Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 38

CHAPITRE XVII

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La belle O-Morphi. - Le peintre imposteur. - Je fais la cabale chez la duchesse de Chartres. - Je quitte Paris. - Mon séjour à Dresde et mon départ de cette ville.

J’étais à la foire Saint-Laurent avec mon ami Patu lorsqu’il lui vint envie de souper avec une actrice flamande nommée Morphi, et il m’engagea à être de moitié dans son caprice. Cette fille ne me tentait pas ; mais que refuse-t-on à son ami ? je fis ce qu’il voulut. Après avoir soupé avec la belle, Patu eut envie de passer la nuit à une occupation plus douce, et ne voulant pas le quitter, je demandai un canapé pour y passer sagement la nuit.

La Morphi avait une sœur, petite souillon d’environ treize ans, qui me dit que si je voulais lui donner un petit écu, elle me céderait son lit. Je le lui accorde, et me voilà dans un petit cabinet où je trouve une paillasse sur quatre planches.

« Et tu appelles cela un lit, mon enfant ?

- Je n’en ai pas d’autre, monsieur.

- Je n’en veux point, et tu n’auras pas mon petit écu.

- Vous pensiez donc à vous déshabiller ?

- Sans doute.

- Quelle idée ! nous n’avons point de draps.

- Tu dors donc tout habillée.

- Oh ! point du tout.

- Eh bien ! couche-toi comme d’ordinaire, et je te donnerai mon petit écu.

- Pourquoi donc ?

- Je veux te voir en cet état.

- Mais vous ne me ferez rien.

- Pas la moindre chose. »

Elle se met sur sa pauvre paillasse, où elle se couvre avec un vieux rideau. Dans cet état l’idée des haillons disparaît ; je ne vois plus qu’une beauté parfaite, mais je voulais la voir en entier. Je me disposais à satisfaire mon envie, elle oppose de la résistance ; mais un écu de six francs la rend docile, et ne trouvant en elle d’autre défaut qu’un manque absolu de propreté, je me mets à la laver de mes mains.

Vous me permettrez, mon cher lecteur, de vous supposer une connaissance aussi simple que naturelle, c’est que l’admiration dans le genre dont il s’agit est inséparable d’une autre approbation : heureusement et tout naturellement je trouvai la petite Morphi disposée à me laisser tout faire, excepté la seule dont je ne me souciais pas. Elle me prévint qu’elle ne me permettrait pas cela, car au jugement de sa sœur cela valait vingt-cinq louis. Je lui dis que nous marchanderions une autre fois ce point capital et que pour le moment nous le laisserions intact. Rassurée sur ce point, tout le reste fut à ma disposition, et je lui trouvai un talent très perfectionné, quoique si précoce.

La petite Hélène porta fidèlement à sa sœur les six francs que je lui avais donnés et lui raconta comment elle les avait gagnés. Avant de m’en aller, elle vint me dire que comme elle avait besoin d’argent, si je voulais, elle diminuerait quelque chose. Je lui répondis en riant que je la verrais le lendemain. Je contai l’affaire à Patu, qui me taxa d’exagération, et voulant lui prouver que j’étais connaisseur en beauté, j’exigeai qu’il vît Hélène comme je l’avais vue. Il convint que le ciseau de Praxitèle n’avait jamais pu produire quelque chose de plus parfait. Blanche comme un lis, Hélène avait tout ce que la nature et l’art des peintres peuvent réunir de plus beau. La beauté de ses traits avait quelque chose de si suave qu’elle portait à l’âme un sentiment indéfinissable de bonheur, un calme délicieux. Elle était blonde, et cependant ses beaux yeux bleus avaient tout le brillant des plus beaux yeux noirs.

Je fus la voir le soir du lendemain et ne m’étant pas accommodé sur le prix, je convins avec sa sœur que je lui donnerais douze francs chaque fois que j’irais la voir, qu’alors nous occuperions sa chambre, jusqu’à ce qu’il me prit envie de lui donner six cents francs. L’usure était forte, mais la Morphi était de race grecque et au-dessus des vains scrupules. Je n’avais nulle envie de donner cette somme, parce que je ne me sentais pas le désir d’obtenir ce qu’elle devait me valoir ; ce que j’obtenais étant tout ce que je désirais.

La sœur aînée me croyait dupe, car en deux mois j’avais dépensé trois cents francs sans avoir rien fait ; et elle attribuait ma retenue à de l’avarice. Quelle avarice !

J’eus envie d’avoir ce magnifique corps en peinture, et un peintre allemand me la peignit divinement bien pour six louis. La position qu’il lui fit prendre était ravissante. Elle était couchée sur le ventre, s’appuyant des bras et du sein sur un oreiller et tenant la tête tournée comme si elle avait été couchée aux trois quarts sur le dos. L’artiste habile et plein de goût avait dessiné sa partie inférieure avec tant d’art et de vérité, qu’on ne pouvait rien désirer de plus beau. Je fus ravi de ce portrait ; il était parlant, et j’y écrivis dessous O-Morphi, mot qui n’est pas homérique, mais qui n’en est pas moins grec et qui veut dire belle.

Mais qui peut connaître d’avance les voies secrètes du destin ! Mon ami Patu eut envie d’avoir une copie de ce portrait : on ne refuse pas un aussi léger service à son ami, et ce fut le même peintre qui fut chargé de la faire. Mais ce peintre, ayant été appelé à Versailles, y montra cette charmante peinture au milieu de plusieurs portraits, et M. de Saint-Quintin la trouva si belle qu’il n’eut rien de plus pressé que de l’aller montrer. Sa Majesté très chrétienne, grand connaisseur dans la partie, voulut s’assurer par ses yeux si le peintre avait copié avec fidélité ; et si l’original était aussi beau que la copie, le petit-fils de saint Louis savait bien à quoi il le ferait servir.

M. de Saint-Quintin, cet ami complaisant du prince, fut chargé de l’affaire : c’était là son ministère. Il demanda au peintre si l’original pourrait être conduit à Versailles, et l’artiste, croyant la chose très possible, lui promit de s’en informer.

Il vint en conséquence me communiquer la proposition, et l’ayant trouvée délicieuse, j’en fis part sans tarder à la sœur ainée, qui en tressaillit de joie. Elle se mit donc à débarbouiller sa jeune sœur, et deux ou trois jours après, l’ayant habillée proprement, elles partirent avec le peintre pour faire l’expérience. Le valet de chambre du ministre des plaisirs mignons du roi, ayant reçu le mot d’ordre de son maître, vint recevoir les deux femelles, qu’il enferma dans un pavillon du parc, et le peintre alla attendre à l’auberge l’issue des épreuves de sa négociation. Le roi, une demi-heure après, entra seul dans le pavillon, demanda à la jeune O-Morphi si elle était Grecque, tira le portrait de sa poche, regarda bien la petite et s’écria : « Je n’ai jamais rien vu de plus ressemblant. » Bientôt après il s’assit, prit la petite sur ses genoux, lui fit quelques caresses, et s’étant assuré de sa royale main que le fruit n’avait pas encore été cueilli, il lui donna un baiser.

O-Morphi regardait attentivement son maître et souriait.

« De quoi ris-tu ?

- Je ris de ce que vous ressemblez à un écu de six francs comme deux gouttes d’eau. »

Cette naïveté fit partir le monarque d’un grand éclat de rire, et il lui dit si elle voulait rester à Versailles. « Cela dépend de ma sœur, dit la petite. » Mais cette sœur s’empressa de dire au roi qu’elle ne désirait pas de plus grand bonheur. Le roi les enferma de nouveau et partit ; Mais, un quart d’heure après, Saint-Quintin vint les prendre, mit la petite dans un appartement entre les mains d’une femme, et alla avec la sœur aînée rejoindre le peintre allemand, auquel il donna cinquante louis pour le portrait et rien à la Morphi. Il prit seulement son adresse, en l’assurant qu’elle aurait de ses nouvelles. Elle eut en effet mille louis dès le lendemain. Le bon Allemand me donna vingt-cinq louis pour mon portrait en me promettant de me copier avec le plus grand soin celui qu’avait Patu. Il m’offrit également de me faire gratis celui de toutes les filles qui m’en feraient venir l’envie.

J’eus un véritable plaisir à voir la joie de cette bonne Flamande en contemplant les cinq cents doubles louis qu’on lui avait donnés. Se voyant riche et me considérant comme l’auteur de sa fortune, elle ne savait comment m’exprimer sa reconnaissance.

La jeune et belle O-Morphi, car le roi l’appela toujours ainsi, plut au monarque plus encore par sa naïveté et ses gentillesses que par sa rare beauté, la plus régulière que je me souvienne d’avoir jamais vue. Il la mit dans un appartement de son Parc-aux-Cerfs, véritable harem de ce monarque voluptueux, et où personne ne pouvait aller, à l’exception des dames présentées à la cour. Au bout d’un an, la petite accoucha d’un fils qui alla comme tant d’autres on ne sait où ; car aussi longtemps que vécut la reine Marie, on ne sut jamais où passèrent les enfants naturels de Louis XV.

O-Morphi fut disgraciée au bout de trois ans ; mais le roi, en la renvoyant, lui fit donner quatre cent mille francs qu’elle porta en dot à un officier breton. En 1783, me trouvant à Fontainebleau, je fis la connaissance d’un charmant jeune homme de vingt-cinq ans, fruit de ce mariage et véritable portrait de sa mère, dont il ignorait absolument l’histoire et que je ne crus pas devoir lui apprendre. J’inscrivis mon nom sur ses tablettes, en le priant de faire mes compliments à Mme sa mère.

Une méchanceté de Mme de Valentinois, belle-sœur du prince de Monaco, fut cause de la disgrâce de la belle O-Morphi. Cette dame, fort connue à Paris, dit un jour à cette jeune personne que pour bien faire rire le roi elle n’avait qu’à lui demander comment il traitait sa vieille femme. Trop simple pour deviner le piège, la jeune personne fit au roi cette impertinente question ; mais Louis XV, indigné, lui lança un regard furieux et lui dit : « Malheureuse ! qui vous a instruite à me faire cette demande ? » La pauvre O-Morphi, plus morte que vive, se jeta à genoux et lui dit la vérité.

Le roi la quitta et ne la revit plus. La comtesse de Valentinois ne reparut à la cour que deux ans après. Ce prince, qui savait fort bien tous les torts qu’il avait envers sa femme comme mari, ne voulait pas en avoir comme roi ; et malheur à qui s’oubliait envers la reine.

Les Français sont assurément le peuple le plus spirituel de l’Europe et peut-être du monde ; mais cela n’empêche pas que Paris ne soit la ville par excellence où l’imposture et la charlatanerie peuvent le mieux faire fortune. Lorsque la chose est découverte, on s’en moque, on en rit ; mais pendant la glose vient un nouveau saltimbanque, qui outre tous les autres et qui fait fortune en attendant qu’on le bafoue. C’est l’effet incontestable de l’empire que la mode exerce sur ce peuple aimable, habile et léger. Il suffit que la chose soit surprenante, quelque extravagante qu’elle soit, pour que la foule lui fasse accueil ; car on craindrait de passer pour sot en disant : « C’est impossible. » Il n’y a guère en France que les physiciens qui sachent qu’entre la puissance et l’action il y a l’infini ; tandis qu’en Italie cet axiome est connu de tout le monde, ce qui ne veut pas dire que les Italiens soient au-dessus des Français.

Un peintre fit fortune pendant quelque temps parce qu’il annonça une chose impossible, c’est-à-dire qu’il fit accroire qu’il faisait le portrait d’une personne sans la voir et simplement sur la description qu’on lui en faisait. La seule chose qu’il demandât était que la description fût d’une rigoureuse exactitude. Il arrivait de là que le portrait faisait plus d’honneur à l’informateur qu’à l’artiste ; mais il résultait aussi de cet arrangement que l’informateur était obligé de dire que le portrait était ressemblant, car dans le cas contraire le peintre alléguait la plus légitime de toutes les excuses : il disait que si le portrait ne ressemblait pas, la faute en était à celui qui lui avait fait la description de la personne, car il n’avait pas su faire passer dans son âme la nuance des traits de la personne dont il devait retracer l’image.

Je soupais un soir chez Silvia lorsque quelqu’un débita cette merveilleuse nouvelle, et sans la ridiculiser en rien, avec le ton d’une parfaite croyance. « Ce peintre, disait-il, avait déjà fait plus de cent portraits tous très ressemblants. » Tout le monde disait que cela était beau ; je fus le seul qui, étouffant de rire, me permis de dire que c’était ridicule, et impossible. Le narrateur fâché, me proposa une gageure de cent louis. Je redoublai de rire parce que la proposition n’était point acceptable, à moins de s’exposer à être dupe.

« Mais les portraits sont très ressemblants.

- Je n’en crois rien ; et s’ils ressemblent, il y a de la friponnerie. »

Voulant à toute force nous convaincre Silvia et moi, car elle était la seule qui partageât mon sentiment, le narrateur nous proposa de nous mener dîner chez le peintre : nous acceptâmes.

Le lendemain, nous étant rendus chez cet artiste, nous vîmes une quantité de tableaux portraits, tous soi-disant parfaitement ressemblants : comme nous n’en connaissions pas les originaux, nous n’avions rien à contester.

« Monsieur, lui dit Silvia, me feriez-vous le portrait de ma fille sans la voir ?

- Oui, madame, si vous êtes sûre de me faire exactement la description de sa physionomie. »

Nous nous donnâmes un coup d’œil, et tout fut dit. Le peintre nous dit que son repas favori était le souper, et que nous lui ferions grand plaisir de l’honorer souvent de notre présence. Il était, comme les marchands d’orvietan, muni d’une foule de lettres, sorte de certificats, de Bordeaux, de Toulouse, de Lyon, de Rouen, etc., où l’on voyait ou des compliments sur la perfection de ses portraits ou des descriptions pour des portraits nouveaux qu’on lui demandait. Au reste, on lui payait ses portraits d’avance.

Deux ou trois jours après, je rencontrai sa jolie nièce, qui me fit d’obligeants reproches de ce que je n’allais pas souper avec son oncle. Cette nièce était un morceau friand, et flatté du reproche, je lui promis d’y aller dès le lendemain, et en moins de huit jours la partie devint sérieuse. J’en devins amoureux ; mais l’intéressante nièce, qui avait de l’esprit et qui ne voulait que s’amuser, n’était pas amoureuse et ne m’accordait rien. J’espérais, et, me voyant pris, je sentais que c’était ce que j’avais de mieux à faire.

Un jour étant seul dans ma chambre et prenant mon café en pensant à elle, la porte s’ouvre sans que personne se fût annoncé, et voilà un jeune homme qui se présente. Je ne le remettais pas ; mais avant que j’eusse le temps de lui faire la moindre question :

« Monsieur, me dit-il, j’ai eu l’honneur de souper avec vous chez le peintre Sanson.

- Ah ! oui ; excusez moi, de grâce ; monsieur, je ne vous remettais pas.

- C’est naturel ; car vous n’eûtes des yeux à table que pour Mlle Sanson.

- Chose très possible ; mais, puisque vous vous en êtes aperçu, avouez, monsieur, qu’elle est charmante.

- Je n’ai nulle peine à l’avouer ; car, pour mon malheur, je ne le sais que trop.

- Vous en êtes donc amoureux ?

- Hélas ! encore oui, et pour mon malheur.

- Pour votre malheur ! mais faites-vous-en aimer.

- C’est à quoi, monsieur, je tâche depuis un an, et je commençais à concevoir quelque espérance lorsque vous êtes venu pour me désespérer.

- Moi, monsieur, vous désespérer ?

- Oui, monsieur, vous-même.

- J’en suis bien fâché, mais je ne saurais qu’y faire.

- Il ne vous serait pourtant pas difficile d’y faire beaucoup, et si vous me le permettiez, je vous suggérerais ce que vous pourriez faire pour m’obliger.

- Parlez, et sans contrainte.

- Vous pourriez ne plus remettre les pieds chez elle.

- La proposition est singulière ; mais cependant j’avoue que c’est la seule chose que je puisse faire, ayant véritablement l’envie de vous obliger. Cependant croyez-vous que pour lors vous réussirez à vous en faire aimer ?

- Alors ce sera mon affaire. En attendant, n’y venez plus et j’aurai soin du reste.

- Il est possible que je puisse avoir cette extrême complaisance ; mais, monsieur, me ferez-vous la grâce de m’avouer qu’il est assez singulier que vous m’ayez jugé homme à cela ?

- Oui, monsieur, j’avoue que cela peut paraître singulier ; mais je vous ai jugé homme de sens et de beaucoup d’esprit, et après y avoir bien réfléchi, j’ai pensé que vous vous mettriez à ma place et que vous ne voudriez pas me rendre malheureux, ni exposer vos jours pour une demoiselle qui ne peut vous inspirer qu’un amour de fantaisie, tandis que moi, je n’aspire qu’au bonheur ou au malheur, n’importe, d’unir ma destinée à la sienne.

- Mais si par hasard je pensais comme vous à la demander en mariage ?

- Alors nous serions également à plaindre ; et l’un de nous aurait cessé de vivre avant que l’autre l’obtînt ; car tant que je vivrai, Mlle Sanson ne sera point la femme d’un autre. »

Ce jeune homme bien planté, pâle, sérieux, froid comme un morceau de marbre, amoureux maniaque et qui dans une raison mêlée d’un profond désespoir, vient me tenir des propos pareils avec un flegme surprenant, et cela dans ma propre chambre, me donne matière à penser. Certes, je ne crains pas mon homme ; mais, quoique amoureux de Mlle Sanson, je ne me sens pas enflammé au point d’égorger un homme pour ses beaux yeux ou de recevoir la mort pour soutenir un amour en herbe. Sans rien répondre au jeune homme, je me mets à me promener en long et en large dans ma chambre pendant un bon quart d’heure, pesant cette proposition que je me fis à moi-même : Laquelle des deux actions me sera la plus glorieuse aux yeux de mon rival et me vaudra mieux ma propre estime : savoir celle de me couper la gorge froidement avec lui, ou celle de lui rendre le repos en lui laissant avec dignité le champ libre ?

L’amour propre me disait ; « Bats-toi : » la raison me dit : « Force ton rival à te reconnaître plus sage que lui. »

« Que penserez-vous de moi, monsieur, lui dis-je d’un air décidé, si je consens à ne plus mettre les pieds chez Mlle Sanson ?

- Je dirai, monsieur, que vous avez pitié d’un malheureux, et que vous me trouverez toujours prêt à verser pour vous la dernière goutte de mon sang pour vous témoigner ma reconnaissance.

- Qui êtes-vous ?

- Je suis Garnier, fils unique de Garnier, marchand de vin, rue de Seine.

- Eh bien ! monsieur Garnier, je n’irai plus chez Mlle Sanson ; Soyez mon ami.

- Jusqu’à la mort. Adieu, monsieur.

- Adieu, soyez heureux. »

Patu entra cinq minutes après le départ de Garnier. Je lui contai l’aventure ; il me trouva un héros. « Je n’en aurais pas agi, me dit-il, autrement que toi ; mais je n’aurais eu garde d’en agir comme Garnier. »

A peu près vers le même temps, le comte de Melfort, colonel du régiment d’Orléans, me fit prier par Camille, sœur de Coraline que je ne voyais plus, de répondre à deux questions par le moyen de ma cabale. Je fais deux réponses fort obscures, mais qui disaient beaucoup ; je les cachète et les remets à Camille, qui me prie le lendemain d’aller avec elle dans un endroit qu’elle ne peut pas me nommer. Je la suis ; elle me mène au Palais-Royal, où, par un petit escalier, elle me conduit dans l’appartement de madame la duchesse de Chartres. J’attends environ un quart d’heure, la duchesse vient et fait cent caresses à Camille pour la remercier de m’avoir amené. M’adressant ensuite la parole, elle me dit d’un air noble, mais très gracieux, toutes les difficultés qu’elle trouvait dans les réponses que j’avais faites et qu’elle tenait à la main. Je témoignai d’abord quelque embarras que les questions fussent de Son Altesse ; ensuite je lui dis que je savais faire la cabale, mais que je n’avais pas le don de l’interpréter ; qu’il fallait qu’elle eût la bonté de faire de nouvelles questions propres à rendre les réponses plus claires. Elle se mit à écrire tout ce qu’elle n’entendait pas et tout ce qu’elle voulait savoir.

« Madame, il faut que vous vous donniez la peine de séparer les questions, car l’oracle cabalistique ne répond pas à deux choses à la fois.

- Eh bien, me dit-elle, faites les questions vous-même.

- Votre Altesse me pardonnera, mais tout doit être écrit de sa propre main. Imaginez-vous, madame, que vous parlez à une intelligence qui connaît tous vos secrets. »

Elle se mit à écrire et fit sept à huit questions. Elle les lit avec attention, et me dit avec une expression noble et confiante :

« Monsieur, je voudrais être sûre que personne que vous ne saura jamais ce que je viens d’écrire.

- Madame peut compter sur mon honneur. »

Je les lis avec attention, et je vois que son désir est raisonnable : je juge même qu’en mettant ces questions dans ma poche, je cours risque de les perdre et de me compromettre.

« Il ne me faut, madame, que trois heures pour faire ce travail, et je veux que Votre Altesse soit tranquille. Si elle a affaire, elle peut me laisser seul ici, pourvu que personne ne vienne m’interrompre. Dès que j’aurai fini, je mettrai tout sous cachet ; que Votre Altesse daigne me dire à qui je devrai le remettre.

- A moi-même ou à Mme de Polignac, si vous la connaissez.

- Oui, madame, j’ai l’honneur de la connaître. »

La duchesse me remit un petit briquet pour allumer une bougie, et s’en alla avec Camille. Je restai seul enfermé à la clef, et trois heures après, comme je venais de finir, Mme de Polignac vint prendre le paquet, et je m’en allai.

La duchesse de Chartres, fille du prince de Conti, avait vingt-six ans. Elle était remplie de cette sorte d’esprit qui rend une femme adorable. Elle était vive, sans préjugés, gaie, disant des bons mots, aimant la plaisanterie et le plaisir qu’elle préférait à une longue vie. Courte et bonne sont des mots qu’elle avait toujours sur le bout de la langue. Elle était en outre bonne, généreuse, patiente, tolérante et constante dans tous ses goûts. Elle était jolie, mais elle se tenait mal, et se moquait de Marcel, maître de grâces, qui voulait l’en corriger. Elle dansait la tête penchée en avant et les pieds en dedans ; et malgré cela elle était charmante. Malheureusement elle avait sur la figure des boutons qui lui nuisaient beaucoup. On croyait que cela venait du foie, mais c’était un vice dans le sang qui finit par lui donner la mort, qu’elle brava jusqu’au dernier instant de sa vie.

Les questions qu’elle soumit à mon oracle avaient pour objet des affaires qui regardaient son cœur : entre autres choses aussi elle voulait savoir comment faire disparaître les petites bubes qui la défiguraient. Mes oracles étaient obscurs dans tout ce dont j’ignorais les circonstances, mais ils étaient clairs sur ce qui regardait sa maladie, et ce fut ce qui les rendit chers et nécessaires.

Le lendemain après-dîner, Camille m’écrivit un billet, comme je m’y attendais, me priant de tout quitter pour être à cinq heures au Palais-Royal dans le même cabinet où elle m’avait laissé la veille. Je n’y manquai pas. Un vieux valet de chambre qui m’attendait partit à l’instant, et cinq minutes après je vis paraître la charmante princesse. Après un compliment plein de grâce, elle tire de sa poche toutes mes réponses et me demande si j’avais des affaires.

« Votre Altesse peut être sûre que je n’en aurai jamais de plus pressées que de la servir.

- Fort bien : je ne sortirai pas non plus, et nous travaillerons. »

Là-dessus elle me montre toutes les questions qu’elle avait déjà faites sur divers sujets, et particulièrement sur le remède pour faire disparaître ses bubes : Ce qui lui avait rendu mon oracle précieux était une chose que personne ne pouvait savoir. J’avais conjecturé et deviné : si je n’avais pas deviné, c’eût été égal.

J’avais eu la même indisposition, et j’étais assez physicien pour savoir qu’une guérison forcée d’une maladie cutanée par des topiques aurait pu lui donner la mort.

J’avais déjà répondu qu’elle ne pouvait guérir en moins de huit jours de l’apparence de la maladie sur le visage, et qu’il lui fallait un an de régime pour la guérir radicalement.

Nous passâmes trois heures pour savoir tout ce qu’elle devait faire, et curieuse de la science de l’oracle, elle se soumit à tout : huit jours après, toutes ces vilaines bubes avaient disparu.

J’eus soin de la purger doucement chaque jour : je lui prescrivis ce qu’elle devait manger, et je lui défendis tous les comestiques, lui ordonnant seulement de se laver soir et matin avec de l’eau de plantin. L’oracle modeste ordonna à la princesse de faire les mêmes ablutions partout où elle voudrait éprouver les mêmes effets, et la princesse obéit.

J’allai exprès à l’Opéra le jour où la duchesse y parut avec une peau lisse et vermeille. Après l’Opéra, elle alla se promener dans la grande allée du Palais-Royal, suivie de ses premières dames et fêtée de tout le monde. Elle m’aperçut et m’honora d’un sourire. J’étais vraiment heureux. Camille, M. de Montfort et madame de Polignac étaient les seuls qui sussent que j’étais l’oracle de la princesse, et je jouissais du succès. Mais le lendemain quelques boutons reparurent sur le beau teint de cette charmante femme, et vite ordre de me rendre au Palais-Royal.

Le vieux valet de chambre, qui ne me connaissait pas, me fit entrer dans un boudoir délicieux près d’un cabinet où il y avait une baignoire. La duchesse vint bientôt, ayant l’air un peu triste, car elle avait de petits boutons sur le front et sur le menton. Elle tenait à la main une question pour mon oracle, et comme elle était courte, je voulus lui procurer le plaisir de lui faire trouver la réponse à elle-même. Les nombres traduits par la princesse lui reprochèrent d’avoir transgressé le régime prescrit, et elle convint qu’elle avait bu des liqueurs et mangé du jambon ; mais elle était émerveillée d’avoir trouvé cette réponse, ne concevant pas comment elle avait pu résulter d’une pile de nombres.

Dans ces entrefaites, une de ses femmes étant venue lui dire un mot à l’oreille, elle lui dit d’attendre un instant dehors : ensuite, se tournant vers moi : « Vous ne serez pas fâché, monsieur, dit-elle, de voir ici quelqu’un de vos amis aussi délicat que discret. » En disant cela, elle se dépêche de mettre dans sa poche tous les papiers qui n’avaient point rapport à sa maladie, puis elle appelle.

Je vois entrer un homme que je pris à la lettre pour un garçon d’écurie : c’était M. de Melfort. « Voyez, lui dit la princesse, M. Casanova m’a appris à faire la cabale. » Et en même temps elle lui montre la réponse qu’elle avait tirée.

Le comte ne le croyait pas.

« Allons, me dit-elle, il faut le convaincre : que voulez-vous que je demande ?

- Tout ce que Votre Altesse voudra. »

Elle pense un instant, et tirant de sa poche une petite boite d’ivoire, elle écrit : « Dis-moi pourquoi cette pommade ne me fait plus aucun effet ? »

Elle fait la pyramide, les colonnes et les clefs comme je le lui avais enseigné, et prête à faire la réponse, je lui apprends à faire des additions, des soustractions, qui paraissaient sortir des nombres et qui pourtant n’étaient qu’arbitraires ; ensuite je lui dis d’interpréter les nombres en lettres et je sors, faisant semblant d’avoir quelque besoin. Je rentre lorsque je crois que sa traduction peut être achevée, et je trouve la princesse dans le plus grand étonnement.

« Ah ! monsieur, quelle réponse !

- Fausse, peut-être ; mais, madame, cela peut arriver.

- Fausse, monsieur ? divine ! La voici : « Elle n’a de force que sur la peau d’une femme qui n’a pas engendré. »

- Je ne trouve point cette réponse-là étonnante, madame.

- Je le crois, monsieur, mais c’est parce que vous ne savez pas que cette pommade est celle que l’abbé de Brosses me donna il y a cinq ans et qui alors me guérit : c’était dix mois avant que j’accouchasse du duc de Montpensier. Je donnerais tout au monde pour apprendre à faire par moi-même cette sublime cabale.

- Comment, dit le comte, c’est cette pommade dont je sais l’histoire ?

- Précisément.

- C’est surprenant.

- Je voudrais encore faire une question qui regarde une femme dont je ne voudrais pas dire le nom.

- Dites : la femme que j’ai dans ma pensée. »

Alors elle posa cette question : « Quelle est la maladie de cette femme ? » Elle fait l’opération, et je lui fais obtenir pour réponse : « Elle veut en imposer à son mari. » Pour le coup, la duchesse jeta les hauts cris.

Il était fort tard, et le me disposais à partir, quand M. de Melfort, qui parlait à Son Altesse, me dit que nous sortirions ensemble. Nous sortîmes en effet, et il me dit que la réponse cabalistique sur la pommade était vraiment étonnante. En voici l’histoire.

« Madame la duchesse, jolie comme vous la voyez, avait la figure si chargée de boutons que le duc dégoûté n’avait pas la force de l’approcher maritalement : aussi la pauvre princesse languissait-elle dans l’inutile désir d’être mère. L’abbé de Brosses la guérit au moyen de cette pommade, et, son beau visage uni comme un satin, elle se rendit à la loge de la reine au Théâtre-Français. Le duc de Chartres, sans savoir que sa femme fût au spectacle, où elle n’allait que rarement, se trouvait en face de la loge du roi. Sans reconnaître la duchesse, il la trouve belle et s’informe qui c’est ; on le lui dit, mais, n’en croyant rien, il sort de la loge du roi, se rend auprès de sa femme, lui fait compliment, et la même nuit il lui fit annoncer sa visite. Il en est résulté que neuf mois après Mme la duchesse mit au monde le duc de Montpensier, qui maintenant a cinq ans et qui se porte fort bien. Pendant sa grossesse la duchesse continua d’avoir un beau visage ; mais dès qu’elle fut accouchée, les boutons revinrent et la pommade est demeurée sans effet. »

En achevant son récit, le comte tira de sa poche une boîte en écaille avec le portrait très ressemblant de la duchesse, et me dit :

« Son Altesse vous prie d’accepter son portrait et si vous voulez le faire monter, elle vous prie de vous servir de ceci. »

C’était un rouleau de cent louis. Je reçus la boîte et les cent louis en priant le comte d’exprimer toute ma reconnaissance à Son Altesse. Je n’ai jamais fait monter le portrait, car alors j’avais besoin d’argent pour autre chose.

Dans la suite, la duchesse me fit plusieurs fois l’honneur de me faire appeler ; mais il ne fut plus question de la guérir : elle était incapable d’observer le régime nécessaire. Elle me faisait quelquefois passer cinq ou six heures à l’ouvrage, tantôt dans un coin, tantôt dans un autre, venant, sortant et me faisant donner à dîner ou à souper par le bon vieux valet de chambre qui n’ouvrait jamais la bouche.

La cabale ne roulait que sur des affaires secrètes qu’elle était curieuse de connaître, et souvent elle trouvait des vérités que j’ignorais moi-même. Elle désirait que je lui apprisse à la faire ; mais jamais elle ne me pressa ; seulement elle me fit dire par M. de Melfort que si je voulais lui apprendre mon secret, elle me ferait avoir un emploi qui me vaudrait vingt-cinq mille francs de rente. Hélas ! la chose était impossible. Je l’aimais à la folie, mais jamais je ne me permis de lui en faire rien apercevoir ; mon amour-propre fut le correctif de mon amour. Je craignais que sa fierté ne m’humiliât ; et peut être eus-je tort. Ce que je sais, c’est que je me repens encore d’avoir écouté une sotte crainte. Il est vrai que je jouissais de plusieurs privilèges dont, peut-être, elle m’aurait privé si elle avait connu mon amour.

Un jour elle voulut que ma cabale lui dit si on pouvait guérir un cancer que Mme de la Popelinière avait au sein, et j’eus le caprice de lui faire répondre que cette dame n’avait point de cancer, et qu’elle se portait fort bien.

« Comment, s’écria-t-elle, mais tout Paris le croit et elle fait consultation sur consultation. Cependant j’en crois la cabale. »

Ayant vu à la cour le duc de Richelieu, elle lui dit qu’elle était sûre que Mme de la Popelinière n’était point malade. Le maréchal, qui était du secret, lui dit qu’elle se trompait, mais elle lui proposa une gageure de cent mille francs. Je tremblai quand la duchesse me conta cela.

« A-t-il accepté ? lui dis-je avec anxiété.

- Non ; cela l’a étonné ; et vous savez qu’il doit le savoir. »

A trois ou quatre jours de là, elle me dit d’un air triomphant que M. de Richelieu lui avait avoué que ce prétendu cancer n’était qu’une ruse pour exciter la pitié de son mari avec lequel elle avait envie de retourner ; elle ajouta que le maréchal lui avait dit qu’il payerait volontiers mille louis pour savoir comment elle avait découvert la vérité.

« Si vous voulez les gagner, me dit-elle, je lui dirai tout.

- Non, non, madame, je vous en supplie. »

J’eus peur d’une attrape. Je connaissais la tête du maréchal et l’aventure du trou dans la paroi par où ce seigneur s’introduisait chez cette dame, était connue de tout Paris ; et M. de la Popelinière même avait contribué à rendre la chose publique en refusant de revoir sa femme, à laquelle il faisait une rente de douze mille francs par an.

Madame la duchesse de Chartres avait fait des couplets charmants sur cet événement ; mais personne ne les avait connus hors de sa coterie, à l’exception du roi, qui l’aimait beaucoup, quoiqu’elle lui lançât souvent des brocards. Un jour, par exemple, elle lui demanda s’il était vrai que le roi de Prusse dût venir à Paris. Louis XV lui ayant répondu que ce bruit n’était qu’un conte en l’air : « J’en suis bien fâchée, lui dit-elle, car je meurs d’envie de voir un roi. »

Mon frère, qui avait fait plusieurs tableaux, se détermina à en présenter un à M. de Marigni, et un beau matin nous nous rendîmes chez ce seigneur, qui demeurait au Louvre où tous les artistes allaient lui faire leur cour. Nous nous trouvâmes dans une salle contiguë à son appartement, où, étant arrivés les premiers, nous attendions qu’il sortît. Le tableau était exposé ; c’était une bataille dans le goût de Bourguignon.

La première personne qui vient s’arrête devant le tableau, le considère attentivement et s’en éloigne en se disant à lui-même : « C’est mauvais. » Un moment après, deux autres personnes arrivent, examinent le tableau, se mettent à rire et disent : « Voilà l’ouvrage d’un écolier. » Je lorgnais mon frère assis auprès de moi : il suait sang et eau. En moins d’un quart d’heure la salle fut remplie de monde, et le misérable tableau était l’objet des railleries de chacun. Mon pauvre frère se sentait mourir et remerciait Dieu de n’être connu de personne.

Comme la situation de son âme me faisait pitié, je me levai pour passer dans une autre salle, et je lui dis pour le consoler que M. de Marigni allait venir et qu’en trouvant son tableau bien fait, il le vengerait des outrages de tout le monde. Heureusement cet avis ne fut pas le sien, et vite nous sortons, et, montant dans un fiacre, nous nous rendons chez nous, ordonnant à notre domestique d’aller reprendre le tableau. Dès que le pauvre tableau fut à la maison, mon frère en fit une bataille véritable, car il le perça de vingt coups d’épée. Il prit la résolution d’arranger de suite ses affaires, de quitter Paris et d’aller ailleurs étudier un art dont il était idolâtre : nous décidâmes de nous rendre à Dresde.

Deux ou trois jours avant de quitter le charmant séjour de Paris, je dînai seul chez le suisse de la porte des Feuillants aux Tuileries ; il s’appelait Condé. Après dîner, sa femme, assez jolie, me présenta la carte, où chaque article était porté au double de sa valeur. Je le lui fis observer, mais elle me dit d’un ton assez sec qu’il n’y avait pas un liard à rabattre. Je payai, mais comme la carte était quittancée au bas par ces mots : « Femme Condé, » je pris la plume et j’ajoutai après le nom Condé-Labré, et je sortis en lui laissant la carte.

Je me promenais dans une allée, sans plus penser à mon écorcheuse, lorsqu’un petit homme, coiffé à l’oiseau royal (petit chapeau sur l’oreille), ayant à sa boutonnière un énorme bouquet et portant à son côté une longue flamberge, m’aborde d’un air insolent et me dit sans autre préambule qu’il avait envie de me couper la gorge.

« Petit bout d’homme ! ce serait donc en montant sur un tabouret. Moi, je vous couperai les oreilles.

- Sacrebleu, monsieur !

- Point de colère de manant : vous n’avez qu’à me suivre ; votre affaire ne sera pas longue. »

Je me dirige à grands pas vers l’Étoile où, ne voyant personne, je lui demande brusquement ce qu’il voulait et la raison qu’il avait de m’attaquer.

« Je suis le chevalier de Talvis. Vous avez insulté une honnête femme que je protège ; dégainez. »

En disant ces mots, il tire sa longue épée ; je tire la mienne, et en me mettant en garde je me fends sur lui et je le blesse à la poitrine.

Il saute en arrière en s’écriant que je l’ai blessé en traître.

« Tu mens, faquin, et conviens-en, ou je te passe mon épée à travers le corps.

- Point du tout, car je suis blessé ; mais je vous demanderai ma revanche et nous ferons juger le coup.

- Mauvais ferrailleur, si tu n’es pas content, je te couperai les oreilles. »

Je le laissai là, persuadé que mon coup était en règle puisqu’il avait mis l’épée à la main avant moi ; et s’il ne se couvrit pas de suite, ce n’était pas à moi à l’en faire souvenir.

Vers la mi-août, je quittai Paris avec mon frère. J’avais habité cette ville par excellence pendant deux ans ; j’y avais eu beaucoup de plaisirs, et nul autre désagrément que celui de me trouver parfois un peu court d’argent. Nous passâmes par Metz, Mayence et Francfort, et nous arrivâmes à Dresde vers la fin du même mois. Ma mère nous fit le plus tendre accueil et fut enchantée de nous revoir. Mon frère passa quatre ans dans cette jolie ville constamment occupé de l’étude de son art et copiant à la célèbre galerie électorale tous les beaux tableaux de batailles des plus grands maîtres.

Il ne retourna à Paris que lorsqu’il eut acquis la certitude de pouvoir braver la critique : je raconterai plus tard comment nous y arrivâmes à peu près vers le même temps. Avant cette époque, ami lecteur, tu verras ce que firent tour à tour pour et contre moi la bonne et la mauvaise fortune.

La vie que je menai à Dresde jusqu’à la fin du carnaval de 1753 n’offre rien d’extraordinaire. Pour faire plaisir aux comédiens et à ma mère en particulier, je fis une pièce comi-tragique où je fis paraître deux Arlequins. C’était une parodie des Frères ennemis de Racine. Le roi rit beaucoup des disparates comiques dont mon drame était farci et j’en reçus un superbe présent. Ce roi était magnifique et prodigue, et il était en cela merveilleusement secondé par le fameux comte de Brühl. Je quittai cette ville peu de temps après. J’y laissai ma chère mère, mon frère et ma sœur devenue l’épouse de Pierre-Auguste, maître de clavecin de la cour, mort il y a deux ans, laissant sa veuve dans une honnête aisance et sa famille heureuse.

Mon séjour à Dresde fut marqué par un souvenir d’amour dont je me défis, comme des autres, par un régime de six semaines. J’ai souvent remarqué que la plus grande partie de ma vie s’est passée à tâcher de me rendre malade, et quand j’avais atteint mon but, à chercher à recouvrer ma santé. J’ai également bien réussi dans l’un et dans l’autre ; et aujourd’hui que sous ce rapport je jouis d’une santé parfaite, je souffre de ne pouvoir plus me rendre malade : mais l’âge, cette maladie aussi cruelle qu’inévitable, m’oblige à me porter bien malgré moi. Le mal dont je parle et que nous autres Italiens appelons fort sottement mal français, tandis qu’à juste titre nous pourrions prétendre à l’honneur de l’importation première, n’abrège pas la vie, quoiqu’il laisse des marques indélébiles de son passage. Ces cicatrices, moins honorables peut-être que celles que l’on gagne dans les combats de Mars, acquises avec plaisir, ne devraient jamais laisser des regrets.

J’eus à Dresde l’occasion de voir souvent le roi, qui chérissait le comte de Brühl son ministre, parce que ce favori avait le double secret d’être encore plus prodigue que son maître et de lui rendre tout possible.

Jamais monarque ne fut plus que lui ennemi de l’économie ; il riait de ceux qui le volaient et dépensait beaucoup pour avoir sujet de rire. N’ayant pas assez d’esprit pour rire des sottises des autres souverains et des ridicules de l’espèce humaine, il tenait à ses gages quatre bouffons qu’on appelle fous en Allemagne, quoique ces êtres dégradés aient d’ordinaire plus d’esprit que leurs maîtres. L’office de ces bouffons est de faire rire leur maître par toutes sortes de plaisanteries qui d’ordinaire sont de dégoûtantes scurilités ou de plates impertinences.

Cependant ces fous par métier captivent parfois l’esprit de leur maître au point d’en obtenir des grâces importantes pour les personnes en faveur desquelles ils s’intéressent, ce qui fait qu’ils sont fêtés dans les familles les plus distinguées. Quel est l’homme auquel le besoin ne fasse faire des bassesses ? Agamemnon, dans Homère, ne dit-il pas qu’ils sont dans le cas de devoir en faire ? et ces messieurs vivaient bien avant nous ! ce qui semble prouver que les hommes dans tous les temps sont unis par le même mobile, l’intérêt.

On a tort de dire que le comte de Brühl fut ce qu’on appelle la perte de la Saxe, car il n’était que le ministre fidèle des volontés et des penchants de son maître. Ses enfants demeurés pauvres justifient assez la mémoire de leur père.

Dresde renfermait la plus brillante cour qu’il y eût alors en Europe, et les arts y florissaient ; cependant on n’y voyait point de galanterie ; car le roi Auguste n’était pas galant, et les Saxons ne sont pas de nature à l’être, à moins que leur souverain ne leur en donne l’exemple.

A mon arrivée à Prague, où je n’avais pas l’intention de m’arrêter, après avoir porté une lettre à Locatelli, entrepreneur de l’Opéra, j’allai faire une visite à Mme Morelli, ancienne connaissance que j’aimais et qui me tint lieu de tout pendant deux ou trois jours. Au moment où j’allais partir, je rencontrai dans la rue mon ami Fabris, alors colonel, et il m’obligea à aller dîner avec lui. Après l’avoir embrassé, je lui remontre en vain que je dois partir à l’instant : « Vous partirez ce soir, me dit-il, avec un de mes amis, et vous rejoindrez la diligence. »

Je dus céder et j’en fus enchanté, car nous passâmes délicieusement le reste de la journée. Fabris languissait après la guerre, et ses vœux furent exaucés deux ans après ; il y acquit beaucoup de gloire.

Je dois dire un mot de Locatelli. C’était un caractère original et qui valait la peine d’être connu. Il mangeait tous les jours à une table de trente couverts, et ses convives étaient ses acteurs, actrices, danseurs et danseuses, et quelques amis. Il présidait noblement à la bonne chère qu’il faisait faire ; car sa passion était de bien manger. J’aurai occasion de parler de lui lorsque j’en serai à mon voyage de Pétersbourg où je le trouvai : il y est mort il y a peu de temps à l’âge de quatre-vingt-dix ans.

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