Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 25
CHAPITRE IV
ОглавлениеJe deviens amoureux de Christine, et je lui trouve un mari digne d’elle. Ses noces.
« Ces barcarols, me dit le vieux prêtre comme pour entamer la conversation, ont bien du bonheur. Ils nous ont pris à Rialte pour trente sous, à condition qu’ils pourraient prendre d’autres passagers, et en voilà déjà un : ils en trouveront certainement d’autres.
- Quand je suis dans une gondole, mon révérend, il n’y a plus de place pour personne. »
En disant cela, je donne encore quarante sous aux bateliers, et les voilà contents, car ils me remercient en me donnant de l’Excellence. Le bon abbé, prenant cela pour de l’argent comptant, me demanda pardon de ne m’avoir pas donné ce titre.
« N’étant pas gentilhomme vénitien, mon révérend, ce titre ne m’est pas dû.
- Ah ! dit la jeune fille, j’en suis bien aise.
- Et pourquoi, mademoiselle ?
- Parce que, quand je vois un gentilhomme près de moi, j’ai peur. Mais j’imagine que vous êtes un illustrissimo.
- Non plus, mademoiselle ; je suis tout simplement un clerc d’avocat.
- J’en suis encore plus aise, car j’aime à me trouver en compagnie de personnes qui ne se croient pas plus que moi. Mon père était fermier, frère de mon oncle que vous voyez ici, curé de Pr., où je suis née et où j’ai été élevée. Comme je suis fille unique, je suis héritière du bien de mon père qui est mort et de celui de ma mère qui est malade depuis longtemps, et qui ne vivra pas longtemps encore, ce qui me fait bien du chagrin ; mais c’est le médecin qui nous l’a dit. Ainsi, pour revenir à mon propos, je crois que la différence n’est pas si grande entre un clerc de procureur et la fille d’un riche fermier. Je dis cela par manière d’acquit, car je sais bien qu’en voyage on se trouve avec tout le monde ; n’est-ce pas, mon oncle ?
- Oui, ma chère Christine ; et pour preuve tu vois bien que monsieur s’est mis avec nous sans savoir qui nous étions.
- Mais croyez-vous, monsieur le curé, que je fusse venu si je n’avais été attiré par la beauté de votre jolie nièce ? »
A ces mots, voilà mes bonnes gens qui éclatent de rire. Pour moi, ne trouvant pas ce que j’avais dit bien comique, je jurai mes compagnons de voyage un peu sots, et je ne fus nullement fâché de la découverte.
« Pourquoi riez-vous tant, ma belle demoiselle ? est-ce pour me faire voir vos belles dents ? J’avoue que je n’en ai jamais vu de si belles à Venise.
- Oh ! point du tout, monsieur, bien qu’à Venise tout le monde m’ait fait ce compliment. Je vous assure qu’à Pr. toutes les filles ont les dents aussi belles que moi. N’est-ce pas, mon cher oncle ?
- Oui, ma nièce.
- Je riais, monsieur, d’une chose que je ne vous dirai jamais.
- Ah ! dites-la-moi, je vous en prie.
- Oh ! pour ça, non, jamais.
- Je vous la dirai moi-même, me dit le curé.
- Je ne veux pas, dit-elle en fronçant ses beaux sourcils, ou je m’en vais.
- Je t’en défie, ma chère. Savez-vous ce qu’elle a dit lorsqu’elle vous a aperçu sur le quai ? « Voilà un beau garçon qui me regarde et qui est bien fâché de n’être pas avec nous. » Et quand elle vous a vu faire arrêter la gondole, elle s’en est fort applaudie. »
Pendant que le curé racontait, la nièce outrée lui donnait des coups sur l’épaule.
« Pourquoi, belle Christine, êtes-vous fâchée que j’apprenne que je vous ai plu, tandis que je suis enchanté que vous sachiez que je vous trouve charmante ?
- Vous en êtes enchanté pour un moment. Oh ! je connais bien à présent les Vénitiens. Ils m’ont tous dit que je les enchantais, et aucun de ceux que j’aurais voulus ne s’est déclaré.
- Quelle déclaration vouliez-vous ?
- La déclaration qui me convient, monsieur ; celle d’un bon mariage à l’église en présence de témoins. Nous sommes cependant restés à Venise quinze jours ; n’est-ce pas, mon oncle ?
- Cette fille, me dit alors l’oncle, telle que vous la voyez, est un bon parti ; car elle a trois mille écus. Elle a toujours dit qu’elle ne veut épouser qu’un Vénitien, et je l’ai conduite à Venise pour la faire connaître. Une femme comme il faut nous a donné asile pendant quinze jours, et elle l’a conduite dans plusieurs maisons où de jeunes gens mariables l’ont vue, mais ceux qui lui ont plu n’ont pas voulu entendre parler de mariage, comme ceux qui l’auraient voulue n’ont pas été de son goût.
- Mais croyez-vous donc, lui dis-je, qu’un mariage se fasse comme une omelette ? Quinze jours à Venise ne sont rien ; il faut y passer au moins six mois. Je trouve, par exemple, votre nièce jolie comme un cœur, et je me croirais heureux si la femme que Dieu me destine lui ressemblait ; mais, quand elle me donnerait dans l’instant cinquante mille écus pour l’épouser de suite, je n’en voudrais pas. Un jeune homme sage, avant de prendre une femme, veut connaître son caractère, car ce n’est ni l’argent ni la beauté qui font le bonheur dans un ménage.
- Que voulez-vous dire par caractère ? me dit Christine ; est-ce une belle écriture ?
- Non, mon ange ; vous me faites rire. Il s’agit des qualités du cœur et de l’esprit. Je dois me marier une fois, et je cherche l’objet depuis trois ans, mais je le cherche encore en vain. J’ai connu plusieurs filles presque aussi jolies que vous, et toutes avec une bonne dot ; mais après leur avoir parlé deux ou trois mois, j’ai vu qu’elles ne feraient pas mon bonheur.
- Que leur manquait-il ?
- Je veux bien vous le dire, car vous ne les connaissez pas. L’une, que certainement j’aurais épousée, car je l’aimais beaucoup, avait une vanité excessive. Il ne me fallut pas deux mois pour m’en apercevoir. Elle m’aurait ruiné en habits, en modes, en luxe. Imaginez-vous qu’elle donnait un sequin par mois au friseur, et un autre au moins s’en allait en pommades et en eaux de senteur.
- C’était une folle. Je ne dépense par an que dix sols en cire que je mêle avec de la graisse de chèvre, et j’ai de la pommade excellente.
- Une autre que j’aurais épousée il y a deux ans avait une indisposition qui m’aurait rendu malheureux ; dès que je m’en aperçus, je cessai de la voir.
- Quelle était cette indisposition ?
- Elle était telle qu’elle ne saurait devenir mère ; et c’est affreux, car si je me marie, je veux des enfants.
- Quant à cela, Dieu en est le maître ; mais pour moi, je sais que je me porte bien. N’est-ce pas mon oncle ?
- Une autre était trop dévote, et je n’en veux pas. Elle était scrupuleuse au point qu’elle allait à confesse tous les trois ou quatre jours, et sa confession durait au moins une heure. Je veux ma femme bonne chrétienne, mais non pas dévote.
- C’était peut-être une grande pécheresse, ou bien une grande sotte. Moi, je me confesse tous les mois seulement, et je dis tout en deux minutes. - Est-ce vrai, mon oncle ? et si vous ne me faisiez des questions, je ne saurais que vous dire.
- Une autre voulait être plus savante que moi, quoiqu’à chaque minute elle dît quelque sottise ; une autre était constamment triste, et je veux une femme gaie.
- Voyez-vous, mon oncle, vous qui avec ma mère me reprochez toujours ma gaieté !
- Une autre, que je quittai bien vite, avait toujours peur de se trouver seule avec moi, et quand je lui donnais un baiser, elle courait le dire à sa mère.
- Elle était bien bête. Je n’ai pas encore écouté un amoureux à Pr., car il n’y a que des paysans incivils ; mais je sais bien qu’il y a certaines choses que je n’irais pas conter à ma mère.
- Une autre avait l’haleine forte ; une autre se fardait, et presque toutes les filles ont ce vilain défaut. Aussi je crains bien que je ne me marierai jamais ; car je veux, par exemple, que celle que j’épouserai ait les yeux noirs ; et aujourd’hui presque toutes les filles ont appris le secret de se les teindre ; mais je n’y serai pas attrapé, car je m’y connais.
- Sont-ils noirs, les miens ?
- Ah ! ah !
- Vous riez ?
- Je ris parce qu’ils paraissent noirs ; mais ils ne le sont pas. Malgré cela, vous êtes fort aimable.
- Cela est drôle. Vous croyez que mes yeux sont teints et vous dites que vous vous y connaissez. Mes yeux, monsieur, beaux ou laids, sont tels que Dieu me les a donnés. N’est-ce pas, mon oncle ?
- Je l’ai toujours cru, ma chère nièce.
- Et vous ne le croyez pas ? me dit-elle vivement.
- Non, ils sont trop beaux pour que je les croie naturels.
- Par Dieu ! c’est trop fort.
- Excusez, ma belle demoiselle ; je vois que j’ai été trop sincère. »
Le silence succéda à cette dispute. Le curé, souriait de temps en temps ; mais la fille avait peine à dévorer son chagrin.
Je la lorgnais à la dérobée, et je voyais ses larmes prêtes à couler ; cela me faisait de la peine, car elle était ravissante. Coiffée en riche paysanne, elle avait sur la tête pour plus de cent sequins d’épingles et de flèches d’or qui retenaient les tresses de sa longue chevelure d’ébène. De longs pendants d’oreilles massifs et une chaîne d’or qui faisait vingt fois le tour de son cou d’albâtre donnaient à sa figure de lis et de roses un éclat enchanteur. C’était la première beauté villageoise que j’eusse rencontrée dans cet appareil. Six ans plus tôt, Lucie à Paséan m’avait touché d’une autre manière.
Christine ne disait plus le mot, mais elle devait être au désespoir, car c’était précisément les yeux qu’elle avait d’une éclatante beauté, et j’avais la barbarie de les lui arracher. Elle devait me détester, et si elle ne pleurait pas, c’est qu’elle devait être furieuse. Cependant je n’avais garde de la désabuser, car je voulais qu’elle fît venir le dénouement par quelque coup d’éclat.
Dès que la gondole fût entrée dans le long canal de Marghera, je demandai au curé s’il avait une voiture pour aller à Trévise, puisque pour aller à Pr. il devait y passer.
« J’irai à pied, me dit le brave homme, car ma cure est pauvre, et pour Christine je lui trouverai facilement une place sur quelque voiture.
- Vous me ferez un véritable plaisir d’accepter tous deux une place dans ma chaise ; elle est à quatre places, nous y serons commodément.
- Voilà un bonheur que nous n’espérions pas.
- Point du tout, mon oncle ; je ne veux pas aller avec ce monsieur.
- Pourquoi donc, ma chère nièce ?
- Parce que je ne veux pas.
- Voilà, dis-je sans la regarder, comment on récompense d’ordinaire la sincérité.
- Ce n’est pas sincérité, monsieur, dit-elle brusquement, c’est pure méchanceté. Il n’y aura plus pour vous dans tout le monde des yeux noirs ; mais, puisque vous les aimez, j’en suis bien aise.
- Vous vous trompez, belle Christine, car j’ai un moyen de savoir la vérité.
- Et quel est ce moyen ?
- C’est de les laver avec de l’eau rose un peu tiède : et même si, sans cela, la demoiselle pleure, toute la couleur artificielle s’en va. »
A ces mots la scène change comme par magie. La figure de cette belle fille, qui n’exprimait qu’indignation, dépit et dédain, prend un air de sérénité et de satisfaction qui la rend vraiment séduisante. Elle adressa un sourire au curé, qui fut enchanté du changement ; car la voiture gratis lui tenait à cœur.
« Pleure donc, ma nièce, et monsieur rendra justice à tes yeux. »
Christine pleura effectivement, mais ce fut à force de rire.
J’étais au comble de la joie de voir ce genre d’originalité naturelle, et en montant les degrés pour atteindre au rivage, je lui fis une réparation complète, de sorte qu’elle accepta l’offre de ma voiture. Je fis servir un déjeuner et j’ordonnai à un voiturier d’atteler une belle chaise pendant que nous déjeunerions ; mais le curé dit qu’avant tout il voulait aller dire la messe.
« Fort bien, lui dis-je, nous irons l’entendre, et dites les prières à mon intention. »
En disant cela, je lui mis dans la main un ducat d’argent.
« C’est, mon révérend, ce que j’ai coutume de donner. »
Ma générosité l’étonna à tel point qu’il voulut me baiser la main. Il s’achemine vers l’église, et j’offre mon bras à la nièce qui, ne sachant si elle doit l’accepter ou le refuser, me dit :
« Croyez-vous donc que je ne puisse pas marcher seule ?
- Ce n’est pas ça, mais si je ne vous donne pas le bras, on dira que je suis impoli.
- Et maintenant que je vous le donne, que dira-t-on ?
- On dira peut-être que nous nous aimons et peut-être même que nous nous convenons fort bien.
- Et si l’on va dire à votre maîtresse que nous nous aimons ou bien simplement que vous donniez le bras à une autre fille ?
- Je n’ai point de maîtresse, et je ne veux plus en avoir, car je ne trouverais pas à Venise une fille aussi belle que vous.
- J’en suis fâchée pour vous, car nous ne retournerons plus à Venise ; et quand même, comment faire pour y rester six mois ? C’est, avez-vous dit, le temps qu’il vous faut pour connaître une fille.
- Je payerais volontiers la dépense.
- Oui-da ? dites-le donc à mon oncle, et il y pensera ; car je ne puis pas y aller seule.
- Et en six mois vous me connaîtriez aussi.
- Oh ! pour moi, je vous connais bien déjà.
- Vous vous accommoderiez donc de ma personne ?
- Pourquoi non ?
- Et vous m’aimeriez ?
- Oui, beaucoup quand vous seriez mon mari. »
Je regardai cette jeune fille avec étonnement. Elle me semblait une princesse déguisée en paysanne. Son habit de gros de Tours galonné en or était du plus grand luxe et devait coûter le double du plus bel habit de ville. Ses bracelets, semblables à son collier, complétaient la plus riche parure. Elle avait la taille d’une nymphe, et la mode des mantelets n’ayant pas encore pénétré au village, je voyais la plus belle gorge qu’il soit possible d’imaginer, quoique son habit fût boutonné jusqu’au cou. Le bas du jupon richement galonné ne descendait qu’à la cheville, ce qui me laissait voir le pied le plus mignon et le bas de la jambe la plus fine. Sa démarche juste, sans aucune gêne, tous ses mouvements libres, naturels et gracieux, enfin un regard charmant qui semblait me dire : « Je suis bien contente que vous me trouviez jolie », tout faisait circuler le délire du bonheur dans mes sens. Je ne pouvais concevoir comment une fille aussi ravissante avait pu être quinze jours à Venise sans trouver quelqu’un qui l’épousât ou qui la trompât. Ce qui contribuait beaucoup à mon ravissement était son jargon et sa naïveté que l’habitude de la ville me faisait taxer de bêtise.
Absorbé dans mes réflexions et décidé à rendre à ses charmes un éclatant hommage à ma manière, j’attendais avec impatience la fin de la messe.
Quand nous eûmes déjeuné, j’eus la plus grande peine a faire comprendre au curé que ma place dans la voiture était la dernière ; mais j’en eus moins en arrivant à Trévise de le persuader qu’il devait rester à dîner et à souper dans une auberge peu fréquentée, vu que je me chargeais de la dépense. Il accepta dès que je lui eus dit qu’après le souper il y aurait une voiture de prête qui le conduirait en une heure à Pr. avec le plus beau clair de lune. Il n’était pressé que par la nécessité absolue de chanter la messe le lendemain à son église.
Descendus à l’auberge, après avoir fait faire bon feu et ordonné bon dîner, je pensai que le curé lui-même pourrait m’aller mettre le diamant en gage, ce qui me procurerait quelques instants de tête-à-tête avec sa nièce. Je lui fais la proposition, lui disant que, ne voulant pas être connu, je ne voulais pas y aller moi-même, et il accepte avec empressement, charmé de pouvoir faire quelque chose qui me fût agréable.
Il part, et me voilà seul avec la ravissante Christine. Je passai une heure avec elle sans chercher à lui donner un seul baiser, quoique j’en mourusse d’envie, mais préparant son cœur aux désirs dont j’étais enflammé par tous ces propos qui montent si facilement l’imagination d’une jeune fille.
Le curé revint et me remit la bague, en me disant que je ne pourrais la mettre en gage que le surlendemain, à cause de la solennité de la fête de la Vierge ; qu’il avait parlé au caissier du mont-de-piété et qu’il lui avait dit qu’on me donnerait le double, si je le voulais.
« Monsieur le curé, lui dis-je, vous me rendriez service de revenir de Pr. pour le mettre en gage vous-même, car après avoir été présenté par vous, s’il l’était par un autre cela pourrait faire naître des soupçons. Je vous payerai la voiture.
- Je vous promets de revenir. »
J’espérais bien qu’il ramènerait sa nièce.
Placé en face de Christine pendant le dîner, je lui découvrais à chaque instant quelque nouvel attrait ; mais, craignant de perdre sa confiance si je me procurais dans la journée quelque faveur insignifiante, je résolus de ne rien brusquer, et de faire en sorte que le bon curé la ramenât à Venise. Là seulement je pourrais, d’après mes vues, faire naître l’amour et lui fournir l’aliment qui lui convient.
« Monsieur le curé, dis-je, je vous conseille de ramener votre nièce à Venise. Je me charge de toute la dépense et je vous procurerai une personne vertueuse chez laquelle Mlle Christine sera aussi sûrement que sous les yeux de sa mère. J’ai besoin de la bien connaître pour pouvoir l’épouser ; mais là la chose sera immanquable.
- Monsieur, j’irai conduire moi-même ma chère nièce dès que vous m’aurez informé que vous avez trouvé la maison où je pourrai la laisser avec sûreté. »
Pendant que nous discourions, je lorgnais Christine et je la voyais sourire de satisfaction.
« Ma chère Christine, lui dis-je, dans huit jours tout au plus la chose sera arrangée. Pendant ce temps je vous écrirai ; j’espère que vous me répondrez.
- Mon oncle vous répondra pour moi, car je n’ai jamais voulu apprendre à écrire.
- Eh ! ma chère enfant, comment voulez-vous devenir la femme d’un Vénitien sans savoir écrire ?
- Mais est-il donc nécessaire de savoir écrire pour être femme ? je sais très bien lire.
- Ce n’est pas suffisant, et quoiqu’on puisse être femme et mère de famille sans savoir tracer une panse d’a, il est pourtant reçu qu’une jeune fille doit savoir écrire ; et je m’étonne que vous ne le sachiez pas.
- Mais quelle merveille ! il n’y a pas une jeune fille chez nous qui le sache ; n’est-ce pas, mon oncle ?
- C’est vrai ; mais aucune ne pense à se marier à Venise ; et toi qui le veux, il faut que tu apprennes.
- Certainement, lui dis-je, et avant de venir à Venise, car on se moquerait de vous si vous ne le saviez pas. Cela vous attriste, ma chère ; mais j’en suis fâché.
- Cela me déplaît, parce qu’il n’est pas possible d’apprendre en huit jours.
- Je m’engage, dit son oncle, à te faire apprendre en quinze, si tu veux t’y mettre de toute ta force. Tu en sauras assez pour te perfectionner toi-même dans la suite.
- C’est une grande entreprise ; mais je m’y soumets, et je vous promets d’étudier jour et nuit, et de commencer dès demain. »
Quand nous eûmes dîné, je dis au curé qu’au lieu de partir après souper, il ferait fort bien de se reposer la nuit et de ne partir qu’une heure avant le jour ; qu’il arriverait assez à temps pour ses fonctions et qu’il serait plus frais. Le soir je renouvelai ma proposition, et comme il vit que sa nièce avait sommeil, il se laissa facilement persuader. J’appelai l’hôtesse pour ordonner une voiture, et comme je lui disais de me faire du feu dans la chambre voisine et de m’y préparer à coucher, le saint curé me dit que ce n’était pas nécessaire, puisqu’il y avait deux grands lits dans la chambre où nous étions, et que l’un serait pour moi et l’autre pour sa nièce et pour lui.
« Nous ne nous déshabillerons pas, ajouta-t-il, mais vous pourrez vous déshabiller en toute liberté ; car, ne partant pas avec nous, vous pourrez rester au lit tant qu’il vous plaira.
- Oh ! dit Christine, il faut que je me déshabille, car sans cela je ne pourrais pas dormir ; mais je ne vous ferai pas attendre, car il ne me faut qu’un quart d’heure pour me préparer. »
Je ne disais rien, mais je ne pouvais revenir de ma surprise. Christine, charmante et faite pour faire prévariquer Zénocrate, couchait nue avec son oncle le curé, vieux, il est vrai, très dévot, et éloigné de tout ce qui aurait pu rendre cette disposition hasardeuse ; enfin, tout ce qu’on voudra ; mais le curé était homme, il devait l’avoir été tout comme un autre et savoir qu’il s’exposait au danger. Ma raison toute charnelle trouvait cela inouï. La chose néanmoins était innocente, et si innocente que non seulement il ne s’en cachait pas, mais encore qu’il ne supposait pas la possibilité qu’on ne la trouvât pas telle. Je voyais tout cela, mais je n’y étais pas fait et je n’en revenais pas. En avançant en âge et en expérience, j’ai vu cet usage établi en bien des pays chez les bonnes gens dont il n’altérait aucunement les bonnes mœurs ; mais, je le répète, c’est parmi les bonnes gens, et je n’ai pas la prétention d’être du nombre.
Nous avions fait maigre à dîner, et mon palais délicat avait été peu satisfait. Je descends à la cuisine et je dis à l’hôtesse que je voulais ce que le marché de Trévise offrait de meilleur et surtout du vin excellent.
« Si vous ne regardez pas à la dépense, monsieur ; laissez faire ; vous aurez lieu d’être content. Vous aurez du vin de Gatta.
- Bien, et faites-nous souper de bonne heure. »
Je remonte et je trouve Christine caressant les joues de son vieil oncle âgé de soixante-quinze ans. Le bon homme riait.
« Savez-vous de quoi il s’agit ? me dit-il : ma nièce me cajole pour que je la laisse ici jusqu’à mon retour. Elle me dit que ce matin vous avez passé l’heure que je vous ai laissé seul avec elle comme un frère avec sa sœur, et je le crois ; mais elle ne songe pas qu’elle vous incommoderait.
- Non, au contraire ; soyez sûr qu’elle me fera plaisir, car je la trouve aimable au possible. Et pour ce qui regarde mon devoir et le sien, je crois que vous pouvez vous reposer sur nous.
- Je n’en doute pas. Je vous la laisse donc jusqu’après-demain. Vous me verrez de retour de bonne heure pour aller faire votre affaire. »
Cet arrangement si surprenant et si inattendu me fit monter le sang à la tête, et j’eus un saignement de nez qui dura plus d’un quart d’heure. De ma part, je ne craignais rien ; j’étais fait à ces accidents ; mais le bon curé était dans les transes, car il craignait une hémorragie.
Dès qu’il fut rassuré, il nous quitta pour quelque affaire, nous disant qu’il reviendrait à l’entrée de la nuit. Je me vis seul avec l’aimable et naïve Christine, et je m’empressai de la remercier de la confiance qu’elle avait en moi.
« Je vous assure, me dit-elle, qu’il me tarde bien que vous me connaissiez tout à fait ; vous verrez que je n’ai pas les défauts qui vous ont tant déplu dans les demoiselles que vous avez connues à Venise ; et puis je vous promets d’apprendre de suite à bien écrire.
- Vous êtes adorable et pleine de bonne foi ; mais il faut être discrète à Pr. et ne dire à personne que vous avez fait un accord avec moi. Vous vous réglerez comme votre oncle vous dira, car ce sera à lui que j’écrirai tout.
- Vous pouvez compter sur ma discrétion, et ma mère même n’en saura rien que quand vous me permettrez de le lui dire. »
Je passai ainsi la journée ! me refusant les moindres libertés, mais devenant de plus en plus amoureux de cette charmante fille. Je lui contais de petites histoires galantes que je gazais de manière à l’intéresser sans l’effaroucher ; et je voyais que, quoiqu’elle ne comprît pas toujours, elle affectait de comprendre, ne voulant pas me paraître ignorante.
Quand son oncle revint, je formais dans ma tête les arrangements à prendre pour l’épouser et je me proposais de la placer précisément chez la bonne veuve où j’avais logé ma belle comtesse.
Nous nous mîmes à table, et notre souper fut exquis.
Je dus enseigner à Christine à manger des huîtres et des truffes qu’elle voyait devant elle pour la première fois. Le vin de Gatta est comme le champagne, il égaye et ne grise pas ; mais il ne se conserve que d’une récolte à l’autre. Nous nous couchâmes avant minuit, et je ne me réveillai qu’au grand jour. Le curé était parti si doucement que je ne l’avais pas entendu.
Je me tourne du côté de l’autre lit, et je n’y vois que Christine qui dormait. Je lui dis bonjour, elle s’éveille, se reconnaît et, s’appuyant sur son coude, elle sourit.
« Mon oncle est parti ; je ne l’ai pas entendu.
- Ma chère amie, tu es belle comme un ange ; je meurs d’envie d’aller te donner un baiser.
- Si tu as cette envie, mon cher ami, viens me le donner. »
Je saute du lit ; la décence la fait reculer; il faisait froid, j’étais amoureux, et me voilà dans ses bras par un de ces mouvements spontanés que le sentiment seul amène, et nous sommes l’un à l’autre sans avoir pensé à nous livrer, elle heureuse et un peu confuse ; moi radieux et pourtant étonné d’une victoire que j’avais obtenue, sans combat.
Après une heure de tendres oublis, redevenus un peu calmes, nous nous regardions avec tendresse, mais sans nous rien dire. Christine fut la première à rompre le silence :
« Qu’avons-nous fait ? me dit-elle de l’air le plus tendre et du ton le plus doux.
- Nous nous sommes mariés.
- Que dira demain mon oncle ?
- Il ne le saura que quand il nous aura donné la bénédiction nuptiale à l’église de sa paroisse.
- Et quand nous la donnera-t-il ?
- Quand nous aurons fait tous les préparatifs convenables pour un mariage public.
- Combien faut-il de temps pour cela ?
- Un mois à peu près.
- On ne peut pas se marier en carême.
- J’en aurai la permission.
- Tu ne me trompes pas ?
- Non, car je t’adore.
- Tu n’as donc plus besoin de me connaître ?
- Non, car je te connais entièrement, et je suis sûr que tu feras mon bonheur.
- Et tu feras le mien.
- Je l’espère.
- Levons-nous et allons à la messe Qui l’aurait cru ; que pour avoir un mari il ne fallait pas aller à Venise, mais en partir pour retourner chez moi ? »
Nous nous levâmes, et après avoir déjeuné nous allâmes à la messe. Le reste de la matinée se passa inaperçu jusqu’au dîner. Trouvant Christine différente de ce qu’elle était la veille, je lui en demandai la raison :
« Elle doit être, me dit-elle, la même qui vous rend pensif.
- Mon air pensif, ma chère, est celui que doit avoir l’amour heureux quand il est en conférence avec l’honneur. L’affaire est devenue très sérieuse, et l’amour se voit obligé à réfléchir. Il s’agit de nous marier à l’église, et nous ne le pouvons pas avant le carême, puisque nous touchons aux derniers jours du carnaval ; cependant nous ne pouvons pas attendre jusqu’à Pâques, car le temps nous paraîtrait trop long. Il nous faut une dispense juridique pour célébrer nos noces. N’ai-je pas bien sujet de penser ? »
Pour toute réponse elle se lève et vient m’embrasser avec tendresse. Ce que je lui avais dit était vrai, mais je ne pouvais pas lui dire tout ce qui me rendait pensif. Je me voyais dans un engagement qui ne me déplaisait pas, mais j’aurais désiré qu’il ne fût pas si pressant. Je ne pouvais pas me dissimuler ce commencement de repentir qui serpentait dans mon âme amoureuse et bien intentionnée ; et cela m’attristait. Cependant j’avais la certitude que cette excellente créature n’aurait jamais à me reprocher son malheur.
Nous avions toute la soirée devant nous, et comme elle m’avait dit qu’elle n’avait jamais vu de comédie, je résolus de lui donner ce plaisir ce soir-là même. Je fis venir un juif qui me fournit tout ce qui était nécessaire pour la masquer, et nous partîmes. Un homme amoureux ne connait de véritable plaisir que celui qu’il procure à l’objet aimé. Après la comédie je la conduisis au casino, et elle me donna envie de rire par l’étonnement qu’elle montra en voyant pour la première fois une banque de pharaon. Je n’avais pas assez d’argent pour jouer moi-même, mais j’en avais plus qu’il n’en fallait pour que je l’amusasse à jouer un petit jeu. Je lui donnai dix sequins en lui disant ce qu’elle devait faire. Elle ne connaissait pas les cartes ; mais dès qu’elle fut assise, en moins d’une heure elle eut une centaine de sequins devant elle. Je lui fis quitter le jeu, et nous nous retirâmes. Quand nous fûmes dans notre chambre, je lui fis compter l’argent qu’elle avait gagné, et dès qu’elle sut que tout cet or lui appartenait, elle crut que c’était un rêve.
« Oh ! que dira mon oncle ? s’écria-t-elle ».
Nous fîmes un léger repas, ensuite nous allâmes passer une nuit délicieuse, ayant soin de nous séparer au point du jour, pour que le bon curé ne nous trouvât pas ensemble. Il arriva de bonne heure et nous trouva profondément endormis chacun dans notre lit. Il m’éveilla et je lui donnai la bague qu’il alla mettre en gage. Il revint deux heures après et nous trouva habillés et causant au coin du feu. Dès que Christine le vit, elle courut l’embrasser, ensuite elle lui fit voir tout l’or dont elle était maîtresse. Quelle douce surprise pour ce bon vieux prêtre ! Il ne savait comment exprimer son admiration. Il remercia Dieu de ce qu’il appelait miracle, et il conclût que nous étions nés pour faire le bonheur l’un de l’autre.
Quand il fut question de nous séparer, je lui promis d’aller les voir au commencement du carême, mais à condition qu’à mon arrivée je ne trouverais personne informé ni de mon nom ni de nos affaires. Il me remit l’extrait de baptême de sa nièce et l’état de sa dot, et dès que je les eus vus partir, je repris le chemin de Venise, amoureux et déterminé à ne pas manquer de foi à cette charmante fille. Je savais qu’il me serait facile de convaincre mes trois amis que mon mariage était irrévocablement écrit dans le grand livre des destinées.
A mon apparition je vis ces trois excellents hommes dans l’ivresse de la joie, car, n’étant pas accoutumés à me voir trois jours absent, Messieurs Dandolo et Barbaro appréhendaient qu’il ne me fût arrivé quelque malheur ; mais M. de Bragadin, d’une foi plus ferme, les rassurait en leur disant qu’ayant Paralis pour sentinelle, aucun malheur ne pouvait m’arriver.
Dès le lendemain je me décidai à faire le bonheur de Christine sans l’unir à moi. J’avais eu l’idée de l’épouser quand je l’aimais plus que moi-même ; mais, après la jouissance, la balance s’était tellement penchée de mon côté, que mon amour-propre se trouva plus fort que mon amour. Je ne pouvais me résoudre à renoncer aux avantages, aux espérances que je croyais attachés à mon état d’indépendance. Malgré cela, j’étais esclave du sentiment. Abandonner cette fille naïve et innocente me paraissait une action si noire, que je la sentais au-dessus de mes forces ; la seule idée m’en faisait frémir. Je sentais qu’il était possible qu’elle portât dans son sein un gage de notre mutuel amour, et je frissonnais de la possibilité que sa confiance en moi fût payée par l’opprobre et par le malheur de toute sa vie. Je pensai à lui trouver un mari à tous égards préférable à moi ; un mari fait, non seulement pour qu’elle me pardonnât l’affront que je lui avais fait, mais pour qu’elle en vînt à chérir ma tromperie et à m’en aimer davantage.
Cette trouvaille ne pouvait pas être difficile, car outre que Christine était un modèle de beauté et qu’elle jouissait dans son village d’une réputation intacte, elle avait une dot de quatre mille ducats courants de Venise.
Enfermé avec les trois adorateurs de mon oracle, la plume à la main, j’ai fait à Paralis une question sur l’affaire qui me tenait à cœur. Il me donna cette réponse :
« Appuie l’affaire à Serenus. »
C’était le nom cabalistique de M. de Bragadin, et ce brave homme se soumit de bon cœur à tout ce que Paralis lui ordonnerait de faire. C’était à moi à l’informer.
« Il s’agit, lui dis je, d’obtenir du saint-père une permission de mariage en faveur d’une fille très honnête, pour qu’elle puisse célébrer publiquement ses noces en carême dans l’église de son village. C’est une jeune paysanne. Voilà, lui dis-je, l’extrait de baptême. On ne connaît pas encore l’époux ; mais cela ne fait rien, puisque Paralis le fera trouver.
- Repose-toi sur moi, me dit mon père, j’écrirai dès demain à notre ambassadeur à Rome et je ferai en sorte que le Sage de semaine envoie ma dépêche par exprès. Laisse-moi faire ; je vais donner à cette besogne l’air d’une affaire d’État, et Paralis sera d’autant mieux obéi, que je prévois que l’époux sera l’un de nous quatre : nous devons nous disposer à l’obéissance. »
Je dus me faire effort pour ne pas éclater de rire ; car je me voyais maître absolu de rendre Christine dame noble vénitienne et femme de sénateur ; mais le fait est que je n’y pensais pas. Consultant de nouveau mon oracle pour savoir qui serait l’époux de la jeune fille, il donna pour réponse que M. Dandolo devait se charger de le trouver jeune, beau, sage et citoyen capable de servir la république dans le ministère, soit intérieur, soit extérieur ; mais qu’il ne devait rien engager sans me consulter. Je lui donnai du courage en lui disant que la jeune fille avait quatre mille ducats courants de dot, et qu’il avait quinze jours pour faire son choix. M. de Bragadin, enchanté de n’être pas chargé de ce soin, se pâmait de rire.
Après cette double démarche, je me sentis en paix. J’étais certain qu’on trouverait l’époux tel que je le voulais ; je ne pensais donc qu’à bien finir mon carnaval et à me régler de manière à ne pas me trouver la bourse vide dans un moment d’urgence.
La fortune me mit bientôt en possession de mille sequins. Je commençai d’abord par payer mes dettes. Ensuite, la dispense de Rome étant arrivée dix jours après la demande, je remis à M. de Bragadin cent écus romains qu’elle avait coûté. Cette dispense permettait à Christine de se marier dans toute église de la chrétienté ; mais on devait y apposer le sceau de la chancellerie épiscopale diocésaine, qui dispenserait de la publication ordinaire des bans. Il ne me manquait donc plus qu’une bagatelle, l’époux. M. Dandolo m’en avait déjà proposé trois ou quatre que, pour bonnes raisons, je n’avais pas voulu admettre ; mais enfin il m’en trouva un à souhait.
Devant retirer la bague du mont-de-piété et ne voulant pas paraître moi-même, j’écrivis au curé de se trouver à Trévise au jour et à l’heure que je lui indiquais. On sent que je ne fus pas surpris de le voir arriver accompagné de sa belle nièce. Se croyant sûre que je n’étais venu que pour arranger ce qui concernait notre mariage, elle ne se gêna pas ; elle m’embrassa tendrement, et j’en fis de même. Dans cette douce étreinte, adieu l’héroïsme, si son oncle ne s’était pas trouvé là. Je mis entre les mains du curé la dispense du pape, et le beau visage de Christine fut à l’instant tout rayonnant de joie. Elle ne pouvait pas assurément se figurer que j’eusse travaillé si activement pour un autre que moi ; et n’étant encore sûr de rien, je ne voulus pas la désabuser dans ce moment-là. Je lui promis d’aller à Pr. dans huit ou dix jours et qu’alors nous établirions tout. Après souper, je remis au curé la reconnaissance et l’argent pour aller retirer la bague du mont-de-piété, ensuite nous allâmes nous coucher. Pour cette fois, fort heureusement, il n’y avait qu’un seul lit dans la chambre, et je dus m’aller coucher dans une autre.
Le lendemain matin j’entrai dans la chambre de Christine, que je trouvai encore au lit. Son oncle était sorti pour aller chercher mon solitaire, et seul avec cette superbe fille, j’eus occasion de me découvrir de la retenue au besoin. La regardant comme ne devant plus m’appartenir, et devant disposer son cœur en faveur d’un autre, je l’embrassai tendrement, mais je fus sage. Je passai une heure avec elle, obligé comme saint Antoine de combattre contre la chair. Je voyais cette charmante fille amoureuse et surprise, et j’admirai sa vertu dans cette modestie naturelle qui ne lui permit pas de me faire des avances. Elle se leva, s’habilla et ne montra aucune humeur. Elle aurait certainement été mortifiée, s’il lui était venu dans l’esprit que j’eusse pu la mépriser ou méconnaître le prix de ses charmes.
Son oncle rentra, me remit le diamant, et nous dinâmes. Après avoir dîné, il me fit voir une petite merveille. Sa nièce avait appris à écrire, et pour m’en donner une preuve elle écrivit très joliment et très couramment sous sa dictée en ma présence.
Nous nous séparâmes bientôt, après leur avoir réitéré ma promesse de revenir dans une dizaine de jours, et je retournai le soir à Venise.
Le second dimanche de carême, M. Dandolo, en sortant du sermon, me dit d’un air triomphant que l’heureux époux était trouvé et qu’il était sûr qu’il aurait mon approbation. En disant cela il me nomma Charles**, que je connaissais de vue. C’était un très beau jeune homme, ayant des mœurs et d’à peu près vingt-deux ans. Il était clerc de Ragionato et filleul du comte Algarotti, dont une sœur était mariée à un frère de M. Dandolo.
« Ce jeune homme, me dit M. Dandolo, n’a plus ni père ni mère, et je suis sûr que son parrain se rendra caution de la dot qu’une épouse lui apportera. Je l’ai sondé, et j’ai vu qu’il serait disposé à se marier avec une honnête fille qui lui apporterait de quoi acheter la charge qu’il occupe en qualité de clerc.
- C’est excellent, mais je ne puis rien décidé que je ne l’aie entendu parler.
- Il viendra demain dîner avec nous. »
Il vint effectivement, et je le trouvai très digne des éloges que m’en avait fait M. Dandolo. Nous devînmes amis. Il avait du goût pour la poésie ; je lui montrai quelques-unes de mes productions, et, le jour suivant, ayant été le voir, il me communiqua quelque petits ouvrages que je trouvai bien faits. Il me présenta à sa tante, chez laquelle il demeurait avec sa sœur, et je fus ravi de leur amabilité et de l’accueil qu’elles me firent. Me trouvant seul avec lui dans sa chambre, je lui demandai comment il traitait l’amour.
« Je ne m’en soucie pas, me dit-il, mais je cherche à me marier pour avoir un établissement indépendant. »
De retour au palais, je dis à M. Dandolo qu’il pouvait traiter d’affaires avec le comte Algarotti, et celui-ci en parla à Charles, qui répondit qu’il ne dirait ni oui ni non qu’après qu’il aurait vu sa future, qu’il lui aurait parlé et qu’il serait informé de tout ce qui la regardait. Du reste, le comte était prêt à répondre pour son filleul, c’est-à-dire à cautionner quatre mille écus à l’épouse, si sa dot les valait. Après ces préliminaires, mon tour vint.
Dandolo ayant dit à Charles que toute l’affaire était entre mes mains, celui-ci vint me trouver et me demanda quand je pourrais avoir la complaisance de lui faire connaître la jeune personne.
« Tel jour, lui dis-je, mais il faut sacrifier la journée tout entière, car la future est à vingt milles d’ici. Nous dînerons avec elle, et le soir nous reviendrons coucher à Venise. »
Il me promit d’être à mes ordres dès le point du jour, et nous nous séparâmes. Aussitôt j’envoyai un exprès au curé pour le prévenir du moment où j’arriverais chez lui avec un ami, et que nous dînerions tous trois avec sa nièce.
Au jour marqué, Charles fut ponctuel, et j’eus soin en route de lui dire que j’avais fait la connaissance de la jeune personne et de son oncle en allant à Mestre il y avait environ un mois, et que je me serais offert moi-même, si j’avais eu un état fait et de quoi lui assurer ses quatre mille ducats. Je ne crus pas devoir pousser mes confidences plus loin.
Nous arrivâmes chez le bon curé deux heures avant midi, et un quart d’heure après Christine arriva d’un air fort libre, donnant le bonjour à son oncle et me disant qu’elle était bien aise de me voir arrivé. Elle ne fit à Charles qu’une révérence de la tête, me demandant s’il était clerc comme moi. Charles lui répondit qu’il était clerc de Ragionato. Elle fit semblant de comprendre, ne voulant point paraître ignorante.
« Je veux, me dit-elle, vous faire voir mon écriture, et après, s’il vous plaît, nous irons voir ma mère. »
Enchantée de l’éloge que Charles fit de son écriture quand il sut qu’il n’y avait qu’un mois qu’elle apprenait, elle nous invita à la suivre. Chemin faisant, Charles lui demanda pourquoi elle avait attendu jusqu’à dix-neuf ans pour apprendre à écrire.
« D’abord, monsieur, qu’est-ce que ça vous fait ? Mais apprenez que je n’ai pas dix-neuf ans, car je n’en ai que dix-sept. »
Charles lui demanda excuse, tout en riant de son ton brusque.
Elle était habillée en simple villageoise, mais très proprement et ayant à son cou et à ses bras ses superbes chaînes d’or. Je lui dis de nous donner les bras, et elle le fit en me donnant un coup d’œil de soumission. Nous trouvâmes sa mère qu’une douloureuse sciatique condamnait à rester au lit. Un homme de bonne mine, qui se trouvait assis à coté de la malade, se lève en nous voyant et va embrasser Charles. On me dit que ce monsieur était le médecin, et cette circonstance me fit plaisir.
Après les compliments de saison faits à cette bonne femme, le médecin demanda à Charles des nouvelles de sa sœur et de sa tante. Parlant de sa sœur qui avait une maladie secrète, Charles pria son ami de lui dire quelque chose à part et ils sortirent. Resté seul avec la mère et la fille qui était assise sur le lit de sa mère, je fis l’éloge de Charles, de sa bonne conduite, de ses mœurs, de son habileté, et je vantai le bonheur de la femme que le ciel lui donnerait pour épouse. Toutes deux confirmèrent mes louanges en disant qu’il portait sur sa figure tout le bien que j’en disais.
N’ayant point de temps à perdre, je dis à Christine qu’à table elle devait se tenir sur ses gardes parce qu’il était possible que ce fût là l’époux que le ciel lui avait destiné.
« A moi ?
- Oui, à vous. C’est un garçon unique ; vous serez avec lui bien plus heureuse que vous ne le seriez avec moi, et puisque le médecin le connaît, vous saurez de lui tout ce que je n’ai pas le temps de vous dire maintenant. »
Qu’on se figure la peine que dut me faire cette déclaration ex abrupto, et ma surprise en voyant la jeune fille tranquille et point décontenancée ! Ce phénomène arrêta les larmes que j’étais prêt à répandre. Après une minute de silence, elle me demanda si j’étais sûr que ce beau garçon voudrait d’elle. Cette question, en me faisant connaître l’état du cœur de Christine, me rassura et dissipa ma peine ; car je vis que je ne la connaissais pas bien. Je lui dis que telle qu’elle était, elle ne pouvait déplaire à personne.
« Ce sera à dîner, ma chère Christine, que mon ami vous étudiera et il ne tiendra qu’à vous de faire briller toutes les belles qualités que Dieu vous a données. Faites surtout qu’il ne puisse avoir aucun soupçon de notre intime amitié.
- C’est fort singulier. Mon oncle est-il informé de ce changement de scène ?
- Non.
- Et si je lui plais, quand m’épousera-t-il ?
- Dans huit à dix jours. J’aurai soin de tout. Vous me reverrez ici dans le courant de la semaine. »
Charles étant rentré avec le médecin, Christine quitta le lit de sa mère et prit un siège en face de nous. Elle soutint avec beaucoup de sens tous les propos que lui adressa Charles, excitant quelquefois à rire par des naïvetés, jamais par des bêtises. Charmante naïveté ! enfant de l’esprit et de l’ignorance ! tes grâces sont enchanteresses, et seule tu as le pouvoir de tout dire sans jamais offenser. Mais que tu es laide quand tu n’es pas naturelle ! et tu es le chef-d’œuvre de l’art quand tu parviens à l’imitation parfaite.
Nous dinâmes un peu tard, et j’observai de ne point parler et de ne point regarder Christine pour ne pas la distraire. Charles l’occupa continuellement, et je vis avec une vive satisfaction qu’elle lui tint tête avec aisance et intérêt. Après le dîner et près de nous séparer, elle lui dit ces mots qui me pénétrèrent :
« Vous êtes faite, lui dit Charles, pour faire le bonheur d’un prince.
- Je m’estimerai heureuse, répliqua-t-elle, si vous me jugez digne de faire le vôtre. »
Ces mots mirent Charles tout en feu ; il m’embrassa et nous partîmes.
Christine était simple, mais sa simplicité n’était point dans son esprit ; elle n’était que dans son cœur. La simplicité de l’esprit est de la bêtise, celle du cœur n’est que de l’ignorance, de l’innocence : c’est une véritable vertu qui reste même après que la cause a cessé. Enfin, cette jeune fille presque enfant de la nature, était simple dans ses manières, mais gracieuse par ces mille riens qu’on ne saurait décrire ; elle était sincère, car elle ne savait pas que la dissimulation d’aucune impression soit un précepte des convenances ; et, comme elle était pure d’intention, elle était étrangère à cette mauvaise honte, à cette fausse modestie qui forcent l’innocence affectée à rougir d’un mot ou d’un geste dit ou fait souvent sans aucune intention insidieuse.
Durant tout le voyage, Charles ne me parla que de son bonheur : il était décidément amoureux.
« J’irai, me dit-il, trouver le comte Algarotti dès demain, et vous pouvez écrire au curé de venir avec toutes les pièces nécessaires pour passer le contrat, qu’il me tarde de signer. »
Il rit de bonheur et de surprise quand je lui dis que j’avais fait à sa future le cadeau d’une dispense du pape pour se marier en carême : « Il faut donc, dit-il, que nous menions l’affaire grand train. »
Dans la conférence que mon jeune remplaçant eut le lendemain avec M. Dandolo et son parrain, il fut convenu qu’on écrirait au curé de venir avec sa nièce. Je me chargeai de la commission, et partant de Venise deux heures avant le jour, je me rendis à Pr., où le curé ne me demanda pour me suivre que le temps de dire la messe. Je me rendis chez la future, et je lui fis un sermon sentimental et paternel dont tous les mots tendaient à lui tracer la route du bonheur dans le nouvel état qu’elle allait embrasser. Je lui dis comment elle devait se conduire avec son mari, avec sa tante et sa belle-sœur pour captiver leur amour et leur amitié. La fin de mon discours fut pathétique et un peu dénigrant pour moi, car en lui recommandant la fidélité, il était naturel que je lui demandasse pardon de l’avoir séduite.
« Lorsque vous me promîtes de m’épouser la première fois que nous eûmes la faiblesse de nous donner l’un à l’autre, aviez-vous l’intention de me tromper ?
- Non, certainement.
- Vous ne m’avez donc pas trompée. Je vous dois au contraire de la reconnaissance d’avoir réfléchi que si notre union pouvait être malheureuse, il valait mieux que vous me trouvassiez un autre époux ; et je remercie Dieu de ce que vous avez si bien réussi. Dites-moi maintenant ce que je dois répondre à votre ami, si la première nuit de nos noces il me demande ce qui ma rendue différente d’une vierge.
- Il n’est pas probable que Charles, délicat et de bonnes mœurs, vous fasse une question pareille ; mais si cela arrivait, dites-lui avec assurance que vous n’avez jamais eu d’amant et que vous ne vous croyez pas différente d’une autre fille.
- Me croira-t-il ?
- Oui, bien certainement, car l’homme le plus expert peut s’y tromper.
- Mais s’il ne me croyait pas ?
- Il se rendrait digne de votre mépris, et il en ferait lui-même la pénitence. Mais tranquillisez-vous pleinement, cela n’arrivera pas. Un homme d’esprit, ma chère Christine, lorsqu’il a une bonne éducation, ne hasarde jamais une pareille question, puisque non seulement il est sûr de déplaire, mais même de ne jamais savoir la vérité ; car si cette vérité doit nuire à la bonne opinion que toute femme doit désirer que son mari ait d’elle, il n’y a qu’une sotte qui puisse se déterminer à lui dire la vérité.
- J’entends parfaitement ce que tu me dis, mon cher ami : embrassons-nous donc pour la dernière fois.
- Non, car nous sommes seuls et ma vertu est faible : je t’adore toujours.
- Ne pleure pas, mon cher ami, car, en vérité, je ne m’en soucie pas. »
Cette raison naïve et burlesque changea tout à coup ma disposition, et au lieu de pleurer je me mis à rire. Elle se mit en grande toilette, et après avoir déjeuné, nous partîmes. Nous arrivâmes à Venise en quatre heures, et après les avoir placés dans une auberge, je me rendis chez M. de Bragadin, et je dis à M. Dandolo que nos gens étaient arrivés, qu’il devait le lendemain les réunir à Charles, et se charger de toute l’affaire, parce que l’honneur des époux, celui des parents et les convenances ne permettaient pas que je m’en mêlasse davantage.
Il comprit mes raisons et agit en conséquence. Il alla trouver Charles, qu’il m’amena ; ensuite, étant allé les présenter tous deux au curé et à sa nièce, je leur fis une sorte d’adieu.
Je sus qu’ayant été ensuite chez le comte Algarotti et puis chez un notaire, le contrat avait été fait et signé dans la journée, et que Charles ayant reconduit sa future à Pr., il avait pris jour pour la célébration de son mariage.
A son retour, Charles vint me faire une visite, et me dit que sa fiancée avait enchanté par sa beauté et l’affabilité de son caractère sa tante, sa sœur et son parrain, qui avait voulu se charger de tous les frais de la noce.
« Elle sera, me dit-il, célébrée tel jour à Pr., et j’espère que vous me ferez le plaisir de couronner l’œuvre en y assistant. »
Je lui opposai toutes les raisons que je crus valables pour m’en dispenser ; mais il insista avec une sorte de reconnaissance et tant d’effusion de sentiment, que je dus accepter. J’écoutai avec un véritable plaisir le récit de l’impression que la beauté, la naïveté, la riche parure et surtout le jargon de cette charmante fille avaient faite sur sa famille et sur le comte.
« J’en suis fortement épris, me dit ce jeune homme, et je sens que je vous devrai le bonheur que j’espère trouver avec cette ravissante fille. Quant à son jargon villageois, elle ne tardera pas à s’en défaire à Venise, où l’envie et la médisance lui en feraient facilement un crime. »
Je jouissais de son enthousiasme et de son bonheur, et je me félicitais que tout cela fût mon ouvrage ; cependant j’éprouvais un fonds de jalousie qui me faisait envier un sort que j’aurais pu me réserver pour moi.
Charles ayant invité MM. Dandolo et Barbaro, ce fut avec eux que je me rendis à Pr. Je trouvai chez le curé une table dressée par les officiers du comte Algarotti, que Charles avait choisi pour son compère, et qui, faisant tous les frais de la noce, avait eu soin d’envoyer à Pr. son cuisinier et son chef d’office.
Bientôt après, ayant aperçu Christine, les larmes me vinrent aux yeux, et je fus obligé de sortir. Elle était habillée en paysanne, mais belle comme un astre. Son époux, son oncle, le comte Algarotti avaient vainement tenté de lui persuader de prendre le costume de Venise ; elle avait raisonnablement résisté à leurs sollicitations.
« Dès que je serai votre épouse, avait-elle dit à Charles, je m’habillerai comme vous le voudrez, mais ici je ne paraîtrai aux yeux de mes compagnes que telle qu’elles m’ont toujours vue : j’éviterai par là que toutes les filles avec lesquelles j’ai été élevée se moquent de moi et me supposent l’intention d’avoir voulu les offenser. »
Il y avait dans ce raisonnement quelque chose de si juste, de si noble et de si généreux que Charles croyait voir dans son amante un être surnaturel. Il me dit qu’il s’était informé chez la femme où Christine avait passé quinze jours à Venise des deux jeunes gens qu’elle avait refusés et qu’il en avait été extrêmement surpris, car c’étaient deux partis très acceptables sous tous les rapports. « Christine, ajoutait-il, est un lot qui m’était réservé par le ciel pour faire mon bonheur, et c’est à vous que j’en dois la précieuse possession. » Sa reconnaissance me plaisait, et je me rends la justice que je ne pensais aucunement à en profiter. Je jouissais de faire des heureux.
Nous nous rendîmes à l’église vers les onze heures, et nous fûmes fort surpris de ne pouvoir y pénétrer qu’avec peine. Une quantité de nobles de Trévise, curieux de savoir s’il était vrai qu’on célébrât publiquement en carême le mariage d’une paysanne, tandis qu’il n’aurait fallut attendre qu’un mois pour les célébrer sans dispense, s’y étaient rendus. C’était une merveille pour tout le monde, et il devait y avoir quelque raison secrète qu’on était au désespoir de ne pas pouvoir deviner.
Malgré l’envie, dès que le couple parut, la satisfaction se montra sur tous les visages ; chacun convenait que ces jolis amants méritaient une distinction éclatante, une exception à toutes les règles.
Une comtesse Tos., de Trévise, marraine de Christine, s’étant approchée d’elle après la messe, l’embrassa comme une tendre amie, se plaignant modestement qu’elle ne lui eût pas communiqué cet heureux événement en passant par Trévise. Christine, dans la naïveté de son esprit, lui répondit avec autant de modestie que de douceur qu’elle ne devait attribuer cet oubli de son devoir qu’à la précipitation avec laquelle le mariage s’était fait. En même temps elle lui présenta son époux et pria le comte Algarotti de vouloir réparer ses torts en invitant sa marraine à vouloir bien assister au repas des noces, ce que la comtesse accepta de très bonne grâce. Cette manière d’agir, qui aurait dû être le fruit d’une bonne éducation et d’un grand usage du monde, n’était dans cette charmante villageoise que l’effet d’un esprit juste et franc qui aurait moins brillé si on avait cherché à le rendre tel par l’art.
A peine rentrés de l’église, les nouveaux époux allèrent se mettre à genoux auprès du fauteuil de la mère, qui les bénit en pleurant de joie.
On se mit à table, et l’ordre voulut que Christine et son heureux époux occupassent les premières places. J’occupai la dernière avec le plus grand plaisir, et quoique tout fût exquis, je mangeai peu et ne dis presque pas le mot.
L’unique occupation de Christine fut de distribuer à chacun de la compagnie des choses agréables, lorgnant chaque fois son époux pour s’assurer de son approbation.
Il lui arriva deux ou trois fois de dire des choses si gracieuses à sa tante et à sa sœur, quelles ne purent s’empêcher de se lever pour aller l’embrasser en félicitant son époux de son bonheur ; et moi, assis assez près du comte Algarotti, je l’entendais, dans la joie de mon âme, répéter à la marraine de Christine qu’il n’avait jamais goûté un plaisir aussi grand.
A vingt-deux heures (Quatre heures après midi), Charles dit un mot à l’oreille à sa charmante épouse qui fit un salut de tête à sa marraine, et on se leva. Après les compliments d’usage - et ici ils portaient le cachet de la sincérité - la nouvelle mariée distribua à toutes les filles du village qui étaient dans la chambre voisine des cornets de dragées qu’on avait préparés dans une corbeille ; ensuite elle prit congé d’elles en les embrassant sans la moindre apparence d’orgueil. Après le café, le comte Algarotti invita toute la compagnie à aller coucher à une maison qu’il avait à Trévise et à y accepter le dîner du lendemain des noces. Le curé seul s’en dispensa, et il ne pouvait pas être question de la mère, car son état de souffrance la mettait hors d’état de se mouvoir : elle mourut trois mois après.
Christine quitta donc son village pour suivre son époux, dont elle fit le bonheur et qui la rendit parfaitement heureuse. Le parrain de Charles et la marraine de sa femme partirent ensemble avec mes deux nobles amis. Les deux jeunes époux, comme de raison, eurent une voiture pour eux seuls, et je tins compagnie dans une autre à la tante et à la sœur de l’heureux époux auquel, malgré moi, je portais envie, quoiqu’au fond du cœur son bonheur me fît du bien.
Cette sœur avait du mérite ; jeune veuve de vingt-cinq ans, elle méritait encore des hommages ; cependant je donnai la préférence à la tante. Elle me dit que sa nouvelle nièce était un vrai bijou, faite pour être adorée de tout le monde, mais qu’elle ne l’exposerait que lorsqu’elle parlerait bien le vénitien. « Sa gaieté, sa naïveté et son esprit sont des choses qu’il faut habiller à la mode comme son corps. Nous sommes très contentes du choix de mon neveu, et il a contracté avec vous une obligation éternelle à laquelle personne ne doit trouver à redire. J’espère qu’à l’avenir, monsieur, vous daignerez regarder notre maison comme la vôtre. »
L’invitation était polie et peut-être sincère ; cependant je fis le contraire, et l’on m’en sut gré. Au bout d’un an Christine donna à son époux un gage de leur mutuel amour, ce qui ne fit qu’ajouter à leur bonheur.
Nous fûmes très bien logés à Trévise, et après avoir pris quelques rafraîchissements, nous allâmes nous coucher.
Le lendemain j’étais avec le comte Algarotti et mes deux amis, lorsque Charles entra, beau, frais et radieux. Après avoir riposté avec beaucoup d’esprit et d’à-propos a quelques plaisanteries, je le regardais, non sans quelque appréhension, lorsqu’il vint m’embrasser cordialement. J’avoue que jamais baiser ne m’a fait plus de bien.
On s’étonne qu’il y ait des scélérats dévots qui se recommandent à leur saint quand ils croient avoir besoin de son secours, ou qu’ils le remercient quand ils s’imaginent en avoir obtenu quelque chose ; mais on a tort, car c’est un bien, puisque cela prêche contre l’athéisme.
La tante et la sœur, sur l’invitation de Charles, étant allées donner le bonjour à la jeune épouse, revinrent une heure après avec elle. Le bonheur ne s’est jamais peint sur un plus beau visage !
M. Algarotti, allant à sa rencontre, lui demanda affectueusement si elle avait bien passé la nuit ; pour toute réponse elle courut embrasser son mari. C’était la réponse la plus naïve et la plus éloquente possible. Tournant ensuite ses beaux yeux sur moi et me tendant la main :
« Monsieur Casanova, me dit-elle, je suis heureuse, et j’aime à vous devoir mon bonheur. »
Mes larmes, en lui baisant la main, lui apprirent combien je me trouvais heureux moi-même.
Nous dînâmes dans une sorte de ravissement, et après le dîner nous partîmes pour Mestre, d’où nous nous rendîmes à Venise. Nous descendîmes les époux chez eux ensuite nous allâmes faire rire M. de Bragadin du récit de notre expédition. Cet homme singulièrement savant fit cent réflexions profondes ou absurdes sur ce mariage. J’en riais en moi-même, car, ayant seul la clef du secret, j’en voyais tout le comique.