Читать книгу Les Mémoires de Casanova dans l'édition de Garnier (en 8 Tomes + Fragments + Aventuros + Lettres) - Jacques Casanova de Seingalt - Страница 37

CHAPITRE XVI

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Mon affaire avec la justice parisienne. - Mademoiselle Vesian.

La fille cadette de mon hôtesse, Mlle Quinson, jeune personne de quinze à seize ans, venait souvent chez moi sans y être appelée. Je ne fus pas longtemps à m’apercevoir qu’elle m’aimait, et je me serais trouvé ridicule si je m’étais avisé de faire le cruel avec une brune piquante, vive, aimable, et qui avait une voix ravissante.

Pendant les quatre ou cinq premiers mois, il n’y eut entre elle et moi que des badinages d’enfants ; mais une nuit, étant rentré fort tard et l’ayant trouvée profondément endormie sur mon lit, je ne crus pas devoir l’éveiller, et m’étant déshabillé je me mis à côté d’elle. Elle me quitta à la pointe du jour.

Il n’y avait pas trois heures que Mimi m’avait quitté quand une marchande de modes vint avec une fille charmante me demander à déjeuner. Je trouvais la jeune fille bien digne d’un déjeuner ; mais, ayant besoin de repos, après m’être entretenu une heure avec elles, je les priai de sortir. Comme elles s’en allaient, voilà Mme Quinson qui entre avec sa fille pour faire mon lit. Je passe ma robe de chambre, et je me mets à écrire.

« Ah ! les vilaines drôlesses ! s’écrie la mère.

- A qui en avez-vous, madame ?

- L’énigme n’est pas très obscure, monsieur : voilà ces draps abîmés.

- J’en suis fâché, ma chère dame ; mais changez-les, et le mal sera réparé. »

Elle sort en grommelant des menaces : « Si jamais elles y reviennent, elles verront beau jeu. »

Mimi étant restée seule avec moi, je lui fais des reproches sur son imprudence. Elle me répond en riant que l’amour avait envoyé ces femmes pour protéger l’innocence. Depuis ce jour Mimi ne se gêna plus ; elle venait partager ma couche quand l’envie lui en prenait, à moins que je ne la renvoyasse, et le matin elle regagnait facilement sa chambre. Mais au bout de quatre mois, cette belle m’annonça que notre secret serait bientôt dévoilé.

« J’en suis fâché, lui dis-je ; mais je ne saurais qu’y faire.

- Il faut penser à quelque chose.

- Penses-y.

- A quoi veux-tu que je pense ? Arrive que pourra : le parti que je prends est de n’y point penser. »

Vers le sixième mois, sa rotondité devint si forte, que sa mère, ne pouvant plus douter du fait, se mit en fureur et à force de coups elle l’obligea à déclarer le père. Mimi me nomma, et peut-être ne mentit-elle pas.

Riche de cette découverte, Mme Quinson vient chez moi comme une furie. Elle se jette dans un fauteuil, et après avoir repris haleine, elle me chargea d’injures et finit par me signifier qu’il fallait que j’épousasse sa fille. A cette intimation, sachant de quoi il s’agissait et voulant couper court, je lui dis que j’étais marié en Italie.

« Eh ! pourquoi donc êtes-vous allé faire un enfant à ma fille ?

- Je vous assure que je n’ai pas eu cette intention. Mais, d’ailleurs, qui vous a dit que ce soit moi qui l’ai fait ?

- Elle-même, monsieur, et elle en est sûre.

- Je lui en fais mon compliment ; mais moi, madame, je vous certifie que je suis tout prêt à vous jurer que je n’en suis pas sûr.

- Ainsi donc… ?

- Ainsi rien, Si elle est grosse, elle accouchera. »

Elle descend en proférant des malédictions et des menaces, et le lendemain je fus cité devant le commissaire du quartier. Je me rends à la citation, et j’y trouve la dame Quinson armée de toutes pièces. Le commissaire, après les questions préliminaires en usage dans la chicane, me demanda si je convenais d’avoir fait à la fille Quinson l’injure dont la mère, présente, se plaignait.

« Monsieur le commissaire, veuillez, je vous prie, écrire mot pour mot la réponse que je vais vous faire.

- Fort bien.

- Je n’ai fait aucune injure à Mimi, fille de la plaignante, et je m’en rapporte à la fille elle-même, qui a toujours eu pour moi autant d’amitié que j’en ai pour elle.

- Elle déclare être enceinte de vous.

- Cela est possible, mais ce n’est pas sûr.

- Elle dit que c’est certain, puisqu’elle assure n’avoir vu aucun autre homme que vous.

- Si cela est vrai, elle est malheureuse ; car sur ce point un homme ne peut en croire d’autre femme que la sienne.

- Que lui avez-vous donné pour la séduire ?

- Rien, car, loin de l’avoir séduite, je l’ai été par elle ; et nous nous trouvâmes d’accord dans l’instant, car je suis facile à séduire par une jolie femme.

- Était-elle intacte ?

- Je n’en ai été curieux ni avant ni après ; ainsi, monsieur, je n’en sais rien.

- Sa mère vous demande une satisfaction, et la loi vous condamne.

- Je n’ai aucune satisfaction à donner à la mère ; et pour ce qui est de la loi, je m’y soumettrai lorsqu’on me l’aura fait connaître et qu’on m’aura convaincu que je l’ai enfreinte.

- Vous en êtes déjà convaincu ; car trouvez-vous qu’un homme qui fait un enfant à une fille honnête dans une maison où il est habitué, ne viole pas les lois de la société ?

- J’en conviens lorsque la mère se trouve trompée ; mais, lorsque cette même mère envoie sa fille dans la chambre d’un jeune homme, ne doit-on pas la juger disposée à souffrir en paix tous les accidents qui peuvent en être la suite ?

- Elle ne vous l’a envoyée que pour qu’elle vous servît.

- Aussi m’a-t-elle servi comme je l’ai servie ; et si elle me l’envoie ce soir et que cela convienne à Mimi, je la servirai de mon mieux ; mais rien par force ni hors de ma chambre, dont j’ai toujours payé le loyer avec exactitude.

- Vous direz ce que vous voudrez, mais vous payerez l’amende.

- Je ne dirai que ce que je croirai juste et je ne payerai rien ; car il n’est pas possible qu’il y ait une amende à payer là où il n’y a nulle violation de droit. Si l’on me condamne, je réclamerai jusqu’en dernier ressort et jusqu’à ce que l’équité me rende justice, car, monsieur, je sais que, tel que je suis, je n’aurai jamais ni la maladresse ni la lâcheté de refuser mes caresses à une jolie femme qui me plaira et qui viendra les provoquer dans ma propre chambre, et surtout quand je me croirai sûr qu’elle y vient du consentement de sa mère. »

Je signai l’interrogatoire après l’avoir préalablement lu ; ensuite je sortis. Le lendemain, le lieutenant de police me fit appeler, et, après m’avoir entendu, ainsi que la mère et la fille, il me renvoya absous, et condamna la mère à payer les frais. Cela ne m’empêcha pas de céder aux larmes de Mimi pour défrayer sa mère pendant ses couches. Elle eut un garçon que l’on envoya à l’Hôtel-Dieu au profit de la nation. Mimi s’enfuit bientôt de la maison paternelle pour monter sur les tréteaux du théâtre de la foire Saint-Laurent. N’étant point connue, elle n’eut pas de peine à trouver un amant qui la prit pour vierge. Je la trouvai très jolie.

« Je ne savais pas, lui dis-je, que tu fusses musicienne ?

- Je le suis comme toutes mes camarades, dont aucune ne connaît une note de musique. Les filles de l’Opéra n’en connaissent guère plus, et malgré ça avec de la voix et du goût on chante à ravir. »

Je l’invitai à donner à souper à Patu, qui la trouva charmante. Elle finit mal, et disparut.

Les Italiens obtinrent dans ce temps-là la permission de donner sur leur théâtre des parodies d’opéras et de tragédies. Je connus à ce théâtre la célèbre Chantilli, qui avait été maîtresse du maréchal de Saxe, et qu’on appelait Favard parce que le poète de ce nom l’avait épousée. Elle chanta dans la parodie de Thétis et Pélée, de M. de Fontenelle, le rôle de Tonton au milieu du bruit des applaudissements. Elle rendit amoureux de ses grâces et de son talent un homme du plus grand mérite, l’abbé de Voisenon, avec lequel je fis une connaissance aussi intime qu’avec Crébillon. Tous les ouvrages de théâtre qui passent pour être de Mme Favart et qui en portent le nom, sont de ce célèbre abbé, qui fut élu membre de l’Académie après mon départ de Paris. Je cultivai une connaissance que je savais apprécier, et il m’honora de son amitié. Ce fut de moi que l’abbé de Voisenon conçut l’idée de faire des oratorios en vers : ils furent chantés pour la première fois aux Tuileries les jours où les théâtres sont fermés pour cause de religion. Cet aimable abbé, auteur secret de plusieurs comédies, avait une petite santé attachée à un très petit corps ; il était tout esprit et gentillesse, et fameux par ses bons mots saillants, tranchants, et qui pourtant n’offensaient personne. Il était impossible qu’il eût des ennemis, car sa critique glissait à fleur de peau.

Un jour qu’il venait de Versailles, lui ayant demandé ce qu’il y avait de nouveau :

« Le roi bâille, me dit-il, parce qu’il doit venir demain au parlement pour y tenir un lit de justice.

- Pourquoi appelle-t-on cela un lit de justice ?

- Je n’en sais rien, si ce n’est parce que la justice y dort. »

J’ai retrouvé le vivant portrait de cet illustre écrivain à Prague dans la personne de M. le comte François Hardig, actuellement ministre plénipotentiaire de l’empereur à la cour de Saxe.

L’abbé de Voisenon me présenta à Fontenelle, qui avait alors quatre-vingt-treize ans. Bel esprit, savant aimable, physicien profond, fameux par ses bons mots, Fontenelle ne savait pas faire un compliment sans l’animer d’esprit et d’obligeance. Je lui dis que je venais de l’Italie exprès pour le voir. « Avouez, monsieur, me dit-il, que vous vous êtes fait attendre bien longtemps. » Répartie à la fois obligeante et critique, qui relevait d’une manière spirituelle et délicate le mensonge de mon compliment.

Il me fit présent de ses ouvrages, et il me demanda si je goûtais les spectacles français ; je lui dis que j’avais vu à l’Opéra Thétis et Pélée. Cette pièce est de lui, et lorsque je lui en eus fait l’éloge, il me répondit que c’était une tête pelée.

« J’étais hier aux Français, on donnait Athalie.

- C’est le chef-d’œuvre de Racine, monsieur ; et Voltaire a eu tort de m’accuser de l’avoir critiquée en m’attribuant une épigramme dont personne n’a jamais connu l’auteur et qui finit par deux très mauvais vers :

Pour avoir fait pis qu’Ester,

Comment diable as-tu pu faire.

J’ai entendu dire que M. de Fontenelle avait été le tendre ami de Mme de Tencin, que M. d’Alembert était le fruit de leur intimité, et que Le Rond n’avait été que son père nourricier. J’ai connu d’Alembert chez Mme de Graffigni. Ce grand philosophe avait le secret de ne jamais paraître savant lorsqu’il se trouvait en société de personnes aimables qui n’avaient point des prétentions au savoir et aux sciences, et il avait l’art de donner de l’esprit à ceux qui raisonnaient avec lui.

La seconde fois que je revins à Paris après ma fuite des Plombs, je me faisais une fête de revoir l’aimable et vénérable Fontenelle ; mais il mourut quinze jours après mon arrivée, au commencement de 1757.

La troisième fois que je retournai à Paris avec l’intention d’y finir mes jours, je comptais sur l’amitié de M. d’Alembert ; mais il mourut, comme Fontenelle quinze jours après mon arrivée, vers la fin de 1783. Aujourd’hui je sens que j’ai vu Paris et la France pour la dernière fois. L’effervescence populaire m’a dégoûté et je suis trop vieux pour en espérer la fin.

M. le comte de Looz, ambassadeur du roi de Pologne et électeur de Saxe à la cour de Versailles, m’invita en 1751 à traduire en italien un opéra français susceptible de grandes transformations et de grands ballets annexés au sujet même de l’opéra, et je fis choix de Zoroastre de M. de Cahusac. Je dus adapter les paroles à la musique des chœurs, chose difficile. Aussi la musique resta belle, mais la poésie italienne ne brillait pas. Malgré cela, le monarque généreux me fit remettre une belle tabatière d’or, et je réussis à faire un grand plaisir à ma mère.

Vers le même temps Mlle Vesian arriva à Paris avec son frère. Elle était toute jeune, bien élevée, novice, belle et aimable au possible : elle avait son frère avec elle. Son père, ancien officier au service de France, était mort à Parme, sa ville natale. Restée orpheline sans aucun moyen d’existence, elle suivit le conseil qu’on lui donna, de vendre tout ce que son père lui avait laissé de meubles et d’effets, et de se rendre à Versailles pour tâcher d’y obtenir de la justice et de la bonté du roi une petite pension pour la faire vivre. En descendant de la diligence elle prit un fiacre et se fit conduire dans un hôtel garni le plus voisin du Théâtre-Italien. Le hasard voulut qu’elle vînt descendre à l’hôtel de Bourgogne où je logeais.

Le matin on me dit que dans une chambre voisine de la mienne il y avait deux jeunes Italiens, frère et sœur, nouvellement arrivés, fort jolis l’un et l’autre, mais qu’ils étaient mincement montés. Italiens, jeunes, pauvres et nouveaux débarqués, c’étaient là bien des motifs pour exciter ma curiosité. Je vais à leur porte, je frappe, et voilà un jeune homme en chemise qui vient m’ouvrir.

« Monsieur, me dit-il, je vous demande excuse, si je viens vous ouvrir en cet état.

- C’est à moi à vous faire les miennes. Je viens en ma double qualité de voisin et de compatriote vous offrir mes services. »

Un matelas par terre annonçait le lit qu’avait occupé le jeune homme ; un lit dans une alcôve, cachée par des rideaux, me fit deviner la sœur. Je la prie de m’excuser d’être venu l’interrompre sans m’informer si elle était levée. Elle me répond sans me voir que, fatiguée du voyage, elle avait dormi un peu plus qu’à l’ordinaire, mais qu’elle allait se lever, si je voulais lui en donner le temps.

« Je m’en vais dans ma chambre, mademoiselle, et j’aurai l’honneur de revenir dès que vous me ferez appeler : je suis à telle chambre. »

Un quart d’heure après, au lieu de me faire appeler, je vois entrer une belle et jeune personne qui me fait avec grâce une révérence modeste en me disant qu’elle venait me rendre ma visite et que son frère allait venir à l’instant. Je la remercie en l’invitant à s’asseoir, et je lui exprime tout l’intérêt qu’elle m’inspire. Sa reconnaissance se montre plus encore dans son ton de voix que dans ses expressions, et, captivant déjà sa confiance, elle me conte avec naïveté, mais non sans une sorte de dignité, sa courte histoire ou plutôt sa situation, et elle achève en me disant : « Il faut que je me procure dans la journée un logement moins cher, car il ne me reste que six francs. »

Je lui demande si elle a des lettres de recommandation et elle tire de sa poche un paquet de papiers contenant sept à huit certificats de bonnes mœurs, d’indigence et un passeport.

« Voilà donc tout ce que vous avez, ma chère compatriote ?

- Oui. Je me présenterai avec mon frère au ministre de la guerre, et j’espère qu’il aura pitié de moi.

- Vous ne connaissez personne ?

- Personne, monsieur : vous êtes le premier homme en France auquel j’aie dit mon histoire.

- Je suis votre compatriote, et vous m’êtes recommandée par votre situation autant que par vôtre âge. Je veux être votre conseil, si vous le voulez.

- Ah ! monsieur, que ne vous devrai-je pas !

- Rien. Donnez-moi vos papiers, je verrai ce que je puis faire. Ne dites votre histoire à personne. Que l’on ignore complètement votre état, et ne sortez pas de cet hôtel. Voilà deux louis que je vous prête jusqu’à ce que vous soyez en état de me les rendre. »

Elle les accepta, pénétrée de reconnaissance.

Mlle Vesian était une brune de seize ans, intéressante dans toute la force de l’expression, parlant bien français et italien, ayant des formes, des manières très gracieuses et un ton de noblesse qui lui donnait beaucoup de dignité. Elle me conta ses affaires sans bassesse, mais aussi sans cet air de timidité qui semble naître de la crainte que la personne qui écoute ne veuille profiter de la détresse qu’on lui confie. Elle n’avait l’air ni humilié ni hardi : elle avait de l’espoir et ne vantait pas son courage. Son maintien n’annonçait aucune prétention de vouloir faire parade de sa vertu, quoiqu’elle eût un certain air de pudeur qui aurait imposé à quiconque aurait pu vouloir lui manquer. J’en sentis l’effet sur moi-même ; car, malgré ses beaux yeux, sa belle taille, la fraîcheur de son teint, sa belle peau, son négligé, enfin tout ce qui peut tenter un homme et qui m’inspirait les plus brûlants désirs, je ne me sentis pas un instant de velléité : elle m’avait inspiré un sentiment de respect qui me rendit maître de moi-même et je me promis bien, non seulement de ne rien entreprendre sur elle, mais encore de n’être pas le premier à la mettre sur un mauvais chemin. Je crus même devoir remettre à un autre temps un discours pour la sonder sur ce point, et pour embrasser peut-être un autre système.

« Vous êtes, lui dis-je, venue dans une ville où votre destinée doit se développer, et où toutes les belles qualités dont la nature s’est plu à vous orner et qui semblent destinées à faire votre fortune, peuvent être le sujet de votre perte ; car ici, ma chère compatriote, les hommes riches méprisent toutes les libertines, excepté celles qui leur ont sacrifié leur vertu. Si vous en avez et que vous soyez déterminée à la conserver, préparez-vous, à moins d’un hasard tout particulier, à souffrir beaucoup de misère, et si vous vous sentez assez au-dessus de ce qu’on appelle préjugés, si vous êtes enfin disposée à consentir à tout pour vous procurer un état aisé, tâchez soigneusement de ne pas vous laisser tromper. Soyez pleine de défiance pour les paroles dorées qu’un homme plein de feu vous dira pour obtenir vos faveurs : ne le croyez que lorsque les faits auront précédé les paroles ; car, après la jouissance, le feu s’éteint, et vous vous trouveriez trompée. Gardez-vous aussi de supposer des sentiments désintéressés dans ceux que vous verrez surpris à l’aspect de vos charmes : ils vous donneront de la fausse monnaie en abondance ; mais ne soyez pas facile. Pour moi, je suis sûr que je ne vous ferai pas de mal, et j’ai l’espérance de vous faire quelque bien. Pour vous rassurer sur mon compte, je vous traiterai comme si vous étiez ma sœur ; car je suis trop jeune pour vous traiter en père ; et je ne vous parlerais pas ainsi, si je ne vous trouvais pas charmante. »

Son frère vint dans ces entrefaites. C’était un joli garçon de dix-huit ans, bien fait, mais sans ton, parlant peu et n’annonçant rien sur sa physionomie. Nous déjeunâmes ensemble, et pendant le repas, lui ayant demandé à quoi il se sentait le plus enclin, il me répondit qu’il était disposé à tout faire pour gagner honnêtement sa vie.

« Avez-vous quelque talent ?

- J’écris assez bien.

- C’est quelque chose. Si vous sortez, gardez-vous de tout le monde ; ne mettez le pied dans aucun café, et dans les promenades publiques ne parlez à personne. Mangez chez vous avec votre sœur, et faites-vous donner un petit cabinet séparé. Écrivez aujourd’hui quelque chose en français ; vous me le donnerez demain matin, et nous verrons. Quant à vous, mademoiselle, voilà des livres à votre disposition. J’ai vos papiers ; demain je saurai vous dire quelque chose ; car nous ne nous verrons plus aujourd’hui : je rentre habituellement fort tard. »

Elle prit quelques livres, me salua avec modestie, et me dit d’un ton de voix enchanteur qu’elle était pleine de confiance en moi.

Très disposé à lui être utile, partout où j’allai ce jour-là, je ne fis que parler d’elle et de son affaire, et partout hommes et femmes me dirent que si elle était jolie, elle ne pouvait point manquer, mais qu’elle ferait toujours bien de faire des démarches. Quant au frère, on m’assura qu’on trouverait à le placer dans quelque bureau. Je pensai à lui trouver une femme comme il faut pour la faire présenter à M. d’Argenson. C’était le vrai chemin, et je me sentais la force de la soutenir en attendant. Je priai Silvia d’en parler à Mme de Montconseil, qui avait beaucoup d’ascendant sur l’esprit de M. le ministre de la guerre. Elle me le promit ; mais, avant, elle désirait connaître la demoiselle.

Je rentrai chez moi vers onze heures, et, voyant de la lumière dans la chambre de la jeune personne, je frappai. Elle vint m’ouvrir en me disant qu’elle ne s’était pas couchée dans l’espoir de me voir, et je lui rendis compte de ce que j’avais fait : je la trouvai prête à tout et pénétrée de reconnaissance. Elle parlait de sa situation avec l’air d’une noble indifférence qui ne se soutenait que pour empêcher ses larmes de couler. Elle les retenait, mais ses yeux humides annonçaient l’effort qu’elle se faisait pour les arrêter. Nous causions depuis deux heures, et de propos en propos je sus qu’elle n’avait jamais aimé, et que par conséquent elle était digne d’un amant qui la récompensât convenablement, si elle était obligée de lui faire le sacrifice de sa vertu. Il était ridicule de prétendre que cette récompense dût être un mariage : la jeune Vesian n’avait pas encore fait ce qu’on appelle le faux pas ; mais elle était loin du bégueulisme de ces filles qui disent qu’elles ne le feraient pas pour tout l’or du monde, et qui cèdent d’ordinaire au plus petit assaut : elle n’aspirait qu’à se donner d’une manière convenable et avantageuse.

Je soupirais en écoutant ses propos très sensés au fond dans la situation où un destin rigoureux l’avait placée. Sa sincérité me ravissait : je brûlais. Lucie de Paséan me revenait à la mémoire ; je me souvenais de mon repentir, du tort que j’avais eu d’avoir négligé une tendre fleur qu’un autre moins digne que moi s’était empressé de cueillir : je me sentais auprès d’un agneau qui allait peut-être devenir la proie de quelque loup dévorant, elle qui n’avait pas été élevée pour l’abjection, qui avait des sentiments nobles, une éducation soignée et une candeur qu’un souffle impur allait peut-être ternir sans retour. Je soupirais de n’être pas en état de faire sa fortune en la conservant à l’honneur et à la vertu. Je sentais que je ne pouvais ni me l’approprier illégitimement, ni être sa sauvegarde, et qu’en devenant son protecteur je devais lui faire plus de tort que de bien ; enfin, qu’au lieu de l’aider à sortir de la situation pénible dans laquelle elle se trouvait, je n’aurais peut-être contribué qu’à la perdre entièrement. Cependant je la tenais assise auprès de moi, lui parlant sentiment et jamais amour ; mais je lui baisais trop souvent la main et le bras sans en venir à une résolution, ni à un commencement qui serait allé trop tôt à sa fin et qui m’aurait contraint à me la conserver pour moi : alors plus de fortune à espérer pour elle, et pour moi plus de moyen de m’en délivrer. J’ai aimé les femmes à la folie, mais je leur ai toujours préféré la liberté ; et lorsque je me suis trouvé en danger de la perdre, je ne me suis sauvé que par hasard.

J’avais passé quatre heures à peu près avec Mlle Vesian, brûlé de tous les feux du désir, et ayant eu assez de force pour me vaincre. Elle qui ne pouvait pas attribuer ma retenue à la vertu et qui ne savait pas ce qui m’empêchait d’aller plus loin, dut me supposer impuissant ou malade. Je la quittai en l’invitant à dîner pour le jour suivant.

Nous dînâmes gaiement et son frère étant allé se promener après dîner, nous nous mîmes à la fenêtre d’où nous voyions toutes les voitures qui allaient au théâtre Italien. Je lui demande si elle aurait du plaisir d’y aller, elle sourit de bonheur, et nous partons.

Je la plaçai à l’amphithéâtre ou je la laissai, lui disant que nous nous reverrions à la maison à onze heures. Je ne voulus pas rester auprès d’elle pour éviter les questions qu’on aurait pu me faire ; car plus sa mise était simple, plus elle était intéressante.

En sortant du théâtre j’allai souper chez Silvia, ensuite je me retirai. Je fus surpris par la vue d’un équipage fort élégant. Je demandai à qui il appartenait ; on me répondit que c’était celui d’un jeune seigneur qui avait soupé avec Mlle Vesian. La voilà en bon chemin.

Je me lève le lendemain et comme je mettais la tête à la fenêtre, je vois un fiacre s’arrêter devant l’hôtel ; un jeune homme bien mis en costume du matin en descend, et l’instant d’après je l’entends entrer chez ma voisine. Courage. Mon parti était pris : j’affectais l’indifférence pour me tromper moi-même. Je m’habille pour sortir et tandis que je faisais ma toilette, Vesian entrant chez moi, me dit qu’il n’osait pas aller chez sa sœur, parce que le seigneur qui avait soupé avec elle venait d’y entrer.

« C’est dans l’ordre, lui dis-je.

- Il est riche et très joli. Il veut nous conduire lui-même à Versailles et me faire avoir un emploi.

- Je vous en félicite. Qui est-il ?

- Je n’en sais rien. »

Je mets ses papiers sous une enveloppe, et je les lui donne pour qu’il les remette à sa sœur ; ensuite je sors.

Rentré chez moi à trois heures, l’hôtesse me remet un billet de la part de mademoiselle Vesian qui avait délogé.

Je monte, j’ouvre le billet et je lis ces paroles : « Je vous rends l’argent que vous m’avez prêté et je vous remercie. Le comte de Narbonne s’intéresse à moi et ne veut assurément que me faire du bien ainsi qu’à mon frère. Je vous informerai de tout, de la maison où il veut que j’aille demeurer et où il m’a assurée qu’il ne me laissera manquer de rien. Je fais le plus grand cas de votre amitié et je vous prie de me la conserver. Mon frère reste ici et ma chambre m’appartient pour tout le mois, car j’ai tout payé. »

« Voilà, me dis-je, une nouvelle Lucie de Paséan, et moi dupe une seconde fois de ma sotte délicatesse ; car je prévois que ce comte ne fera pas son bonheur. »

Je m’en lave les mains.

Je m’habille pour aller aux Français et je m’informe de ce qu’était ce Narbonne.

« C’est, me dit le premier venu, le fils d’un homme riche, grand libertin et criblé de dettes. »

Voilà de beaux renseignements ! Pendant huit jours je courus tous les théâtres et les lieux publics dans l’espoir de parvenir à connaître ce comte de Narbonne ; mais, n’ayant pu en venir à bout, je commençais à oublier l’aventure, lorsque vers les huit heures du matin Vesian entre dans ma chambre en me disant que sa sœur était dans la sienne et qu’elle désirait me parler. J’y vais de suite et je la trouve triste et les yeux rouges. Elle dit à son frère d’aller se promener, ensuite elle me parla ainsi :

« M. de Narbonne, que j’ai cru honnête, parce que j’avais besoin qu’il le fût, vint s’asseoir près de moi à l’endroit où vous m’aviez laissée ; il me dit que ma figure l’intéressait et me demanda qui j’étais. Je lui dis ce que je vous avais dit à vous-même. Vous me promîtes de penser à moi, mais Narbonne me dit qu’il n’avait pas besoin d’y penser et qu’il pouvait agir par lui-même. Je le crus, et j’ai été dupe de ma confiance ; il m’a trompée ; c’est un coquin. »

Comme les larmes la suffoquaient, j’allai me mettre à la fenêtre pour la laisser pleurer sans contrainte : quelques minutes après, je revins m’asseoir auprès d’elle.

« Dites-moi tout, ma chère Vesian ; soulagez-vous librement et ne vous croyez pas coupable vis-à-vis de moi : car dans le fond j’ai plus de tort que vous. Vous n’auriez pas le chagrin qui vous déchire l’âme, si je n’avais pas commis l’imprudence de vous mener à la comédie.

- Hélas ! monsieur, ne dites pas cela : dois-je vous en vouloir parce que vous m’avez crue sage ? Bref, ce monstre me promit tous ses soins, à condition que je lui donnerais une preuve incontestable de ma tendresse et de ma confiance en lui ; cette marque de confiance était d’aller loger sans mon frère chez une femme comme il faut dans une maison qu’il louait. Il insista pour que mon frère ne vînt pas avec moi, parce que la malice aurait pu le croire mon amant. Je me laissai persuader. Malheureuse ! Comment ai-je pu me rendre sans vous demander conseil ! Il me dit que la femme respectable chez laquelle il me menait me conduirait à Versailles, où il aurait soin que mon frère se trouvât pour nous présenter ensemble au ministre. Après souper il s’en alla en me disant qu’il viendrait le lendemain matin me prendre en fiacre. Il me donna deux louis et une montre d’or, et je crus pouvoir les accepter d’un jeune seigneur qui me marquait tant d’intérêt. La femme à laquelle il me présenta ne me parut pas respectable comme il m’avait dit qu’elle était. J’ai passé ces huit jours chez elle sans qu’il décidât rien. Il venait, sortait, revenait à volonté, me disant toujours à demain, et demain il avait toujours quelque empêchement. Enfin ce matin à sept heures la femme est venue me dire que monsieur était obligé d’aller à la campagne, qu’un fiacre me ramènerait à l’hôtel où il m’avait prise et qu’il viendrait m’y voir à son retour. Ensuite, affectant un air triste, elle m’a dit que je devais lui rendre la montre parce que M. le comte avait oublié de la payer à l’horloger. Je la lui ai remise dans l’instant sans lui répondre un seul mot, et, prenant dans mon mouchoir le peu qui m’appartenait, je suis revenue ici il y a une demi-heure.

- Espérez-vous le revoir à son retour de la campagne ?

- Moi, le revoir ! Oh ! mon Dieu, pourquoi l’ai-je jamais vu ! »

Elle pleurait à chaudes larmes, et j’avoue que jamais jeune fille ne m’a touché comme elle dans l’expression de sa douleur. La pitié prit en moi la place de la tendresse qu’elle m’avait inspirée huit jours auparavant. L’infâme procédé de Narbonne me révoltait au point que si j’avais su où le trouver seul, j’aurais été sur-le-champ lui en demander raison. Je me donnai bien de garde de demander à cette pauvre fille l’histoire détaillée de son séjour chez le ministre respectable du sieur de Narbonne : j’en devinais plus que je n’en aurais voulu savoir, et j’aurais humilié Mlle Vesian en en exigeant le récit. D’ailleurs, je voyais l’infamie de ce comte dans la bassesse de lui avoir fait retirer une montre qui lui appartenait comme don, et que cette malheureuse personne n’avait que trop gagnée. Je fis mon possible pour arrêter ses larmes, et elle me pria d’avoir pour elle des entrailles de père, en m’assurant qu’il ne lui arriverait plus de rien faire qui pût la rendre indigne de mon amitié, ne voulant être dirigée que par mes conseils.

« Eh bien ! ma chère, à présent vous devez non seulement oublier l’indigne comte et sa criminelle conduite à votre égard, mais encore la faute que vous avez commise. Ce qui est fait est fait, car le passé est sans remède ; mais calmez-vous et reprenez le bel air qui brillait sur vos traits il y a huit jours. On y voyait .alors l’honnêteté, la candeur, la bonne foi et cette noble assurance qui réveille le sentiment dans ceux qui en connaissent le charme. Tout cela doit se montrer encore sur votre figure ; car il n’y a que cela qui intéresse les honnêtes gens, et vous avez plus besoin que jamais d’intéresser. Quant à mon amitié, elle est de peu d’importance ; mais vous pouvez y compter d’autant plus que je crois que vous y avez maintenant un droit que vous n’y aviez pas il y a huit jours. Je vous prie d’être certaine que je ne vous quitterai pas avant que vous ayez un sort convenable. Je ne saurais pour le moment rien vous dire de plus ; mais soyez bien sûre que je penserai à vous.

- Ah ! mon ami, si vous me promettez de penser à moi, je ne demande pas autre chose. Malheureuse ! il n’y a personne au monde qui y pense. »

Elle était si touchée que je la vis s’évanouir. Je la secourus sans appeler personne, et dès qu’elle eut repris ses sens et qu’elle fut un peu plus calme, je lui contai mille histoires vraies ou feintes des friponneries que font à Paris les gens qui n’ont d’autre intention que de tromper les filles. Je lui en contai de plaisantes pour l’égayer, et je finis par lui dire qu’elle devait remercier le ciel de ce qui lui était arrivé avec Narbonne ; car ce malheur servirait à la rendre plus circonspecte à l’avenir.

Pendant ce long tête à tête je n’eus point de peine à m’abstenir de lui prodiguer des caresses ; je ne lui pris même pas la main, car le sentiment que j’éprouvais pour elle était celui d’une tendre pitié, et je ressentis un véritable plaisir quand au bout de deux heures je la vis calme et résignée à souffrir son malheur en héroïne.

Elle se lève tout à coup et me regardant avec un air de confiance modeste, elle me dit :

« N’avez-vous rien de pressant qui demande votre présence aujourd’hui ?

- Non, ma chère.

- Eh bien ! ayez la bonté de me conduire quelque part, hors de Paris, où je puisse respirer le grand air en liberté : j’y reprendrai l’apparence que vous me trouvez nécessaire pour intéresser en ma faveur ceux qui me verront, et si je puis ensuite me procurer un doux sommeil la nuit prochaine, je sens que je pourrai redevenir heureuse.

- Je vous sais gré de cette confiance : je vais m’habiller, et nous sortirons. En attendant, votre frère reviendra.

- Eh ! qu’importe mon frère ?

- Il importe beaucoup. Songez, ma chère Vesian, que vous devez faire rougir Narbonne de sa conduite. Réfléchissez que s’il parvenait à savoir que le même jour où il vous a renvoyée vous êtes allée à la campagne seule avec moi, il triompherait, et qu’il ne manquerait pas de dire qu’il vous a traitée comme vous le méritiez. Mais, étant avec votre frère et moi qui suis votre compatriote, vous ne donnerez aucune prise à la médisance et à la calomnie.

- Je rougis de n’avoir pas fait cette sage réflexion. Nous attendrons le retour de mon frère. »

Il ne fut pas longtemps à rentrer et ayant fait venir un fiacre, nous allions partir, quand Balletti vint me voir. Je le présente à la jeune personne, et je l’invite à être de la partie. Il accepte et nous partons. N’ayant d’autre but que celui d’égayer la jeune personne, j’indiquai le Gros-Caillou, où nous fîmes un excellent dîner impromptu où la gaieté compensa le désordre du service.

Vesian, se sentant la tête un peu lourde, alla se promener après le dîner, et je restai seul avec Mlle Vesian et mon ami Balletti. Je remarquai avec plaisir que Balletti trouvait la jeune personne aimable, et je conçus le projet de lui proposer de lui enseigner à danser. Je l’informe de la situation de la jeune personne, du motif qui l’avait engagée à venir à Paris, du peu d’espoir qu’elle avait d’obtenir une pension du roi et du besoin où elle était d’embrasser un emploi pour vivre.

Balletti dit qu’il est prêt à tout faire, et après avoir bien examiné la taille et la disposition de la jeune personne :

« Je trouverai, dit-il, le moyen de vous faire agréer à Lani pour figurer aux ballets de l’Opéra.

- Il faut donc, lui dis-je, commencer dès demain à lui donner des leçons. Mademoiselle est ma voisine. »

La jeune Vesian, émerveillée de ce projet, se mit à rire de tout son cœur en disant :

« Mais est-ce qu’on improvise une danseuse d’Opéra comme un premier ministre ? Je sais danser le menuet et j’ai l’oreille assez juste pour danser une contredanse ; mais, du reste, je ne sais pas faire un pas.

- La plupart des figurantes, dit Balletti, n’en savent pas plus que vous.

- Et combien demanderai-je à M. Lani ; car il me semble que je ne puis pas prétendre grand’chose ?

- Rien. On ne paye pas les figurantes à l’Opéra.

- Me voilà bien avancée, dit-elle en soupirant ; et comment ferai-je pour vivre ?

- Ne vous embarrassez pas de cela. Telle que vous êtes, vous trouverez bientôt dix riches seigneurs qui brigueront l’honneur de suppléer au défaut d’honoraires. Ce sera à vous à bien choisir, et je suis sûr que nous ne serons pas longtemps à vous voir couverte de diamants.

- Maintenant, j’entends. Vous croyez que quelque grand seigneur m’entretiendra.

- Précisément ; et cela vaudra beaucoup mieux que quatre cents francs de pension que vous n’obtiendriez peut-être qu’en faisant les mêmes sacrifices. »

Tout étonnée, elle me regarde pour voir si tout cela était sérieux, ou si ce n’était qu’une mauvaise plaisanterie.

Balletti s’étant éloigné, je lui dis que c’était le meilleur parti qu’elle pût prendre, à moins qu’elle ne préférât le triste avantage d’être femme de chambre de quelque grande dame.

« Je ne voudrais pas l’être même de la reine.

- Et figurante à l’Opéra

- Plutôt.

- Vous riez ?

- Oui, parce que c’est à mourir de rire. Maîtresse d’un vieux seigneur qui me couvrira de diamants ! je veux choisir le plus vieux.

- A merveille, ma chère, mais ne lui donnez pas sujet de jalousie.

- Je vous promets que je lui serai fidèle. Mais trouvera-t-il un emploi pour mon frère ?

- N’en doutez pas.

- Mais, en attendant que j’entre à l’Opéra et que mon vieil amoureux se présente, qui me donnera de quoi vivre ?

- Moi, ma chère, mon ami Balletti et tous mes amis, sans autre intérêt que de vous servir, dans l’espoir que vous vivrez sagement et que nous contribuerons à votre bonheur. Êtes-vous persuadée ?

- Très persuadée : je me suis promis de ne me conduire que par vos conseils, et je vous supplie d’être toujours mon meilleur ami. »

Nous revînmes à Paris à la nuit. Je laissai ma jeune Vesian chez elle et je suivis Balletti chez sa mère. Pendant le souper, mon ami engagea Silvia à parler à M. Lani en faveur de notre protégée. Silvia dit que ce parti valait mieux que de solliciter une misérable pension que peut-être on n’obtiendrait pas. Ensuite on vint à parler d’un projet qui était sur le tapis, et qui consistait à vendre toutes les places de figurantes à l’Opéra ainsi que celles des chanteuses du chœur. On pensait même à les mettre à haut prix ; car on disait que plus ces places seraient chères, et plus les filles qui les achèteraient seraient estimées. Ce projet au milieu des mœurs scandaleuses du temps avait une sorte de vernis de sagesse ; car il aurait en quelque façon ennobli une caste qui, à peu d’exception près, semble s’enorgueillir d’être méprisable.

Il y avait dans ce temps-là à l’Opéra plusieurs figurantes, chanteuses et danseuses, plutôt laides que passables, qui n’avaient point de talent et qui malgré cela, vivaient à leur aise ; car il est convenu qu’une fille qui est là, doit, par état, renoncer à toute sagesse sous peine de mourir de faim. Mais si une nouvelle installée a l’adresse d’être sage seulement durant un mois, il n’est pas douteux que sa fortune ne soit faite ; car alors il n’y a que les seigneurs réputés sages qui cherchent à s’emparer de cette sagesse. Ces sortes de gens sont enchantés qu’on les nomme lorsque la beauté se montre ; ils vont même jusqu’à lui passer quelques échappées, pourvu qu’elle se fasse honneur de ce qu’ils lui donnent et que les infidélités ne soient pas trop éclatantes ; il est d’ailleurs du bon ton de n’aller jamais souper chez sa belle sans l’en faire prévenir, et l’on sent combien cet usage est sagement établi.

Je rentrai sur les onze heures, et voyant la chambre de Mlle Vesian ouverte, j’y entrai. Elle était couchée.

« Je vais me lever, me dit-elle, car je veux vous parler.

- Ne vous dérangez-pas ; nous parlerons tout de même, et puis je vous trouve plus belle comme cela.

- J’en suis bien aise.

- Qu’avez-vous donc à me dire ?

- Rien, si ce n’est pour parler du métier que je vais faire. Je vais exercer la vertu pour trouver celui qui ne l’aime que pour la détruire.

- C’est vrai ; mais il y a peu de choses dans la vie qui ne soient à peu près de ce goût-là. L’homme, du plus au moins, rapporte tout à soi, et chacun est tyran à sa façon. J’aime à vous voir en train de devenir philosophe.

- Comment fait-on pour le devenir ?

- On pense.

- Faut-il penser longtemps ?

- Toute sa vie.

- On ne finit donc jamais ?

- Jamais ; mais on gagne ce qu’on peut, et on se procure toute la somme de bonheur dont on est susceptible.

- Et ce bonheur, comment se fait-il sentir ?

- Il se fait sentir dans tous les plaisirs que le philosophe se procure, lorsqu’il a la conscience de se les être procurés par ses soins, surtout en se dépouillant de cette foule de préjugés qui font de la plupart des hommes une troupe de grands enfants.

- Qu’est-ce que le plaisir ? et qu’entendon par préjugés ?

- Le plaisir est la jouissance actuelle des sens : c’est une satisfaction entière qu’on leur accorde dans tout ce qu’ils appètent ; et lorsque les sens épuisés veulent du repos, ou pour reprendre haleine, ou pour se refaire, le plaisir devient de l’imagination ; elle se plaît à réfléchir au plaisir que sa tranquillité lui procure. Or le philosophe est celui qui ne se refuse aucun plaisir, qui ne produit pas des peines plus grandes, et qui sait s’en créer.

- Et vous dites que cela se fait en se dépouillant des préjugés ? dites-moi donc ce que c’est que préjugés, et comment on parvient à s’en défaire.

- Vous me faites là une question, ma chère, à laquelle il n’est pas aisé de répondre ; car la philosophie morale ne connaît pas de question plus grande, c’est-à-dire de plus difficile à résoudre ; aussi cette leçon dure-t-elle toute la vie. Je vous dirai en raccourci que l’on appelle préjugé tout soi-disant devoir dont on ne trouve pas la raison dans la nature.

- Le philosophe doit donc faire sa principale étude de la nature ?

- C’est là toute sa besogne, et le plus savant est celui qui se trompe le moins.

- Quel est selon vous le philosophe qui s’est le moins trompé ?

- C’est Socrate.

- Mais il s’est trompé ?

- Oui, en métaphysique.

- Oh ! je ne m’en soucie pas, car je crois bien qu’il pouvait se passer de cette étude.

- Vous vous trompez ; car la morale même, n’est que la métaphysique de la physique ; car tout est nature, et je vous permets de traiter de fou tout homme qui viendra vous dire qu’il a fait une nouvelle découverte en métaphysique. Mais en continuant, ma chère, je pourrais bientôt vous paraître obscur. Allez doucement. Pensez ; ayez des maximes en conséquence d’un raisonnement juste et ayez toujours en vue votre bonheur ; vous finirez par être heureuse.

- J’aime beaucoup plus la leçon que vous venez de me donner que celle que me donnera demain M. Balletti car je prévois que je m’y ennuierai, et je ne m’ennuie pas actuellement avec vous.

- A quoi vous apercevez-vous que vous ne vous ennuyez pas ?

- Au désir que j’ai que vous ne me quittiez pas.

- En vérité, ma chère Vesian, jamais philosophe n’a mieux défini l’ennui que vous ne venez de le faire. Quel plaisir ! d’où vient que j’ai envie de vous le témoigner en vous embrassant ?

- C’est parce que notre âme, sans doute, ne saurait être heureuse qu’autant qu’elle se trouve d’accord avec nos sens.

- Comment, divine Vesian ! votre esprit m’enchante.

- C’est vous, mon cher ami, qui l’avez fait éclore, et je vous en sais gré au point que je partage votre désir.

- Qui nous empêche de satisfaire un désir si naturel ? embrassons-nous bien. »

Quelle leçon de philosophie ! elle nous parut si douce, notre bonheur fut si parfait, qu’au point du jour nous nous embrassions encore, et que ce ne fut qu’en nous séparant que nous nous aperçûmes que la porte était restée ouverte toute la nuit.

Balletti lui donna quelques leçons, elle fut reçue à l’Opéra, mais elle n’y figura que deux ou trois mois, se réglant parfaitement sur les préceptes que je lui avais insinués et que son esprit supérieur lui avait fait reconnaître comme seuls bons. Elle n’admit plus de Narbonne, et elle accueillit à la fin un seigneur différent de tous les autres, puisqu’il commença par lui faire quitter le théâtre, ce qu’aucun autre n’aurait fait, car ce n’était pas le bon ton du temps. C’était M. le comte de Tressan ou Tréan, car je ne me rappelle pas bien son nom. Elle se comporta fort bien et resta avec lui jusqu’à sa mort. Il n’est plus question d’elle, quoiqu’elle vive fort à son aise ; mais elle a cinquante-six ans, et à cet âge une femme est à Paris comme si elle n’existait plus.

Dès l’instant où elle sortit de l’hôtel de Bourgogne, je ne la vis plus. Quand je la rencontrais couverte de diamants, nos âmes se saluaient avec joie ; mais j’aimais trop son bonheur pour hasarder de lui porter atteinte. Son frère fut placé, mais je le perdis de vue.

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