Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 35
CHAPITRE XIV
ОглавлениеMon apprentissage à Paris. - Portraits. - Singularités. - Mille choses.
Pour fêter l’arrivée de son fils, Silvia donna un souper splendide auquel elle réunit tous ses parents, et ce fut une heureuse occasion pour moi de faire leur connaissance. Le père de Balletti, encore convalescent, n’y assista pas ; mais sa sœur, plus âgée que lui, y était. Elle était connue par son nom de théâtre, qui était Flaminia, dans la république des lettres par quelques traductions ; mais cela me donnait moins d’envie de la connaître à fond que l’histoire, connue de toute l’Italie, du séjour que trois hommes de lettres célèbres avaient fait à Paris. Ces trois savants étaient le marquis de Maffei, l’abbé Conti et Pierre-Jacques Martelli, qui devinrent ennemis, dit-on, à cause de la préférence que chacun d’eux prétendait aux bonnes grâces de cette actrice ; et en leur qualité de savants, ils se battirent à coups de plumes : Martelli fit une satire contre Maffei, dans laquelle il le désigna par l’anagramme de Femia.
Ayant été annoncé à Flaminia comme candidat dans la république des lettres, elle crut devoir m’honorer en m’adressant la parole : mais elle eut tort, car je la trouvai désagréable en figure, en ton, en style, en tout, même dans le son de la voix. Elle ne me le dit pas, mais elle me fit comprendre qu’illustre dans le monde littéraire, elle savait qu’elle parlait à un insecte. Elle avait l’air de dicter et elle croyait en avoir le droit à soixante ans et plus, surtout vis-à-vis d’un jeune novice de vingt-cinq ans qui n’avait encore enrichi aucune bibliothèque. Pour lui faire ma cour, je lui parlai de l’abbé Conti, et à je ne sais quel propos, je citai deux vers de cet auteur profond. Madame me corrigea avec un air de bonté sur la prononciation du mot scevra, qui veut dire séparée, en me disant qu’il fallait prononcer sceura ; ajoutant que je ne devais pas être fâché de l’avoir appris à Paris le premier jour de mon arrivée ; que cela ferait époque dans ma vie.
« Madame, j’y suis venu pour apprendre et non pour désapprendre ; et vous me permettrez de vous dire que c’est scevra avec v qu’il faut dire, et non sceura avec u ; car ce mot est une syncope de sceverra.
- C’est à savoir qui de nous deux se trompe.
- Vous, madame, selon l’Arioste, qui fait rimer scevra, avec persevra, mot qui cadrerait mal avec sceura, qui n’est pas italien. »
Elle allait soutenir sa thèse quand son mari, vieillard de quatre-vingts ans, lui dit qu’elle avait tort. Elle se tut, mais depuis ce moment elle dit à qui voulut bien l’entendre que j’étais un imposteur.
Le mari de cette femme, Louis Riccoboni, qu’on appelait Lelio, le même qui avait conduit la troupe à Paris en 1716 au service du duc Régent, était un homme de mérite. Il avait été fort bel homme, et jouissait à juste titre de l’estime publique, tant à cause de son talent qu’à cause de la pureté de ses mœurs.
Pendant le souper, ma principale occupation fut d’étudier Silvia, qui jouissait de la plus grande réputation : je la jugeai au-dessus de tout ce qu’on en publiait. Elle avait environ cinquante ans, la taille élégante, l’air noble, les manières aisées, affable, riante, fine dans ses propos, obligeante pour tout le monde, remplie d’esprit et sans le moindre air de prétention. Sa figure était une énigme, car elle inspirait un intérêt très vif, plaisait à tout le monde ; et malgré cela, à l’examen, elle n’avait pas un seul beau trait marqué ; on ne pouvait pas dire qu’elle fût belle ; mais personne sans doute ne s’était avisé de la trouver laide. Cependant elle n’était pas de ces femmes qui ne sont ni laides ni belles ; car elle avait un certain je ne sais quoi d’intéressant qui sautait aux yeux et qui captivait. Mais qu’était-elle donc ?
Belle, mais par des lois inconnues à tous ceux qui, ne se sentant pas entraînés vers elle par une force irrésistible qui les forçait à l’aimer, n’avaient pas le courage de l’étudier et la constance de parvenir à la connaître.
Silvia fut l’idole de la France et son talent fut le soutien de toutes les comédies que les plus grands auteurs écrivent pour elle, et particulièrement Marivaux. Sans elle ces comédies ne seraient pas passées à la postérité. On n’a jamais pu trouver une actrice capable de la remplacer, et pour qu’on la trouve, il faut qu’elle réunisse en elle toute les parties que Silvia possédait dans l’art difficile du théâtre : action, voix, esprit, physionomie, maintien, et une grande connaissance du cœur humain. Tout en elle était en nature, et l’art qui la perfectionnait était toujours caché.
Aux qualités dont je viens de faire mention, Silvia en ajoutait une autre qui leur donnait un nouvel éclat ; bien que, si elle ne l’avait pas possédée, elle n’en eût pas moins brillé au premier rang sur la scène : sa conduite fut toujours sans tache. Elle voulut des amis, jamais des amants ; se moquant d’un privilège dont elle aurait pu jouir, mais qui l’aurait rendue méprisable à ses propres yeux. Cette conduite lui valut le titre de respectable dans un âge où il aurait pu paraître ridicule et même injurieux à toutes les femmes de son état ; et nombre de dames du plus haut rang l’honorèrent plus encore de leur amitié que de leur protection. Jamais le capricieux parterre de Paris n’osa siffler Silvia, même dans les rôles qui ne lui plaisaient pas ; et tout le monde s’accordait à dire que cette actrice célèbre était une femme fort au-dessus de son état.
Comme Silvia ne croyait pas que sa bonne conduite pût lui être attribuée à mérite, car elle savait qu’elle n’était sage que parce que son amour-propre était intéressé à sa sagesse, jamais elle ne montra ni orgueil ni supériorité dans ses relations avec ses compagnes, quoique ces dernières, satisfaites de briller par leurs talents ou leur beauté, se souciassent peu de se rendre célèbres par la vertu. Silvia les aimait toutes et elle en était aimée ; elle rendait publiquement justice à leur mérite, faisait leur éloge de bonne foi ; mais on sentait qu’elle n’y perdait rien ; car, comme elle les surpassait en talents et que sa réputation était intacte, elles ne pouvaient lui faire aucun tort.
La nature a frustré cette femme unique de dix années de vie ; car elle devint étique à l’âge de soixante ans, dix ans après notre connaissance. Le climat de Paris joue assez souvent de ces tours aux actrices italiennes. Deux ans avant sa mort, je l’ai vue jouer le rôle de Marianne dans la pièce de Marivaux, et malgré son âge et son état, l’illusion était parfaite. Elle mourut en ma présence, tenant sa fille entre ses bras et lui donnant ses derniers conseils cinq minutes avant d’expirer. Elle fut enterrée honorablement à Saint-Sauveur, sans que le vénérable curé y mît la moindre opposition ; car, au contraire, ce digne pasteur, bien éloigné de l’intolérance antichrétienne de la plupart de ses confrères, disait que son métier de comédienne ne l’avait pas empêchée d’être chrétienne, et que la terre était la mère commune de tous, comme Jésus-Christ était le sauveur de tout le monde.
Vous me pardonnerez, mon cher lecteur, de vous avoir fait assister aux funérailles de Silvia dix ans avant sa mort, et cela sans avoir eu l’intention de faire un miracle ; en revanche, je vous épargnerai cette corvée lorsque j’en serai là.
Sa fille unique, objet de sa tendresse, était assise à table auprès de sa mère. Elle n’avait alors que neuf ans, et tout absorbé par l’attention que je donnais à sa mère, je ne fis alors aucune observation sur elle : c’était une occupation pour plus tard.
Après le souper qui dura fort tard, je me rendis chez Mme Quinson, mon hôtesse, où je me trouvai fort bien. A mon réveil, cette Mme Quinson vint me dire qu’il y avait dehors un domestique qui venait m’offrir ses services. Je le fais entrer et je vois un homme de très petite taille, ce qui me déplut : je le lui dis.
« Ma petite taille, mon prince, vous garantira que je ne mettrai pas vos habits pour aller en bonne fortune.
- Votre nom ?
- Celui que vous voudrez.
- Comment ! je demande le nom que vous portez.
- Je n’en porte aucun. Chaque maître que je sers m’en donne un à sa guise, et j’en ai eu plus de cinquante en ma vie. Je m’appellerai par le nom que vous me donnerez.
- Mais enfin vous devez avoir un nom de famille.
- Je n’ai jamais eu de famille. J’avais un nom dans ma jeunesse ; mais depuis vingt ans que je sers et que je change de nom en changeant de maître, je l’ai oublié.
- Eh bien ! je vous appellerai Esprit.
- Vous me faites bien de l’honneur.
- Tenez, allez me chercher la monnaie d’un louis.
- La voici, monsieur.
- Je vous vois riche.
- Tout à votre service, monsieur.
- Qui m’informera de vous ?
- Au bureau des placements. Mme Quinson, au reste, pourra vous donner des renseignements sur mon compte : tout Paris me connaît.
- C’est assez. Je vous donne trente sous par jour, je ne vous habille pas, vous irez coucher où vous voudrez et vous serez à mes ordres tous les matins à sept heures. »
Balletti vint me voir et me pria d’accepter chaque jour le couvert chez lui. Je me fis conduire au Palais-Royal et je laissai l’Esprit à la porte. Curieux de ce lieu tant vanté, je commençai par tout observer. Je vis un assez beau jardin, des allées bordées de grands arbres, des bassins, de hautes maisons qui l’entouraient, beaucoup d’hommes et de femmes qui se promenaient, des bancs par-ci par-là, où l’on vendait de nouvelles brochures, des eaux de senteur, des cure-dents et des colifichets. Je vis des tas de chaises de paille qu’on louait pour un sou, des liseurs de gazettes qui se tenaient à l’ombre, des filles et des hommes qui déjeunaient ou seuls ou en compagnie, des garçons de café qui montaient et descendaient rapidement un petit escalier caché par des charmilles. Je m’assis à une petite table ; un garçon vint aussitôt me demander ce que je désirais. Je demande du chocolat à l’eau ; il m’en apporte de détestable dans une superbe tasse de vermeil. Je lui demande du café, s’il en avait de bon.
« Excellent, je le fis moi-même hier.
- Hier ? je n’en veux pas.
- Le lait y est excellent.
- Du lait ? je n’en bois jamais. Faites-moi une tasse de café à l’eau.
- A l’eau ? nous n’en faisons que l’après-midi. Voulez-vous une bonne bavaroise ? Une carafe d’orgeat ?
- Oui, de l’orgeat. »
Je trouve cette boisson excellente, et je décide d’en faire mon déjeuner quotidien. Je demande au garçon si nous avons quelque chose de nouveau ; il me répond que la dauphine est accouchée d’un prince.
Un abbé qui se trouvait à une table tout près, lui dit :
« Vous êtes fou ; car c’est d’une princesse qu’elle est accouchée. »
Un troisième s’avance et dit :
« J’arrive de Versailles, et la dauphine n’est accouchée ni d’un prince ni d’une princesse. »
Il me dit que je lui semblais étranger, et lui ayant répondu que j’étais Italien, il se met à me parler de la cour, de la ville, des spectacles, et finit par s’offrir à m’accompagner partout. Je le remercie, je me lève et je pars. L’abbé m’accompagne et me dit le nom de toutes les filles qui se promenaient.
Un jeune homme le rencontre, ils s’embrassent, et l’abbé me le présente comme un docte personnage dans la littérature italienne. Je lui parle italien ; il me répond avec esprit ; mais je ris de son style et je lui en dis la raison. Il parlait précisément dans le genre de Boccace. Ma remarque lui plut ; mais je lui persuadai bientôt qu’il ne fallait point parler ainsi, quoique la langue de cet ancien fût parfaite. En moins d’un quart d’heure nous nous lions d’amitié parce que nous nous reconnûmes les mêmes penchants. Il était poète, je l’étais aussi ; il était curieux de la littérature italienne, je l’étais de la française ; nous échangeons nos adresses et nous nous promettons des visites réciproques.
Je vois beaucoup de monde dans un coin du jardin, se tenant immobile et le nez en l’air. Je demande à mon nouvel ami ce qu’il y avait de merveilleux :
« On se tient attentif à la méridienne ; chacun a sa montre à la main pour la régler au point de midi.
- Est ce qu’il n’y a pas de méridienne partout ?
- Si fait, mais celle du Palais-Royal est la plus exacte. »
Je pars d’un éclat de rire.
« Pourquoi riez-vous ?
- Parce qu’il est impossible que toutes les méridiennes ne soient pas égales. Voilà une badauderie dans toutes les règles. »
Il y pense un instant, puis il se met à rire à son tour, et me fournit ample matière de critiquer les bons Parisiens. Nous sortons du Palais-Royal par la grande porte, et je vois une foule de monde attroupé devant une boutique à l’enseigne de la Civette.
« Qu’est-ce que cela ?
- C’est pour le coup que vous allez rire. Toutes ces bonnes gens attendent leur tour de faire remplir leur tabatière.
- Est-ce qu’il n’y a point d’autre marchand de tabac ?
- On en vend partout ; mais depuis trois semaines on ne veut que du tabac de la Civette.
- Est-il meilleur là qu’autre part ?
- Il est peut-être moins bon ; mais depuis que la duchesse de Chartres l’a mis à la mode, on n’en veut point d’autre.
- Mais comment a-t-elle fait pour le mettre à la mode ?
- En y faisant arrêter son équipage deux ou trois fois pour y faire remplir sa boîte, et en disant publiquement à la jeune personne qui la lui remettait que son tabac était le meilleur de Paris. Les badauds, qui ne manquent jamais de s’attrouper à la portière d’un prince, l’eussent-ils vu cent fois, ou le sussent-ils aussi laid qu’un singe, répétèrent dans la ville les paroles de la duchesse, et c’en fut assez pour faire courir tous les priseurs de la capitale. Cette femme fera fortune, car elle vend pour plus de cent écus de tabac par jour.
- La duchesse ne se doute pas du bien qu’elle lui a fait ?
- Au contraire, car c’est de sa part une ruse de guerre. La duchesse s’intéressant à cette jeune femme nouvellement mariée, et voulant lui faire du bien d’une manière délicate, s’est avisée de cet expédient, qui lui a parfaitement réussi. Vous ne sauriez croire combien les Parisiens sont de braves et bonnes gens. Vous êtes dans le seul pays du monde où l’esprit puisse également faire fortune, soit en débitant du vrai, soit en débitant du faux : dans le premier cas, l’esprit et le mérite lui font accueil ; et dans le second la sottise est toujours là prête à le récompenser ; car la sottise est caractéristique ici, et ce qu’il y a d’étonnant, c’est qu’elle est fille de l’esprit. Aussi on ne fait point de paradoxe en disant que le Français serait plus sage s’il avait moins d’esprit. Les dieux qu’on adore ici, quoiqu’on ne leur élève pas des autels, sont la nouveauté et la mode. Qu’un homme se mette à courir, et tout le monde lui court après. La foule ne s’arrêtera qu’autant qu’on découvrira qu’il est fou ; mais c’est la mer à boire que cette découverte ; car nous avons une foule de fous de naissance qui passent encore pour des sages. Le tabac de la Civette n’est qu’un faible exemple de la foule que la moindre circonstance peut attirer en un endroit. Le roi, étant un jour à la chasse, se trouva au port de Neuilly et eut envie d’un verre de ratafia. Il s’arrête à la porte du cabaret, et par le plus heureux des hasards, il se trouve que le pauvre cabaretier en avait une bouteille, Le roi, après avoir pris un petit verre, s’avisa d’en demander un second en disant qu’il n’avait de sa vie bu de ratafia aussi délicieux. Il n’en fallait pas tant pour que le ratafia du bon homme de Neuilly fût réputé pour être le meilleur de l’Europe : le roi l’avait dit. Aussi les plus brillantes compagnies se succédèrent sans interruption chez le pauvre cabaretier, qui est aujourd’hui un homme fort riche et qui a fait bâtir à l’endroit même une superbe maison où l’on voit l’inscription suivante : Ex liquidis solidum, inscription assez comique dont un des quarante immortels fit les frais. Quel est le dieu que ce cabaretier doit adorer ? la sottise, la frivolité et l’envie de rire.
- Il me semble, lui répliquai-je, que cette espèce d’approbation ou d’acclamation pour les opinions du roi, des princes du sang, etc., est plutôt une preuve de l’affection de la nation qui les adore ; car les Français vont jusqu’à croire ces gens-là infaillibles.
- Il est certain que tout ce qui se passe parmi nous fait croire aux étrangers que le peuple adore son roi ; mais ceux d’entre nous qui pensent, finissent bientôt par voir que ce n’est que du clinquant, et la cour n’y compte pas. Quand le roi vient à Paris, tout le monde crie : Vive le roi ! parce que quelque oisif commence, ou parce que quelque agent de police en a donné le signal dans la foule ; mais c’est un cri sans conséquence, cri de gaieté, quelquefois de peur, et que le roi ne s’avise guère de prendre pour argent comptant. Il n’est guère à son aise à Paris, et il se trouve beaucoup mieux à Versailles au milieu de vingt-cinq mille hommes qui le garantissent de la fureur de ce même peuple qui, devenu sage, pourrait bien, finir par crier : « Meure le roi ! » Louis XIV le savait bien, et il en a coûté la vie à quelques conseillers de la grande chambre pour avoir osé parler d’assembler les états généraux pour remédier aux maux de l’État. La France n’a jamais aimé ses rois, à l’exception de saint Louis, de Louis XII et du bon et grand Henri IV ; encore l’amour de la nation fut-il impuissant pour le préserver du poignard des jésuites, race maudite, également ennemie des peuples et des rois. Le roi actuel, roi faible et que ses ministres mènent à la lisière, dit de bonne foi dans le temps de sa convalescence : « Je m’étonne de ces grandes réjouissances parce que j’ai regagné ma santé ; car je ne saurais deviner pourquoi l’on m’aime tant. » Bien des rois pourraient répéter ces mêmes paroles, au moins si l’amour se mesure au bien qu’on fait. On a fait l’apothéose de cette réflexion naïve du monarque ; mais un courtisan philosophe aurait dû lui dire qu’on l’aimait tant parce qu’il avait le surnom de Bien-Aimé.
- Surnom ou sobriquet ; mais d’ailleurs est-ce qu’on trouve chez vous des courtisans philosophes ?
- Philosophes, non ; car ce sont des choses qui s’excluent comme la lumière et les ténèbres ; mais il y a des gens d’esprit à qui l’ambition et l’intérêt font mordre le frein. »
En causant ainsi, M. Patu - c’était le nom de ma nouvelle connaissance - me conduisit jusqu’à la porte de la demeure de Silvia, qu’il me félicita de connaître, et nous nous séparâmes. Je trouvai cette aimable actrice en belle compagnie. Elle me présenta à tout le monde et me fit connaître chaque personne en particulier.
Le nom de Crébillon me frappa. « Comment, monsieur ? lui dis-je ; heureux si vite ! Il y a huit ans que vous me charmez et que je désire vous connaître. Écoutez de grâce. »
Je lui récite alors sa plus belle tirade de Zénobie et Radamiste, que j’avais traduite en vers blancs. Silvia jouissait de voir le plaisir que Crébillon éprouvait à quatre-vingt ans de s’entendre dans une langue qu’il possédait parfaitement et qu’il aimait à l’égal de la sienne. Il récita la même scène en français et releva avec politesse les endroits où il trouvait que je l’avais embelli. Je le remerciai sans être dupe du compliment.
Nous nous mimes à table, et comme on me demanda ce que j’avais vu de beau dans Paris, je racontai tout, excepté mon entretien avec Patu.
Après avoir parlé fort longtemps, Crébillon, qui avait observé mieux que tous les autres le chemin que je prenais pour connaître le bon et le mauvais côté de sa nation, me parla en ces termes :
« Pour un premier jour, monsieur, je trouve que vous promettez beaucoup, et sans doute vous ferez des progrès rapides. Vous narrez bien et vous parlez le français de manière à vous faire parfaitement comprendre ; mais tout ce que vous dites n’est que de l’italien habillé en français. Vous vous faites écouter avec intérêt, et par cette nouveauté vous captivez doublement l’attention de ceux qui vous écoutent : je vous dirai même que votre jargon est fait pour captiver les suffrages de vos auditeurs ; car il est singulier, nouveau ; et vous êtes dans le pays où l’on court après ces deux divinités. Cependant vous devez commencer dès demain à vous donner toutes les peines pour apprendre à bien parler notre langue, car dans deux ou trois mois, les mêmes personnes qui vous applaudissent aujourd’hui commenceront à se moquer de vous.
- Je le crois, monsieur, et je le crains ; aussi mon principal projet en venant à Paris est-il de m’attacher de toutes mes forces à l’étude de la langue française ; mais, monsieur, comment ferai-je pour trouver un maître ? Je suis un élève insoutenable, interrogateur, curieux, importun, insatiable ; et en supposant que je puisse trouver un maître pareil, je ne suis pas assez riche pour pouvoir le payer.
- Il y a cinquante ans monsieur, que je cherche un écolier tel que vous vous êtes peint ; et c’est moi qui vous payerai, si vous voulez venir prendre les leçons chez moi. Je demeure au Marais, dans la rue des Douze-Portes ; j’ai les meilleurs poètes italiens, je vous les ferai traduire en français, et je ne vous trouverai jamais insatiable. »
J’acceptai avec joie, fort embarrassé de lui exprimer ma reconnaissance ; mais l’offre portait l’expression de la franchise comme le peu de mots par lesquels j’y répondis.
Crébillon était un colosse ; il avait six pieds : il me surpassait de trois pouces. Il mangeait bien, narrait plaisamment et sans rire : il était célèbre par ses bons mots, était un excellent convive ; mais il passait la vie chez lui, sortant rarement, ne voyant presque personne, parce qu’il avait toujours la pipe à la bouche et qu’il était environné d’une vingtaine de chats avec lesquels il se divertissait la plus grande partie du jour. Il avait une vieille gouvernante, une cuisinière et un domestique. Sa gouvernante pensait à tout, ne le laissait manquer de rien et ne lui rendait jamais compte de son argent, qu’elle tenait en entier, parce que jamais il ne lui en demandait aucun. La physionomie de Crébillon avait le caractère de celle du lion, ou du chat, ce qui est la même chose. Il était censeur royal, et il me disait que cela l’amusait. Sa gouvernante lui lisait les ouvrages qu’on lui portait, et elle suspendait sa lecture quand elle croyait que cela méritait sa censure ; mais parfois ils étaient d’avis différent, et alors leurs contestations étaient vraiment risibles. J’entendis un jour cette gouvernante renvoyer quelqu’un en lui disant : « Revenez la semaine prochaine ; nous n’avons pas encore eu le temps d’examiner votre manuscrit. »
Pendant une année entière j’allai chez M. Crébillon trois fois par semaine, et j’appris avec lui tout le français que je sais ; mais il m’a toujours été impossible de me défaire des tournures italiennes ; je les remarque fort bien quand je les rencontre dans les autres ; mais elles coulent de source en sortant de ma plume sans que je puisse parvenir à les sentir. Je suis sûr que, quoi que je fasse, je ne parviendrai jamais à les reconnaître, non plus que je n’ai jamais pu trouver en quoi consiste le vice de latinité qu’on impute à Tite-Live.
Je fis un huitain en vers libres sur je ne sais quel sujet, et je le fis voir à Crébillon pour le soumettre à sa correction. Après l’avoir lu avec attention, il me dit :
« Ces huit vers sont bons et très justes, la pensée en est belle et très poétique, le langage parfait ; et malgré cela le huitain est mauvais.
- Comment cela ?
- Je n’en sais rien. Ce qui manque est je ne sais quoi. Imaginez-vous un homme que vous voyez, que vous trouvez beau, bien fait, aimable, rempli d’esprit et parfait enfin selon toute la sévérité de votre jugement. Une femme survient, le voit, le considère et s’en va en vous disant que cet homme ne lui plait pas. « Mais quel défaut lui trouvez-vous, madame ? - Aucun, mais il me déplaît. » Vous retournez à cet homme, vous l’examinez de nouveau, et vous trouvez que pour lui donner une voix d’ange on lui a ôté ce qui fait l’homme, et vous êtes forcé de convenir que le sentiment spontané a bien servi la femme. »
Ce fut par cette comparaison que Crébillon m’expliqua une chose presque inexplicable ; car ce n’est réellement qu’au goût et au sentiment à donner la raison d’une chose qui échappe à toutes les règles.
Nous parlâmes beaucoup à table de Louis XIV, auquel Crébillon avait fait sa cour quinze années de suite, et il nous dit des anecdotes très curieuses que personne ne savait. Il nous assura, entre autres, que les ambassadeurs de Siam étaient des fripons payés par Mme de Maintenon. Il nous dit qu’il n’avait point achevé sa tragédie de Cromwell parce que le roi lui avait dit un jour de ne pas user sa plume sur un coquin.
Crébillon nous parla aussi de son Catilina, et il nous dit qu’il le croyait la plus faible de toutes ses pièces, mais qu’il n’aurait pas voulu qu’elle fût bonne si, pour la rendre telle, il avait dû faire paraître sur la scène César jeune homme, car il aurait dû faire rire, comme le ferait Médée si on la faisait paraître avant qu’elle eût connu Jason.
Il loua beaucoup le talent de Voltaire, mais en l’accusant de vol, car il lui avait, disait-il, volé la scène du sénat. Il ajouta, en lui rendant justice, qu’il était né historien et fait pour écrire l’histoire comme pour faire des tragédies, mais qu’il la falsifiait en la remplissant de petites histoires, de contes et d’anecdotes, dans le seul but d’en rendre la lecture intéressante. Selon Crébillon, l’homme au masque de fer était un conte ; il disait que Louis XIV l’en avait assuré de sa bouche.
Ce jour-là on donna au théâtre italien Cenie, pièce de Mme de Graffigny. Je m’y rendis de bonne heure pour avoir une bonne place à l’amphithéâtre.
Les dames, toutes couvertes de diamants, qui entraient aux premières loges, m’intéressaient et je les observais avec soin. J’avais un bel habit, mais mes manchettes ouvertes et mes boutons jusqu’en bas faisaient que tout le monde me reconnaissait pour étranger ; car cette mode n’existait pas à Paris. Pendant que je bayais aux corneilles et que je faisais le badaud à ma façon, un homme richement vêtu et trois fois plus gros que moi s’approche et me demande poliment si je suis étranger. Après ma réponse affirmative, il me demande comment je trouve Paris ; je lui en fais l’éloge. Mais au même instant une dame énorme, couverte de pierreries, entre dans la loge à côté. Son énorme volume m’en impose et je dis sottement à ce monsieur :
« Qui est donc cette grosse cochonne ?
- C’est la femme de ce gros cochon.
- Ah ! monsieur, je vous demande un million de pardons. »
Mais mon gros homme n’avait aucunement besoin que je lui demandasse pardon, car, bien loin d’être fâché, il étouffait de rire. Noble et heureux effet de la philosophie pratique et naturelle dont les Français font un si noble usage pour le bonheur de la vie sous l’apparence de la frivolité !
J’étais confus, j’étais au désespoir, et ce gros seigneur se tenait les côtés de rire. Il se lève enfin, sort de l’amphithéâtre, et un moment après je le vois entrer dans la loge et parler à sa femme. Je les lorgnais du coin de l’œil sans oser les fixer, quand je vois cette dame faire chorus avec son mari et rire de toutes ses forces. Leur gaieté augmentant mon embarras, je prends le parti de m’en aller, lorsque je l’entends m’appeler :
« Monsieur ! monsieur ! »
Je ne pouvais me retirer sans impolitesse, et je m’approchai de leur loge. Alors, d’un air sérieux et du ton le plus noble, il me demande pardon d’avoir tant ri, et de la meilleure grâce du monde il me pria de lui faire l’honneur d’aller souper chez lui le soir même. Je le remerciai poliment et je m’excusai en lui disant que j’étais engagé. Il me réitère alors ses instances, sa femme me presse de l’air le plus engageant ; moi, pour les convaincre que je ne cherche pas à éluder l’invitation, je leur dis alors que je suis attendu chez Silvia.
« Je suis sûr, me dit-il, de vous dégager, si vous ne le trouvez pas mauvais ; j’irai en personne. »
J’aurais eu mauvaise grâce à ne pas céder. Il se lève, sort et revient peu d’instants après, suivi de mon ami Balletti, qui me dit que sa mère était enchantée que je fisse de si belles connaissances, et qu’elle m’attendait à dîner le lendemain. Mon ami me dit à part que ce monsieur était M. de Beauchamp, receveur général des finances.
Dès que la toile fut baissée, je donnai la main à madame, et montés tous trois dans un superbe équipage, nous descendîmes à leur hôtel. J’y trouvai l’abondance, ou plutôt la profusion qu’on trouve à Paris chez tous les gens de cette classe ; grande compagnie, gros jeu de commerce, grande chère et franche gaieté à table. Le souper ne fut fini qu’à une heure après minuit : l’équipage de madame me ramena chez moi. Cette maison me fut ouverte tout le temps que je restai à Paris, et je ne dois pas négliger de dire qu’elle me fut très utile. Ceux qui disent que les étrangers s’ennuient à Paris pendant les premiers quinze jours ont raison, car il faut le temps de s’introduire ; mais pour moi j’eus le bonheur d’y être établi à souhait dans les vingt-quatre heures, et par conséquent sûr de m’y plaire.
Le lendemain matin, Patu vint me voir et me fit présent de son éloge en prose du maréchal de Saxe. Nous sortîmes ensemble, et nous allâmes nous promener aux Tuileries, où il une présenta à Mme Boccage, qui fit un bon mot antithétique en parlant du maréchal de Saxe :
« Il est singulier, dit-elle, que nous ne puissions pas dire un De profundis pour cet homme qui nous a fait chanter tant de Te Deum. »
En sortant des Tuileries, Patu me conduisit chez une fameuse actrice de l’Opéra qui se nommait Mlle Le Fel, bien-aimée de tout Paris et membre de l’académie royale de musique. Elle avait trois enfants charmants en bas âge qui voltigeaient dans la maison.
« Je les adore, me dit-elle.
- Ils le méritent par leur beauté, lui répondis-je, quoique chacun ait une expression différente.
- Je le crois bien ! l’aîné est fils du duc d’Anneci ; le second l’est du comte d’Egmont, et le plus jeune doit le jour à Maisonrouge, qui vient d’épouser la Romainville.
- Ah ! excusez, de grâce ; je croyais que vous étiez la mère de tous trois.
- Vous ne vous êtes point trompé, je le suis. »
En disant cela, elle regarde Patu et part avec lui d’un éclat de rire qui ne me fit point rougir, mais qui m’avertit de ma bévue. J’étais nouveau, et je n’avais pas été accoutumé à voir les femmes empiéter sur le privilège des hommes. Mlle Le Fel n’était pourtant pas effrontée ; elle était même de bonne compagnie ; mais elle était ce qu’on appelle au-dessus des préjugés. Si j’avais mieux connu les mœurs du temps, j’aurais su que ces choses étaient dans l’ordre, et que les grands seigneurs qui parsemaient ainsi leur noble progéniture, laissaient leurs enfants entre les mains de leurs mères en leur payant de fortes pensions. Par conséquent, plus ces dames cumulaient et plus elles vivaient dans l’aisance.
Mon inexpérience des mœurs de Paris me fit parfois donner dans de lourdes méprises, et la demoiselle Le Fel aurait sans doute ri au nez de quiconque lui aurait dit que j’avais de l’esprit, après la balourdise dont je m’étais rendu coupable.
Un autre jour, me trouvant chez Lany, maître des ballets de l’Opéra, je vis cinq ou six jeunes personnes de treize à quatorze ans, toutes accompagnées de leurs mères, et toutes ayant l’air modeste que donne une bonne éducation. Je leur disais des choses flatteuses et elles me répondaient en baissant les yeux. Une d’elles s’étant plainte de mal de tête, je lui offris mon flacon, et une de ses compagnes lui dit :
« Sans doute tu n’as pas bien dormi.
- Oh ! ce n’est pas ça, répondit mon Agnès ; je crois que je suis grosse. »
A cette réponse si inattendue de ma part dans une jeune personne que son âge et sa mine m’avaient fait juger vierge, je lui dis : « Je ne croyais pas que madame fût mariée. »
Elle me regarde un instant avec surprise ; puis, se tournant vers sa compagne, elles se mettent à rire à qui mieux mieux. Honteux, plus pour elles que pour moi, je sortis, bien déterminé à ne plus supposer gratuitement de la vertu dans une classe de femmes où elle est si rare. Chercher ou supposer même de la pudeur dans les nymphes des coulisses, c’est être par trop dupe : elles se piquent de ne point en avoir et se moquent de ceux qui leur en supposent.
Patu me fit connaître toutes les filles de Paris qui avaient quelque renommée. Il aimait le beau sexe, mais malheureusement pour lui il n’avait pas un tempérament comme le mien, et l’amour du plaisir lui coûta la vie de bonne heure. S’il avait vécu, il aurait suivi de près Voltaire ; mais à trente ans il paya à la nature le fatal tribut auquel nul n’échappe.
J’appris de ce jeune savant le secret que plusieurs jeunes lettrés français emploient pour s’assurer de la perfection de leur prose lorsqu’ils veulent écrire quelque chose qui demande une prose aussi belle que possible, comme éloges, oraisons funèbres, panégyriques, dédicaces, etc. Je le lui arrachai comme par surprise.
Me trouvant chez lui un matin, je vis sur sa table plusieurs feuilles volantes écrites en vers blancs de douze syllabes. J’en lus une douzaine, et je lui dis que, bien que beaux, leur lecture me faisait plus de peine que de plaisir.
« Ce sont les mêmes pensées que dans l’éloge du maréchal de Saxe, mais je vous avoue que la prose me fait beaucoup plus de plaisir.
- Ma prose ne t’aurait pas tant plu, si auparavant elle n’avait été écrite en vers blancs.
- Tu t’es donné là bien de la peine en pure perte.
- Point de peine, puisque les vers blancs ne m’en coûtent aucune. On les écrit comme de la prose.
- Tu crois donc que la prose devient plus belle lorsque tu la copies de tes propres vers ?
- Ce n’est pas douteux ; elle devient plus belle et je m’assure l’avantage qu’alors ma prose n’est pas pleine de ces demi-vers qui sortent de la plume de l’écrivain sans qu’il s’en aperçoive.
- Est-ce un défaut ?
- Très grand et impardonnable. Une prose entrelardée de vers casuels est plus mauvaise qu’une poésie prosaïque.
- Il est vrai que les vers parasites qui se trouvent dans une oraison doivent faire mauvaise figure.
- Certainement. Prends l’exemple de Tacite dont l’histoire commence par Urbem Romam a principio reges habuere (Rome fut gouvernée par des rois dans son commencement). C’est un hexamètre latin fort mauvais que ce grand historien n’a certainement point fait à dessein, et qu’il n’a point discerné dans l’examen de son ouvrage ; car il n’y a pas de doute qu’il lui aurait donné une autre tournure. Est-ce que la prose italienne où l’on trouve des vers involontaires n’est pas vicieuse ?
- Elle l’est beaucoup. Mais je te dirai que beaucoup de pauvres génies y mettent des vers exprès, comptant par là la rendre plus sonore. C’est en général ce clinquant que vous nous reprochez avec raison. Au reste, je crois bien que tu es le seul qui te donnes cette peine.
- Le seul ? Non, certes. Tous ceux auxquels les vers blancs ne coûtent rien, comme à moi, emploient ce moyen lorsque leur prose doit être copiée par eux-mêmes. Demande à Crébillon, à l’abbé de Voisenon, à La Harpe, à qui tu voudras, et on te dira ce que je te dis. Voltaire est le premier qui ait employé cet art dans les petites pièces où sa prose est enchanteresse. Par exemple, l’épître à Mme du Châtelet est de ce nombre ; elle est superbe ; lis-la ; et si tu y trouves un seul hémistiche, dis que j’ai tort. »
Curieux, je le demandai à Crébillon ; il me dit la même chose ; mais il m’assura qu’il ne l’avait jamais fait.
Il tardait à Patu de me conduire à l’Opéra pour voir l’effet que ce spectacle ferait dans mon esprit ; car effectivement un Italien doit le trouver extraordinaire. On donnait un opéra dont le titre était les Fêtes vénitiennes, titre intéressant pour moi. Nous allons pour nos quarante sous nous placer au parterre, où, quoiqu’on y fût debout, on trouvait bonne compagnie ; car ce spectacle était le plaisir mignon des Français.
Après une symphonie, très belle dans son genre, exécutée par un orchestre excellent, on lève la toile, et je vois une belle décoration représentant la petite place Saint-Marc vue de la petite île Saint-Georges ; mais je suis choqué de voir le palais ducal à ma gauche et le grand clocher à ma droite ; c’est-à-dire l’opposé du vrai. Cette faute comique et honteuse pour le siècle commence par me faire rire, et Patu, à qui j’en dis la raison, dut en rire comme moi. La musique, quoique belle dans le goût antique, m’amusa un peu à cause de sa nouveauté, puis elle m’ennuya. La mélopée me fatigua bientôt par sa monotonie et par les cris poussés mal à propos. Cette mélopée des Français remplace, à ce qu’ils prétendent, la mélopée grecque et notre récitatif qu’ils détestent, et qu’ils aimeraient s’ils entendaient notre langue.
L’action était un jour de carnaval, temps auquel les Vénitiens vont se promener en masque dans la place de Saint-Marc. On y représentait des galants, des entremetteuses et des filles qui nouaient et dénouaient des intrigues : les costumes étaient bizarres et faux, mais le tout était amusant. Ce qui surtout me fit bien rire, et c’était fort risible pour un Vénitien, ce fut de voir sortir des coulisses le doge avec douze conseillers tous en toge bizarre et qui se mirent à danser la grande passecaille. Tout à coup j’entends le parterre qui claque des mains à l’apparition d’un grand et beau danseur masqué et affublé d’une énorme perruque noire qui lui descendait jusqu’à la moitié de la taille, et vêtu d’une robe ouverte par devant qui lui descendait jusqu’aux talons. Patu me dit avec une sorte de vénération : « C’est l’inimitable Duprès. » J’en avais entendu parler et je me tins attentif. Je vois cette belle figure qui s’avance à pas cadencés, et parvenue sur le devant de la scène, élever lentement ses bras arrondis, les mouvoir avec grâce, les étendre, les resserrer, remuer ses pieds avec précision et légèreté, faire des petits pas, des battements à mi-jambe, une pirouette, ensuite disparaître comme un zéphyr. Tout cela n’avait pas duré une demi-minute. Les applaudissements, les bravos, partaient de toutes les parties de la salle ; j’en étais étonné et j’en demandai la raison à mon ami.
« On applaudit à la grâce de Duprès et à la divine harmonie de ses mouvements. Il a soixante ans, et ceux qui l’ont vu il y a quarante ans le trouvent encore le même.
- Quoi ? il n’a jamais dansé autrement ?
- Il ne peut pas avoir mieux dansé ; car le développement que tu as vu est parfait, et au delà du parfait que connais-tu ?
- Rien, à moins que ce ne soit une perfection relative.
- Ici elle est absolue. Duprès fait toujours la même chose et chaque jour nous croyons la voir pour la première fois. Telle est la puissance du beau et du bon, du sublime et du vrai, qui pénètrent l’âme. Cette danse est une harmonie ; c’est la véritable danse, dont vous n’avez point d’idée en Italie. »
A la fin du second acte, voilà de nouveau Duprès, le visage couvert d’un masque, qui danse accompagné d’un air différent, mais à mes yeux faisant la même chose. Il s’avance tout au bord de la scène, il s’arrête un instant dans une position parfaitement bien dessinée. Patu veut que je l’admire ; j’en conviens. Tout à coup j’entends cent voix qui disent dans le parterre : « Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! il se développe, il se développe. » Effectivement, il paraissait un corps élastique qui en se développant, devenait plus grand. Je fis le bonheur de Patu en lui disant qu’il était vrai que Duprès avait en tout une grâce parfaite. Immédiatement après, je vois une danseuse qui, comme une furie, parcourt l’espace en faisant des entre-chats à droite, à gauche, dans tous les sens, mais s’élevant peu et cependant applaudie avec une sorte de fureur.
« C’est, me dit Patu, la fameuse Camargo. Je te félicite, mon ami, d’être arrivé à Paris assez à temps pour la voir, car elle a accompli son douzième lustre. »
J’avouai alors que sa danse était merveilleuse.
« C’est, ajouta mon ami, la première danseuse qui ait osé sauter sur notre théâtre ; car avant elle les danseuses ne sautaient pas ; et ce qu’il y a d’admirable, c’est qu’elle ne porte point de caleçon.
- Pardon ; j’ai vu….
- Qu’as-tu vu ? c’est sa peau qui, à la vérité, n’est ni de lis ni de rose.
- La Camargo, lui dis-je d’un air pénitent, ne me plaît pas ; j’aime mieux Duprès. »
Un vieil admirateur qui se trouvait à ma gauche me dit que dans sa jeunesse elle faisait le saut de basque et même la gargouillade, et qu’on n’avait jamais vu ses cuisses, quoiqu’elle dansât à nu.
« Mais si vous n’avez jamais vu ses cuisses, comment pouvez-vous savoir qu’elle ne portait point de tricot ?
- Oh ! ce sont des choses qu’on peut savoir. Je vois que monsieur est étranger.
- Oh ! pour ça, très étranger. »
Ce qui me plut beaucoup à l’Opéra français, ce fut la promptitude avec laquelle les décorations se changeaient toutes à la fois par un coup de sifflet ; chose dont on n’a pas la moindre idée en Italie. Je trouvai également délicieux le début de l’orchestre au coup d’archet ; mais le directeur, avec son sceptre, allant de droite à gauche avec des mouvements forcés comme s’il avait dû faire aller tous les instruments par la seule force de son bras, me causa une espèce de dégoût. J’admirai aussi le silence des spectateurs, chose si nouvelle pour un Italien ; car c’est à juste titre qu’en Italie on est scandalisé du bruit que l’on fait pendant que les acteurs chantent ; et on ne saurait déverser assez de ridicule sur le silence qui succède à ce bruit aussitôt que les danseurs paraissent. On dirait alors que les Italiens ont toute l’intelligence dans les yeux. Au reste il n’y a pas de pays au monde où l’observateur ne puisse trouver du bizarre et de l’extravagant, et cela parce qu’il peut comparer : les gens du pays ne peuvent point s’en apercevoir. Au résumé, l’Opéra me fit plaisir ; mais la Comédie-Française me captiva. C’est là véritablement que les Français sont dans leur élément ; ils jouent en maîtres, et les autres peuples ne doivent point leur disputer la palme que l’esprit et le bon goût sont forcés de leur décerner.
J’y allais tous les jours, et quoique parfois il n’y eût pas deux cents spectateurs, on donnait du vieux et parfaitement joué. J’ai vu le Misanthrope, l’Avare, le Tartufe, le Joueur, le Glorieux et tant d’autres ; et quoique je les visse souvent, je croyais toujours les voir pour la première fois. J’arrivai à temps à Paris pour voir Sarrasin, la Dangeville, la Dumesnil, la Gaussin, la Clairon, Préville, et plusieurs actrices qui, retirées du théâtre, vivaient de leurs pensions et faisaient encore le charme de la société qu’elles recevaient. Je connus entre autres la célèbre Le Vasseur. Je les voyais avec plaisir et elles me communiquaient des anecdotes extrêmement curieuses. Elles étaient généralement très serviables et sous tous les rapports. Un soir, me trouvant dans une loge avec la Le Vasseur, on donnait une tragédie dans laquelle une jolie personne remplissait le rôle muet de prêtresse.
« Qu’elle est jolie ! lui dis-je.
- Oui, charmante. C’est la fille de celui qui a joué le confident. Elle est très aimable en société et elle promet beaucoup.
- Je ferais volontiers sa connaissance.
- Oh ! mon Dieu, cela n’est pas difficile. Son père et sa mère sont de très honnêtes gens, et je suis sûre qu’ils seront enchantés que vous leur demandiez à souper. Ils ne vous gêneront pas : ils iront se coucher et vous laisseront causer librement à table avec leur fille aussi longtemps qu’il vous plaira. Vous êtes en France, monsieur, et ici on connaît le prix de la vie et on tâche d’en tirer parti. Nous aimons le plaisir et nous ne nous croyons heureux que quand nous pouvons le faire naître.
- Cette façon de penser est charmante, madame ; mais de quel front voulez-vous que j’aille demander à souper à d’honnêtes gens que je ne connais pas du tout, et qui ne me connaissent pas davantage ?
- Oh ! bon Dieu ! que dites-vous là ? Nous connaissons tout le monde. Vous voyez bien comme je vous traite. Après la comédie, je vous présenterai, et la connaissance sera faite.
- Je vous prierai de me faire cet honneur une autre fois.
- Quand il vous plaira. »