Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 32

CHAPITRE XI

Оглавление

Henriette reçoit M. d’Antoine. - Je perds cette femme aimable, que j’accompagne jusqu’à Genève. - Je passe le Saint-Bernard et je retourne à Parme. - Lettre d’Henriette. - Mon désespoir. - De La Haye s’attache à moi. - Fâcheuse aventure avec une actrice ; ses suites. - Je deviens bigot. - Bavois. - Mystification d’un officier fanfaron.

Dès que je fus rentré, le cœur gros d’appréhension, je rendis à Henriette tout ce que m’avait dit M. d’Antoine, ensuite je lui remis sa lettre, qui contenait quatre pages. Elle la lut attentivement avec une émotion visible ; ensuite elle me dit :

« Mon ami, n’en sois pas offensé, mais l’honneur de deux familles ne me permet pas de te laisser lire cette lettre. Je me vois forcée à recevoir M. d’Antoine, qui se dit mon parent.

- Ainsi, dis-je, voilà le commencement du dernier acte ! Quelle affreuse idée ! je touche au terme d’un bonheur trop parfait ! Malheureux ! qu’avais-je besoin de rester si longtemps à Parme ? Quel aveuglement ! de toutes les villes du monde, excepté la France, Parme était la seule que je dusse craindre, et c’est ici que je t’ai menée, quand je pouvais te mener partout ailleurs ; car tu n’avais de volonté que la mienne ! Je suis d’autant plus coupable, que tu ne m’as jamais caché tes craintes. Eh ! pourquoi ai-je introduit ici ce fatal Dubois ? ne devais-je pas prévoir que sa curiosité nous serait tôt ou tard funeste ? Cette curiosité, hélas ! je ne puis cependant la condamner, puisqu’elle est toute naturelle. Je ne dois m’en prendre qu’à toutes les perfections dont la nature t’a douée, perfections qui ont fait mon bonheur et qui vont me plonger dans un abîme de désespoir ; car, hélas ! je prévois l’avenir le plus affreux.

- Je te prie, mon tendre ami, de ne rien prévoir et de te modérer. Usons de toute notre raison pour nous mettre au-dessus des événements. Je ne répondrai pas à cette lettre ; mais tu dois lui écrire de venir ici demain à trois heures, dans son équipage, en le priant de se faire annoncer.

- Hélas ! quel pénible sacrifice m’imposes-tu ?

- Tu es mon meilleur, mon unique ami : je n’exige rien, je ne t’impose rien ; mais refuseras-tu ?…

- Non, jamais, jamais rien. Dispose de moi à la vie et à la mort.

- Je connaissais ta réponse. Tu seras avec moi lorsqu’il viendra ; mais, après quelques instants donnés aux convenances, tu passeras dans ta chambre sous un prétexte quelconque et tu nous laisseras causer seuls. M. d’Antoine connaît toute mon histoire ; il connaît mes torts, mais aussi mes raisons, et il sait qu’en honnête homme, en qualité de parent, il doit me mettre à l’abri de tout affront. Il ne fera rien que de concert avec moi, et s’il pensait à s’écarter des lois que je lui dicterai, je n’irai pas en France, et je te suivrai où tu voudras pour te consacrer le reste de mes jours. Cependant, cher ami, songe que des circonstances fatales peuvent nous faire envisager notre séparation comme le meilleur parti, et nous devons nous assurer assez de force pour le prendre, pour espérer de n’être pas malheureux. Fie-toi à moi, et sois sûr que je saurai prendre mes mesures pour me ménager la portion de bonheur dont il peut m’être donné de jouir dans la privation du seul homme qui jamais ait eu toute ma tendre affection. Tu auras, je l’attends de ta grande âme, le même soin de ton avenir, et je suis certaine que tu réussiras. En attendant, éloignons de nous tous les tristes pressentiments qui pourraient obscurcir les instants qui nous restent.

- Ah ! que ne sommes-nous partis après la rencontre funeste de ce malheureux favori !

- Nous aurions peut-être très mal fait ; car il aurait été possible que M. d’Antoine se déterminât alors à donner à ma famille une preuve de son zèle, en faisant des perquisitions pour nous découvrir, et m’exposer alors à des violences que tu n’aurais pas souffertes, et qui nous seraient devenues également funestes. »

Je fis tout ce qu’elle voulut ; mais dès ce moment notre amour commença à devenir triste, et la tristesse est une maladie qui finit par le tuer. Nous restions souvent une heure en face l’un de l’autre sans nous dire un seul mot, et nos soupirs se confondaient malgré les efforts que nous faisions pour les comprimer.

Le lendemain, à l’arrivée de M. d’Antoine, je suivis exactement l’instruction qui m’avait été donnée, et je passai seul à faire semblant d’écrire six heures des plus assommantes.

Ma porte était ouverte et la glace de ma chambre nous mettait à même de nous voir réciproquement. Ils passèrent ces six heures à écrire, s’interrompant de temps en temps pour parler je ne sais sur quoi, mais leurs discours devaient être décisifs. Le lecteur peut aisément se figurer les tourments de cette longue torture ; car je ne pouvais rien augurer que de destructif de ma félicité.

Dès que ce terrible d’Antoine fut parti, Henriette vint me trouver, et, voyant qu’elle avait les yeux gros, je fis un soupir auquel elle s’efforça de répondre par un sourire.

« Veux-tu, mon ami, que nous partions demain ?

- Oh ciel ! oui, je le veux. Où veux-tu que je te mène ?

- Où tu voudras, mais il faut que nous soyons ici dans quinze jours.

- Ici ? fatale illusion !

- Hélas ! oui. J’ai donné ma parole d’être ici pour y recevoir la réponse à une lettre que j’ai écrite. Sois certain que nous n’avons aucune violence à craindre ; mais je ne puis plus me souffrir ici.

- Hélas ! moi, je maudis l’instant où j’y ai mis le pied. Veux-tu que nous allions à Milan ?

- Fort bien, à Milan.

- Puisque nous avons le malheur de devoir retourner, Caudagna et sa sœur peuvent venir avec nous.

- A merveille.

- Laisse-moi faire. Ils auront une voiture à part et ils porteront ton violoncello. Il me semble que tu devrais faire savoir à M. d’Antoine le lieu où tu vas.

- Il me semble au contraire que je ne dois lui en rendre aucun compte. Tant pis pour lui s’il peut douter un moment que je manque à ma parole. »

Le lendemain matin, après avoir pris les effets nécessaires pour une absence de quinze jours, nous partîmes. Nous arrivâmes à Milan sans gaieté et sans rencontre, et nous y restâmes quatorze jours vis à vis de nous-mêmes, sans voir d’autres étrangers que l’hôte de l’hôtel, un tailleur et une couturière. Je fis à mon Henriette un présent qui lui fut fort cher : c’était une pelisse de loup-cervier d’une grande beauté.

Henriette par délicatesse ne me fit jamais aucune question sur l’état de ma bourse ; je lui en savais gré ; mais aussi j’eus soin de ne lui laisser jamais soupçonner qu’elle fût près de s’épuiser : de retour à Parme, j’avais encore de trois à quatre cents sequins.

Le lendemain de notre retour, M. d’Antoine vint sans façon dîner avec nous ; mais après le café je le laissai tête à tête avec sa parente. Leur conférence fut aussi longue que la première, et notre séparation y fut arrêtée. Elle vint me le dire dès que d’Antoine fut parti, et nous confondîmes longtemps nos larmes dans un morne silence.

« Quand faudra-t-il que je me sépare de toi, femme trop chérie ?

- Possède-toi, mon tendre ami : dès que nous serons à Genève où tu viendras me conduire. Fais en sorte de me trouver demain une femme de chambre convenable, et ce sera avec elle que je me rendrai de Genève à l’endroit où je dois aller.

- Nous passerons donc encore quelques jours ensemble ! Je ne connais que Dubois à qui je puisse me fier pour me procurer une femme de bonne mine ; et je suis fâché que cet homme curieux puisse peut-être apprendre par elle ce que tu ne voudrais pas qu’il sût.

- Il ne saura rien ; car en France j’en prendrai une autre. »

Dubois se crut fort honoré de la commission, et trois jours après il vint présenter à Henriette une femme d’un certain âge, assez bien mise et de bonne façon, et qui, étant pauvre, se trouvait fort heureuse de trouver une occasion de retourner en France, d’où elle était. Son mari, ancien officier, était mort depuis peu de mois et l’avait laissée dépourvue de tout. Henriette l’arrêta en lui disant de se tenir prête à partir à l’instant même où Dubois lui en donnerait avis. La veille de notre départ, M. d’Antoine vint dîner avec nous, et avant de prendre congé il remit à Henriette une lettre close pour Genève.

Nous partîmes de Parme à l’entrée de la nuit, et nous ne nous arrêtâmes à Turin que deux heures pour y prendre un domestique qui devait nous servir jusqu’à Genève. Le lendemain nous montâmes le mont Cenis en chaise à porteurs, et nous descendîmes à la Novalaise en nous faisant ramasser. Le cinquième jour nous arrivâmes à Genève et nous allâmes descendre à l’hôtel des Balances. Le jour suivant Henriette me donna une lettre pour le banquier Tronchin, qui, dès qu’il en eut pris connaissance, me dit qu’il viendrait en personne me remettre mille louis.

Je rentrai, et nous nous mîmes à table. Nous y étions encore quand le banquier se fit annoncer. Il nous remit les mille louis en or et dit à Henriette qu’il lui donnerait deux hommes dont il répondait. Elle lui répondit qu’elle partirait aussitôt qu’elle aurait la voiture qu’il devait lui procurer selon la lettre que je lui avais remise. Après l’avoir assurée que tout serait prêt le lendemain, il nous quitta. Ce fut un moment terrible ! nous étions glacés. Nous restions immobiles dans un morne silence, comme quand la plus profonde tristesse accable l’esprit.

Je rompis le silence pour lui dire qu’il était impossible que la voiture que M. Tronchin lui fournirait fût aussi commode et aussi sûre que la mienne, et qu’ainsi je la priais de prendre la mienne, l’assurant que je verrais dans cette complaisance une suite naturelle de son amour pour moi.

« Je prendrai en échange, ma chère amie, celle qui te sera présentée par le banquier.

- J’y consens, mon cher ami, me dit-elle, ce sera un soulagement pour mon cœur d’avoir encore un meuble qui t’ait appartenu. »

En disant cela, elle mit dans ma poche cinq rouleaux de cent louis, faible consolation pour mon cœur accablé par une cruelle séparation. Pendant ces dernières vingt-quatre heures nous ne nous trouvâmes riches d’autre éloquence que de celle de nos larmes, de nos soupirs et de ces allocutions banales, mais énergiques, que deux amants heureux adressent à la raison trop sévère qui les force à se séparer pour toujours au milieu de leur bonheur. Henriette ne chercha point à me flatter de quelque espoir pour adoucir ma peine ; au contraire :

« Une fois que la nécessité nous force à nous quitter, me dit-elle, mon unique ami, ne t’informe jamais de moi, et si par hasard tu viens jamais à me rencontrer, fais semblant de ne pas me connaître. »

Elle me donna ensuite une lettre pour M. d’Antoine, oubliant de me demander si je retournerais à Parme ; mais quand bien même je n’en aurais pas eu l’intention, je m’y serais résolu sur-le-champ. Elle me pria aussi de ne partir de Genève qu’après que j’aurais reçu une lettre qu’elle m’écrirait du premier endroit où elle s’arrêterait pour changer de chevaux. Elle partit à la pointe du jour, ayant avec elle une femme de compagnie, un laquais sur le siège et un qui la précédait en courrier. Je la suivis des yeux aussi longtemps que je pus apercevoir la voiture, et j’étais immobile à la même place longtemps après que mes regards ne voyaient plus rien ; car, toutes mes pensées étant concentrées sur le cher objet que je perdais ; l’univers ne me semblait plus rien.

Rentré dans ma chambre, j’ordonnai au sommelier de n’entrer chez moi que lorsque les chevaux qui menaient Henriette seraient de retour ; et je me mis au lit, espérant que le sommeil viendrait au secours de mon âme accablée que mes larmes ne pouvaient point calmer.

Ce ne fut que le lendemain que le postillon revint ; il avait été jusqu’à Châtillon. Il me remit une lettre dans laquelle je ne trouvai que le triste mot Adieu ! Cet homme me dit qu’ils étaient arrivés à Châtillon sans aucun accident, et que madame avait de suite pris la route de Lyon. Ne pouvant partir de Genève que le lendemain, je passai seul dans ma chambre une des plus tristes journées de ma vie. Je vis sur une des vitres ces mots qu’elle y avait tracés avec la pointe d’un diamant dont je lui avais fait présent :

« Tu oublieras aussi Henriette. »

Cette prophétie n’était pas faite pour me consoler ; mais quelle étendue donnait-elle au mot oublier ? Elle ne pouvait entendre par ce mot sinon que le temps cicatriserait la plaie profonde qu’elle avait faite à mon cœur ; et elle n’aurait pas dû l’augmenter en me faisant cette espèce de reproche. Non, je ne l’ai pas oubliée ; car la tête couverte de cheveux blancs, son souvenir est encore un véritable baume pour mon cœur. Quand je pense que dans mes vieux jours je ne suis heureux que par le souvenir, je trouve que ma longue vie doit avoir été plus heureuse que malheureuse, et après en avoir remercié Dieu, cause de toutes les causes, je me félicite de pouvoir m’avouer que la vie est un bien.

Le lendemain je repartis pour l’Italie avec un domestique que M. Tronchin me recommanda, et malgré la mauvaise saison, je pris la route du Saint-Bernard, que je franchis en trois jours avec sept mulets qui portaient moi, mon domestique, ma malle et la voiture qui avait été destinée à la femme charmante que je venais de perdre sans espoir de retour. Un homme accablé par une grande douleur a l’avantage que rien ne lui paraît pénible. C’est une espèce de désespoir qui a aussi ses douceurs. Je ne sentais ni la faim ni la soif, ni le froid qui gelait la nature sur cette affreuse partie des Alpes, ni la fatigue inséparable de ce pénible et dangereux passage.

J’arrivai à Parme en assez bonne santé, et j’allai me loger dans une mauvaise auberge dans l’espoir de n’y être connu de personne. Je fus trompé dans mon attente, car j’y trouvai de La Haye, qui logeait dans une petite chambre contiguë à la mienne. Surpris de me revoir, il me fit un long compliment, cherchant à me faire parler ; mais je trompai sa curiosité en lui disant que j’étais fatigué et que nous nous reverrions.

Le lendemain je sortis pour aller remettre à M. d’Antoine la lettre d’Henriette. Il l’ouvrit en ma présence, et en ayant trouvé une incluse à mon adresse, il me la remit sans la lire, quoiqu’elle fût ouverte ; mais, réfléchissant que l’intention de sa parente pouvait être qu’il la lût puisqu’elle ne l’avait point cachetée, il m’en demanda l’agrément, ce que je lui accordai avec plaisir dès que j’en eus pris connaissance. Il me la rendit après l’avoir lue en me disant avec sensibilité qu’en toute occasion je pouvais disposer de lui et de son crédit.

Voici la lettre d’Henriette :

« C’est moi, mon unique ami, qui ai dû t’abandonner ; mais n’augmente pas ta douleur en pensant à la mienne. Soyons assez sages pour nous imaginer que nous avons fait un agréable songe, et ne nous plaignons pas de notre destin ; car jamais songe délicieux n’a été aussi long. Vantons-nous d’avoir su nous rendre parfaitement heureux pendant trois mois de suite : il n’y a guère de mortels qui puissent en dire autant. Ne nous oublions jamais, et rappelons souvent à notre esprit les instants heureux de nos amours pour les renouveler dans nos âmes qui, quoique séparées, en jouiront avec tout autant de vivacité que si nos cœurs palpitaient l’un sur l’autre. Ne t’informe pas de moi, et si le hasard te fait parvenir à savoir qui je suis, ignore-le toujours. Je te ferai plaisir en t’informant que j’ai si bien mis ordre à mes affaires que je serai pour le reste de mes jours aussi heureuse qu’il peut m’être donné de l’être, privée de toi. Je ne sais pas qui tu es ; mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi. Je n’aurai plus d’amants de ma vie ; mais je souhaite que tu ne penses pas m’imiter. Je désire que tu aimes encore et même que ta bonne fée te fasse trouver une autre Henriette. Adieu, adieu. »

Je revis cette femme adorable quinze ans après : le lecteur verra comment quand nous en serons là.

Rentré chez moi, insouciant de l’avenir, absorbé dans une tristesse profonde, je m’enferme et je me couche. Mon accablement me donnait une sorte d’assoupissement. La vie ne m’était pas à charge, mais parce que je n’y pensais pas, et j’y aurais pensé si j’en avais pris le moindre soin. J’étais dans un état de complète apathie. Six ans plus tard, je me trouvai dans une situation pareille ; mais cette fois ce n’était pas l’amour qui était l’agent de ma peine, c’était la fameuse et horrible prison des Plombs, à Venise. Je n’étais guère mieux en 1768, quand on me logea à la prison de Buen Retiro, à Madrid. Mais n’anticipons pas sur les événements.

Au bout de vingt-quatre heures mon épuisement était très grand, mais je ne le trouvais pas désagréable, et, dans la situation d’esprit où je me trouvais, l’idée qu’en augmentant il pourrait me faire mourir avait des charmes pour moi. J’étais bien aise de voir que personne ne vînt m’importuner pour m’offrir à manger, et je me félicitais d’avoir congédié mon domestique. Au bout de vingt-quatre autres heures, ma langueur équivalait à une inanition complète.

J’étais dans cet état lorsque de La Haye vint frapper à ma porte. Je n’aurais pas répondu si, en frappant, il ne m’avait pas dit qu’on avait absolument besoin de me parler. Je vais ouvrir, me soutenant à peine, et je reviens me coucher.

« Un étranger, me dit-il, qui a besoin d’une voiture, voudrait acheter la vôtre.

- Je ne veux pas la vendre.

- Veuillez m’excuser si je vous ai dérangé. Mais vous m’avez l’air malade ?

- Oui, j’ai besoin qu’on me laisse tranquille.

- Quelle est donc votre maladie ? »

Il s’approche, me prend la main et me trouve le pouls d’une extrême débilité.

« Qu’avez-vous mangé hier ?

- Rien, Dieu merci, depuis deux jours. »

S’imaginant la vérité, il s’alarme et me conjure de prendre un bouillon. Il met tant d’onction et de bonhomie dans ses sollicitations, que par faiblesse autant que par ennui je me laisse persuader. Puis, sans jamais me parler d’Henriette, il me fait un sermon sur la vie à venir, sur la vanité du monde que cependant nous préférons, et sur la nécessité de respecter nos jours qui ne nous appartiennent pas.

J’écoutais sans répondre, mais enfin j’écoutais ; et de La Haye, s’apercevant de cet avantage, ne voulant point me quitter, ordonna un petit dîner. Je n’avais ni la force ni la volonté de résister, et dès que le dîner fut servi je pris quelque chose. Alors mon de La Haye cria victoire, et ne s’occupa plus de la journée qu’à m’égayer par de joyeux propos.

Le lendemain, nouvelle affaire, car ce fut moi qui le priai de me tenir compagnie à dîner. Il me semblait que je n’avais rien perdu de ma tristesse, mais la vie me semblait de nouveau préférable à la mort ; et en considérant que je lui en devais peut-être la conservation, je le pris en amitié. On va voir que mon affection parvint à son comble, et le lecteur comme moi s’étonnera du moyen.

Trois on quatre jours après, Dubois, auquel de La Haye avait tout dit, vint me faire une visite et m’engagea à sortir. J’allai à la comédie, où je fis connaissance avec quelques officiers corses qui avaient servi en France dans le régiment Royal-Italien, et avec un jeune Sicilien nommé Paterno, le plus insigne étourdi qu’il soit possible de voir. Ce jeune homme était amoureux d’une actrice qui se moquait de lui : il me divertissait par le récit de toutes ses adorables qualités et par les cruautés qu’elle exerçait envers lui ; car, quoiqu’elle le reçût chez elle à toutes les heures, elle le repoussait avec dureté chaque fois qu’il voulait lui ravir quelque faveur. Avec cela elle le ruinait en lui faisant donner de continuels dîners et soupers en famille sans qu’elle lui en tînt aucun compte.

Il avait fini par exciter ma curiosité, et après l’avoir examinée sur la scène et lui ayant trouvé quelque mérite, je voulus la connaître et Paterno se fit un plaisir de me conduire chez elle.

Je la trouvai d’un commerce aisé, et sachant qu’elle n’était rien moins que riche, je ne doutai pas que quinze ou vingt sequins ne fussent plus que suffisants pour l’humaniser. Je communiquai mes réflexions à Paterno, mais il me répondit en riant que si j’osais lui faire une proposition pareille, elle ne me recevrait plus chez elle. Il me nomma des officiers qu’elle n’avait plus voulu voir pour les punir de pareilles offres. « Je serais cependant bien aise, ajouta-t-il, que vous fissiez la tentative et que vous me dissiez ensuite sincèrement comment l’affaire aura tourné. » Je me sentis piqué et je le lui promis.

J’allai la voir dans la loge où elle s’habillait, et, dans un moment où elle louait la beauté de ma montre, je lui dis qu’il ne tenait qu’à elle de la posséder à tel prix. Elle me répondit, conformément au catéchisme de son métier, qu’un honnête homme ne pouvait faire de pareilles propositions à une honnête fille. « Je n’offre qu’un ducat à celles qui ne le sont pas, » lui dis-je ; et je la quittai.

Quand je rendis compte du propos à Paterno, il en sauta de joie ; mais je savais à quoi m’en tenir, car cosi son tutte, et, malgré ses sollicitations je ne voulus plus être de ses soupers ; soupers très ennuyeux, pendant lesquels toute la famille de l’actrice se moquait de la dupe qui en faisait les frais.

Sept ou huit jours après, Paterno me dit que l’actrice lui avait raconté l’anecdote précisément comme moi, et qu’elle lui avait dit que je n’allais plus la voir, de peur qu’elle ne me prît au mot, si je lui renouvelai la proposition. Je le chargeai de lui dire que j’irai encore la voir, non pour lui faire des propositions, mais bien pour mépriser celles qu’elle pourrait me faire.

Mon étourdi fit si bien la commission, que l’actrice, piquée, le chargea de me défier d’y aller. Bien déterminé à la convaincre que je la méprisais, dès le soir même, à la fin du second acte d’une pièce où elle ne paraissait plus, je me rendis dans sa loge. Elle congédia quelqu’un qui était avec elle, en me disant qu’elle avait à me parler, et, après avoir fermé la porte, elle vint s’asseoir gracieusement sur mes genoux en me demandant s’il était vrai que je la méprisasse si fort. Dans une pareille position, on n’a pas le courage d’offenser une femme, et pour toute réponse j’allai droit au fait, sans trouver même cette résistance qui aiguise l’appétit. Malgré cela, alors comme toujours, dupe d’un sentiment déplacé quand un homme d’esprit a la faiblesse d’avoir affaire à ces sortes de femmes, je lui donnai vingt sequins, et j’avoue que c’était chèrement payer de cuisants regrets. Très satisfaite, nous rîmes ensemble de la bêtise de Paterno, qui paraissait ne pas savoir comment les défis de cette nature finissent.

Je vis le lendemain ce pauvre Sicilien, et je lui dis que, m’étant beaucoup ennuyé, je ne voulais plus y retourner. J’en avais effectivement l’intention ; mais une raison très importante et que la nature m’expliqua trois jours après me força à lui tenir parole bien autrement que par un simple dégoût.

Cependant, quoique profondément peiné de me voir dans une situation déshonorante, je ne me crus pas en droit de m’en plaindre : je ne vis au contraire dans ce malheur qu’une juste punition de m’être abandonné à une autre Laïs, après avoir eu le bonheur de posséder une Henriette.

Mon cas n’était pas du domaine de l’empirisme, et je crus devoir me confier à M. de La Haye, qui dînait avec moi tous les jours, ne me cachant pas sa pauvreté. Cet homme, respectable par son âge et son expérience, me mit entre les mains d’un chirurgien habile, lequel était aussi dentiste. Des symptômes à lui connus l’obligèrent à me sacrifier au dieu Mercure, et cette cure, à cause de la saison, m’obligea à garder la chambre pendant six semaines. C’était pendant l’hiver de 1749.

Pendant que je guérissais d’un vilain mal, de La Haye m’en communiqua un qui ne valait guère mieux ou qui peut être même est pire, et dont je ne me croyais guère susceptible. Ce Flamand qui ne me quittait qu’une heure le matin pour aller, disait-il, faire ses dévotions, me rendit bigot ! Et à tel point, que je convenais avec lui que je devais m’estimer heureux d’avoir gagné une maladie qui avait été la cause première du salut qui entrait dans mon âme. Je remerciais Dieu avec ferveur et de la meilleure foi du monde, de s’être servi de Mercure pour conduire mon esprit, auparavant entouré de ténèbres, à la lumière pure de la vérité. Il n’est pas douteux que ce changement de système dans ma raison ne fût l’effet de l’affaiblissement causé par le mercure. Ce métal impur et toujours malfaisant m’avait tellement affaibli l’esprit que j’en étais comme hébété, et que je m’imaginais avoir très mal jugé jusqu’alors. Aussi pris-je dans ma nouvelle sagesse la résolution de mener à l’avenir un genre de vie tout différent. De La Haye pleurait souvent de consolation en me voyant pleurer par un effet de la contrition qu’il avait eu l’inconcevable adresse de faire entrer dans ma pauvre âme malade. Il me parlait du paradis et des affaires de l’autre monde comme s’il y avait été en personne, et je ne me moquais pas de lui. Il m’avait accoutumé à renoncer à ma raison ; or, pour renoncer à cette faculté divine, il faut n’en plus sentir le prix ; il faut être devenu bête. Qu’on en juge !

« On ne savait pas, me dit-il un jour, si Dieu avait créé le monde dans l’équinoxe du printemps ou dans celui de l’automne.

- La création supposée, lui répliquai-je malgré le mercure, la question devient puérile ; car on ne peut établir la saison que relativement à une partie de la terre. »

De La Haye m’objecta que mes idées étaient païennes et que je devais cesser de raisonner ainsi : je me rendis.

Cet homme avait été jésuite ; mais non seulement il ne voulait pas en convenir, mais il ne souffrait pas même qu’on lui en parlât. Voici comment il mit un jour le comble à la séduction en me parlant de sa vie.

« Après avoir été élevé à l’école, me dit-il, et avoir cultivé avec quelque succès les sciences et les arts, je passai vingt ans employé à l’Université de Paris. Je servis ensuite à l’armée dans le génie, et depuis j’ai donné au public plusieurs ouvrages sans nom d’auteur, et on s’en sert dans toutes les écoles pour l’instruction de la jeunesse. Retiré du service et n’ayant point de fortune, j’ai entrepris et achevé l’éducation de plusieurs jeunes gens, dont quelques-uns brillent aujourd’hui dans le monde plus encore par leurs mœurs que par leurs talents. Mon dernier élève est le marquis Botta. Maintenant n’ayant point d’emploi, je vis, comme vous voyez, confiant en Dieu. Il y a quatre ans que je fis la connaissance du baron Bavois, de Lausanne, fils du général de ce nom qui avait un régiment au service du duc de Modène, et qui ensuite eut le malheur de trop faire parler de lui. Le jeune baron, calviniste comme son père, n’aimait pas la vie oisive qu’il aurait pu passer chez lui. Il me sollicita de lui donner les mêmes instructions que j’avais données au marquis Botta pour pouvoir embrasser l’état militaire. Enchanté de pouvoir cultiver ses belles dispositions, je quittai tout pour me livrer entièrement à cette occupation. Je découvris bientôt que, sur l’article de la religion, il savait qu’il vivait dans l’erreur, et il ne s’y tenait que pour les égards qu’il devait à sa famille. Dès que je connus son secret, il me fut facile de lui faire voir qu’il s’agissait de sa principale affaire, puisque son salut éternel en dépendait. Frappé de cette vérité, il s’abandonna à ma tendresse, et je le menai à Rome où je le présentai au pape Benoît XIV qui, après son abjuration, lui fit donner une lieutenance dans les troupes du duc de Modène. Mais ce cher prosélyte qui n’a que vingt-cinq ans, n’ayant que sept sequins par mois, n’a pas assez pour vivre ; et depuis qu’il a changé de religion, il ne reçoit rien de ses parents qui ont en horreur ce qu’ils appellent son apostasie. Il se verrait forcé de retourner à Lausanne si je ne le soutenais. Mais, hélas ! étant pauvre et sans emploi, je ne puis le soutenir que des aumônes que je lui procure en puisant dans la bourse des bonnes âmes que je connais.

« Mon élève, ayant un cœur reconnaissant, voudrait bien connaître ses bienfaiteurs ; mais ils ne veulent pas être connus, et ils ont raison ; car l’aumône, pour être méritoire, doit être exempte de tout sentiment de vanité. Pour moi, Dieu merci, je n’ai nul motif d’en avoir. Je suis trop heureux de pouvoir servir de père à un jeune prédestiné et d’avoir eu part, en qualité de faible instrument de la main de Dieu, au salut de son âme. Ce bon et beau garçon n’a confiance qu’en moi et il m’écrit régulièrement deux fois chaque semaine. La discrétion ne me permet pas de vous communiquer ses lettres ; mais vous pleureriez de tendresse si vous les lisiez. C’est à lui que j’envoyai hier les trois louis que je vous pris. »

En achevant ces mots mon convertisseur se leva et s’approcha de la fenêtre en essuyant ses larmes. Me sentant ému et plein d’admiration pour la vertu de La Haye et de son élève qui, pour sauver son âme, s’était réduit à la dure nécessité de vivre d’aumônes, je pleurai aussi, et dans ma piété naissante, je dis à l’apôtre que non seulement je ne voulais pas qu’il me nommât, mais que je ne voulais pas même connaître les sommes qu’il me prendrait pour lui ; le priant en conséquence de disposer de ma bourse sans m’en rendre compte. J’avais à peine achevé, que de La Haye vint m’embrasser à bras ouverts, en me disant qu’en suivant ainsi l’Évangile à la lettre je me frayerais le chemin des cieux.

L’esprit suit le corps ; c’est prérogative de la matière. A estomac vide, je devins fanatique, et le creux que le mercure avait fait à mon cerveau servit de refuge à l’enthousiasme. Sans en rien dire à de La Haye, je commençai à écrire à mes trois amis, MM Bragadin, etc., des lettres pathétiques sur mon tartufe et son élève, de sorte que je leur communiquai mon fanatisme. Vous savez, mon cher lecteur, que rien ne se communique aussi rapidement que la peste ; or, le fanatisme, quel qu’il soit, qu’est-il qu’une infection de l’esprit ?

Je leur fis deviner que le grand bien de notre société dépendait de l’association de ces deux vertueux personnages ; je le leur faisais deviner, mais, comme je devenais jésuite sans le savoir, je ne le leur disais pas positivement : il valait mieux que l’idée parût appartenir à ces hommes simples, mais positivement vertueux.

« Dieu veut, leur disais-je, - car il faut que la fourberie se couvre toujours de l’égide de ce saint nom, - que vous employiez toutes vos forces pour trouver à Venise où placer honorablement M. de La Haye et le jeune Bavois dans l’état qu’il a embrassé. »

M. de Bragadin m’écrivit que de La Haye pourrait loger avec nous dans son palais, et que Bavois pouvait écrire au pape, son protecteur, pour le supplier de le recommander à l’ambassadeur de Venise, lequel en écrirait au Sénat, et qu’alors Bavois pouvait être certain d’avoir un emploi convenable.

On traitait alors l’affaire du patriarcat d’Aquilée, et la république en était en possession comme l’empereur d’Autriche ; ce dernier réclamant le jus elegendi, on en avait fait arbitre Benoît XIV. Il était évident que, le pape n’ayant pas encore prononcé, la république aurait eu la plus grande déférence pour sa recommandation.

Pendant qu’on traitait cette affaire et qu’on attendait à Venise une lettre par laquelle nous aurions appris l’effet de la recommandation du souverain pontife, il m’arriva une petite aventure comique dont je ne dois pas sevrer mon lecteur.

Au commencement du mois d’avril, parfaitement guéri de ma dernière blessure et rendu à ma première vigueur, allant tous les jours avec mon convertisseur aux églises, ne manquant pas un sermon, j’allais aussi avec lui passer la soirée au café où nous trouvions toujours assez bonne compagnie en officiers. Il y avait parmi eux un Provençal qui divertissait la compagnie par des fanfaronnades et le récit de ses exploits militaires qui l’avaient distingué au service de plusieurs puissances et principalement en Espagne. Comme il amusait, afin de le tenir en haleine, tout le monde faisait semblant de le croire. Comme je le regardais attentivement, il me demanda si je le connaissais :

« Parbleu, monsieur, lui dis-je, si je vous connais ! ne nous sommes-nous pas trouvés ensemble à la bataille d’Arbella (d’Arbelles) ? »

A ces mots chacun éclata de rire ; mais le fanfaron, sans se déconcerter, dit avec vivacité :

« Eh ! que trouvez-vous donc de risible à cela, messieurs ? j’y étais, et monsieur peut m’y avoir vu, et il me semble en effet le reconnaître. »

Et, continuant à m’adresser la parole, il me nomma le régiment où nous servions, et après nous être embrassés, nous finîmes par un compliment réciproque sur le bonheur que nous avions de nous retrouver à Parme. Après cette plaisanterie vraiment comique, je me retirai, accompagné de mon inséparable convertisseur.

Le lendemain, j’étais encore à table avec mon compagnon, lorsque le Provençal fanfaron, chapeau sur la tête, entre dans ma chambre en me disant :

« Monsieur d’Arbella, j’ai quelque chose d’important à vous dire ; dépêchez-vous et suivez-moi. Si vous avez peur, prenez avec vous qui vous voudrez : je suis bon pour une demi-douzaine. »

Pour toute réponse je me lève, je m’empare d’un pistolet et le couchant en joue :

« Personne, lui dis-je d’un ton ferme, n’a le droit de venir troubler mon repos dans ma chambre : sortez, ou je vous brûle la cervelle. »

Mon homme alors tire son épée et me défie de l’assassiner ; mais au même instant de La Haye se jette entre nous en frappant fortement du pied sur le plancher. L’hôte monte et menace l’officier d’envoyer chercher la garde, s’il ne partait à l’instant.

Il part en disant que je l’avais insulté en public et qu’il aurait soin que la satisfaction que je lui devais fût publique comme l’offense.

Quand il fut parti, voyant que cette affaire pourrait prendre une tournure tragique, je raisonnais avec de La Haye sur les moyens d’y remédier ; mais nous n’eûmes pas longtemps à nous creuser la tête ; car une demi-heure après un officier de l’infant duc de Parme vint m’ordonner de passer de suite à la grand’garde où M. de Bertolan, major de la place, avait à me parler.

Je priai de La Haye de m’y accompagner en qualité de témoin tant de ce que j’avais dit au café que de ce qui s’était passé chez moi.

J’arrive chez le major, auprès duquel je trouve quelques officiers dont monsieur le fanfaron était du nombre.

M. de Bertolan, qui était un homme d’esprit, fit un petit sourire en me voyant ; puis, avec le plus grand sérieux, il me dit :

« Monsieur, puisque vous vous êtes moqué de cet officier en public, il est juste que vous lui donniez une satisfaction publique qu’il exige ; et, comme major de la place, je me vois forcé de vous la demander pour que l’affaire se termine à l’amiable.

- Monsieur le major, lui dis-je, il ne saurait être question en aucune manière de donner satisfaction à monsieur, puisqu’il n’est pas vrai que je l’aie insulté en me moquant de lui. Je lui ai dit qu’il me semblait que je l’avais vu à la journée d’Arbelles, et je n’ai pas dû en douter lorsqu’il m’a dit que non seulement il y était, mais même qu’il me reconnaissait.

- Oui, me dit l’officier en m’interrompant, mais j’ai entendu Rodela et non Arbella, et tout le monde sait que j’y étais. Mais vous avez dit Arbella, et vous ne pouvez l’avoir dit que dans l’intention de vous moquer de moi, puisqu’il y a plus de deux mille ans qu’on a donné cette bataille, tandis que celle de Rodela en Afrique est de notre temps et j’y servais sous les ordres du duc de Montemar.

- D’abord, monsieur, il ne saurait vous être donné de juger de mes intentions ; mais je ne vous conteste pas que vous avez été à Rodela, puisque vous le dites ; mais d’après cela la scène change, et c’est moi qui exige une satisfaction de vous, si vous osez me nier que je me sois trouvé à la bataille d’Arbelles. Je n’y servais pas sous le duc de Montemar, car il n’y était pas, que je sache ; et j’étais aide de camp de Parménion, sous les yeux duquel je fus blessé. Si vous me demandiez de vous montrer la cicatrice, vous sentez que je ne le pourrais pas, car le corps que j’avais alors n’existe plus ; et dans celui que je porte je n’ai que vingt-trois ans.

- Tout cela me paraît folie ; mais en tout cas j’ai des témoins que vous vous êtes moqué de moi, car vous m’avez dit que vous m’avez vu à cette bataille, et, parbleu ! ce n’est pas possible, car je n’y étais pas. Dans tous les cas je veux satisfaction.

- Et moi aussi, et nos droits sont pour le moins égaux, si toutefois les miens ne sont pas meilleurs que les vôtres ; car vos témoins sont aussi les miens, et ces messieurs diront que vous avez prétendu m’avoir vu à Rodela ; et, parbleu ! ce n’est pas possible, car je n’y étais pas.

- Je puis m’être trompé.

- Et moi aussi ; et partant nous n’avons rien à prétendre ni l’un ni l’autre. »

Le major, qui se mordait les lèvres pour s’empêcher de rire, lui dit :

« Mon cher monsieur, je ne vois pas que vous ayez le moindre droit d’exiger satisfaction puisque monsieur convient comme vous qu’il peut s’être trompé.

- Mais, répondit l’officier, est-il croyable qu’il se soit trouvé à la bataille d’Arbelles ?

- Monsieur vous laisse le maître de le croire ou de ne pas le croire, tout comme il l’est de dire qu’il y a été, jusqu’à ce que vous lui ayez prouvé le contraire. Lui soutiendrez-vous qu’il mette l’épée à la main ?

- Que le bon Dieu m’en préserve ! J’aime mieux déclarer notre affaire finie.

- Eh bien ! messieurs, nous dit le major, il ne me reste qu’à vous inviter à vous embrasser comme deux honnêtes gens ; ce que nous fîmes de très bonne grâce. »

Le lendemain, le Provençal, un peu confus, vint me demander à dîner et je lui fis bon accueil. C’est ainsi que cette scène comique se termina, au grand contentement de M. de La Haye.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

Подняться наверх