Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 23

CHAPITRE II

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Je deviens un franc vaurien. - Un grand bonheur m’arrache à l’abjection et je deviens riche seigneur.

Avec une éducation faite pour m’assurer un état honorable dans le monde, avec de l’esprit, un bon fonds d’instruction littéraire et scientifique et ces qualités accidentelles du physique qui sont dans le monde un passeport si avantageux, je me vois à l’âge de vingt ans devenu le suppôt d’un art sublime, dans lequel, si l’on admire avec raison la supériorité du talent, on méprise à bon droit la médiocrité. Forcé par ma position, je me fis membre d’un orchestre, où je ne pouvais exiger ni estime, ni considération, tandis que je devais naturellement m’attendre à devenir la risée des personnes qui m’avaient connu docteur, ecclésiastique et militaire, et qui m’avaient vu accueilli et fêté dans la meilleure société.

Je savais tout cela, car je ne m’aveuglais pas sur la situation ; mais le mépris, la seule chose à laquelle je n’aurais pu être indifférent, ne se montrait nulle part de manière à ce que je pusse ne pas m’y méprendre. Je le défiais, parce que j’avais la persuasion qu’il n’appartient qu’à la lâcheté, et je savais que je ne pouvais m’en reprocher aucune. Quant à l’estime dont j’ai toujours été avide, mon ambition sommeillait ; et, content d’être à moi, je jouissais de mon indépendance sans m’embarrasser la tête de l’avenir. Je sentais que dans ma première destination, ne me sentant point la vocation nécessaire, n’ayant pu faire mon chemin qu’à force d’hypocrisie, j’aurais été à moi-même un objet de mépris, fussé-je même parvenu à la pourpre romaine, car les hommages extérieurs n’empêchent point l’homme d’être son premier témoin, et l’on n’échappe point à sa conscience. Si, au contraire, j’avais continué à chercher la fortune dans le métier des armes, beau par la fumée de la gloire qui lui sert d’auréole, mais du reste le dernier des états par cette abnégation constante de soi et de toute volonté propre que l’obéissance passive exige, j’aurais dû avoir une patience à laquelle je ne devais avoir aucune prétention, puisque toute injustice me révoltait et que le joug, quel qu’il fût, dès que je l’apercevais, me devenait insupportable. Au reste, je pensais que quelque état que l’homme embrasse, cet état doit lui fournir un gain suffisant pour satisfaire à ses besoins ; or, les médiocres appointements d’un officier n’auraient pas suffi à mon existence, parce que mon éducation m’avait donné des besoins plus grands que ceux d’un officier en général. En jouant du violon, je gagnais assez pour m’entretenir sans avoir besoin de personne, et j’ai toujours cru heureux l’homme qui peut se vanter de se suffire. Il est vrai que mon emploi n’était pas brillant ; mais je m’en moquais ; et, traitant de préjugés tous les sentiments qui s’élevaient en moi contre moi-même, je finis bientôt par partager les habitudes de mes vils camarades. Après le spectacle, j’allais au cabaret avec eux, et nous n’en sortions ivres que pour aller d’ordinaire passer la nuit en de mauvais lieux. Quand nous trouvions la place prise, nous forcions les occupants à la retraite, et nous frustrions du mince salaire que la loi leur assigne les malheureuses victimes de la dépravation que nous forcions à se soumettre à notre brutalité. Mais, par une conduite aussi répréhensible, nous nous exposions souvent aux dangers les plus évidents.

Souvent il nous arrivait de passer les nuits à parcourir les différents quartiers de la ville, inventant et exécutant toutes les impertinences imaginables. Un de nos plaisirs favoris était de démarrer du rivage les gondoles des particuliers et de les laisser aller dans les canaux au gré du courant, nous réjouissant d’avance de toutes les malédictions que les barcarols ne manquaient pas de nous donner le matin. Souvent aussi nous allions réveiller en toute hâte d’honnêtes sages-femmes en les conjurant de se rendre chez telle ou telle dame qui, n’étant pas même enceinte, les traitait de folles dès qu’elles arrivaient. Nous en agissions de même avec les médecins, que nous faisions courir moitié habillés chez tel ou tel grand seigneur qui se portait à merveille. Les prêtres avaient leur tour. Nous les envoyions administrer tel mari qui dormait paisiblement à côté de sa femme, et qui ne se souciait guère de leur extrême-onction.

Nous détruisions les cordons des sonnettes dans toutes les maisons, et quand nous trouvions une porte ouverte, nous montions à tâtons, et nous allions épouvanter les dormeurs en leur criant que la porte de leur maison était ouverte. Nous redescendions ensuite en faisant du vacarme et nous laissions la porte tout ouverte.

Pendant une nuit très sombre, nous complotâmes de renverser une grande table de marbre, espèce de monument placé au milieu de la place Saint-Ange. On disait qu’au temps de la ligue de Cambrai, les commissaires payaient sur cette table les recrues qui s’engageaient pour Saint-Marc. Cela lui valait une sorte de vénération.

Lorsque nous pouvions entrer dans les clochers, c’était pour nous un grand délice que de pouvoir alarmer toute la paroisse en sonnant le tocsin, comme s’il y avait eu quelque violent incendie ; mais nous n’en restions pas là : nous coupions les cordes des cloches, de façon que les marguilliers se trouvaient en défaut le matin pour appeler les dévots à la première messe. Quelquefois nous passions le canal chacun dans une gondole séparée, et lorsque nous étions de l’autre côté, nous prenions la fuite sans payer pour faire courir après nous les gondoliers furieux.

Toute la ville retentissait de plaintes, et nous nous moquions des perquisitions qu’on faisait pour découvrir les perturbateurs du repos public. Nous n’étions pas tentés d’être indiscrets ; car, si on nous avait découverts, on aurait fort bien pu nous envoyer pour quelque temps ramer sur la galère du conseil des Dix.

Nous étions sept et quelquefois huit ; car, comme j’avais beaucoup d’amitié pour mon frère François, je l’admettais de temps en temps à nos orgies nocturnes. Cependant la peur vint mettre un frein à ces turpitudes, qu’alors je qualifiais de folies de jeunesse, et voici comment.

Dans chacune des soixante-douze paroisses de la ville de Venise, il y a un grand cabaret qu’on appelle magasin. Il est ouvert toute la nuit, et le vin en détail s’y vend à meilleur marché que dans les autres cabarets : on y donne aussi à manger, mais il faut faire venir ce qu’on veut de chez le charcutier voisin, privilégié pour ce débit et qui tient également sa boutique ouverte toute la nuit. C’est d’ordinaire un gargotier qui apprête fort mal à manger ; mais, comme il donne à bon marché, les pauvres gens s’en accommodent volontiers, et ces établissements ont la réputation d’être très utiles à la basse classe. Jamais on ne voit dans ces lieux ni la noblesse ni la bonne bourgeoisie, ni même les artisans aisés ; car la propreté n’y a précisément pas établi son culte. Il y a, au reste, de petites chambres séparées où, sur une table nue entourée de bancs, une honnête famille ou quelques amis peuvent se livrer à la gaieté d’une manière décente.

C’était pendant le carnaval de 1745 qu’une nuit, minuit étant sonné, nous rôdions tous les huit sous le masque ; occupé à inventer quelque nouveau tour qui pût nous divertir, nous entrâmes au magasin de la paroisse de la Croix pour y boire. Nous n’y trouvons personne ; mais dans une petite chambre à côté nous découvrons trois hommes qui s’entretenaient très paisiblement avec une jeune et jolie femme en vidant leur bouteille.

Notre chef, noble Vénitien de la famille Balbi, nous dit : « Ce serait un excellent coup que d’enlever ces trois marauds séparément de cette jolie femme, qui nécessairement resterait sous notre protection. » Aussitôt il nous détaille son plan, et à la faveur de nos masques, nous entrons dans leur chambre, ayant Balbi à notre tête. Notre présence surprit beaucoup ces pauvres gens, mais ils restèrent confondus en entendant Balbi leur dire : « Sous peine de la vie, et par ordre des chefs du conseil des Dix, je vous ordonne de nous suivre à l’instant sans faire le moindre bruit ; et vous, la bonne, ne craignez rien : on vous conduira chez vous. » A peine ces paroles prononcées, deux de nos compagnons s’emparèrent de la femme pour la conduire où notre chef nous avait dit, et nous nous saisissons des trois pauvres hommes tout tremblants, qui ne pensaient à rien moins qu’à nous résister.

Le garçon du magasin accourt pour être payé, et notre chef le paye en lui imposant silence sous peine de la vie. Nous conduisons ces trois hommes dans un grand bateau, Balbi monte en poupe et ordonne au batelier de voguer à proue. Celui-ci doit obéir sans savoir où il ira : la route dépend du poupier ; et aucun de nous ne savait où notre meneur allait conduire ces pauvres diables.

Il enfile le canal, il en sort et en un quant d’heure, nous arrivons à Saint-Georges, où il fait descendre les trois prisonniers, qui se trouvent fort heureux de se voir en liberté. Après cela, notre chef, se trouvant fatigué, fait monter le batelier en poupe et lui ordonne de nous conduire à Sainte-Geneviève, où étant arrivés nous débarquâmes après l’avoir bien payé.

Nous nous rendîmes de suite à la petite place du Ramier, où mon frère avec un autre de la bande nous attendaient assis par terre avec la jolie femme qui pleurait.

« Ne pleurez pas, ma belle, lui dit Balbi, car on ne vous fera aucun mal. Nous allons boire un coup à Rialte, ensuite nous vous reconduirons en sûreté chez vous.

- Où est mon mari ?

- Soyez tranquille, vous le reverrez demain matin. »

Consolée par cette promesse, et soumise comme un mouton, elle nous suivit à l’hôtellerie des Deux-Épées, où nous fîmes faire bon feu dans une chambre au second, et après nous être fait porter à boire et à manger, nous renvoyâmes le garçon et nous restâmes seuls. Alors nous ôtâmes nos masques, et l’aspect de huit visages jeunes et frais fit passer le contentement dans l’âme de la belle enlevée. Nous la mîmes tout à fait à son aise par la galanterie de nos procédés. Encouragée par le vin et la bonne chère, préparée par nos propos et quelques baisers, elle vit bien ce qui l’attendait, et parut s’y résigner de bonne grâce. Notre chef, comme de raison, devait ouvrir la marche ; et à force de politesses il vainquit la répugnance naturelle qu’elle témoignait de consommer le sacrifice en si nombreuse compagnie. Sans doute que l’offrande lui parut douce, car, m’étant offert en sacrificateur courageux pour la seconde offrande, elle me reçut avec une sorte de reconnaissance ; et sa joie ne put se dissimuler dès qu’elle vit qu’elle était destinée à faire autant d’heureux que nous étions de convives. Mon frère seul s’exempta du tribut en se disant malade, seul motif qui pût faire admettre son refus, car il était comme passé en loi que chacun de nous devait faire en toute occasion ce que faisaient les autres.

Après ce bel exploit, nous nous remasquâmes, et, la dépense payée, nous allâmes conduire l’heureuse victime à Saint-Job, où elle demeurait, et nous ne la laissâmes que lorsque nous la vîmes entrée chez elle et la porte fermée.

Qu’on juge si nous eûmes envie de rire lorsqu’en nous souhaitant la bonne nuit, elle nous remercia de l’air le plus vrai et de la meilleure foi du monde ! Nous nous séparâmes ensuite, et chacun rentra chez soi.

Le surlendemain, cette saturnale nocturne commença à faire du bruit. Le mari de la jeune femme était tisserand, ainsi que ses deux amis. Ils se réunirent pour présenter une plainte au conseil des Dix. Cette plainte était rédigée avec candeur et présentait toute la vérité ; mais ce qu’elle avait d’atroce était tempéré par une circonstance qui dut dérider les fronts sévères de ces magistrats, comme elle fournit ample matière à la risée publique : c’est, portait la plainte, que les huit masques n’avaient commis aucune action désagréable à la femme. Les deux masques qui l’avaient enlevée l’avaient conduite en tel lieu, où une heure après les six autres étaient arrivés, et tous ensemble s’étaient rendus aux Deux-Épées, où ils avaient passé une heure à boire. Ladite femme, ayant été bien régalée par les masques, avait été reconduite chez elle, où on l’avait priée d’excuser si l’on avait voulu jouer un tour au mari. Les plaignants n’avaient pu partir de l’île avant le jour, et le mari, à son retour, avait trouvé sa femme paisiblement endormie, et à son réveil elle lui avait conté tout ce qui lui était arrivé. Elle ne se plaignait que de la grande peur qu’elle avait eue pour son mari, et là-dessus elle demandait justice et punition exemplaire.

Tout était comique dans cette plainte, car ces trois faquins y faisaient les braves, disant que certes nous ne les aurions point trouvés si faciles, si le chef n’eût prononcé le nom respectable du tribunal.

Cette plainte produisit trois effets : le premier, c’est qu’elle fit rire toute la ville ; le second, c’est que tous les oisifs allèrent à Saint-Job pour entendre l’histoire de la bouche même de l’héroïne, ce qui lui valut plus d’un présent ; et le troisième, enfin, de faire publier par le tribunal une promesse de récompense de cinq cents ducats à celui qui ferait connaître les auteurs de l’attentat, fût-il même du nombre des délinquants, à l’exception du chef.

Cette publication nous aurait fait trembler, si le chef, précisément le seul capable de devenir délateur, n’eût été patricien. Cette qualité de notre meneur me tranquillisa de prime abord ; car je savais que, quand bien même quelqu’un de nous aurait pu s’avilir jusqu’à vouloir se procurer la somme au prix d’une délation, le tribunal n’aurait rien fait pour n’être pas obligé de mettre un patricien en compromis. Le traître ne se trouva pas parmi nous, quoique nous fussions tous pauvres ; mais la peur produisit un effet salutaire, et nos désordres nocturnes ne se renouvelèrent pas.

Trois ou quatre mois après, le chevalier Nicolas Iron, alors inquisiteur, me causa une grande surprise en me racontant toute l’affaire et me nommant tous les acteurs. Il ne me dit pas si quelqu’un de la bande avait trahi le secret, la chose m’importait peu ; mais je vis clairement l’esprit de l’aristocratie, où le solo mihi est la suprême loi.

Vers la mi-avril de 1746, M. Girolamo Cornaro, l’aîné de la famille Cornaro de la Reine, épousa une demoiselle de la maison Soranzo de Saint-Pol, et j’eus l’honneur d’être de la noce… en ma qualité de ménétrier. Je me trouvai membre d’un des nombreux orchestres des bals que l’on donna pendant trois jours consécutifs au palais Soranzo.

Le troisième jour, vers la fin de la fête, une heure avant le jour, fatigué, je quitte l’orchestre de but en blanc pour me retirer, quand en descendant l’escalier je remarque un sénateur en robe rouge qui allait monter dans sa gondole, et qui, en tirant son mouchoir de sa poche, laisse tomber une lettre. Je la ramasse en toute hâte, et rejoignant ce seigneur au moment où il descendait les degrés, je la lui remets. Il la prend en me remerciant et me demande où je demeurais. Je le lui dis, et il m’oblige à monter dans sa gondole, voulant absolument me mettre chez moi. J’accepte avec reconnaissance et je me place sur la banquette à côté de lui. Un instant après, il me prie de lui secouer le bras gauche, en me disant qu’il éprouvait un si fort engourdissement qu’il ne se sentait pas le bras. Je me mets en besogne de toute ma force, mais un instant après il me dit d’une manière indistincte que l’engourdissement s’étendait à tout le côté gauche et qu’il se sentait mourir.

Effrayé, j’ouvre le rideau et prenant la lanterne, je le vois mourant et la bouche toute de travers. Comprenant que sa seigneurie était frappée d’un coup d’apoplexie, je crie aux gondoliers de me laisser descendre pour aller chercher un chirurgien pour le faire saigner.

Je saute hors de la gondole précisément à l’endroit où, trois ans auparavant, j’avais donné à Razzetta une si vigoureuse leçon, et je vais au café où l’on m’indique un chirurgien. J’y cours, je frappe à coups redoublés, on m’ouvre, je force le chirurgien à me suivre en robe de chambre dans la gondole qui nous attendait ; il saigne le sénateur pendant que je déchire ma chemise pour faire les compresses et la bande.

Cette opération faite, j’ordonne aux barcarols de doubler de rames, et dans un instant nous arrivons à Sainte-Marine ; on éveille ses domestiques, et après l’avoir enlevé de la gondole, nous le transportons dans son lit presque sans vie.

M’érigeant en ordonnateur, je commande à un domestique d’aller chercher un médecin en toute hâte, et l’Esculape, dès qu’il fut arrivé, ordonna à l’instant une autre saignée, approuvant par là celle que je lui avais fait administrer. Me croyant en droit de veiller le malade, je m’établis auprès de son lit pour lui prodiguer mes soins.

Une heure après, deux patriciens, amis du malade, entrèrent à peu de minutes l’un de l’autre. Ils étaient au désespoir, et comme ils s’étaient informés de l’accident aux gondoliers, et que ceux-ci leur avaient dit que j’en savais plus qu’eux, ils m’interrogent, je leur dis ce que je sais ; ils ne savent pas qui je suis, ils n’osent point me le demander, et je crois devoir me renfermer dans un modeste silence.

Le malade était immobile et ne donnait d’autre signe de vie que par la respiration ; on lui faisait des fomentations, et le prêtre qu’on était allé chercher et qui dans la circonstance était fort inutile, semblait n’attendre que sa mort. On déclina les visites à mon insinuation, et les deux patriciens et moi étions les seuls auprès du malade. Nous fîmes à midi un petit dîner silencieux sans sortir de la chambre du malade.

Le soir, le plus âgé des deux patriciens me dit que si j’avais affaire je pouvais m’en aller, car ils passeraient la nuit sur des matelas dans la chambre du malade. « Et moi, monsieur, lui dis-je, je la passerai sur ce même fauteuil à côté du lit ; car, si je m’éloignais, le malade mourrait, et je suis certain qu’il vivra tant que je resterai ici. » Cette réponse sentencieuse, comme on doit bien s’y attendre, les frappa d’étonnement, et tous deux s’entreregardèrent avec surprise.

Nous soupâmes et dans le peu de conversation que nous eûmes pendant le repas, ces messieurs m’apprirent, sans que je le leur demandasse, que le sénateur leur ami était M. de Bragadin, frère unique du procurateur de ce nom. Ce M. de Bragadin était célèbre dans Venise tant par son éloquence, ses grands talents comme homme d’État, que par les aventures galantes qui avaient signalé sa bruyante jeunesse. Il avait fait des folies pour des femmes, et plus d’une beauté en avait fait pour lui. Il avait beaucoup joué et beaucoup perdu, et son frère était son plus cruel ennemi, parce qu’il s’était infatué de l’idée qu’il avait voulu l’empoisonner. Il l’avait accusé de ce crime au conseil des Dix qui, huit mois après et à la suite d’une profonde investigation, le déclara innocent à l’unanimité ; mais cette éclatante réparation ne fit point revenir son frère de ses préventions.

Cet innocent opprimé par un frère injuste qui lui ravissait la moitié de son revenu, vivait en aimable philosophe au sein de l’amitié. Il avait deux amis affectionnés, ceux qui étaient près de lui : l’un était de la famille Dandolo, l’autre de celle de Barbaro, tous les deux honnêtes et aimables comme lui. M. Bragadin était beau, savant, facétieux et du caractère le plus doux ; il n’avait alors que cinquante ans.

Le médecin qui avait entrepris de le guérir s’appelait Terro : il s’imagina par un raisonnement tout particulier de pouvoir le sauver en lui faisant sur la poitrine une onction de mercure, et on le laissa faire. L’effet rapide de ce remède en même temps qu’il enchantait les deux amis, m’épouvanta ; car en moins de vingt-quatre heures le malade se sentit tourmenté par une grande effervescence à la tête. Le médecin dit qu’il savait que l’onction devait produire cet effet, mais que le lendemain son action sur la tête passerait, pour agir sur les autres parties du corps qui avaient besoin d’être vivifiées par l’art et par l’équilibre de la circulation des fluides.

A minuit le malade était tout en feu et dans une agitation mortelle. Je m’approche et je le vois les yeux mourants, pouvant à peine respirer. Je fais lever les deux amis et je leur déclare que le malade va mourir si on ne le délivre pas tout de suite de la fatale onction. A l’instant, sans attendre leur réponse, je lui découvre la poitrine, j’enlève l’emplâtre, et, le lavant soigneusement avec de l’eau tiède, en moins de trois minutes nous le voyons respirer à l’aise et livré au plus doux sommeil. Alors tous trois ravis, et moi particulièrement, nous nous recouchâmes.

Le médecin vint de très grand matin, et se montra fort gai en voyant son malade en si bon état ; mais, lorsque M. Dandolo lui eut dit ce qu’on avait fait, il se fâcha, dit que c’était pour tuer son malade et demanda qui était celui qui s’était permis de détruire sa cure. M. de Bragadin, prenant alors la parole, dit : « Docteur, celui qui m’a délivré du mercure qui m’étouffait est un médecin qui en sait plus que vous. » Et en achevant ces mots, il me montra de la main.

Je ne sais qui des deux fut le plus stupéfait, du docteur en voyant un jeune homme qu’il ne connaissait pas et qu’il dut prendre pour un charlatan, quoiqu’on le lui annonçât pour plus savant que lui, ou de moi qui me voyais transformé en médecin sans penser à l’être. Je me tenais dans un modeste silence, ayant grand’peine à m’empêcher d’éclater de rire ; tandis que le médecin me considérait avec une sorte d’embarras mêlé de dépit, et me jugeant sans doute pour un hardi imposteur qui l’avait osé supplanter. Se tournant enfin vers le malade, il lui dit froidement qu’il me cédait la place : il fut pris au mot. Il part, et me voilà devenu le médecin d’un des plus illustres membres du sénat de Venise. Dans le fond, je l’avoue, j’en fus enchanté, et je dis au malade qu’il ne lui fallait que du régime, et que la nature, aidée de la belle saison qui s’approchait, ferait le reste.

Le médecin éconduit conta l’histoire dans toute la ville, et comme le malade allait de mieux en mieux, un de ses parents qui vint le voir lui dit que tout le monde était fort surpris qu’il eût choisi pour son médecin un violon de l’orchestre du théâtre ; mais M. de Bragadin lui ferma la bouche en lui disant qu’un joueur de violon pouvait en savoir aussi long que tous les médecins de Venise et qu’il me devait de n’avoir pas étouffé.

Ce seigneur m’écoutait comme son oracle, et ses deux amis étonnés me prêtaient la même attention. Cette espèce d’engouement me donnant du courage, je parlais en physicien, je dogmatisais, je citais des auteurs que je n’avais jamais lus.

M. de Bragadin, qui avait la faiblesse de donner dans les sciences abstraites, me dit un jour que, pour un jeune homme, il me trouvait trop savant et que je devais par conséquent posséder quelque chose de surnaturel. Il me pria de lui dire la vérité.

Voilà ce que c’est que le hasard et la force des circonstances. Ne voulant pas choquer sa vanité en lui disant qu’il se trompait, je pris la folle résolution de lui faire en présence de ses deux amis la fausse et extravagante confidence que je possédais un calcul numérique par lequel, moyennant une question que j’écrivais et que je changeais en nombres, j’obtenais, également en nombres, une réponse qui m’instruisait de tout ce que je voulais savoir, et dont personne au monde n’aurait pu m’informer. M. de Bragadin dit que c’était la clavicule de Salomon, ce que le vulgaire appelait cabale. Il me demanda de qui j’avais appris cette science.

« C’est, lui dis-je, d’un vieil ermite qui habite sur la montagne de Carpegna, et que j’eus occasion de connaître pendant que j’étais aux arrêts à l’armée d’Espagne.

- Cet ermite, me dit-il, a lié à votre insu au calcul qu’il vous a enseigné une intelligence invisible ; car les nombres simples ne peuvent avoir la faculté de raisonner. Tu possèdes, ajouta-t-il, un vrai trésor, et il ne tient qu’à toi d’en tirer le plus grand parti.

- Je ne sais pas, répliquai-je, par quelle voie je pourrais tirer ce grand parti de ma science, car les réponses que me donne mon calcul sont quelquefois si obscures que je m’en suis dégouté au point de ne m’en servir presque jamais. Cependant il est bien vrai que si je n’avais pas fait ma pyramide, je n’aurais jamais eu le bonheur de connaître Votre Excellence.

- Comment cela ?

- Le second jour des fêtes de la maison Soranzo, j’eus envie de demander à mon oracle si je rencontrerais quelqu’un au bal dont la rencontre dut m’être désagréable. J’en obtins cette réponse : « Quitte la fête à dix heures précises. » C’était une heure avant le jour. Je résolus d’obéir et je rencontrai Votre Excellence. »

Mes trois auditeurs étaient comme pétrifiés. M. Dandolo me pria alors de répondre à une question qu’il allait me faire et dont l’interprétation n’appartiendrait qu’à lui, la chose n’étant connue que de lui seul.

« Volontiers. » Car il fallait payer d’effronterie, puisque je m’étais si imprudemment engagé. Il écrit la question, il me la donne, je la lis et je ne comprends rien à la chose, rien à la matière ; mais cela ne fait rien : il faut que je réponde. Si la demande m’était obscure au point de n’y rien comprendre, il était naturel que je ne comprisse rien à la réponse. Je réponds donc en chiffres ordinaires quatre vers dont lui seul pouvait être l’interprète, me montrant fort indifférent sur l’interprétation. M. Dandolo les lit, les relit, se montre surpris, il entend tout ; c’est divin, c’est unique, c’est un trésor du ciel. Les nombres ne sont que le véhicule, mais la réponse doit être d’une intelligence immortelle.

M. Dandolo était trop satisfait pour que l’envie ne se communiquât pas à ses deux amis. Ils me firent des questions sur toutes les matières, et mes réponses, auxquelles je n’entendais rien, leur paraissaient toutes divines. Je leur fais compliment et je me félicite de posséder une chose dont je n’avais fait nul cas jusqu’alors, mais leur promettant que, puisque je voyais que je pouvais être utile à Leurs Excellences, je ne manquerais pas de la cultiver soigneusement.

Tous trois ensemble me demandèrent alors en combien de temps je pourrais leur enseigner les règles de ce sublime calcul. « En fort peu de temps, messieurs, leur répondis-je, et je me prêterai volontiers à votre désir, quoique l’ermite m’ait assuré que je mourrai de mort subite trois jours après que j’aurai communiqué ma science à quelqu’un ; mais je ne crois nullement à cette menace. »

M. de Bragadin, qui y croyait plus que moi, me dit d’un air très sérieux que je devais y croire ; et dès ce moment aucun d’eux ne me parla plus de l’affaire. Ils pensèrent sans doute que s’ils pouvaient m’attacher à eux, ce serait comme s’ils possédaient eux-mêmes la science. De cette manière je devins le hiérophante de ces trois hommes, très honnêtes gens et infiniment aimables, mais qui, malgré de belles connaissances littéraires, n’étaient point sages puisqu’ils étaient infatués de sciences occultes et chimériques, et qu’ils croyaient à l’existence de choses impossibles dans l’ordre moral comme dans l’ordre physique. Ils se croyaient par moi en possession de la pierre philosophale, de la médecine universelle, du colloque avec les esprits élémentaires, avec toutes les intelligences célestes et infernales ; enfin ils ne doutaient point d’être, par ma sublime science, à part du secret de tous les cabinets de l’Europe.

Après s’être assurés de la sublimité de ma science cabalistique par des questions sur le passé, ils établirent de se la rendre utile en la consultant sur le présent et l’avenir. Il ne m’était pas difficile de deviner, puisque je ne donnais jamais que des réponses à double sens, dont l’un cependant, que j’arrangeais avec soin, ne pouvait s’expliquer qu’après l’événement ; ainsi ma cabale, comme les oracles de Delphes, n’était jamais en défaut. Je connus alors combien il avait été facile aux anciens prêtres du paganisme d’en imposer à l’univers ignorant et partant crédule. Je vis combien il sera toujours aisé aux imposteurs de faire des dupes, et je sentis mieux que ne l’avait fait l’orateur romain comment deux augures pouvaient se regarder sans rire : c’est parce que tous deux avaient un égal intérêt à imprimer de l’importance à la déception qu’ils exerçaient et dont ils retiraient d’immenses bénéfices. Ce que je ne comprenais pas et ce que je ne comprendrai sans doute jamais, c’est que les saints pères chrétiens, qui n’étaient pas simples et ignorants comme nos évangélistes, aient cru ne pas pouvoir nier la divinité des oracles, et que pour se tirer d’affaire ils les aient attribués au diable. Ils n’auraient pas eu cette bizarre idée s’ils avaient su faire la cabale. Mes trois amis ressemblaient aux saints pères : c’étaient des gens d’esprit, mais superstitieux et point philosophes. Cependant, tout en ajoutant une ample croyance à mes oracles, ils étaient trop bons pour les croire l’œuvre du diable ; et la bonté de leur cœur s’accommodait mieux de croire mes réponses inspirées par un ange.

Ces trois seigneurs étaient non seulement bons chrétiens et très fidèles à leur religion, mais encore dévots et scrupuleux. Ils n’étaient point mariés, et après avoir renoncé aux femmes, ils en étaient devenus les ennemis : preuve peut-être de la faiblesse de leur esprit. Ils s’étaient imaginé que c’était la condition sine qua non que les esprits exigeaient de ceux qui voulaient avoir des communications ou un commerce intime avec eux : l’un excluait l’autre.

Avec tous ces travers, ce qui, au commencement de notre connaissance, me parut inexplicable, c’est que ces trois seigneurs, comme je l’ai déjà dit, avaient foncièrement ce qu’on appelle de l’esprit. Mais l’esprit préoccupé raisonne mal ; et en toute chose il s’agit, avant tout, de raisonner bien. Je riais souvent en moi-même en leur entendant parler de religion : ils se moquaient de ceux dont les facultés intellectuelles étaient bornées au point de ne pas comprendre ses mystères. L’incarnation du Verbe était une petite bagatelle pour Dieu, et par conséquent très compréhensible ; et la résurrection était si peu de chose qu’elle ne leur paraissait pas prodigieuse ; car, Dieu ne pouvant pas être mort, Jésus-Christ devait naturellement ressusciter. Pour ce qui est de l’eucharistie, de la présence réelle de la transsubstantiation, c’était pour eux d’une évidence palpable ; et pourtant ils n’étaient point jésuites. Ils allaient tous les huit jours à confesse sans être nullement embarrassés vis-à-vis de leurs confesseurs, dont ils déploraient bénignement l’ignorance. Ils ne se croyaient obligés à leur rendre compte que de ce qu’ils croyaient être un péché, et en cela ils raisonnaient très juste.

Avec ces trois originaux, respectables par leurs qualités morales et par leur probité autant que par leur crédit et leur âge, sans compter le relief accidentel de la naissance, je passais des jours fort agréables ; quoique, insatiables de savoir, ils me tinssent souvent dix heures de la journée à un travail assidu, enfermés tous quatre et inaccessibles à tout le monde.

J’achevai de me les rendre amis intimes en leur contant tout ce qui m’était arrivé jusqu’alors, non sans quelque réserve de convenance pour ne pas leur faire faire des péchés mortels. Je ne me dissimule que je les ai trompés comme le papa Deldimopulo trompait les Grecs qui allaient lui demander les oracles de sa vierge. Je n’en ai pas agi avec eux dans toute l’acception de l’homme probe ; mais si le lecteur auquel je me confesse a connu le monde et son esprit, qu’il daigne réfléchir avant de me juger ; et peut-être ne me refusera-t-il pas quelque indulgence.

On me dira que si j’avais voulu me tenir sur la ligne d’une morale très pure, j’aurais dû ne pas me lier avec eux ou les désabuser. Je ne le nierai point ; mais je répondrai que j’avais vingt ans, de l’esprit, et que je venais d’être joueur de violon ; qu’enfin j’aurais tenté vainement de les guérir ; je n’y aurais pas réussi ; car ils m’auraient ri au nez, auraient déploré mon ignorance, et, au bout du compte ils m’auraient congédié. Je n’avais d’ailleurs aucune mission de m’ériger en apôtre, et si j’avais pris l’héroïque résolution de les planter là dès que je les eus reconnus pour visionnaires, je me serais montré misanthrope, ennemi de ces braves gens auxquels je procurais d’innocentes jouissances, et de moi-même qui, en qualité de jeune homme, aimais à bien vivre, à jouir des plaisirs que vingt ans et une bonne constitution comportent. J’aurais manqué à la politesse : j’aurais peut-être fait ou laissé mourir M. de Bragadin, et j’aurais exposé ces trois honnêtes hommes à devenir la victime du premier fripon qui, à la faveur de leur manie, aurait pu s’introduire auprès d’eux et les ruiner en leur faisant entreprendre l’opération chimérique du grand œuvre. Il y a bien encore une autre considération, mon cher lecteur, et comme je vous aime, je vais vous la dire. Un amour-propre invincible m’aurait seul empêché de me déclarer indigne de leur amitié ou par mon ignorance ou par mon orgueil ; et je leur aurais donné des marques évidentes de mon impolitesse en cessant de les voir.

Je pris, il me semble, le parti le plus beau, le plus noble et le plus naturel, surtout en considérant la tournure de leur esprit ; celui de me mettre en état de ne plus manquer du nécessaire : or, de ce nécessaire, qui pourrait avoir été meilleur juge que moi ?

Par l’amitié de ces trois hommes, je m’assurais dans ma patrie de la considération et du crédit. Je devais au reste trouver un plaisir bien flatteur à devenir le sujet des entretiens et des spéculations des personnes creuses qui, dans leur oisiveté, veulent deviner les causes de tous les phénomènes moraux qu’ils voient et dont ils ne peuvent se rendre compte.

On se cassait la tête à Venise pour comprendre comment ma liaison pouvait exister avec trois hommes de ce caractère, eux tout ciel et moi tout monde ; eux très sévères dans les mœurs, et moi abandonné à tous les plaisirs.

Au commencement de l’été, M. de Bragadin se trouva en état de reparaître au sénat, et voici le discours qu’il me tint la veille de sa première sortie :

« Qui que tu sois, je te dois la vie. Tes protecteurs, qui voulurent te faire prêtre, docteur, avocat, soldat et enfin joueur de violon, ne furent que des sots qui ne te connurent pas. C’est Dieu qui a ordonné à ton ange de te conduire entre mes bras. Je t’ai connu, je sais t’apprécier : si tu veux être mon fils, tu n’as qu’à me reconnaître pour père, et dorénavant dans ma maison je te traiterai comme tel jusqu’à ma mort. Ton appartement est prêt, fais-y apporter tes hardes ; tu auras un domestique, une gondole défrayée, ma table et dix sequins par mois. A ton âge, je ne recevais pas de mon père une plus forte pension. Il n’est pas nécessaire que tu t’occupes de l’avenir ; pense à t’amuser et prends-moi pour ton conseil dans tout ce qui pourra t’arriver ou que tu voudras entreprendre, et sois sûr de me trouver toujours ton ami. »

Je me jetai à ses pieds pour l’assurer de ma reconnaissance et je l’embrassai en lui donnant le doux nom de père. Il me pressa dans ses bras, m’appela son cher fils ; je lui en promis la soumission et l’amour ; après quoi, ses deux amis, qui demeuraient dans le palais, m’embrassèrent, et nous nous jurâmes une fraternité éternelle.

Telle est, mon cher lecteur, l’histoire de ma métamorphose, et l’événement heureux qui du vil métier de ménétrier à la journée me plaça au rang de grand seigneur.

Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres)

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