nature. Je sais que sur cet article on est fort indulgent à Rome, où pour empêcher un crime plus grand, que l’on n’empêche pas, chaque éminence a ses maîtresses ; mais à Rome on fait au climat des concessions que je n’ai pas besoin de faire ici, où la bouteille et la pipe tiennent lieu de tous les plaisirs. (Cette femme couronnée aurait pu ajouter et la table ; car les Autrichiens sont renommés pour être de terribles mangeurs.) Je n’épargnerai pas davantage les désordres domestiques ; car, dès que je saurai qu’une femme est infidèle à son mari, je la ferai enfermer, quoi qu’on en ait et quoi qu’on prétende que le mari seul est le maître de sa femme ; cette prétention ne pouvant être valable dans mes États, où les maris sont trop indolents. Je laisserai aux époux fanatiques la liberté de crier tant qu’il leur plaira et de se plaindre que je les déshonore en punissant leurs femmes : ils sont déshonorés d’avance par le fait de l’infidélité.

- Mais, madame, le déshonneur ne peut exister que par le fait de la publicité ; d’ailleurs, vous pouvez être trompée, quoique impératrice.

- Je le sais, mais taisez-vous, car je ne vous reconnais pas le droit de me contredire. »

C’était là le raisonnement que Marie-Thérèse avait dû se faire, et malgré le principe de vertu qui l’avait motivé, il avait donné naissance à toutes les infamies que ses bourreaux commissaires de chasteté commettaient impunément en son nom. On enlevait et on conduisait en prison à toutes les heures du jour et dans toutes les rues de Vienne les pauvres filles qui se trouvaient seules et qui souvent ne sortaient que pour aller honnêtement gagner leur vie ; car comment pouvait-on savoir qu’une fille allait se faire consoler chez quelqu’un ou qu’elle était en cherche de quelqu’un qui voulût la consoler ? La chose était difficile. Un espion les suivait de loin - la police en payait une nuée - et, ces coquins n’étant pas vêtus en uniforme, on ne pouvait point les connaître. Cela faisait aussi que l’on se méfiait de tous les hommes qu’on ne connaissait pas.

Lorsqu’une fille entrait dans une maison, l’espion qui l’avait suivie l’attendait à la porte et l’arrêtait en sortant pour l’interroger. Si la pauvre malheureuse avait l’air embarrassé, si elle hésitait à répondre d’une manière qui satisfit le mouchard, le bourreau la conduisait en prison, commençant d’abord par la dépouiller de l’argent et des bijoux qu’elle pouvait avoir et dont on ne pouvait jamais obtenir la restitution. Vienne était sous ce rapport un vrai repaire de voleurs privilégiés. Il m’arriva un jour à Léopoldstadt que dans un tumulte une fille me glissa dans la main une montre d’or pour la soustraire au mouchard qui la poursuivait et qui allait la conduire en prison. Je ne connaissais pas cette pauvre fille que j’eus le bonheur de revoir un mois après. Elle était jolie et par plus d’un sacrifice elle avait obtenu sa liberté : je fus charmé de pouvoir lui rendre sa montre, et, quoiqu’elle en valût la peine, je ne lui demandai rien pour récompenser ma fidélité. Le seul moyen que les filles eussent de n’être pas molestées était de marcher dans les rues la tête baissée et un chapelet à la main ; car alors cette fatale engeance ne pouvait se permettre de les arrêter d’emblée, puisqu’elles pouvaient aller à l’église, et dans ce cas Marie-Thérèse aurait fait pendre le commissaire.

Cette crapule rendait aux étrangers le séjour de Vienne très désagréable, car il était même très difficile de satisfaire le moindre besoin sans courir le risque d’être vexé. Je fus fort surpris un jour, me tenant très près du mur dans une petite rue, de m’entendre apostropher par un gueux à perruque ronde qui me dit que si je n’allais pas finir autre part il me ferait arrêter.

« Et pourquoi, s’il vous plaît ?

- Parce que vous avez à votre gauche une femme qui peut vous voir. »

Je lève la tête et j’aperçois au quatrième une figure de femme qui, l’œil armé d’un microscope, aurait pu reconnaître si j’étais juif ou chrétien. J’obéis en riant et je contai l’aventure partout, mais personne ne s’en étonna, car cela arrivait cent fois le jour.

Afin d’étudier les mœurs, je mangeais tantôt ici et tantôt là. Un jour, étant allé dîner avec Campioni à l’auberge de l’Écrevisse, je fus fort surpris de trouver à table ce Bepe il Cadetto que j’avais connu lors de mon arrestation à l’armée d’Espagne, puis à Venise et ensuite à Lyon sous le nom de Don Joseph Marcati. Capioni, qui avait été son associé à Lyon, l’embrassa, lui parla en particulier et me dit que ce monsieur-là avait repris son véritable nom et qu’il s’appelait comte Afflisio. Il me dit qu’après le dîner on ferait une banque de pharaon où j’aurais un intérêt, et qu’on me priait par conséquent de m’abstenir de jouer. Je consentis à la proposition, Afflisio gagna, un capitaine nommé Beccaria lui jeta les cartes au nez, badinage auquel le prétendu comte était habitué et qui passa inaperçu. Après le jeu, nous allâmes au café, où un officier de bonne mine, me fixant attentivement, se mit à sourire, mais d’une manière qui n’avait rien d’offensant.

« Monsieur, lui dis-je d’un ton poli, qui peut vous faire rire ?

- Vous, monsieur, de voir que vous ne me remettez pas.

- J’ai une idée d’avoir eu l’honneur de vous voir quelque part, mais où ? c’est ce que je ne saurais dire.

- Il y a neuf ans que, par ordre du prince de Lobkowitz, je vous conduisis à la porte de Rimini.

- Vous êtes le baron Vais ?

- Précisément. »

Nous nous embrassâmes ; ensuite il me fit des offres d’amitié, me promettant de me procurer à Vienne tous les plaisirs qui dépendraient de lui. Je n’eus garde de refuser, et le même soir il me présenta à une comtesse chez laquelle je fis la connaissance de l’abbé Testagrossa, qu’on appelait Grosse-Tête. Il était ministre du duc de Modène, bien vu à la cour, parce qu’il avait négocié le mariage de l’archiduc avec Mme Béatrice d’Este. J’y fis aussi la connaissance du comte Roquendorf, du comte Sarotin et de plusieurs demoiselles nobles qu’on a grand soin de n’appeler que Fräulein, ainsi qu’une baronne qui avait rôti le balai, mais qui pouvait encore plaire. On soupa et on me fit baron. J’eus beau dire que je ne l’étais pas, que je n’avais aucun titre :

« Il faut bien que vous soyez quelque chose, me dit-on, et vous ne sauriez être moins que baron. Il faut convenir de l’être, si vous voulez à Vienne être admis quelque part.

- Eh bien ! soyons baron, puisque cela ne tire pas à conséquence. »

La baronne ne tarda pas à me faire comprendre qu’elle me trouvait à son goût et que ma cour lui serait agréable : je lui fis visite dès le lendemain. « Si vous aimez le jeu, me dit-elle, venez le soir. » Je fis chez elle la connaissance de plusieurs joueurs et de trois ou quatre Fräuleins qui, sans craindre les commissaires de chasteté, étaient dévouées au culte de Vénus, et si bonnes qu’elles ne craignaient pas de préjudicier à leur noblesse en acceptant de petites rétributions pour leurs complaisances. Je jugeai que messieurs les commissaires n’étaient gênants que pour celles qui n’allaient pas dans les bonnes maisons.

La baronne m’ayant dit que je pouvais lui présenter des amis si j’en avais, j’y conduisis le baron Vais, Campioni et Afflisio. Ce dernier joua, tint la banque, gagna, et Tramontini, dont j’avais fait la connaissance, le présenta à sa femme, qu’on appelait Mme Tasi, et par son moyen Afflisio fit l’excellente connaissance du prince de Saxe-Hildbourghausen. Ce fut là le principe de la grande fortune de ce comte de fabrique ; car Tramontini devenu son associé dans toutes les grandes parties de jeu, fit que sa femme engagea le duc à lui faire donner d’abord le rang de capitaine au service de Leurs Majestés impériales et royales. Trois semaines après, Afflisio portait l’uniforme et le signe distinctif de ce grade. A mon départ de Vienne, il était maître de cent mille florins. Leurs Majestés aimaient le jeu, mais non pas pour ponter. L’empereur faisait tenir une banque. C’était un prince bon, magnifique et économe. Je l’ai vu en grand costume impérial, et je fus surpris de le voir vêtu à l’espagnole. Je me figurais voir Charles Quint, qui avait établi cette étiquette qui durait encore, quoique après lui aucun empereur n’ait été Espagnol et que François Ier n’eût rien de commun avec cette nation.

J’ai vu plus tard le même caprice en Pologne au couronnement de Stanislas-Auguste Poniatowski, et les vieux palatins pleuraient de dépit de voir ce costume ; mais il fallait faire bonne mine à mauvais jeu, car sous le despotisme russe, il ne leur était resté que la faculté de se résigner.

L’empereur François Ier était beau, et je lui aurais trouvé la physionomie heureuse sous la bure comme sous la pourpre. Il avait pour sa femme tous les égards possibles, et il ne l’empêchait pas d’endetter l’État parce qu’il avait l’art d’en devenir le créancier. Il favorisait le commerce, parce qu’il servait à remplir ses coffres. Il était galant, et l’impératrice, qui lui donnait toujours le nom de maître, dissimulait ; car elle ne voulait pas que l’on crût dans le monde que ses charmes ne suffisaient plus à captiver son auguste époux, et cela d’autant plus que l’on admirait généralement la beauté de sa nombreuse famille. Toutes les archiduchesses, excepté l’aînée, me parurent belles ; mais, entre les mâles, n’ayant eu occasion d’observer que son aîné, je lui découvris la physionomie malheureuse, malgré l’idée contraire de l’abbé Grosse-Tête, qui se piquait aussi d’être physionomiste.

« Que voyez-vous, me dit un jour cet abbé, sur la physionomie de ce prince ?

- La présomption et le suicide. »

Je fus prophète, car Joseph II s’est positivement tué, quoique sans en avoir le dessein, et ce fut la présomption qui l’empêcha de s’en apercevoir. Il avait du savoir ; mais les connaissances qu’il se supposait détruisaient celles qu’il avait réellement. Il se plaisait surtout à parler aux personnes qui ne savaient pas lui répondre, soit qu’elles fussent éblouies de ses raisonnements, soit qu’elles feignissent de l’être ; mais il traitait de pédants et fuyait tous ceux qui par un raisonnement vrai détruisaient le vain échafaudage du sien. Il y a sept ans que, me trouvant à Luxembourg avec lui, il me parlait avec une juste dérision de quelqu’un qui avait échangé des sommes immenses et quantité de bassesses contre de misérables parchemins, et à ce sujet il me dit :

« Je méprise tous ceux qui achètent la noblesse.

- C’est avec raison, mais que penser de ceux qui la vendent ? »

Après cette question, il me tourna le dos, et ne me jugea plus digne de m’adresser la parole.

La passion de ce prince était de voir rire, de bon cœur ou par affectation, ceux qui l’écoutaient en société, lorsqu’il racontait quelque chose ; car il narrait joliment et brodait d’une manière plaisante sur les particularités d’une anecdote ; mais il traitait de sot quiconque ne riait pas de ses plaisanteries, et c’étaient toujours ceux qui les comprenaient le mieux. Il préférait le raisonnement de Brambila, qui l’encouragea à se tuer, à celui des médecins qui le dirigeaient d’une manière raisonnable. Au reste, personne ne lui a contesté l’intrépidité ; mais pour ce qui est de l’art de régner, il n’en avait aucune idée, puisqu’il n’avait pas la connaissance du cœur humain et qu’il ne savait ni dissimuler ni garder un secret : il avait si peu appris à régler sa physionomie, qu’il ne savait pas même dissimuler le plaisir qu’il avait à punir ; et lorsqu’il apercevait quelqu’un dont les traits ne lui revenaient pas, il ne manquait jamais de faire une grimace qui lui allait fort mal.

Joseph II a succombé à une maladie véritablement cruelle, car elle lui laissa jusqu’à la fin la faculté de raisonner, tout en lui montrant une mort inévitable. Ce prince doit avoir eu le malheur de se repentir de tout ce qu’il avait fait et de ne pouvoir le défaire, partie parce que la plupart des choses étaient irréparables, partie parce qu’en défaisant par raison ce qu’il avait fait par déraison, il aurait cru se déshonorer ; car il dut conserver jusqu’au dernier instant le sentiment de l’infaillibilité attachée à sa haute naissance, malgré l’état languissant de son âme qui aurait dû lui faire sentir la faillibilité de sa nature. Il avait la plus grande estime pour son frère, qui règne aujourd’hui à sa place, et malgré cela il n’eut pas le courage de suivre les principaux conseils qu’il lui donna. Par un mouvement de grandeur d’âme, il donna une grosse récompense au médecin, homme d’esprit, qui lui prononça la sentence de mort ; mais par une faiblesse contraire, il avait quelque mois auparavant récompensé les médecins et le charlatan qui lui firent croire qu’il était guéri. Il eut aussi le malheur de savoir qu’on ne le regretterait pas après sa mort ; pensée qui, pour un souverain surtout, doit être désolante. Sa nièce, qu’il chérissait, mourut avant lui, et s’il avait été aimé des personnes qui l’entouraient, on lui aurait épargné cette déchirante nouvelle, car il était palpable qu’il touchait à sa fin, et on n’avait pas à craindre son ressentiment pour lui avoir caché cet événement.

Enchanté du séjour de Vienne et des plaisirs que je trouvais avec les belles Fräuleins dont j’avais fait la connaissance chez la baronne, je pensais à partir de cette jolie ville lorsque le baron Vais me trouva à la fête du mariage de M. le comte Durazzo, et m’engagea à un pique-nique à Schœnbrunn. Nous y allâmes et je n’y fus sobre d’aucune manière ; aussi retournai-je à Vienne avec une si forte indigestion qu’en vingt-quatre heures je me vis à deux doigts du trépas.

Je fis usage de la dernière parcelle d’esprit que mon épuisement me laissait pour me sauver la vie. Campioni, et MM. Roquendorf et Sarotin étaient auprès de mon lit. M. Sarotin, qui avait conçu pour moi une forte amitié, était venu avec un médecin, quoique j’eusse déclaré positivement que je n’en voulais aucun. Ce nouveau Sangrado, croyant pouvoir user du despotisme de son art, avait fait venir un chirurgien, et on allait me saigner contre ma volonté. A demi mort, je ne sais par quelle inspiration j’ouvre les yeux et je vois mon homme, la lancette à la main, prêt à m’ouvrir la veine. « Non, non, » dis-je ; et languissamment je retire mon bras ; mais le bourreau, voulant, à ce que disait le médecin, me donner la vie malgré moi, s’empare de nouveau de mon bras. A l’instant je me sens une augmentation de force, et étendant ma main, je saisis un de mes pistolets et d’un coup de balle je lui emporte l’une de ses boucles de cheveux. C’en fut assez pour faire décamper tout le monde, à l’exception de ma servante, qui ne m’abandonna pas, et qui me fit boire autant d’eau que je voulus. Le quatrième jour j’étais parfaitement rétabli.

Mon aventure amusa tous les oisifs de Vienne pendant plusieurs jours, et l’abbé Grosse-Tête m’assura que si j’avais tué le pauvre chirurgien, il aurait été mort et rien de plus, car les témoins présents auraient déclaré la vérité, qu’on allait me saigner par force, ce qui mettait mon fait dans le cas de légitime défense. On me dit aussi en plusieurs endroits que les médecins de Vienne étaient d’avis que si l’on m’avait tiré du sang, je n’en serais pas revenu : si mon eau ne m’avait pas guéri, ces habiles gens auraient dit tout le contraire. Je sentis pourtant qu’il fallait que je me donnasse de garde d’être malade dans cette capitale ; car il est très probable que j’aurais difficilement trouvé un médecin. A l’Opéra, beaucoup de monde voulut me connaître ; et on me regardait comme un homme qui s’était défendu contre la mort à coups de pistolet. Un peintre en miniature, nommé Morol, fort sujet aux indigestions, qui finirent par lui donner la mort, m’avait endoctriné : il ne fallait, m’avait-il dit, pour guérir d’une pareille incommodité, que boire de l’eau abondamment et avoir de la patience. Il mourut parce qu’on le saigna dans un moment où il ne pouvait point opposer de résistance.

Mon indigestion me rappelle un bon mot d’un homme qui n’avait guère coutume d’en dire ; c’était M. de Maisonrouge, qu’on conduisait un jour chez lui mourant d’une indigestion. Sa voiture arrêtée en face des Quinze-Vingts par un embarras de charrettes, un pauvre homme s’approche de sa portière et lui demande l’aumône en lui disant :

« Monsieur, je meurs de faim.

- Eh ! de quoi te plains-tu, lui dit Maisonrouge en soupirant ; coquin, je voudrais bien être à ta place. »

Je fis vers ce temps-là la connaissance d’une danseuse milanaise qui avait de l’esprit, un ton excellent, de la littérature, et, qui plus est, était fort jolie. Elle recevait bonne compagnie, et faisait à merveille les honneurs du salon. Je connus chez elle un comte Christophe Erdodi, aimable, riche et généreux ; et un certain prince Kinski qui avait toutes les grâces d’un Arlequin. Cette fille m’inspira de l’amour, mais vainement ; car elle était éprise d’un danseur florentin qu’on appelait Argiolini. Je lui faisais la cour, mais elle se moquait de moi ; car une fille de théâtre amoureuse de quelqu’un est une place inabordable, à moins de se faire un pont d’or, et je n’étais pas riche. Cependant je ne désespérais pas, et je continuais à brûler mon encens sur son autel. Ma société lui plaisait, parce qu’elle me montrait les lettres qu’elle écrivait et que j’avais soin d’en relever les beautés. Elle avait en miniature son portrait, qui était d’une ressemblance parfaite. La veille de mon départ, dépité d’avoir perdu mon temps et mes fadaises amoureuses, je me déterminai à le lui voler ; faible ressource pour un malheureux qui n’avait pu obtenir l’original. Au moment où je prenais congé d’elle, ayant trouvé le bijou à ma portée, je m’en saisis, et je partis pour Presbourg où le baron Vais m’avait invité l’accompagner avec deux jolies Fräuleins pour une partie de plaisir.

Descendu de voiture, la première personne avec laquelle je me rencontre nez à nez, c’est le chevalier de Talvis, le protecteur de Mme Condé-Labré, que j’avais si bien traité à Paris. Dès qu’il m’eut reconnu, il s’approcha et me dit que je lui devais une partie de revanche.

« Je vous la promets, lui répondis-je ; mais je ne quitte jamais une partie pour une autre : nous nous reverrons.

- Cela suffit : me feriez-vous l’honneur de me présenter à ces dames ?

- Bien volontiers ; mais non pas dans la rue. »

Nous montons, il nous suit. Pensant que cet homme, qui d’ailleurs était brave comme un chevalier français, pourrait nous divertir, je le présentai. Il logeait à la même auberge depuis une couple de jours et il était vêtu en deuil. Il nous demanda si nous irions au bal du prince-évêque, dont nous ne savions rien. Vais lui dit que oui. « On y va, dit-il, sans être présenté, et voilà pourquoi je compte y aller ; car ici je ne suis connu par personne. »

Il sortit, et l’hôte, étant entré pour prendre nos ordres, nous donna des informations sur ce bal ; nos belles Fräuleins témoignant le désir d’y aller, nous les satisfîmes.

N’y étant connus de personne, nous parcourions en liberté tous les appartements, quand nous arrivâmes devant une vaste table où le prince-évêque taillait au pharaon. Il nous sembla que la pile d’or que le noble prélat avait devant lui pouvait être de treize à quatorze mille florins. Le chevalier de Talvis était debout entre deux dames auxquelles il disait de jolies choses, tandis que monseigneur mêlait. Le prince, ayant fait couper, fixe le chevalier et s’avise de lui dire d’une manière engageante de mettre aussi une carte.

« Volontiers, monseigneur, dit Talvis ; va la banque sur cette carte.

- Va, » dit l’évêque, voulant faire voir qu’il n’avait pas peur.

Il tire, la carte de Talvis gagne, et mon heureux Français, de l’air le plus calme, ramasse tout l’or du prélat et en remplit ses poches. L’évêque, étonné et reconnaissant un peu tard sa sottise, dit au chevalier :

« Monsieur, si votre carte avait perdu, comment auriez-vous fait pour me payer ?

- Monseigneur, c’eût été mon affaire.

- Monsieur, vous êtes plus heureux que sage.

- Possible, monseigneur ; mais ce sont là mes affaires. »

Voyant le chevalier prêt à sortir, je le suis et, au bas de l’escalier, après lui avoir fait compliment, je le prie de me prêter cent souveraines. Il me les compte dans l’instant, m’assurant qu’il était ravi de pouvoir me rendre ce service.

« Je vous ferai mon billet.

- Point de billet. »

Je mis cet or dans ma poche, me souciant fort peu de la foule de masques que j’avais pour témoins et que la curiosité avait attirés sur les pas de l’heureux gagnant. Talvis partit, et je rentrai dans la salle.

Roquendorf et Sarotin, qui se trouvaient au bal, ayant su que le chevalier m’avait donné de l’or, me demandèrent qui il était. Je leur fis un récit moitié vrai, moitié faux, et je finis par leur dire que l’or que je venais de recevoir était le payement d’une somme que je lui avais prêtée à Paris. Ils étaient obligés de me croire ou d’en faire semblant.

De retour à l’auberge, l’hôte nous dit que le chevalier en était parti à franc étrier, et que tout son équipage consistait en un sac de nuit. Nous soupâmes, et pour égayer le repas, je contai à Vais et à nos belles Fräuleins la manière dont j’avais connu Talvis et comment j’avais fait pour avoir ma part du gain.

De retour à Vienne, nous trouvâmes l’aventure sur le tapis : on riait du Gascon, on se moquait de l’évêque. La glose ne m’épargnait pas ; mais je ne fis pas semblant de comprendre, car je croyais inutile de me défendre. Le chevalier de Talvis n’était connu de personne, et l’ambassadeur de France n’en avait jamais entendu parler. J’ignore si jamais on en a eu des nouvelles.

Je partis enfin de Vienne en poste, après avoir pris congé de mes amis et amies, et le quatrième jour je couchai à Trieste. Le lendemain je m’embarquai pour Venise, où j’arrivai l’après-midi de l’avant-veille de l’Ascension. J’eus le bonheur, après trois ans d’absence, d’embrasser mon adorable patron, M. Bragadin, et ses deux inséparables amis, qui se félicitèrent de me revoir en parfaite santé et bien équipé.

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