Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 42
CHAPITRE XXI
ОглавлениеContinuation de mes amours avec C. C. - M. de Bragadin demande cette jeune personne pour moi. - Son père la refuse et la met dans un couvent. - De La Haye. - Je perds au jeu. - Association avec Croce qui me remet en fonds. - Divers accidents.
La douceur du sentiment que me causait mon amour m’avait rendu peu sensible à la perte que j’avais faite, et tout occupé de mon aimable amie, ma tête semblait fermée à toute idée qui ne lui était pas relative.
Je m’occupais d’elle le lendemain matin, quand son frère se présenta d’un air rayonnant en me disant :
« Je suis sûr que vous avez couché avec ma sœur, et j’en suis ravi. Elle n’en convient pas, mais son aveu est inutile. Je vous l’amènerai aujourd’hui.
- Vous me ferez plaisir, car je l’adore, et je vais la faire demander à M. votre père d’une manière qu’il ne pourra point me la refuser.
- Je le désire, mais j’en doute. En attendant, je me trouve forcé de vous prier de me rendre un nouveau service. Je puis avoir, moyennant un billet payable en six mois, une bague qui vaut deux cents sequins et que je suis sûr de revendre aujourd’hui pour le même prix. Cette somme m’est indispensable ; mais, sans votre caution, le bijoutier, qui vous connaît, ne me la donnera pas. Me ferez-vous ce plaisir ? Je sais que vous avez perdu hier ; si vous en avez besoin, je vous donnerai cent sequins que vous me rendrez à l’échéance du billet. »
Comment faire pour lui refuser ? je voyais bien que je serais sa dupe ; mais j’aimais tant sa sœur !
« Je suis prêt, lui dis-je, à signer le billet ; mais vous avez tort d’abuser de ma tendresse pour votre sœur. »
Nous sortîmes, et, le marchand ayant accepté ma caution, nous finîmes cette affaire ; mais ce marchand, qui ne me connaissait pas, si ce n’est de nom, croyant me faire un compliment, dit à P. C. que, sous ma caution, tout son magasin était à son service. Je fus peu flatté du compliment, mais je crus y reconnaître la fourberie de P. C., qui avait l’adresse de découvrir, un sur cent, le malavisé qui, sans aucun fondement, m’accordait sa confiance ; car je n’avais rien. C’est ainsi que mon angélique C. C., qui semblait devoir faire mon bonheur, était l’innocente cause de ma ruine.
A midi, P. C. vint me mener sa sœur, et voulant sans doute prouver qu’il était honnête homme, car ce sont toujours les fripons qui se mettent en frais pour cela, il me rendit le billet du vin de Chypre que j’avais cautionné, m’assurant en même temps qu’à notre première entrevue, il me remettrait les cent sequins qu’il m’avait promis.
Je menai comme à l’ordinaire mon amie à la Zuecca, je fis fermer le jardin, et nous dînâmes sous une treille. Ma C. C. me paraissait plus belle depuis qu’elle était à moi, et, l’amitié se joignant à l’amour, nous éprouvions une douce satisfaction qui se peignait sur tous nos traits. L’hôtesse, qui m’avait trouvé généreux, nous servit en gibier et en poisson, et sa blondine nous servit à table. Ce fut elle aussi qui vint déshabiller mon amie dès que nous fûmes montés pour nous livrer aux douceurs de notre nouvel hyménée.
Dès que nous fûmes seuls, mon amie me demanda ce que c’était que les cent sequins que son frère devait m’apporter, et je lui dis ce qui s’était passé entre nous. « Je t’en supplie, me dit-elle, mon ami, à l’avenir refuse-lui absolument tout ; car le malheureux est si obéré qu’il finirait par t’entraîner dans le précipice où il ne peut manquer de tomber. »
Cette fois nos plaisirs nous parurent plus solides : nous les savourions avec plus de délicatesse, et, pour ainsi dire, nous les raisonnions. « Oh ! mon ami, me disait-elle, fais ton possible pour me rendre mère ; car alors mon père ne pourra plus prétexter de ma trop grande jeunesse pour refuser de me marier. »
J’eus beaucoup de peine à lui faire comprendre que l’accomplissement de ce vœu, quoiqu’il fût aussi le mien, ne dépendait pas entièrement de nous ; mais qu’il était probable que, disposés comme nous l’étions, cela arriverait tôt ou tard.
Après avoir travaillé de notre mieux à l’accomplissement de ce grand œuvre, nous passâmes plusieurs heures dans un sommeil profond et délicieux. Dès que nous fûmes réveillés, je fis venir des bougies et du café, ensuite nous nous remîmes en action dans l’espoir de parvenir à l’accord de cette pâmoison commune qui devait assurer notre bonheur. Ce fut au milieu de nos plus doux ébats que l’aube trop matinale vint nous surprendre, et nous nous hâtâmes de rentrer à Venise assez à temps pour éviter l’œil de la curiosité.
Nous renouvelâmes la partie le vendredi ; mais, quelque plaisir que je trouve aujourd’hui à me rappeler des instants aussi heureux, je ferai grâce à mes lecteurs de la peinture de nos nouvelles jouissances : ils pourraient bien ne pas se plaire à mes redites. Je dirai seulement qu’avant de nous séparer, nous fixâmes, mon amie et moi, notre derrière partie au jardin pour le lundi suivant, dernier jour de masques. La mort seule aurait pu me faire manquer à ce rendez-vous, car ce pouvait être le dernier jour de nos jouissances amoureuses.
Ainsi, le lundi matin, ayant vu P. C., qui me confirma le rendez-vous au même lieu et à la même heure, je ne manquai pas de m’y trouver. La première heure, malgré l’impatience, se passe vite ; mais la seconde est d’une longueur accablante. Cependant j’attendis la troisième et la quatrième sans que je visse venir le couple que j’attendais. J’étais dans un état à ne me figurer que les choses les plus sinistres. Si C. C. n’avait pas pu sortir, son frère aurait dû venir me le dire. Mais il se pouvait que quelque contretemps invincible l’en eût empêché, et je ne pouvais pas aller moi-même l’aller chercher chez elle, quand ce n’aurait été que par la crainte de les manquer en chemin. Enfin, au moment où les cloches sonnaient l’Angelus, je me vois accosté par C. C. seule et masquée.
« J’étais sûre, me dit-elle, que tu étais ici, et j’ai laissé dire ma mère. Me voilà. Tu dois être mort de faim. Mon frère n’a point paru de toute la journée. Allons vite à notre jardin, car j’ai besoin de manger aussi, et puis l’amour nous consolera de tout ce que nous avons souffert aujourd’hui. »
Elle m’avait tout dit sans me laisser le temps de placer un mot ; je n’avais rien à lui demander : nous partîmes, et nous nous mîmes dans une gondole pour nous rendre à notre jardin. Il faisait un vent affreux, une espèce de tourmente ; et, la gondole n’étant qu’à une seule rame, il y avait véritablement du danger. C. C., qui ne le soupçonnait pas, folâtrait comme pour se dédommager de la contrainte où elle avait été toute la journée ; mais les mouvements qu’elle faisait mettaient le barcarol en péril : si par malheur il fut venu à tomber dans l’eau, rien n’aurait pu nous sauver, et nous aurions trouvé la mort au lieu du plaisir que nous allions chercher. Je lui disais de se tenir tranquille, mais dans la crainte de l’effrayer, je n’osais lui faire connaître le danger que nous courions ; mais le barcarol, qui n’avait pas les mêmes motifs d’égards, nous cria d’une voix de Stentor que si nous ne nous tenions pas immobiles, nous étions tous perdus. Cette menace fit effet, et nous arrivâmes sans encombre. Je payai généreusement le barcarol, qui se mit à rire de joie en voyant l’argent que le danger lui valait.
Nous passâmes dans notre casino six heures fortunées et marquées par de nombreux exploits amoureux ; le sommeil cette fois ne fut pas de la partie. La seule pensée qui troublât encore notre joie, c’était que, le temps des masques étant fini, nous ne savions comment dans la suite nous procurer des entretiens amoureux. Nous convînmes que le mercredi matin j’irais faire une visite à son frère, et qu’elle y viendrait comme de coutume.
Nous prîmes congé de la bonne jardinière qui, ne pouvant plus se flatter de nous voir, nous exprima tous ses regrets et nous combla de bénédictions ; ensuite je reconduisis heureusement mon amie jusqu’à sa porte, et je me retirai.
M’étant levé à midi, je vis, à ma grande surprise, de La Haye et son élève Calvi, joli garçon, mais le singe de son précepteur dans toute la force du terme. Il marchait, il parlait, il riait absolument comme lui : c’était le même langage que celui du jésuite ; français correct, mais âpre. Je trouvai cet excès d’imitation scandaleux, et je crus devoir dire à de La Haye qu’il devait de toute nécessité démaniérer son élève, car cette servile singerie ne pourrait que lui attirer d’amères railleries. Pendant que je lui faisais ma morale à ce sujet, le baron Bavois survint, et, dès qu’il eut passé une heure avec ce garçon, il fut tout à fait de mon avis. Le jeune Calvi mourut deux ou trois ans après. De La Haye, dont la fureur était de faire des élèves, deux ou trois mois après la mort de Calvi, devint instituteur du jeune chevalier de Morosini, neveu de celui qui avait fait la fortune du baron Bavois, et qui était alors commissaire de la république aux confins pour en régler les limites avec la maison d’Autriche, dont le commissaire était le comte Christiani.
Amoureux outre mesure, je crus ne pouvoir plus différer une démarche dont je croyais alors que dépendait mon bonheur. Ainsi, après le dîner, dès que la société fut partie, je priai M. de Bragadin et ses deux amis de me donner deux heures d’audience dans le cabinet où nous étions inaccessibles. Là, sans nul exorde, je leur dis que j’étais amoureux de C. C. et déterminé à l’enlever, s’ils ne trouvaient pas le moyen de me la faire accorder par son père pour ma légitime épouse. « Il s’agit, dis-je à M. de Bragadin, de me faire un état suffisant pour ma vie, et d’assurer dix mille ducats que cette jeune personne m’apporterait de dot. »
Leur réponse fut que, si Paralis leur donnait toutes les instructions nécessaires, ils obéiraient avec plaisir. Je n’en demandais pas davantage. Je passai deux heures à faire toutes les pyramides qu’ils désirèrent, et la conclusion fut que M. de Bragadin en personne demanderait la jeune personne à son père, l’oracle donnant pour raison de ce choix que ce devait être le même que celui qui, au moyen de tous ses biens présents et à venir, assurerait la dot. Le père de mon amie étant alors à sa campagne, je leur dis qu’ils seraient exactement avertis de son retour, et qu’ils devaient être tous trois réunis quand M. de Bragadin lui ferait la demande de la main de sa fille.
Très satisfait de ma démarche, je me rendis chez P. C. le lendemain matin. Une vieille femme, m’ayant introduit, me dit que monsieur n’y était pas, mais que madame viendrait me parler. Elle vint en effet avec sa fille, et toutes deux me parurent fort tristes. J’en tirai mauvais augure, et C. C. me dit que son frère était en prison pour dettes ; qu’il était difficile de le faire sortir, parce que les sommes qu’il devait étaient trop considérables. La mère, tout en pleurant, me dit qu’elle était au désespoir de ne pouvoir le soutenir en prison, et me montra la lettre qu’il lui avait écrite, dans laquelle il la priait de remettre l’incluse à sa sœur. Je demandai à mon amie si je pouvais la lire, elle me la donna, et je vis qu’il la priait de le recommander à moi. Je la lui rendis en lui disant de lui écrire que je me trouvais dans l’impossibilité de rien faire pour lui ; en même temps je suppliai la mère de recevoir vingt-cinq sequins avec lesquels elle pourrait le secourir en lui en envoyant un ou deux à la fois. Elle ne consentit à les prendre qu’à force de prières que lui en fit sa fille.
Après cette scène fort peu réjouissante, je leur rendis compte de la démarche que j’avais faite pour obtenir la main de mon amie. Madame me remercia, trouva la démarche honorable et bien conduite ; mais elle me dit de ne rien espérer, car son mari, qui tenait à ses idées, avait promis de ne la marier qu’à dix-huit ans et surtout qu’à un négociant. Il devait arriver ce jour-là même. Au moment de mon départ, mon amie me glissa un billet dans lequel elle me disait que je pouvais sans rien craindre, au moyen de la clef de la petite porte que j’avais, me rendre chez elle à minuit, que je la trouverais dans la chambre de son frère. Cela me combla de joie, car malgré les doutes de la mère, j’espérais le succès le plus heureux.
Rentré chez moi, j’annonce à M. de Bragadin l’arrivée prochaine du père de mon adorable C. C., et aussitôt ce respectable vieillard se mit à lui écrire en ma présence. Il le priait de lui assigner l’heure à laquelle il pourrait aller lui parler d’une affaire importante. Je le priai de ne lui envoyer sa lettre que le lendemain.
Le lecteur devine qu’à minuit je ne me fis pas attendre. J’entrai sans obstacle et je trouvai mon ange qui me reçut à bras ouverts.
« Tu n’as rien à craindre, me dit-elle ; mon père est arrivé en parfaite santé et tout le monde dort dans la maison.
- Excepté l’amour, lui dis-je, qui nous invite au plaisir. Il nous protégera, mon amie, et demain ton père recevra un billet de mon digne protecteur. »
A ces mots, C. C. frissonna par un pressentiment trop juste.
« Mon père, me dit-elle, qui actuellement ne pense à moi que comme on pense à une enfant, ouvrira les yeux sur moi, et voulant éclairer ma conduite, Dieu sait ce qu’il fera. Maintenant nous sommes heureux, plus encore que lorsque nous allions à la Zuecca, puisque nous pouvons nous voir chaque nuit sans contrainte : mais que fera mon père quand il saura que j’ai un amant ?
- Que peut-il faire ? S’il me refuse, je t’enlèverai, et le patriarche ne saurait nous refuser la bénédiction nuptiale. Nous serons l’un à l’autre pour la vie.
- C’est le plus ardent de mes vœux, et je suis prête à tout pour cela : mais, mon ami, je connais mon père. »
Nous passâmes deux heures ensemble, moins occupés de nos plaisirs que de nos peines : je la quittai en lui promettant de la revoir la nuit suivante. Je passai tristement le reste de la nuit, et vers midi M. de Bragadin me dit qu’il avait envoyé le billet au père, et que celui-ci lui avait fait répondre qu’il irait lui-même le lendemain à son palais pour y recevoir ses ordres. Je revis mon amante vers minuit et je lui rendis compte de tout ce qui s’était passé. C. C. me dit que la missive du sénateur l’avait beaucoup intrigué, car n’ayant jamais eu affaire à M. de Bragadin, il ne pouvait s’imaginer ce que ce seigneur pouvait lui vouloir. L’incertitude, une sorte de crainte et un espoir confus rendirent nos plaisirs bien moins vifs pendant les deux heures que nous passâmes ensemble. J’étais sûr que M. Ch. C., le père de mon amie, rentrerait chez lui aussitôt après son entrevue avec M. de Bragadin ; qu’il ferait beaucoup de questions à sa fille et que dans son embarras C. C. pourrait se trahir. Elle le sentait elle-même, et sa peine était visible. J’en étais extrêmement inquiet, et je souffrais de ne pouvoir lui donner aucun conseil, car je ne pouvais pas prévoir comment le père prendrait la chose. Elle devait tout naturellement lui cacher certaines circonstances qui auraient pu nous préjudicier, tandis que dans l’essentiel elle devait dire la vérité et se montrer très soumise à sa volonté. Je me trouvais dans une étrange situation, et surtout je me repentais d’avoir fait la grande démarche précisément parce qu’elle devait avoir un résultat trop décisif. Il me tardait de sortir de la cruelle indécision où je me trouvais, et je m’étonnais de voir ma jeune amie moins inquiète que moi. Nous nous séparâmes le cœur serré, mais avec l’espérance de nous revoir la nuit suivante : le contraire me semblait impossible.
Le lendemain après dîner, M. Ch. C. vint chez M. de Bragadin, mais je ne me montrai pas. Il passa deux heures avec mes trois amis, et je sus dès qu’il fut parti qu’il avait répondu ce que la mère m’avait déjà dit, mais avec une circonstance de plus très affligeante pour moi : c’est qu’il allait faire passer à sa fille dans un monastère les quatre années qu’elle avait encore à attendre avant de penser à se marier. Il avait fini par leur dire, comme un palliatif au refus, que si dans le temps j’avais un état solide, il pourrait consentir à notre union. Je trouvai cette réponse désolante, et dans l’accablement où elle me jeta, je ne trouvai pas étonnant la même nuit de trouver la petite porte fermée en dedans.
Je retournai chez moi plus mort que vif, et je passai vingt-quatre heures dans la cruelle perplexité où l’on est quand on doit prendre un parti et qu’on ne sait lequel. Je pensai à un enlèvement, mais je découvrais mille difficultés qui pouvaient le rendre impossible, et, le frère étant en prison, je trouvais fort difficile d’établir une correspondance avec ma femme ; car je croyais telle C. C. bien autrement que si nous n’avions eu que la sanction d’un prêtre et le contrat d’un notaire.
Tourmenté par mille idées sombres ou désespérantes, le surlendemain je me décidai à aller faire une visite à Mme C. Une servante vint m’ouvrir et me dit que madame était allée à la campagne et qu’on ne savait pas quand elle serait de retour. Cette nouvelle fut presque un coup de foudre : je restai comme une statue sans mouvement, car, n’ayant plus cette ressource, je me voyais sans aucun moyen de me procurer le moindre renseignement. Je m’efforçais de me montrer calme en présence de mes trois amis ; mais j’étais dans le fait dans un état à faire pitié, et le lecteur le concevra peut-être quand je lui aurai dit que, dans mon désespoir, je me résolus à faire une visite à P. C. dans sa prison, espérant pouvoir apprendre quelque chose par sa voie.
Cette démarche fut infructueuse, il ne savait rien et je le laissai dans son ignorance. Il me conta une foule de mensonges que je fis semblant de prendre pour argent comptant, et après lui avoir fait présent de deux sequins, je le laissai en lui souhaitant une prompte délivrance.
Je me torturais l’esprit pour parvenir à trouver un moyen de connaître l’état de mon amie, que je supposais devoir être affreux, et, la croyant malheureuse, je me faisais les plus vifs reproches d’en être la cause. J’en étais au point d’avoir perdu l’appétit et le sommeil.
Deux jours après le refus du père, M. de Bragadin et ses deux amis étaient allés à Padoue pour y passer un mois. J’étais resté seul au palais, le triste état de mon âme ne m’ayant pas permis de les accompagner. Cherchant de la dissipation, j’avais joué, et jouant avec distraction, j’avais constamment perdu ; j’avais vendu tout ce que j’avais de quelque prix et je devais partout. Je n’avais de secours à espérer que de mes trois bienfaisants amis, et la honte m’empêchait de leur découvrir mon état. Je me trouvais dans la situation la plus propre au suicide, et j’y pensais en me rasant devant une glace, quand un domestique entra dans ma chambre avec une femme qui m’apportait une lettre. Cette femme s’approche et, me présentant la lettre :
« Êtes-vous, me dit-elle, la personne à qui elle s’adresse ? »
Je vois l’empreinte d’un cachet que j’avais donné à C. C. ; je crus tomber mort. Pour me calmer, je dis à la femme d’attendre, pensant à finir de me raser ; mais la main me refusait son ministère. Je pose le rasoir, et tournant le dos au porteur, je décachète la lettre et je lis ce qui suit.
« Avant d’écrire en détail, je dois m’assurer de cette femme. Je suis en pension dans ce couvent, très bien traitée, et je jouis d’une santé parfaite, malgré le trouble de mon esprit. La supérieure à ordre de ne me laisser voir personne et de ne me permettre aucune correspondance avec qui que ce soit. Cependant je suis déjà sûre de pouvoir t’écrire malgré la défense. Je ne doute pas de ta foi, mon cher époux, et je suis certaine que tu ne douteras jamais d’un cœur où tu règnes tout entier. Compte sur mon empressement à faire tout ce que tu m’ordonneras ; car je suis à toi et à toi seul. Réponds-moi peu de mots, jusqu’à ce que nous soyons sûrs de notre messagère.
« De Muran, le 12 juin. »
Cette jeune personne était devenue savante en morale en moins de trois semaines ; mais elle avait eu l’amour pour précepteur, et l’amour seul fait des miracles. L’instant où le criminel passe de l’état de condamnation à l’état de grâce ; ou l’homme qui passerait de la mort à la vie et se trouverait dans un moment de crise souvent supérieur à ses forces : tel fut l’état où je me trouvai en achevant la lecture de la lettre de mon amie : j’eus besoin de plusieurs minutes de repos pour reprendre mes sens et me retrouver dans mon assiette naturelle.
Je demandai à cette femme si elle savait lire.
« Ah ! monsieur, si je ne le savais pas, je serais bien à plaindre. Nous sommes sept femmes destinées au service des saintes religieuses de Muran. Chacune de nous vient à son tour à Venise une fois par semaine : j’y viens tous les mercredis, et d’aujourd’hui en huit je pourrai vous apporter la réponse de la lettre que, si vous voulez, vous pouvez écrire actuellement.
- Vous pouvez donc vous charger des lettres que les religieuses veulent vous confier ?
- Cela n’entre pas dans nos conventions ; mais, la plus importante des commissions qu’on nous donne étant la remise fidèle de lettres, on ne voudrait pas de nous si nous n’étions pas en état de lire l’adresse de celles dont nous sommes chargées. Les religieuses veulent être sûres que nous ne donnerons pas à Pierre la lettre qu’elles écrivent à Paul. Nos mères ont toujours peur que nous ne fassions cette balourdise. Vous me verrez donc d’aujourd’hui en huit à la même heure ; mais donnez ordre qu’on vous réveille, si vous dormiez, car on nous mesure le temps au poids de l’or. Soyez surtout bien sûr de ma discrétion tant que vous aurez affaire à moi ; car, si je ne savais pas me taire, je perdrais mon pain, et alors que ferais-je, veuve avec quatre enfants, un fils de huit ans, et trois jolies filles dont l’aînée n’a que seize ans ? Vous serez le maître de les voir quand vous viendrez à Muran. Je demeure auprès de l’église, du côté du jardin, et je suis toujours chez moi ou occupée pour le service du couvent, dont les commissions ne tarissent pas. Mademoiselle, dont je ne sais pas encore le nom, car il n’y a que huit jours qu’elle est chez nous, m’a donné cette lettre, mais si adroitement ! Oh ! elle doit être aussi spirituelle qu’elle est belle ; car trois religieuses présentes ne se sont aperçues de rien. Elle me l’a donnée avec ce billet pour moi que je vous laisse aussi. La pauvre enfant ! elle me recommande le secret, mais elle peut y compter. Écrivez-lui, je vous prie, qu’elle peut être sûre, et répondez-lui de moi hardiment. Je ne vous dirai pas d’en faire autant des autres, quoique je les croie toutes très honnêtes, car Dieu ne veuille que je pense mal de mon prochain ; mais, voyez-vous, elles sont toutes ignorantes, et il est sûr qu’elles jasent au moins avec leur confesseur. Pour moi, grâces à Dieu, je sais bien que je ne dois au mien que l’aveu de mes péchés, et porter une lettre d’une chrétienne à un chrétien n’en est pas un. Au reste, mon confesseur est un bon vieux moine, sourd, je crois, car le bon homme ne me répond jamais rien ; mais s’il l’est, ce sont ses affaires et non les miennes. »
Je n’avais pas dessein d’interroger cette femme ; mais je l’aurais eu qu’elle ne m’en aurait pas laissé le temps ; car, sans lui faire aucune question, elle me disait tout ce que je pouvais avoir envie de savoir, et cela dans la seule intention de m’engager à me servir exclusivement d’elle.
Je me mis de suite à répondre à ma chère recluse, avec l’intention de ne lui écrire que quelques lignes, comme elle me le recommandait ; mais je n’avais pas assez de temps pour lui écrire si peu. Ma lettre fut un verbiage de quatre pages, et elle dit peut-être moins que la sienne n’exprimait dans une. Je lui disais que sa lettre m’avait sauvé la vie et je lui demandais si je pouvais espérer de la voir. Je lui mandais que j’avais donné un sequin à la porteuse, qu’elle en trouverait un autre sous le cachet de la lettre, et que je lui enverrais tout l’argent dont elle pourrait avoir besoin. Je la priais de ne pas manquer de m’écrire tous les mercredis, d’être persuadée que ses lettres ne seraient jamais assez longues et qu’elle devait me rendre un compte détaillé, non seulement de tout ce qui la regardait, de tout ce qu’on lui faisait faire, mais aussi de toutes ses pensées sur le projet de briser ses chaînes et de détruire tous les obstacles qui pourraient s’opposer à notre mutuel bonheur ; car je me devais tout entier à elle, comme elle me disait qu’elle se devait toute à moi. Je lui insinuais qu’elle devait employer tout son esprit à se faire aimer de toutes les religieuses et des pensionnaires, sans cependant leur faire aucune confidence, ni montrer aucun mécontentement qu’on l’eût mise au couvent. Après l’avoir louée sur son esprit qui avait trouvé le moyen de m’écrire malgré la prohibition supérieure, je lui faisais sentir qu’elle devait avoir le plus grand soin de ne point se laisser surprendre pendant qu’elle m’écrirait ; car, si cela arrivait, on ne manquerait pas de visiter sa chambre et de lui prendre tout ce qu’on y trouverait d’écrit. « Brûle toutes mes lettres, mon amie, lui disais-je, et règle-toi sur la nécessité de te confesser souvent, sans nous compromettre. Communique-moi toutes tes peines, qui m’intéressent plus encore que tes plaisirs. »
Après avoir cacheté ma lettre de manière à ce que le sequin sous la cire fût indevinable, je récompensai la femme en l’assurant que je continuerais à la récompenser de même chaque fois qu’elle m’apporterait une lettre de mon amie. Quand elle se vit un sequin dans la main, la bonne femme se mit à pleurer de joie, et elle me dit que n’y ayant point de clôture pour elle, elle remettrait la lettre aussitôt qu’elle trouverait la demoiselle seule.
Voici le billet que C. C. avait donné à la femme en lui remettant sa lettre.
« C’est Dieu, ma bonne femme, qui m’inspire de me confier à vous plutôt qu’à une autre. Portez cette lettre à son adresse, et si la personne n’est pas à Venise, vous me la rapporterez. Vous devez la lui remettre en main propre ; et, si vous la trouvez, vous aurez de suite une réponse que vous ne me remettrez que lorsque vous serez sûre de n’être point observée. »
L’amour n’est imprudent que dans l’espoir de jouir ; mais lorsqu’il s’agit de se ménager le retour d’un bonheur détruit par quelque accident, l’amour prévoit tout ce que la plus parfaite perspicacité peut faire découvrir. La lettre de ma charmante femme me combla de joie, et je passai en un instant d’une extrême peine à un extrême plaisir. Je me sentais sûr de l’enlever quand bien même les murs du couvent auraient été garnis d’artillerie, et ma première pensée après le départ de la messagère fut de trouver le moyen de bien passer les sept jours après lesquels je devais recevoir la seconde lettre. Il n’y avait que le jeu qui pût me distraire, et tout le monde était à Padoue. Je fais faire ma malle et je la fais porter de suite au burchiello qui allait partir, et moi-même je pars pour Fusine et de là, à franc étrier, j’arrive en moins de trois heures à la porte du palais Bragadin, où je trouvai mon cher protecteur qui entrait pour aller dîner. Il m’embrassa tendrement, et, me voyant tout en nage :
« Je suis sûr, me dit-il, que rien ne te presse.
- Non, lui répliquai-je, mais je suis mort de faim. »
Je portai la joie dans le fraternel trio, et je l’augmentai en leur disant que je passerais six jours avec eux. De La Haye dînait avec nous : immédiatement après être sorti de table, il s’enferma avec M. Dandolo, et ils passèrent deux heures ensemble. Je m’étais couché pendant ce temps, et M. Dandolo vint dans mon lit me dire que j’étais arrivé à temps pour consulter notre oracle sur une affaire d’importance qui lui était particulière. Il me donna les questions en me priant de trouver les réponses. Il voulait savoir s’il ferait bien d’embrasser le projet que de La Haye venait de lui proposer.
La réponse de l’oracle fut négative.
Surpris, M. Dandolo fait une seconde question. Il demandait les raisons qu’alléguait le génie Paralis pour justifier son refus.
Je fais la pile cabalistique, et j’en fais sortir cette réponse : « J’ai voulu l’avis de Casanova, et comme je l’ai trouvé contraire à la proposition de de La Haye, je ne veux plus en entendre parler. »
Pouvoir des illusions ! Ce brave homme, content de pouvoir rejeter sur moi tout l’odieux du refus, s’en alla satisfait. Je ne savais pas de quoi il pouvait s’agir et je n’en étais pas curieux ; mais je répugnais à ce qu’un disciple de Loyola se mêlât de faire faire quelque chose à mes amis sans passer par mon canal, et je voulais que cet intrigant s’aperçût que mon ascendant l’emportait sur le sien.
Cela fait, je me masque et je vais à l’Opéra, où m’étant assis à une table de pharaon, je perdis tout mon argent. La fortune continuait à me faire voir qu’elle n’est pas toujours d’accord avec l’amour. Ma situation me pesait sur le cœur ; j’avais du chagrin : j’allai me coucher ; mais à mon réveil je vois de La Haye paraître, la mine rayonnante, et avec un air de dévouement et d’amitié, il m’exagère ses sentiments pour moi. Je savais à quoi m’en tenir et je l’attendais au dénouement.
« Mon cher ami, me dit-il enfin, pour quelle raison avez-vous persuadé à M. Dandolo de ne pas faire ce que je lui avais insinué ?
- Que lui avez-vous donc insinué ?
- Vous le savez.
- Si je le savais, je ne vous le demanderais pas.
- Il m’a dit lui-même que vous l’avez déconseillé.
- Passe pour déconseillé ; mais non pas dissuadé ; car, s’il avait été persuadé, il n’aurait pas eu besoin de me demander conseil.
- Comme vous voudrez ; mais puis-je vous demander vos raisons ?
- Dites-moi auparavant de quoi il s’agit.
- Ne vous l’a-t-il pas dit lui-même ?
- Cela se peut ; mais si vous voulez que je vous dise mes raisons, il faut que j’apprenne le tout de votre bouche, car il m’a parlé en secret.
- A quoi bon cette réserve ?
- Chacun ses principes et sa manière de voir. Je pense assez bien de vous pour croire que vous ne feriez pas autrement que moi ; car il me semble vous avoir entendu dire qu’en matière de secret il faut se tenir à l’abri de la surprise.
- Je ne suis pas capable de surprendre un ami ; mais en thèse générale, votre maxime est bonne. J’aime la circonspection. Voici de quoi il s’agit. Vous savez que Mme Tripolo est restée veuve, et que M. Dandolo lui fait une cour assidue après la lui avoir faite pendant dix ans du vivant de son mari. Cette dame, qui est encore jeune, belle et fraîche, qui du reste est très sage, désire de devenir sa femme. C’est à moi qu’elle s’est confiée, et, ne voyant dans cette union rien que de très louable, tant au temporel qu’au spirituel, car vous savez que nous sommes tous hommes, je m’en suis mêlé avec un vrai plaisir. Je crois même avoir vu M. Dandolo incliné à ce mariage lorsqu’il me dit qu’il me donnerait sa réponse aujourd’hui. Je ne suis nullement étonné qu’il vous ait demandé conseil sur l’affaire, car il est de l’homme prudent d’en prendre d’un ami sage avant de se décider à une démarche décisive de cette importance ; mais je vous dirai sincèrement que je suis étonné qu’un tel mariage n’ait pas votre approbation. Excusez-moi si, pour m’instruire, je désire savoir pourquoi votre sentiment est l’opposé du mien. »
Ravi d’avoir tout découvert et d’être arrivé à temps pour empêcher mon ami, qui était la bonté même, de contracter un mariage ridicule, je répondis à mon tartufe que j’aimais M. Dandolo, et que, connaissant son tempérament, j’étais sûr qu’un mariage avec une femme comme Mme Tripolo lui abrégerait la vie.
« Cela étant, convenez, lui dis-je, qu’en ami véritable, je devais le déconseiller. Vous souvenez-vous de m’avoir dit que c’est la même raison qui vous a empêché de vous marier ? Vous souvenez-vous de m’avoir vivement parlé à Parme en faveur du célibat ? Faites attention aussi, je vous prie, que tout homme a un petit fonds d’égoïsme, et qu’il m’est permis d’avoir le mien en pensant que si M. Dandolo prenait une femme, le crédit de cette femme devrait être de quelque poids, et que tout ce qu’elle gagnerait sur son esprit serait en pure perte pour moi. Vous voyez bien qu’il n’est pas naturel que je lui conseille de faire un pas qui tournerait tout à mon désavantage. Si vous pouvez me démontrer que mes raisons sont frivoles ou sophistiques, parlez : je chanterai la palinodie à M. Dandolo ; Mme Tripolo deviendra sa femme à notre retour à Venise ; mais je vous préviens que je ne me rends qu’à la conviction.
- Je ne me crois pas assez fort pour vous convaincre. J’écrirai à Mme Tripolo que c’est à vous qu’elle doit s’adresser.
- Ne lui écrivez pas cela, car elle croira que vous vous moquez d’elle. La croirez-vous assez hébétée pour se flatter que je consentirais à ses désirs ? Elle sait que je ne l’aime pas.
- Comment saurait-elle que vous ne l’aimez pas ?
- Elle doit avoir remarqué que je ne me suis jamais soucié que M. Dandolo me menât chez elle. Sachez enfin que tant que je vivrai avec ces trois amis, ils n’auront d’autre femme que moi. Quant à vous, mariez-vous si vous voulez ; je vous promets de ne pas vous contrecarrer ; mais si vous voulez que nous soyons amis, abandonnez le projet de me les débaucher.
- Vous êtes caustique ce matin.
- J’ai perdu cette nuit tout mon argent.
- J’ai donc mal pris mon temps. Adieu. »
A compter de ce jour, de La Haye devint mon ennemi secret, et il n’a pas mal contribué à me faire mettre sous les Plombs deux ans après, non pas par des calomnies - car je ne crois pas qu’il en fût capable, quoique jésuite, car même parmi ces gens il y a parfois des mœurs, - mais bien par des propos mystiques tenus à des dévots. Je crois devoir prévenir mes lecteurs que s’ils aiment ces sortes de gens, ils ne doivent pas lire ces Mémoires ; car c’est une engeance que je ne suis pas payé pour épargner. Il ne fut plus question de ce beau mariage. M. Dandolo continua à voir sa belle veuve tous les jours, et je me fis défendre par l’oracle de mettre jamais les pieds chez elle.
Don Antonio Croce, jeune Milanais que j’avais connu à Reggio, grand joueur et correcteur fieffé de la mauvaise fortune, vint me voir au moment où de La Haye venait de sortir. Il me dit que, m’ayant vu perdre mon argent, il venait me proposer le moyen de me refaire, si je voulais me mettre de moitié avec lui dans une banque de pharaon qu’il ferait chez lui, et qu’il aurait pour pontes sept ou huit riches étrangers qui faisaient tous la cour à sa femme.
« Tu mettras, me dit-il, trois cents sequins à ma banque, et tu seras mon croupier. J’ai trois cents sequins aussi, mais ils ne suffisent pas ; car les pontes sont forts. Viens dîner chez moi, et tu feras leur connaissance. Nous pourrons jouer demain, vendredi, puisqu’il n’y a pas d’Opéra, et sois sûr que nous gagnerons de l’or, car un Suédois, nommé Gilenspetz, peut à lui seul perdre vingt mille sequins. »
J’étais sans ressource, ou au moins je ne pouvais en espérer que de M. de Bragadin, que j’avais honte d’importuner. Je sentais bien que la proposition de Croce n’était pas sévèrement morale, et que j’aurais pu me trouver en meilleure société ; mais si j’avais refusé, la bourse des amoureux de Mme Croce n’en aurait pas été moins maltraitée ; un autre aurait profité de la fortune. Je ne fus donc pas assez rigoriste pour refuser mon assistance en qualité d’adjudant et ma part au gâteau : j’acceptai l’invitation à dîner.